La Logeuse, suivi de deux histoires (2e édition)
Traduction par J.-W. Bienstock.
F. Rieder et Cie (p. 54-73).

Ordynov passa une mauvaise nuit. Le matin il sortit de bonne heure, malgré sa faiblesse et la fièvre qui ne l’avait pas quitté. Dans la cour il rencontra encore le portier. Cette fois le Tatar, du plus loin qu’il l’aperçut, ôta son bonnet et le regarda avec curiosité. Ensuite, il prit résolument son balai en jetant les yeux, de temps en temps, sur Ordynov qui s’approchait lentement.

– Eh bien ? Tu n’as rien entendu, cette nuit ? demanda celui-ci.

– Oui, j’ai entendu.

– Qu’est-ce que c’est que cet homme ? Qui est-il ?

– C’est toi qui as loué, c’est à toi de savoir ; moi je suis un étranger.

– Mais parleras-tu un jour ! s’écria Ordynov hors de lui, en proie à une irritation maladive.

– Mais qu’est-ce que j’ai fait ? C’est ta faute. Tu les as effrayés. En bas le fabricant de cercueils est sourd ; eh bien, il a tout entendu. Et sa femme, qui est également sourde, a tout entendu aussi. Même, dans l’autre cour, c’est loin pourtant, on a entendu aussi. Voilà, j’irai chez le commissaire…

– J’irai moi-même, dit Ordynov, et il se dirigea vers la porte cochère.

– Comme tu voudras. Mais c’est toi qui as loué… Monsieur, Monsieur, attends !…

Ordynov regarda le portier, qui, par déférence, toucha son bonnet.

– Eh bien ?

– Si tu y vas, je préviendrai le propriétaire…

– Et puis, quoi ?

– Il vaut mieux que tu partes d’ici.

– Tu n’es qu’un sot.

Ordynov voulut s’en aller.

– Monsieur ! Monsieur ! Attends… Et le portier porta de nouveau la main à son bonnet et laissa voir ses dents.

– Monsieur ! Pourquoi as-tu chassé un pauvre homme ? Chasser un pauvre homme, c’est un péché. Dieu ne le permet pas.

– Écoute… Prends cela… Qui est-il ?

– Qui il est ?

– Oui.

– Je le dirai, même sans argent.

Le portier prit son balai, en donna deux coups, ensuite s’arrêta et regarda Ordynov attentivement et avec importance.

– Tu es bon, Monsieur, mais si tu ne veux pas vivre avec un brave homme, à ta guise. Voilà ce que je te dirai…

Et le Tatar regarda Ordynov d’une façon encore plus expressive, puis se mit à balayer, comme s’il était fâché. Enfin, prenant l’air d’avoir terminé quelque affaire importante, il s’approcha mystérieusement d’Ordynov, et, avec une mimique expressive, prononça :

– Lui, voilà ce qu’il est…

– Quoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Il n’a pas d’esprit.

– Quoi ?

– Oui ; l’esprit est parti, répéta-t-il encore d’un ton plus mystérieux. Il est malade. Il possédait un grand bateau, puis un second, puis un troisième ; il parcourait la Volga. Moi-même j’en suis, de la Volga. Il avait aussi une usine ; mais tout a brûlé. Et il n’a plus sa tête…

– Il est fou ?

– Non, non, fit lentement le Tatar, pas fou. C’est un homme spirituel. Il sait tout, il a lu beaucoup de livres et prédit aux autres toute la vérité… Ainsi l’un vient et donne deux roubles ; un autre, trois roubles, quarante roubles. Il regarde le livre et voit toute la vérité. Mais l’argent sur la table ; sans argent, rien…

Ici le Tatar, qui entrait trop dans les intérêts de Mourine, eut un rire joyeux.

– Alors quoi ! Il est sorcier ?

– Hum ! fit le portier en hochant la tête. Il dit la vérité. Il prie Dieu. Il prie beaucoup… Et quelquefois cela le prend.

Le Tatar répéta de nouveau son geste expressif.

À ce moment, quelqu’un dans l’autre cour appela le portier, et un petit vieillard, en paletot de peau de mouton, se montra. Il marchait d’un pas indécis en toussotant et regardait le sol en marmonnant quelque chose. Il semblait être en enfance.

– Le propriétaire, le propriétaire ! chuchota hâtivement le portier en faisant un signe rapide de la tête à Ordynov ; et, ayant ôté son bonnet, il s’élança en courant au devant du vieillard.

Il sembla à Ordynov qu’il avait déjà vu quelque part, récemment, ce visage ; mais, se disant qu’il n’y avait à cela rien d’extraordinaire, il sortit de la cour. Le portier lui faisait l’effet d’un coquin et d’une crapule de la pire espèce.

« Le vaurien, il avait l’air de marchander avec moi », pensa-t-il. « Dieu sait ce qui se passe ici ! »

Il était déjà dans la rue quand il prononça ces mots. Peu à peu, d’autres idées l’accaparèrent. L’impression était pénible. La journée était grise et froide ; la neige tombait. Le jeune homme se sentait de nouveau brisé par la fièvre. Il sentait aussi que le sol se dérobait sous ses pas. Soudain une voix connue, un ténor doucereux, chevrotant, désagréable, lui souhaita le bonjour.

– Iaroslav Ilitch ! fit Ordynov.

Devant lui se trouvait un homme d’une trentaine d’années, vigoureux, aux joues rouges, pas très grand, avec des petits yeux humides, gris, souriants, et habillé… comme Iaroslav Ilitch était toujours habillé ; et cet homme, de la façon la plus aimable, lui tendait la main.

Ordynov avait fait la connaissance de Iaroslav Ilitch juste un an auparavant, et d’une façon tout à fait accidentelle, presque dans la rue. Cette connaissance facile avait été favorisée, en dehors du hasard, par l’extraordinaire penchant qui poussait Iaroslav Ilitch à chercher partout des êtres bons et nobles, essentiellement cultivés, et dignes, au moins par leurs talents et leurs bonnes manières, d’appartenir à la haute société. Bien que Iaroslav Ilitch fût doué, comme voix, d’un ténor très doucereux, même dans la conversation avec ses amis les plus intimes, dans sa voix éclatait quelque chose d’extraordinairement clair, puissant et impérieux, qui ne souffrait aucune contradiction et n’était peut-être que le résultat de l’habitude.

– Comment ? s’écria Iaroslav Ilitch, avec l’expression de la joie la plus sincère et la plus enthousiaste.

– Je demeure ici.

– Depuis longtemps ? continua Iaroslav Ilitch, en haussant le ton de plus en plus. Et je ne le savais pas ! Mais nous sommes voisins ! Je sers ici, dans cet arrondissement. Il y a déjà un mois que je suis de retour de la province de Riazan. Ah ! je vous tiens, mon vieil, mon noble ami !

Et Iaroslav Ilitch éclata d’un rire bonasse.

– Sergueïev ! cria-t-il avec emphase. Attends-moi chez Tarassov et qu’on ne touche pas sans moi aux sacs de blé… Et stimule un peu le portier d’Olsoufiev. Dis-lui qu’il vienne tout de suite au bureau ; j’y serai dans une heure…

Ayant donné hâtivement cet ordre à quelqu’un, le délicat Iaroslav Ilitch prit Ordynov sous le bras et l’emmena au restaurant le plus proche.

– Je ne serai pas satisfait tant que nous n’aurons pas échangé quelques mots en tête à tête, après une si longue séparation… Eh bien ! Que faites-vous maintenant ? ajouta-t-il presque avec respect en baissant mystérieusement la voix. Toujours dans les sciences ?

– Oui, comme toujours, répondit Ordynov, à qui venait une très bonne idée.

– C’est bien, Vassili Mihaïlovitch, c’est noble ! Iaroslav Ilitch serra fortement la main d’Ordynov. Vous serez l’ornement de notre société… Que Dieu mette le bonheur sur votre chemin ! Mon Dieu ! comme je suis heureux de vous avoir rencontré ! Que de fois j’ai pensé à vous ! Que de fois je me suis dit : Où est-il notre bon, noble et spirituel Vassili Mihaïlovitch !

Ils prirent un cabinet particulier. Iaroslav Ilitch commanda des hors-d’œuvre, donna l’ordre d’apporter de l’eau-de-vie et, tout ému, regarda Ordynov.

– J’ai beaucoup lu depuis vous, commença-t-il d’une voix timide, un peu obséquieuse ; j’ai lu tout Pouchkine… »

Ordynov le regardait distraitement.

– Quelle extraordinaire description de la passion humaine ! Mais, avant tout, permettez-moi de vous exprimer ma reconnaissance. Vous avez tant fait pour moi par la noblesse de l’inspiration, des belles idées…

– Pardon…

– Non, permettez, j’aime à rendre justice ; et je suis fier qu’au moins ce sentiment ne soit pas éteint en moi.

– Pardon. Vous n’êtes pas juste envers vous-même, et moi, vraiment…

– Non, je suis tout à fait juste ! objecta avec une chaleur extraordinaire Iaroslav Ilitch. Que suis-je près de vous ? Voyons !

– Mon Dieu…

– Oui.

Un silence suivit.

– Profitant de vos conseils, j’ai rompu avec plusieurs personnes vulgaires, et j’ai adouci un peu la grossièreté des habitudes… reprit Iaroslav Ilitch, d’un ton assez timide et flatteur. Les moments de liberté que me laisse mon service, je les passe la plupart à la maison. Le soir je lis quelque bon livre et… je n’ai qu’un désir, Vassili Mihaïlovitch, me rendre un peu utile à la Patrie…

– Je vous ai toujours tenu pour un homme très noble, Iaroslav Ilitch…

– Vous versez toujours le baume… noble jeune homme.

Iaroslav Ilitch serra fortement la main d’Ordynov.

– Vous ne buvez pas, remarqua-t-il, son émotion un peu calmée.

– Je ne puis pas. Je suis malade.

– Malade ? C’est sérieux ! Depuis longtemps ? Comment êtes-vous tombé malade ? Voulez-vous que je vous dise… Quel médecin vous soigne ? Voulez-vous que je prévienne notre médecin ? J’irai chez lui moi-même. C’est un homme très habile…

Iaroslav Ilitch prenait déjà son chapeau.

– Non, je vous remercie. Je ne me soigne pas… Je n’aime pas les médecins…

– Que dites-vous ? Est-ce possible ? Mais c’est l’homme le plus habile, reprit Iaroslav Ilitch suppliant. L’autre jour… Mais permettez-moi de vous raconter cela, mon cher Vassili Mihaïlovitch… l’autre jour est venu un pauvre serrurier. « Voilà, dit-il, je me suis piqué le doigt avec un de mes outils ; guérissez-moi. » Siméon Paphnoutitch voyant que le malheureux est menacé de la gangrène décide de couper le membre malade. Il l’a fait en ma présence. Et il a fait cela d’une façon si noble… c’est-à-dire si remarquable, que, je vous l’assure, n’était de la pitié pour les souffrances humaines, ce serait très agréable à voir, rien que par curiosité… Mais où et comment êtes-vous tombé malade ?…

– En changeant de logement… Je viens de me lever…

– Mais vous êtes encore très faible et vous ne devriez pas sortir… Alors vous n’êtes plus dans votre ancien logement ? Mais qu’est-ce qui vous a décidé ?

– Ma logeuse a quitté Pétersbourg…

– Domna Savichna ! Est-ce possible ? Une bonne vieille, vraiment noble ! Savez-vous, je ressentais pour elle un respect presque filial. Dans cette vie presque achevée brillait ce quelque chose de sublime du temps de nos aïeux et, en la regardant, on croyait voir revivre devant soi notre vieux passé, avec sa grandeur !… c’est-à-dire… vous comprenez… quelque chose de poétique… termina Iaroslav Ilitch, tout à coup timide et rouge jusqu’aux oreilles.

– Oui, c’était une brave femme.

– Mais permettez-moi de savoir où vous demeurez maintenant ?

– Ici, pas loin. Dans la maison de Kochmarov.

– Je le connais… Un vieillard majestueux. J’ose dire que je suis presque son sincère ami… Un noble vieillard.

Les lèvres de Iaroslav Ilitch tremblaient presque de la joie de l’attendrissement. Il demanda un nouveau verre d’eau-de-vie et une pipe.

– Alors vous avez loué un appartement ?

– Non, j’ai loué une chambre.

– Chez qui ? Je connais peut-être aussi…

– Chez Mourine, un vieillard de haute taille.

– Mourine, Mourine… permettez… C’est celui qui habite dans la cour du fond, au-dessus du fabricant de cercueils ?

– Oui, oui…

– Hum ! Vous vous y plaisez ?

– Mais je viens seulement de m’y installer.

– Hum ! je voulais simplement dire… Hum !… D’ailleurs n’avez-vous pas remarqué quelque chose de particulier ?

– Vraiment…

– C’est-à-dire… Je suis sûr que vous vous y plairez, si vous êtes content de votre logement… Ce n’est pas ça que je veux dire. Mais, connaissant votre caractère… comment avez-vous trouvé ce vieux bourgeois ?…

– Il me fait l’effet d’un homme malade…

– Oui… il est très malade… Mais vous n’avez rien remarqué de particulier ? Lui avez-vous parlé ?

– Très peu. Il est si peu sociable, si bilieux…

– Hum !… Iaroslav Ilitch réfléchit. C’est un homme très malheureux, dit-il après un court silence.

– Lui ?

– Oui, malheureux, et, en même temps, un homme bizarre et… très intéressant. D’ailleurs, s’il ne vous dérange pas… Excusez si j’ai parlé d’un tel sujet… mais j’étais curieux…

– Et, en effet, vous avez excité ma curiosité. Je désirais beaucoup savoir qui il est. En somme, je demeure chez lui…

– Voyez-vous, on dit qu’il a été autrefois très riche. Il était marchand, comme vous l’avez probablement entendu dire. Par suite de diverses circonstances malheureuses il a perdu sa fortune. Dans une tempête, des bateaux qu’il avait, sombrèrent. Son usine confiée, il me semble, à un proche parent très aimé qui la dirigeait, a été détruite dans un incendie, où son parent lui-même trouva la mort. Avouez que ce sont des pertes terribles ! Alors on raconte que Mourine est tombé dans l’abattement ; on a même craint pour sa raison. Et, en effet, dans une querelle avec un autre marchand, également propriétaire de bateaux sur la Volga, il se montra tout à coup sous un jour étrange, si inattendu, qu’on attribua cette scène à une folie invétérée à laquelle, moi aussi, je suis porté à croire. J’ai entendu raconter quelques-unes de ses bizarreries… Enfin, un beau jour, il advint quelque chose de tellement extraordinaire, qu’on ne peut déjà l’expliquer autrement que par l’influence hostile du destin courroucé…

– Quoi ? demanda Ordynov.

– On dit que, dans un accès de folie maladive, il attenta à la vie d’un jeune marchand que, jusqu’alors, il aimait extrêmement. Quand il eut recouvré ses esprits, il fut tellement horrifié de cet acte, qu’il voulut se tuer. C’est du moins ce qu’on raconte. Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé après cela, mais il est certain qu’il vécut quelques années sous pénitence… Mais qu’avez-vous, Vassili Mihaïlovitch ? Mon simple récit ne vous fatigue-t-il pas ?…

– Oh ! non, je vous en prie… Vous dites qu’il vivait sous pénitence… Mais il n’est pas seul…

– Je ne sais pas. On dit qu’il était seul… Oui, aucune autre personne n’était mêlée à cette affaire. D’ailleurs, je n’ai rien entendu de ce qui s’est passé après… Je sais seulement…

– Eh bien ?…

– Je sais seulement… À vrai dire, je n’ai rien d’extraordinaire à ajouter… Je veux dire seulement que si vous trouvez en lui quelque chose d’étrange, qui sorte du train habituel des choses, cela tient tout simplement aux malheurs qui l’ont assailli l’un après l’autre…

– Oui… Il est pieux, il est même bigot.

– Je ne pense pas, Vassili Mihaïlovitch… Il a tant souffert… Il me semble qu’il est pur de cœur…

– Mais maintenant, il n’est pas fou. Il est bien portant…

– Oh ! non, non… Cela je puis m’en porter garant… je puis le jurer… Il est en pleine possession de toutes ses facultés mentales. Il est seulement, comme vous l’avez justement remarqué en passant, très bizarre et… pratiquant… C’est un homme très raisonnable… Il parle bien, hardiment et non sans ruse. On voit encore sur son visage les traces de sa vie orageuse d’autrefois. C’est un homme curieux et qui a lu énormément.

– Il me semble qu’il lit toujours des livres sacrés.

– Oui, c’est un mystique.

– Comment ?

– Mystique… Mais je vous le dis en secret… Encore un secret ; je vous dirai que, pendant un certain temps, il a été très surveillé… Cet homme avait une terrible influence sur ceux qui venaient chez lui.

– Laquelle ?

– Mais, vous ne me croirez pas… Voyez-vous… à cette époque il n’habitait pas encore ce quartier… Alexandre Ignatievitch, un homme très respectable, haut gradé et qui jouissait de l’estime générale, est allé chez lui, par curiosité, avec un certain lieutenant. Ils arrivent chez lui, on les reçoit, et l’homme bizarre commence à les regarder très attentivement, en plein visage. C’était son habitude de regarder très attentivement le visage, s’il consentait à être utile ; au cas contraire il renvoyait les visiteurs et, l’on dit même, très impoliment. Il leur demanda : « Que désirez-vous, Messieurs ? » – « Mais, votre talent peut vous en instruire », répondit Alexandre Ignatievitch. « Votre don peut vous renseigner sans que nous vous le disions. » – « Entrez avec moi dans l’autre chambre », dit-il, et là, il indiqua précisément celui qui avait besoin de lui. Alexandre Ignatievitch ne racontait pas ce qui lui était arrivé après, mais il sortit de là blanc comme un mouchoir… La même chose est arrivée avec une grande dame de la haute société. Elle aussi est sortie de là, pâle comme une morte, tout en larmes, étonnée de ses prédictions et de son éloquence…

– C’est bizarre… Mais maintenant, il ne s’occupe pas de cela ?

– C’est interdit de la façon la plus formelle. On cite des cas extraordinaires… Un jeune lieutenant, l’espoir et l’orgueil d’une famille aristocratique, ayant souri en le regardant, il lui dit, très fâché : « Qu’as-tu à rire ? Dans trois jours, voilà ce que tu seras. » Et il croisa les bras, représentant par ce geste un cadavre…

– Eh bien ?

– Je n’ose le croire, mais on dit que la prédiction s’est réalisée… Il a ce don, Vassili Mihaïlovitch. Vous avez souri à mon récit… Je sais que vous êtes beaucoup plus instruit que moi. Mais moi, j’y crois. Ce n’est pas un charlatan. Pouchkine lui-même parle de quelque chose de semblable dans ses œuvres.

– Hum ! Je ne veux pas vous contredire…

– Il me semble que vous m’avez dit qu’il ne vit pas seul ?

– Je ne sais pas… Je crois qu’avec lui vit sa fille…

– Sa fille ?

– Oui, ou peut-être sa femme. Je sais qu’avec lui vit une femme… Je l’ai vue en passant… Mais je n’ai pas fait attention.

– Hum ! C’est bizarre…

Le jeune homme devint pensif. Iaroslav Ilitch s’attendrit. Il était touché d’avoir vu un vieil ami, et d’avoir raconté assez joliment quelque chose d’intéressant. Il restait assis, sans quitter des yeux Vassili Mihaïlovitch, et fumait sa pipe. Mais, tout d’un coup, il sursauta et en hâte se prépara.

– Une grande heure passée, et moi qui ai oublié !… Cher Vassili Mihaïlovitch, encore une fois je remercie le sort qui nous a réunis, mais il est temps de partir. Permettez-moi d’aller vous rendre visite dans votre docte demeure ?

– S’il vous plaît. J’en serai très heureux. J’irai moi-même vous voir, aussitôt que je le pourrai…

– Est-ce possible ! Vous m’obligeriez infiniment. Vous ne sauriez croire quel plaisir vous m’avez fait !

Ils sortirent du restaurant, Sergueïev courait déjà à leur rencontre. Très vite, il rapporta à Iaroslav Ilitch que Vilim Emelianovitch passerait tout à l’heure. En effet, sur la Perspective se montrait une paire de magnifiques trotteurs attelés à une très belle voiture ; surtout le cheval de volée était remarquable.

Iaroslav Ilitch serra comme dans un étau la main de son meilleur ami, toucha son chapeau et s’élança au-devant la voiture. En route, deux fois, il se retourna et salua de la tête Ordynov.

Ordynov ressentait une telle fatigue, une telle lassitude dans tous ses membres, qu’il avait du mal à se traîner sur ses jambes. À grand’peine il arriva à la maison. Sous la porte cochère il croisa de nouveau le portier, qui avait suivi, sans rien en perdre, ses adieux avec Iaroslav Ilitch et, de loin encore, lui avait fait un signe d’invitation. Mais le jeune homme passa sans s’arrêter. À la porte du logement il se heurta à un individu de petite taille, à cheveux gris, qui, les yeux baissés, sortait de chez Mourine.

– Seigneur Dieu ! Pardonnez-moi mes péchés !… chuchotait l’homme, qui bondit de côté avec l’élasticité d’un bouchon.

– Je ne vous ai pas fait mal ?

– Non… Je vous remercie… Oh ! Seigneur, Seigneur Dieu !…

Le petit homme, en soupirant et marmonnant quelque chose entre ses dents, descendit lentement l’escalier. C’était le propriétaire de la maison que le portier craignait tant. Alors seulement Ordynov se rappela qu’il l’avait vu pour la première fois, ici même, chez Mourine, le jour de son emménagement.

Ordynov se sentait irrité et troublé. Il savait que son imagination, sa sensibilité étaient tendues à l’extrême, et il résolut de ne pas se fier à ses impressions. Peu à peu, il tomba dans une sorte de torpeur. Sa poitrine était oppressée d’un sentiment pénible, angoissant. Son cœur souffrait comme s’il était tout blessé, et son âme était pleine de larmes refoulées, intarissables.

De nouveau, il se jeta sur le lit que Catherine lui avait préparé et, de nouveau il tendit l’oreille. Il entendait deux respirations : l’une, pénible, maladive, entrecoupée ; l’autre, douce mais inégale aussi et troublée, comme si, là-bas, la même impulsion, la même passion faisaient battre les cœurs. Il percevait parfois le frôlement de sa robe, le glissement léger de ses pas doux et même le bruit de son pied se répercutait dans son cœur en une souffrance sourde mais agréable. Enfin il crut entendre des sanglots, et puis, de nouveau, une prière. Il savait qu’elle était à genoux devant l’icône, les mains jointes dans quelque désespoir terrible. Qui est-elle ? Pour qui prie-t-elle ? De quelle passion sans issue son cœur est-il troublé ? Pourquoi souffre-t-il tant et s’épanche-t-il en de telles larmes brûlantes et désespérées ?

Il se mit à se remémorer ses paroles. Tout ce qu’elle lui avait dit résonnait encore à ses oreilles comme une musique ; et son cœur répondait avec amour, par un coup sourd, douloureux, à chaque souvenir, à chacune de ses paroles répétées religieusement… Pour un moment tout ce qu’il avait vu en rêve traversa son esprit ; mais tout son cœur tremblait quand renaissait dans son imagination l’impression de son souffle ardent, de ses paroles et de son baiser. Il ferma les yeux et se laissa aller à l’oubli… Quelque part une pendule sonna… Il se faisait tard. La nuit venait.

Tout à coup il lui sembla que, de nouveau, elle se penchait sur lui ; qu’elle fixait sur les siens ses yeux merveilleux, mouillés de larmes brillantes, de larmes de joie ; ses yeux doux et clairs comme la coupole infinie du ciel à l’heure chaude de midi. Son visage s’éclairait d’un tel calme majestueux, son sourire promettait une telle béatitude, elle s’inclinait sur son épaule avec une telle compassion, qu’un gémissement de bonheur jaillit de sa poitrine affaiblie.

Elle voulait lui parler. Avec tendresse elle lui confiait quelque chose… De nouveau son oreille était frappée d’une musique pénétrante ; il respirait avidement l’air chauffé, électrisé par son souffle tout proche. Dans l’angoisse il tendit les mains, soupira et ouvrit les yeux…

Elle était devant lui, penchée sur son visage, toute pâle d’effroi, tout en larmes, toute tremblante d’émotion. Elle lui disait quelque chose, le suppliait en joignant et tordant les mains. Il la prit dans ses bras. Elle restait toute tremblante sur sa poitrine…