La Liberté du commerce et les systèmes de douanes/03

LA


LIBERTE DU COMMERCE


ET DES


SYSTEMES DE DOUANES




LES HOUILLES ET LES FERS.




I.

Nous avons posé d’une manière générale les principes qui doivent nous guider dans la solution de cette grande question de la liberté des échanges. Il nous reste à pénétrer dans les détails d’application. Nous l’examinerons tour à tour au point de vue de l’exploitation des mines, de l’agriculture et du revenu public. Pour rendre notre étude sur ces divers points plus précise et plus complète, nous dirons quelles sont les réformes qui nous paraissent réalisables dès à présent, où ces réformes doivent tendre, dans quel esprit et dans quel ordre elles doivent se faire pour être effectuées sans danger. En même temps, nous essaierons de rendre sensible l’influence heureuse qu’elles exerceraient sur le développement de l’industrie française en général. Avant d’aller plus loin, il convient toutefois de rappeler en peu de mots ce que nous avons précédemment établi.

C’est bien à tort, avons-nous dit, que quelques hommes espèrent ou prétendent que le seul progrès du temps doit nous conduire pas à pas à l’affranchissement successif de toutes nos industries et à la liberté complète dans l’avenir. Sous l’empire du système qui nous régit, cet affranchissement graduel est impossible. L’industrie française est en quelque sorte acculée dans une impasse d’où elle ne sortira jamais, quoi qu’il arrive, si la main du législateur ne vient lui pratiquer une issue. Jamais, par exemple, l’industrie manufacturière ne soutiendra, pour la grande masse de ses produits, la concurrence de l’étranger, tant qu’elle paiera à des prix artificiels, à des prix supérieurs à ceux du commerce libre, et les matières premières qu’elle met en œuvre, et les agens qu’elle emploie. Quant aux industries qui s’attachent à la terre, telles que l’agriculture et l’exploitation des mines, comme elles sont, ainsi qu’on l’a vu, constituées en monopole étroit par le seul effet des lois restrictives, il n’y a aucune raison, quelques progrès qu’elles puissent faire d’ailleurs, pour que la valeur vénale de leurs produits descende jamais au-dessous de son niveau présent. Toutes les parties de ce système sont donc étroitement liées et se soutiennent entre elles. Les monopoles en font la base première ; de ce côté, rien à attendre du bénéfice du temps, et, comme les industries constituées en monopole sont précisément celles dont toutes les autres relèvent et qui leur fournissent leur aliment, elles les retiennent captives avec elles dans les liens du monopole qui les étreint. Dans cet état, quelle chance reste-t-il de voir réaliser dans l’avenir cette émancipation graduelle dont on se flatte ? Il est évident que si cette émancipation doit s’accomplir, et nous l’espérons aussi, c’est à la condition seulement que le législateur interviendra pour la préparer et pour la ménager. Il n’est pas moins évident que les premières mesures réclamées par notre situation présente sont celles qui s’attaqueront aux monopoles sur lesquels tout l’édifice du système protecteur repose.

Tel fut l’esprit de la grande et si utile réforme entreprise en Angleterre, de 1820 à 1826, par M. Huskisson, réforme qui ne fut pas seulement l’avant-coureur et le prélude, mais encore la préparation nécessaire de celle que sir Robert Peel exécuta plus tard. C’est en affranchissant d’abord toutes les matières premières et tous les agens du travail que M. Huskisson a donné aux fabricans anglais, avec les conditions d’une supériorité facile, ce sentiment de leur force qui leur a fait plus tard désirer et puis conquérir une liberté complète. Ajoutons qu’en appelant dans une certaine mesure, même pour les produits ouvrés, la concurrence étrangère, il a mis ces fabricans en demeure de perfectionner leurs procédés, et voilà comment il leur a appris peu à peu à ne craindre plus de concurrence d’aucune espèce.

Les partisans des restrictions, nous le savons trop bien, en jugent et en parlent toujours autrement. A les en croire, c’est en maintenant avec une patience séculaire les lois restrictives dans leur rigueur, que l’Angleterre est parvenue à porter son industrie manufacturière dans cette position élevée qu’elle occupe ; mais c’est là une erreur de fait qu’il est trop facile de rectifier. Ce n’est pas, par exemple, comme on l’assure quelquefois, parce que l’Angleterre a su attendre patiemment l’effet des prohibitions, qu’elle a élevé son industrie des soieries au niveau et même au-dessus de la nôtre ; c’est parce qu’elle a su agir en affranchissant cette industrie de toutes ses charges. Tant que les prohibitions ont prévalu dans ce pays, l’industrie des soieries s’y est traînée dans une longue enfance, toujours hautement dominée par les industries française et suisse, qui lui disputaient même, à l’aide d’une contrebande active, ce marché intérieur que les lois prohibitives lui réservaient. Un jour vint, en 1826, où M. Huskisson, après avoir dégrévé les soies brutes, convertit en un simple droit de 30 pour 100 la prohibition qui frappait les soies ouvrées, et c’est alors seulement que les situations changèrent. De ce jour (ce n’est pas nous qui le disons, les documens officiels sont là qui l’attestent), de ce jour seulement l’industrie anglaise des soieries s’émancipa. Elle reconquit d’abord son marché national, agrandi par une consommation plus forte, et bientôt après elle se vit en mesure d’étendre son action sur les marchés étrangers. Sous le nouveau régime, cette industrie fit plus de progrès en quatre ans qu’elle n’en avait fait précédemment dans le cours de tout un siècle. Ce n’est donc pas, comme on le répète sans cesse, à la faveur de la prohibition et par le bénéfice d’une longue attente, c’est au moyen d’un retour actif vers la liberté que l’industrie anglaise des soieries en est venue à surpasser la nôtre. Il en a été de même d’ailleurs des autres grandes industries que l’Angleterre possède. Tous leurs efforts, tous leurs progrès, tous leurs succès au dedans et au dehors, ont eu pour point de départ et pour cause des réformes semblables. Eh bien ! ce que M. Huskisson a fait pour l’Angleterre, il y a vingt ans et plus, voilà ce que nous avons maintenant à tenter et à exécuter en France ; heureux de pouvoir nous dire que, cette première réforme une fois accomplie, nous serons plus près d’une liberté véritable que ne le furent alors les Anglais, parce que nous n’aurons pas comme eux, sur nos têtes, une loi de famine sous le nom de loi des subsistances, et une aristocratie terrienne prête à soutenir de tout l’effort de sa puissance cet édifice monstrueux.

Entrons donc résolûment dans cette voie ; montrons quelles sont, dans la direction que nous venons d’indiquer, les réformes les plus nécessaires et les plus immédiatement praticables. En nous attachant d’abord à deux produits du premier ordre, les houilles et les fers, nous allons tâcher de faire comprendre qu’on peut, dès à présent, sans aucun danger pour la production et au grand avantage du pays, supprimer entièrement toute espèce de droits d’importation sur les houilles et réduire de moitié les droits sur les fers.

Rien de plus simple que la question des houilles ; elle présente si peu de difficultés réelles, qu’aux yeux mêmes d’un prohibitioniste, pour peu qu’il voulût examiner l’état des choses, elle donnerait à peine matière à discussion. Pour la poser d’abord dans ses termes généraux, nous ne pouvons mieux faire que de rappeler les paroles prononcées, il y a dix ans, par un des plus ardens promoteurs du système restrictif. « La question des houilles, disait M. de Saint-Cricq en 1836, est chez nous, quant à présent, exceptionnelle. C’est moins une question de tarif qu’une question de transport. Nous sommes riches en mines de houille ; l’extraction n’en est pas généralement beaucoup plus chère qu’ailleurs : c’est l’insuffisance de nos voies de navigation qui en élève le prix aux lieux de consommation, à ce point qu’un hectolitre, valant sur telle fosse de 60 à 80 centimes, revient, dans tel port où il va se consommer, de 3 à 4 francs[1]. » Nous ne croyons pas, avec M. de Saint-Cricq, que la France soit précisément riche en mines de houille, ou du moins, si elle en possède un grand nombre, il en est peu dans ce nombre qui soient réellement fécondes : toutes ensemble, elles sont loin de suffire à la consommation du pays ; mais ce qui est vrai, c’est que, dans ces mines, quelles qu’elles soient, l’extraction n’est pas généralement plus chère qu’ailleurs. C’en est assez pour conclure tout d’abord qu’il n’y a aucune raison de protéger les extracteurs contre la concurrence étrangère, puisque, leurs conditions de travail n’étant pas différentes de ce qu’elles sont pour leurs rivaux, ils sont parfaitement en état de la braver. Disons, en outre, avec M. de Saint-Cricq, que, la houille étant une matière très encombrante et très lourde, le transport en élève considérablement le prix, et, quand même nos voies de communication seraient en meilleur état qu’elles ne le sont encore, cette aggravation de prix qui résulte des frais de transport serait toujours sensible. C’est une nouvelle et bien puissante raison pour que nos exploitans n’aient rien à craindre, puisque les houilles étrangères ne peuvent venir jusqu’à eux que chargées de frais plus ou moins considérables. Tout ce que la concurrence peut faire à leur égard, c’est de les forcer, dans une certaine mesure, à modérer leurs prix, sans que, dans aucun cas, elle puisse mettre leur industrie en péril. La protection est donc ici tout au moins superflue. Si, après avoir prononcé les paroles qu’on vient de lire, M. de Saint-Cricq n’en a pas moins conclu à l’adoption d’un régime encore plus sévère que celui qui a prévalu en 1836, il faut croire, sans s’arrêter aux raisons si faibles qu’il en donne, qu’il l’a fait uniquement pour l’honneur du principe qu’il défendait.

Il y a d’ailleurs une autre observation à faire. Parmi nos bassins houillers, il n’en est qu’un seul de quelque importance qui soit réellement exposé à la concurrence étrangère : c’est le bassin de Valenciennes. Toutes nos autres mines les plus riches sont situées dans la partie centrale de la France, et par conséquent hors de toute atteinte, puisque les houilles étrangères ne viendraient leur faire concurrence sur leur marché qu’après avoir supporté des frais de transport énormes. Parcourez toute la ligne de nos frontières, et vous n’y verrez pas, hors du bassin de Valenciennes, une seule mine de quelque valeur à protéger. Dans toute la région de l’est et du nord-est, dans ces contrées si laborieuses et si riches, où le besoin du combustible minéral est impérieux, il n’existe pas, depuis que les mines de l’Alsace sont épuisées, il n’existe pas, disons-nous, une seule exploitation française qui puisse disputer aux étrangers l’approvisionnement de nos usines. Aussi, à part le département du Haut-Rhin, où les houilles de Saint-Étienne parviennent encore par les rivières et les canaux, mais à grands frais, toute cette immense région serait entièrement privée du précieux combustible, si elle ne l’obtenait, à des conditions plus ou moins onéreuses, de l’étranger. Il en est à peu près de même sur toute la ligne de nos côtes maritimes, depuis Dunkerque jusqu’à Bayonne. On y trouve bien çà et là quelques exploitations de houille, mais si chétives, en général, qu’elles suffisent à peine à une consommation toute locale ; encore le combustible y est-il d’une qualité fort médiocre, qui ne permet pas à toutes nos industries d’en user : aussi laissent-elles forcément à l’étranger le soin d’alimenter nos usines. Ce n’est pourtant pas que la protection leur ait manqué. Sur toute cette ligne de nos frontières, les droits ont été pendant long-temps excessifs, et ils sont encore aujourd’hui plus élevés qu’ailleurs ; mais on ne peut pas, quoi qu’on fasse, tirer de la terre ce qui ne s’y trouve pas ou ce que l’œil de la science n’a pas encore su y découvrir. Il n’y a pas de droit protecteur qui tienne : il faut que toute cette partie du littoral tire son combustible de l’étranger ou que son industrie périsse, car les houillères françaises qu’on y rencontre ne peuvent décidément pas suffire à ses besoins. Cela est si vrai, qu’avant 1836, alors que le droit sur les houilles anglaises était double de ce qu’il est aujourd’hui, l’approvisionnement y était fait par la Belgique. Pour ce qui concerne le littoral de la Méditerranée, on y trouve, il est vrai, quelques exploitations assez abondantes dans le voisinage des côtes, mais aussi, de ce côté, les houilles étrangères ne peuvent arriver que de loin, et surchargées de frais de transport considérables. Nous ne parlerons pas de nos frontières des Pyrénées, de la Savoie et de la Suisse, où on ne trouve malheureusement ni houilles françaises à protéger ni houilles étrangères à repousser. De quelque côté donc que l’on porte ses regards sur toute cette ceinture de la France, on reconnaît que l’existence des droits protecteurs ne s’y justifie en aucun sens. On est tenté de s’écrier partout Qui donc y a-t-il à protéger ici ? Un seul point de notre frontière échappe à cette observation, c’est celui qui regarde le bassin de Valenciennes Voyons si, là du moins, les mesures restrictives s’expliquent.

Les houillères du bassin de Valenciennes ont en face d’elles, de l’autre côté de la frontière, celles qui constituent le bassin de Mons, dont elles ne sont, à vrai dire, que le prolongement. Sur ce point, la concurrence existe, cela n’est pas douteux, quoiqu’il y ait encore à cet égard quelques réserves à faire, car Mons fournit des houilles grasses que Valenciennes ne produit pas. Nul doute aussi que les extracteurs français ne réclament une protection contre cette concurrence : ils formeraient une exception trop honorable s’ils n’aimaient pas à grossir leurs bénéfices en prélevant une contribution sur le pays. La question est de savoir si cette protection est nécessaire. Pour se mettre à l’aise sur ce sujet, il suffit de considérer les positions. Des deux parts, les conditions d’extraction sont, à fort peu de chose près, les mêmes, ou n’établissent que des différences insignifiantes dans les prix de revient. Or, les houillères françaises ont l’avantage sur les autres d’être placées à l’extrémité occidentale du grand bassin carbonifère et plus près des grands centres de consommation du pays. Elles ont, en outre, depuis long-temps à leur service d’excellentes voies navigables, de belles routes et maintenant un chemin de fer, ce qui ne leur laisse, quant aux voies de communication, rien à désirer. De Mons à Paris, le transport de la houille, par les voies navigables, revient à 17 ou 18 fr. le tonneau, tandis que de Valenciennes à Paris il ne revient en moyenne qu’à 13 ou 14 fr.[2] ; on remarque des différences semblables dans presque toutes les autres directions. L’avantage de la position étant donc tout entier du côté des houillères françaises, à quel titre ou sous quel prétexte réclameraient-elles la protection ?

Si l’on considère la situation financière des compagnies qui exploitent ces mines, on trouve encore plus de raisons de décider. Les extracteurs de Mons, moins favorisés, ainsi qu’on vient de le voir, par leur position, grevés, en outre, d’un droit d’importation sur leurs produits, ne laissent pas, dans l’état présent des choses, de faire des bénéfices considérables ; on peut augurer de là que les bénéfices réalisés par les extracteurs français sont fabuleux, ce qui est vrai. Les actions de la compagnie d’Anzin, la plus considérable de toutes celles qui exploitent cette région, sont parvenues depuis long-temps et se maintiennent, d’une manière assez constante, à des prix qui en dépassent de bien loin la valeur originaire. Quant aux autres compagnies, elles sont plus ou moins prospères, non pas selon qu’elles trouvent plus ou moins de consommateurs, car les consommateurs, Dieu merci ! ne manquent pas, mais selon qu’elles trouvent plus ou moins de produits à verser sur le marché. La question pour elles n’est pas de vendre, mais de produire. Lorsque la compagnie de Douchy, la plus récente de toutes, entreprit, il y a douze ou quinze ans, l’exploitation d’un gîte encore inexploré, ses actionnaires ne s’inquiétèrent pas un seul instant de savoir s’ils trouveraient le débit de leur marchandise, ni même si la vente de cette marchandise s’effectuerait en bénéfice ; un seul point les préoccupa, celui de savoir si l’on rencontrerait du charbon. L’existence du précieux combustible une fois bien ou mal constatée, les actions s’élevèrent à des valeurs folles et s’y maintinrent, sans qu’il se présentât jamais à l’esprit de personne d’autre question à résoudre que celle de savoir si la présence du combustible était réelle. Certes, il faudrait vouloir pousser loin l’abus d’un faux principe, pour oser prétendre que dans une situation semblable l’application d’un droit protecteur est légitime.

Sous quelque point de vue qu’on l’envisage, la question des houilles est donc en effet très simple. Cela n’empêche pas qu’à force de la tourmenter, on ne soit parvenu, nous ne savons comment, à en faire sortir une des lois les plus compliquées de celles qui constituent notre régime fiscal.

Sous l’empire de la loi actuelle, telle qu’elle est sortie de la réforme partielle de 1836, lorsque les bouilles sont importées par mer, elles paient, sur toute la partie du littoral comprise entre Dunkerque et les Sables-d’Olonne, un droit de 50 c. le quintal métrique et, sur tous les autres points, 30 c. ; plus, dans l’un et l’autre cas, un droit différentiel de 50 c. quand elles sont importées, ce qui est le cas ordinaire, par navires étrangers. Sur la frontière de terre, de la mer à Halluin exclusivement, le droit est de 50 c. ; il n’est que de 10 c. par la rivière de Meuse ; de 15 c. par tous les autres points : ce dernier droit s’applique à la plus grande partie des produits du bassin de Mons. Toutefois les houilles qui, d’Halluin à Baisieux (Nord) exclusivement, entrent par la voie des canaux, sont soumises au droit de 50 c., à moins que ce droit n’ait été acquitté d’avance au bureau de Condé. Voilà donc, si nous comptons bien, pour une même marchandise, six régimes différens. Il faut ajouter un septième régime pour les houilles consommée à bord des bâtimens à vapeur de la marine française, et qui, par une faveur spéciale accordée en 1836, ne sont sujettes qu’à un simple droit de balance de 15 c. pour une valeur de 100 francs. Enfin la houille carbonisée, plus généralement connue sous le nom de coke, supporte dans tous les cas un droit double de celui qui pèse sur la houille crue.

Nous voudrions pouvoir supposer, pour l’honneur de la législature française, que tout cet assemblage prétentieux de dispositions en apparence savantes a jamais eu sa raison d’être ; mais, avec la meilleure volonté du monde, il nous est impossible d’y parvenir. Aussi sommes-nous forcé de croire que les premiers auteurs de cette loi, les conseillers du gouvernement établi en 1814, se sont livrés sans réflexion à la manie de prohiber qui dominait alors. Quant aux législateurs de 1836, en adoucissant l’effet d’une erreur ancienne, ils n’ont pas osé la réparer entièrement. Quoi qu’il en soit et pour nous en tenir au temps présent, il est certain que ces restrictions plus ou moins rigoureuses ne se justifient plus.

Il y a surtout dans cette loi une disposition qui heurte tellement la raison, qu’on la conçoit à peine : c’est celle qui s’applique à notre littoral maritime sur l’Océan. Sur toute cette côte, depuis Dunkerque jusqu’à Bayonne, il n’existe presque point de mines de houille, et l’insuffisance de celles qui s’y trouvent est tellement frappante, qu’on peut à peine les prendre au sérieux. L’inventaire de leurs ressources n’est d’ailleurs ni long, ni difficile à faire. Les plus importantes sont celles du bassin du Maine, comprises dans les départemens de la Sarthe et de la Mayenne : elles produisent toutes ensemble 850,000 quintaux métriques, non pas de houille, mais d’anthracite, combustible de qualité inférieure, impropre au service de plusieurs sortes d’usines. Vient ensuite le bassin de la basse Loire, qui produit en tout 536,000 quintaux métriques, partie d’anthracite et partie de houille dure, qui, non plus que l’anthracite, ne peut servir dans tous les cas. On trouve encore dans le Calvados le bassin de Littry, produisant 450,000 quintaux métriques également d’anthracite. De là on tombe au bassin d’Hardinghen, dans le Pas-de-Calais, produisant en tout 167,000 quintaux métriques, la plus grande partie d’une houille maigre et sulfureuse, dont l’emploi n’est pas sans inconvénient ni même sans danger ; puis au bassin de Saint-Pierre-la-Cour, dans la Mayenne, qui produit 158,000 quintaux métriques d’une houille un peu meilleure cette fois. Les autres puits, car ce ne sont plus des bassins, que l’on rencontre dans la Charente-Inférieure, dans le Finistère et dans les Landes, sont si peu importans, et la production en est si faible, qu’il suffit de les mentionner en passant. Voilà donc, pour cette côte immense et pour tous les départemens qui l’avoisinent, une production totale d’un peu plus de deux millions de quintaux métriques d’un combustible généralement médiocre, alors que le seul bassin de la Loire en produit 12,300,000 de très bonne qualité, le bassin de Valenciennes 9,200,000, et que l’autre de ces bassins, secondés qu’ils sont, le premier par tant d’autres riches exploitations qui l’entourent, le second par les houillères de Mons, peuvent à peine suffire à la consommation des contrées, bien moins étendues, qu’ils alimentent. Et c’est dans un tel état de choses qu’on a cru devoir établir, sur cette partie de notre frontière, des droits exceptionnels, droits qui ont été long-temps prohibitifs. C’était donc à dire qu’on voulait affamer de houille toute cette portion de la France, qu’on voulait empêcher l’industrie d’y naître, ou bien priver entièrement, et ce n’est pas une hypothèse, l’ouvrier des villes et des campagnes d’un combustible à son foyer ! Si tel avait été le but proposé, on n’aurait que trop bien réussi, surtout avant le dégrèvement partiel de 1836.

La nature, qui n’avait pas doté la France d’une quantité suffisante de combustible minéral dans son propre sein, avait voulu du moins qu’elle pût en être assez convenablement pourvue par le dehors, à la seule condition d’ouvrir un accès facile aux arrivages étrangers. Elle avait d’abord placé au centre du pays, là où les houilles étrangères n’auraient pu parvenir sans de trop grands frais, nos mines les plus nombreuses et les plus riches. Puis elle nous avait entourés, à portée de nos frontières, d’une vaste ceinture de houillères inépuisables qui semblaient toutes préparées pour notre usage. Pour l’approvisionnement de nos côtes sur l’Océan, elle avait placé au nord, sur le rivage même de l’Angleterre, d’immenses dépôts où nous n’avions qu’à puiser ; et afin que nous ne fussions pas à cet égard trop dépendans d’un seul peuple, et que le littoral tout entier fût bien pourvu, elle nous avait préparé encore de grandes réserves au midi, sur la côte des Asturies, presque en face de Bayonne, réserves qui ne sont pas encore exploitées, mais qui le seront probablement bientôt, et qui le seraient peut-être déjà si nous avions favorisé cette exploitation par l’adoption d’un régime moins exclusif. Dans la partie de l’est et du nord-est, la nature ne s’était pas montrée pour nous moins libérale, puisqu’elle y avait échelonné tout le long de notre frontière des mines d’une grande puissance, celles de Mons, de Charleroi, de Liège, de Namur, de Saarbruck et de Saint-Imbert, toutes situées pour ainsi dire à portée de nos mains. Ainsi entourée, la France n’avait pas trop à se plaindre de son partage ; mais nous nous sommes évertués depuis trente ans à amoindrir, à annuler tous ces bienfaits. A l’ouest, où la route de l’Océan s’ouvrait toute grande pour verser la houille étrangère sur nos côtes, nous l’avons repoussée par l’exagération des droits ; et si, à la frontière de l’est, nous avons paru plus disposés à l’accueillir, en modérant un peu nos tarifs, nous l’avons repoussée de même, en opposant à l’importation de ce combustible, durant trente années d’une paix profonde, l’extrême difficulté des transports. On sait, en effet, que le canal de la Marne au Rhin et le chemin de fer de Paris à Strasbourg, qui seuls pourront apporter à des prix tolérables les houilles de Saarbruck dans six ou sept de nos départemens, ne sont entrepris que depuis peu de temps et ne sont pas encore achevés. Comment qualifier une telle conduite ? Qui pourrait dire tout ce qu’elle a amassé de souffrances sur le pays ? Il semble d’ailleurs que nous ne soyons pas devenus beaucoup plus raisonnables et que le temps ne nous ait pas encore assez instruits. Pendant qu’à l’est nous nous décidons enfin, un peu tard, à construire à grands frais un chemin de fer et une ligne navigable, pour rendre, à ce qu’il semble, l’accès du pays plus facile aux houilles étrangères, à l’ouest, où la mer s’offre d’elle-même à nous les apporter, nous continuons à les repousser par les rigueurs de nos tarifs, annulant ainsi, comme à plaisir, le bienfait de cette grande voie naturelle dont le ciel nous avait gratifiés.

Quelles que soient les considérations qui aient pu dicter autrefois toutes ces dispositions inconséquentes et funestes, répétons-le, elles ne se justifient plus aujourd’hui par aucun motif même spécieux. Veut-on, au moyen du droit de 10 centimes prélevé sur la frontière de l’est, protéger les houillères de ces contrées ? Il n’en existe point. Au moyen du droit de 50 centimes prélevé dans les ports de l’ouest, prétendrait-on réserver aux extracteurs indigènes l’approvisionnement de cette côte ? Mais ils sont loin, bien loin de pouvoir y suffire, et d’ailleurs leurs exploitations sont situées à une assez grande distance du rivage de la mer pour que la concurrence étrangère ne les atteigne pas directement. Quant aux houillères du bassin de Valenciennes, les seules que cette concurrence menace, on a vu combien peu elles doivent la redouter. Qu’on ne pense pas d’ailleurs que des droits de 10, de 15 ou de 50 cent. par quintal métrique de houille soient insignifians ; le dommage qu’ils causent est trop réel et bien facile à constater. On peut en juger rien que par les heureuses conséquences de la réduction partielle effectuée en 1834-36[3]. Il faut donc se hâter de revenir sur ces restrictions malfaisantes que rien n’explique. Sans s’arrêter d’ailleurs à les réformer, à les corriger ou à les amender, comme on l’a fait en 1836, on n’a plus aujourd’hui qu’un parti sage à prendre : c’est de les faire disparaître entièrement de nos tarifs.

Lorsque de telles lois, établies, il faut bien le reconnaître, dans un moment d’entraînement fatal, exercent durant un certain temps leur fâcheuse influence sur un pays, il est rare qu’elles n’y engendrent pas une complication d’intérêts nouveaux, exceptionnels, créés, s’il est permis de le dire, à leur image, et qui viennent ensuite faire obstacle aux réformes que le retour du bon sens fait entreprendre. C’est ce qui était effectivement arrivé sous l’empire de la loi primitive antérieure à 1836, et c’est peut-être pour cette raison qu’on n’osa pas, à cette dernière époque, opérer une réforme radicale. Comme le droit établi sur tout le littoral maritime était alors de 1 franc par hectolitre en principal, sans compter le droit différentiel, tandis qu’il n’était que de 30 centimes sur la partie de la frontière belge où s’effectuent les plus grandes importations, les houilles belges obtenaient la préférence, même dans un grand nombre de nos villes maritimes, sur les houilles importées par mer. Elles descendaient par les canaux jusqu’à Dunkerque, et de là elles étaient transportées par des caboteurs français dans les principales villes du littoral. Il y avait donc alors deux intérêts, assez respectables d’ailleurs, qui pouvaient militer en faveur du maintien du statu quo d’abord l’intérêt de la Belgique, que la France tenait, avec raison peut-être, à ménager ; ensuite l’intérêt de notre marine marchande, à laquelle le transport des houilles belges offrait un certain aliment. La ville de Dunkerque surtout, principale intéressée dans cette affaire, avait bien le droit d’insister sur la conservation d’un privilège qui n’était qu’un bien faible dédommagement pour toutes les pertes que le régime restrictif lui fait subir ; mais la loi de 1836 a changé cet état de choses et mis fin par conséquent à ces réclamations. En réduisant de moitié, c’est-à-dire de 1 franc à 50 centimes, le droit principal sur les houilles importées par mer, depuis Dunkerque jusqu’aux Sables-d’Olonne, elle leur a fait obtenir la préférence sur les houilles belges, même dans le port de Dunkerque, à plus forte raison dans les autres villes maritimes, où elles sont maintenant importées directement des lieux de provenance. Il est vrai que cette loi réduisait aussi de moitié, c’est-à-dire de 30 centimes à 15, le droit établi sur les houilles belges ; cependant, comme la différence du droit nouveau à l’ancien n’était ici, en somme, que de 15 centimes, tandis qu’elle était de 50 centimes sur les importations par mer, l’équilibre ne laissa pas d’être détruit. La Belgique a-t-elle réellement perdu à ce changement, comme elle pouvait le craindre alors ? Nous ne le croyons pas, car ses importations en France, qui n’étaient, en 1834, que de 6 millions 200,000 hectolitres, après avoir un instant fléchi en 1835, se sont accrues progressivement au point de s’élever à 11 millions cri 1844. Quoi qu’il en soit, toute cette complication d’intérêts engendrée par l’ancienne loi a disparu sous l’influence de la loi nouvelle. Il ne reste donc plus aujourd’hui aucun obstacle réel à la suppression complète, radicale, de toute espèce de droits sur ce produit.

Nous ne voulons pas dire qu’il ne s’élèverait aucune plainte contre cette mesure. Selon toute apparence, les extracteurs du bassin de Valenciennes réclameraient ; mais nous disons hautement que leurs réclamations n’auraient aucun fondement sérieux. Est-ce que par hasard la réduction de droits opérée en 1836, ou, pour mieux dire, en 1834, a nui au développement de leur industrie ? Les faits sont là pour répondre. Pendant que l’importation belge s’accroissait dans la proportion qu’on vient de voir, que l’importation anglaise prenait aussi, d’autre part, un développement jusqu’alors inconnu[4], la production indigène ne laissait pas de s’accroître dans des proportions égales, puisque, de 24,800,000 hectolitres en 1834, elle s’élevait à 37,800,000 en 1844 ; et ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que les houillères du bassin de Valenciennes figurent au nombre de celles qui ont pris la plus grande part à cette augmentation[5] ; c’est qu’en raison de l’abaissement des, prix, la consommation a pris un tel essor, qu’elle a doublé dans une période de douze ans[6]. Si l’amélioration successive des voies de communication a concouru à ce résultat, ce qui est incontestable, il n’est pas moins certain que la réduction opérée sur les prix en réclame une large part. : ce point de vue, on pourrait même dire qu’une suppression absolue du droit, loin de nuire aux extracteurs du Nord, leur serait plutôt favorable en ce que, si elle les forçait à réduire dans une certaine mesure leurs prix, elle leur ferait bientôt trouver un ample dédommagement dans l’accroissement de la demande et dans le développement de leurs exploitations.

Une seule voix pourrait s’élever aujourd’hui, avec quelque apparence de raison, contre cette bienfaisante réforme : c’est celle du ministre des finances, gardien naturel du trésor public. Les droits perçus sur les houilles étrangères ont produit au trésor, en 1844, 3,700,000 fr. Ce revenu, quoique faible, n’est pas à dédaigner. Nous ne pouvons croire toutefois, en considérant l’extrême utilité du produit sur lequel ce revenu se prélève, que le gouvernement hésite à en faire le sacrifice, surtout s’il entrevoit la possibilité, et nous espérons la montrer clairement plus tard, de compenser largement cette perte dans un remaniement intelligent de nos tarifs. Comment croire d’ailleurs qu’il persiste, dans l’unique intérêt des finances publiques, à grever les houilles de taxes à l’entrée, au moment même où il impose à l’état de grands sacrifices pour en faciliter l’importation dans le pays ? Ce serait annuler d’une main le bienfait qu’on accorde de l’autre ; ce serait rendre inutiles et vains une grande partie des travaux qu’on entreprend.

Tous les droits établis sur les houilles étrangères peuvent donc et doivent aujourd’hui disparaître entièrement ; ils n’ont que trop long-temps pesé sur le pays. Il ne conviendrait pas même, selon nous, de les remplacer par un simple droit de balance, car il faut, autant que possible, éviter aux importateurs, outre le poids de la taxe, les difficultés et les embarras qui accompagnent toujours la perception. Si on tient à connaître, pour les besoins de la statistique, les quantités importées, il suffirait d’exiger de simples déclarations, qui, pour une matière de ce genre, ne s’écarteront jamais beaucoup de la vérité. Que si l’on veut absolument établir un droit de balance, au moins ne faut-il pas qu’il soit perçu à l’hectolitre ou au quintal métrique ; sur cette base, il serait toujours trop fort. Pour une matière aussi encombrante et aussi lourde, qui se transporte toujours d’ailleurs par quantités considérables, le droit, s’il en existe un, ne peut être convenablement établi qu’au tonneau. Encore vaudrait-il mieux n’exiger, comme on le fait pour les navires à vapeur de la marine marchande, qu’un droit de 15 centimes pour 100 francs de valeur.

Ce n’est pas tout. La franchise accordée pour la houille crue doit s’étendre à la houille carbonisée ou coke. Et pourquoi donc la loi actuelle fait-elle à cet égard une différence ? Est-ce parce que la carbonisation est un commencement de travail, que l’on veut réserver au pays ? Que n’a-t-on songé aux travaux bien autrement importans que le coke alimente, par exemple la production de la fonte et du fer ? Dans les documens officiels, on estime ordinairement que la carbonisation de là houille en réduit le poids de moitié, et, quoique cette estimation soit en général trop forte, rien n’empêche de l’accepter. C’est de là qu’on est parti sans doute pour admettre en principe qu’un hectolitre de coke représente deux hectolitres de houille, et pour le frapper en conséquence d’un double droit. Cette conclusion n’eût été juste pourtant, même au point de vue du système protecteur, qu’autant que le coke eût été de la houille condensée, et non pas de la houille carbonisée ; car c’est alors seulement qu’un hectolitre en aurait véritablement représenté deux sur le marché. La houille ne pouvant pas remplacer convenablement le coke pour certains emplois spéciaux, on la carbonise souvent sans autre but que de la réduire à l’état de coke ; or, il est naturel et nécessaire que cette opération, qui doit diminuer considérablement le poids de la marchandise, soit exécutée d’avance, au point du départ, afin qu’on évite par là dans le transport un surcroît inutile de frais. Vouloir qu’il en soit autrement, forcer les étrangers, par le doublement des droits, comme le fait la loi actuelle, à nous apporter de la houille quand nous avons besoin de coke, ce n’est pas autre chose au fond que nous imposer à nous-mêmes de doubles frais de transport. Est-il un plus étrange calcul ? C’est faire exactement le contraire de ce qu’on fait quand on améliore les voies de communication, dans le dessein d’économiser ces mêmes frais. C’est annuler d’un seul trait de plume les avantages si chèrement acquis que ces améliorations promettent. Il faut donc que les droits établis sur le coke venant de l’étranger disparaissent comme les autres et par les mêmes raisons. L’importation de ce produit spécial étant aujourd’hui très peu considérable (467,000 quintaux métriques en 1844), et la somme des droits perçus presque insignifiante (147,000 francs), l’état n’aurait à cet égard aucun sacrifice à s’imposer.


II.

Parmi les monopoles qui affligent la France, il n’en est pas de plus criant et, s’il faut le dire, de plus scandaleux que le monopole des fers. Si la cherté artificielle des houilles cause au pays un notable dommage, on a vu du moins que ce dommage n’est pas universel. La partie centrale de la France y échappe, grace au grand nombre de mines qu’elle possède et à la concurrence utile que les extracteurs indigènes se font entre eux. Sur d’autres points, on est embarrassé de dire à qui cette cherté profite, en sorte qu’elle paraît bien moins la conséquence d’un privilège abusif que le résultat malheureux d’une déplorable erreur. Il n’en est pas de même pour le fer. Ici, le dommage est général ; il se fait sentir dans toute l’étendue du pays, et affecte d’une manière plus ou moins grave toutes les branches de la production. En outre, il ne peut exister aucun doute sur l’origine et sur les causes du mal ; c’est bien au monopole seul qu’il faut l’attribuer. Nulle part ailleurs l’influence désastreuse de ce mauvais principe ne se manifeste avec le même éclat. Et ce qu’il y a de plus triste à dire, c’est que ce monopole se maintient depuis trente ans, malgré le cri public, malgré la volonté même du pouvoir, par le concert formidable des intéressés, ligués cotre eux, sauf quelques exceptions honorables, pour défendre par d’habiles manœuvres un privilège monstrueux, dont mieux que personne ils doivent sentir l’abus. Heureusement la lumière commence à se répandre, l’opinion s’éclaire peu à peu, et il est permis d’espérer que le jour de la réparation approche.

Hâtons-nous de le dire toutefois, la question des fers n’est pas, dans l’état présent des choses, aussi simple que la question des houilles, et on ne saurait guère prétendre la résoudre immédiatement d’une manière satisfaisante et complète. Sans admettre qu’il s’y rencontre aucune de ces difficultés graves devant lesquelles un homme d’état s’arrête, il faut reconnaître qu’elle exige quelques ménagemens, et la juste indignation qu’inspire parfois l’égoïsme excessif des maîtres de forges ne doit pas faire oublier en cela les conseils de la prudence. La fabrication du fer n’est pas, comme l’extraction de la houille, une industrie sui generis, indépendante dans sa sphère et qui n’emprunte à aucune autre ses moyens d’action. Comme elle ne se borne pas à extraire le minerai du sein de la terre, qu’il faut encore qu’elle le travaille avant de le livrer au commerce, elle est forcée, dans cette élaboration, de faire appel à quelques autres industries dont elle dépend. Elle a besoin surtout du combustible qu’elle ne trouve pas en elle-même et qui lui vient d’ailleurs. Par là, elle relève, d’une part, de l’industrie des extracteurs de houille, de l’autre, par le combustible végétal dont elle fait usage, de l’agriculture, qui lui fournit les bois. La solution complète, satisfaisante, du problème relatif aux fers suppose donc la solution préalable de la question des houilles, et de celle, plus grave ou plus délicate, de l’agriculture et des produits agricoles. Ajoutons à cela que trente années d’une jouissance non interrompue du monopole ont créé, pour l’industrie du fer, une situation embarrassée, complexe, anormale, d’où elle ne sortirait pas tout d’un coup sans embarras. Voilà pourquoi nous admettons pour la métallurgie des tempéramens dont l’industrie des houillères n’a pas besoin. La suppression absolue, immédiate, de tous droits protecteurs, si elle n’entraînait pas la ruine entière des forges françaises, ce que nous sommes loin d’admettre, y causerait du moins un trouble profond qu’un législateur sage doit avoir à cœur d’éviter. C’est en conciliant, autant qu’il est possible de le faire, les justes exigences du pays avec les ménagemens dus à une industrie existante, que nous croyons pouvoir proposer, quant à présent, une réduction de moitié sur les droits. Cette réduction n’aurait d’ailleurs rien d’excessif, et nous espérons montrer bientôt qu’elle peut être admise dès aujourd’hui sans danger.

Avant tout cependant, il convient de montrer ce que le monopole actuel coûte à la France, de mesurer en quelque sorte l’étendue des sacrifices qu’il nous impose, afin de faire comprendre à tout le monde l’urgente nécessité d’une décision.

Lors de l’enquête de 1828, on reconnut en fait que l’industrie du fer imposait à la France, par la cherté relative de ses produits, un sacrifice annuel de 30 millions, et les maîtres de forges avouèrent eux-mêmes ce dernier chiffre. À ce compte, depuis 1814, date de l’existence du monopole, il aurait coûté an pays bien près d’un milliard. Il s’en faut de beaucoup cependant que ce calcul donne la mesure exacte de nos pertes. Ce n’est plus aujourd’hui 30 millions, comme on le répète encore souvent par habitude, c’est une somme beaucoup plus forte que le monopole dévore tous les ans, même en ne tenant compte que du dommage immédiat et direct qui résulte de la surcharge des prix. La plaie s’est bien agrandie à mesure que la consommation s’étendait, et, de quelque manière que l’on fasse aujourd’hui le compte, on aura bien de la peine à ne pas reconnaître un chiffre double pour le moins du chiffre admis en 1828. Que sera-ce si, au dommage direct qui peut se supputer rigoureusement en chiffres, on ajoute le dommage indirect, qui n’est pas moins réel ni moins grand, quoique moins apparent et moins sensible ? En présentant[7] un aperçu sommaire des tributs que le système restrictif impose au pays, nous n’avons pas porté à moins de 130 millions par an la part afférente à l’industrie du fer. Ce chiffre a dû paraître à bien des gens exagéré. Nous n’essaierons pas de le justifier entièrement, car il y entre des données qui échappent par leur nature à une appréciation rigoureuse. Il ne sera pas inutile toutefois de l’expliquer, d’autant mieux que ces explications nous serviront à rendre sensible par un exemple la funeste influence que, la cherté des matières premières exerce sur l’industrie en général.

Le dernier compte-rendu de l’administration des minés porte le total des valeurs créées par l’industrie du fer à 150,177,568 francs pour l’année 1843[8] : savoir, 46,991,075 fr. pour la fonte, 46,659,346 fr. pour le gros fer, 33,801,250 fr. pour les principales élaborations du fer, telles que la tôle, le petit fer, le fil de fer et le fer-blanc, et 7,951,557 fr. pour l’acier. Il y a lieu de croire que ce chiffre est plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité : acceptons-le toutefois comme base. Pour reconnaître ce qu’il y a de trop payé sur cette valeur, il suffira de comparer, pour les principales catégories qu’on vient de voir, les prix français aux prix anglais, non pas sur les lieux de production, ce qui serait trop inexact, mais dans les principaux centres de consommation, par exemple, dans nos villes maritimes. Nous emprunterons cette comparaison, excepté pour ce qui regarde la fonte et les rails de chemins de fer, aux documens fournis par M. le ministre du commerce aux conseils-généraux de l’agriculture, des manufactures et du commerce, dans leur dernière session (1845-46). Ces chiffres ont été extraits par le ministre de la correspondance des villes maritimes. Quant aux inégalités qui se rencontrent dans les estimations, elles s’expliquent par la diversité des lieux.


Prix anglais les 100 kg Prix français les 100 kg
Fonte 9 fr 00 cent 15 à 16 fr.
Fers en barre 20 fr 10 39 fr
Fers cormières (rendus à Rouen) 31 fr 00 45 fr
Tôles puddlées. Idem 32 fr 00 52 fr
Tôles corroyées. Idem 37 fr 00 62 fr
Fers d’Angleterre (rendus à Nantes) 27 fr 63 44 à 47 fr
Tôles supérieures. Idem 30 fr 14 63 fr
Tôles moindres. Idem 27 fr 63 52 à 56 fr
Fers d’angle (rendus à Marseille) 30 à 32 fr 45 à 60 fr
Tôles. Idem 25 à 35 fr 55 à 80 fr
Rails pour chemins de fer 23 à 25 fr 35 à 40 fr

En considérant ces énormes différences de prix, sans trop s’attacher d’ailleurs à une comparaison rigoureuse et sans entrer dans les détails, on trouvera facilement que, sur la valeur totale constatée plus haut, la surcharge imposée au pays s’élève au moins à 60 millions. Tel serait donc le chiffre approximatif du tribut payé au monopole en 1843. Il s’élèverait beaucoup plus haut pour les années suivantes, parce que la consommation a considérablement augmenté par suite de l’établissement des chemins de fer. Nous ne prétendons pas assurément que les producteurs français aient profité de toute cette aggravation de prix, et que le bénéfice réalisé par eux s’élève à 60 millions ; loin de là. Les maîtres de forges se défendent quelquefois sur ce point, et ils ont tort, car personne, que nous sachions, ne les accuse. Nous savons trop bien, quant à nous, que le monopole ne rapporte jamais à ceux qui l’exploitent qu’une faible partie de ce qu’il coûte à ceux qui le subissent ; le reste se perd dans le gaspillage, dans l’incurie, dans le désordre, en un mot dans la mauvaise exploitation que ce système entraîne ; mais nous disons que tel est le chiffre trop réel du tribut levé sur le pays.

Ce n’est encore là pourtant que la perte directe, la perte matérielle et palpable : c’est le trop payé, qu’on nous pardonne ce mot, sur le fer que le pays consomme ; mais à quel chiffre évaluerons-nous la perte éprouvée sur le fer dont le pays se prive à cause de sa cherté ? La consommation de l’Angleterre est quatre fois aussi forte que celle de la France pour une population moindre. Si l’on nous dit que les besoins y sont plus grands, parce que l’industrie y est plus développée et plus active, tout en faisant à cet égard des concessions très larges, nous répondrons que la cherté du fer est précisément une des principales circonstances qui empêchent notre industrie de se développer au même degré. Admettons seulement, si l’on veut, en faisant la part de toutes les différences, qu’avec des prix naturels, réguliers, tels qu’ils ressortiraient de la liberté des transactions, la consommation du fer s’élèverait parmi nous au double de ce qu’elle est aujourd’hui, ce qui est assurément modeste. Voilà donc une valeur de 150 millions en fonte, en fer et en acier, dont la France se prive par le seul fait de la cherté actuelle de ce produit. À l’aide de ce métal, dont les emplois sont si nombreux, si variés et si utiles, combien de ressources ne se créerait-elle pas ! Elle construirait des vaisseaux, des meubles, des machines, des ustensiles de toutes les sortes ; elle simplifierait et fortifierait en même temps le système de son architecture ; dans bien des circonstances enfin, elle substituerait avec avantage le fer au bois, qui devient d’ailleurs plus rare de jour en jour, et dont le prix s’est considérablement accru depuis trente ans. Au lieu de cela, que fait-elle ? Elle se passe du fer partout où l’emploi n’en est pas rigoureusement nécessaire, parce que le haut prix de ce métal ne lui permet pas d’en user[9], renonçant ainsi à tous les avantages, à toutes les jouissances qu’elle en pourrait tirer. C’est là, dira-t-on, un dommage négatif ; soit : en est-il moins réel ? Ce qui est, du reste, un dommage très positif, c’est la substitution forcée du bois au fer partout où le bois coûte moins que le fer à son prix actuel, mais plus que le fer qui nous serait livré par le commerce libre. Nous n’essaierons pas de déterminer le chiffre de cette perte, parce que le calcul s’établirait ici sur des données trop vagues, et nous laisserons à chacun le soin de l’apprécier.

Ce n’est pas tout. Si nous suivons l’industrie du fer dans ses dérivés, dans les fabrications qui en relèvent, nous trouverons que le dommage se prolonge en quelque sorte, qu’il s’étend de proche en proche en s’aggravant. Observons, par exemple, les effets de la cherté du fer dans la mécanique, cette industrie vitale, cette force acquise des temps modernes, dans laquelle réside en quelque sorte la puissance industrielle d’un peuple. La mécanique fait usage avant tout du fer ; c’est la principale matière première dont elle use ; disons mieux, c’est l’élément essentiel dont se composent tous ses produits. Quand cette matière est chère, la mécanique ne peut pas livrer ses produits à bon marché, cela va sans dire, et tout le monde le sent ; mais se fait-on bien une juste idée de l’aggravation de frais qui en résulte pour elle ? On croit peut-être qu’il suffit pour cela de prendre pour chaque machine le poids brut du métal d’où elle est sortie, et de tenir compte de la surcharge que ce métal a supportée. Ce n’est là, qu’on nous permette de le dire, qu’un des premiers élémens du calcul. Pour être dans le vrai, il faut tenir compte de la diminution qui en résulte dans la consommation, et de toutes les complications de travail, de toutes les aggravations de frais que cette diminution entraîne. Qu’on ne pense pas d’ailleurs que cette circonstance soit insignifiante ou de peu de valeur ; elle est, au contraire, aussi grave dans ses résultats que le fait même d’où elle dérive.

C’est une observation générale, qui n’est pas neuve, mais qui est toujours juste, que plus une industrie s’étend et se développe, plus elle trouve en elle de ressources pour produire à bon marché, parce que la spécialité des travaux s’y introduit, que les procédés se simplifient en conséquence, que le travail enfin y devient plus régulier et plus suivi. Nulle part toutefois cette vérité n’est aussi frappante qu’en mécanique, à ce point que l’accroissement de la consommation est peut être ici le principe le plus efficace du bon marché. Rappelons les principales circonstances par lesquelles cette vérité s’explique. Si nous entrons à cet égard dans quelques détails un peu minutieux, qu’on se souvienne que ces détails sont une réponse nécessaire aux calculs soi-disant positifs dont les comités prohibitionistes se prévalent aujourd’hui.

On sait d’abord que, pour un constructeur de machines, une première épreuve coûte toujours beaucoup plus à établir que les suivantes, Il y a des travaux préparatoires à exécuter, des plans à dresser, des dessins à faire, des modèles en bois à confectionner pour les fondeurs, Ce sont là des préparations nécessaires, qu’on ne peut éviter dans aucun cas. La dépense ne laisse pas d’en être assez considérable ; on peut l’amortir toutefois en la répartissant. Exécutés pour une seule machine, ces travaux peuvent servir ensuite pour toutes celles qu’on établira sur le même plan. En un mot, c’est une dépense une fois faite. Très lourde quand elle retombe tout entière sur une ou deux machines, cette dépense devient presque insignifiante quand elle se répartit sur un grand nombre. Or, dans un pays tel que la France, où la consommation est faible, il n’arrive que trop souvent que ces sortes de dépenses ne sont utilisées qu’une ou deux fois, et cela est vrai surtout pour les grosses machines, dont l’usage n’est pas très général. C’est une circonstance dont le constructeur doit tenir compte, sil ne veut pas risquer de se constituer en perte. Dans les pays, au contraire, où la consommation est très étendue et très active, cet inconvénient est beaucoup moins ordinaire ; il y a bien plus de chances pour qu’une machine se répète, et cela seul permet au constructeur d’en modérer le prix.

Aux frais qu’entraîne le défaut d’emploi des dessins et des modèles, il faut ajouter ceux qui résultent des erreurs commises, erreurs qui, en mécanique, sont à peu près inévitables dans un premier essai. Quelque soin, quelque attention qu’on apporte dans une première épreuve, il est bien rare que, soit le chef d’atelier, soit le dessinateur, soit même les ouvriers qui exécutent, si habiles qu’ils puissent être, ne se trompent pas au moins dans quelques détails, et ces erreurs, il faut ensuite, les corriger, ce qui entraîne une nouvelle aggravation du prix de revient. Aussi n’est-il pas extraordinaire qu’une première épreuve d’un mécanisme donné coûte un tiers de plus que les suivantes. C’est dire assez combien il importe que ces épreuves se renouvellent souvent.

Lorsque le gouvernement français conçut, il y a quelques années, le, projet de faire construire quatorze grands bateaux à vapeur pour la navigation transatlantique, et qu’il prit la résolution de confier la construction des appareils mécaniques à l’industrie française, on sait qu’il répartit sa commande entre plusieurs mécaniciens, en donnant à chacun d’eux seulement deux machines à exécuter. Cette répartition était peut-être nécessaire alors, et nous n’entendons pas la blâmer ; il ’est clair toutefois qu’elle devait nécessairement entraîner un surcroît de frais considérable. S’il avait existé en France un atelier assez vaste et assez bien monté pour exécuter seul les quatorze machines dans le temps voulu, et que le gouvernement lui eût confié la commande entière, il l’eût exécutée sans aucun doute avec une dépense moindre et en même temps avec une rectitude plus grande. En supposant les quatorze machines pareilles et d’une force égale, un seul plan, un seul dessin aurait suffi ; les mêmes modèles en bois auraient pu servir pour les quatorze machines, et, de plus, les chances d’erreur, qui pouvaient être si graves dans un travail de ce genre, ne se seraient présentées qu’une fois. À ce compte, ce constructeur unique aurait pu livrer les machines à un moindre prix et réaliser encore de plus amples bénéfices. Or, répétons-le, cet emploi réitéré des mêmes dessins et des mêmes modèles est assurément plus fréquent en Angleterre par exemple, où la consommation est très étendue, qu’en France, où elle est au contraire très bornée et très restreinte. Et qu’on ne pense pas que cette observation se justifie seulement quant aux appareils d’une forme et d’une grandeur inusitée, comme ceux dont nous parlons ; elle est plus ou moins vraie pour toutes les machines, quelles qu’elles soient. Dans toutes les directions du travail, il est bien rare qu’un mécanicien anglais n’ait pas à renouveler l’épreuve d’une même machine plusieurs fois, qu’il n’ait pas occasion de la tirer, s’il est permis de le dire, à un grand nombre d’exemplaires, tandis qu’en France, les épreuves isolées sont très fréquentes, et il n’y a guère d’atelier où on n’en rencontre des exemples tous les jours. De là, pour nos constructeurs, une masse incalculable de faux frais, qui retombent sur l’ensemble de leur travail, et dont les Anglais sont généralement exempts. Aussi voit-on qu’en livrant leurs machines à bas prix les constructeurs anglais s’enrichissent, tandis que les nôtres, en les vendant fort cher, se ruinent.

Ce n’est pas tout. On a souvent remarqué, en faisant de cette observation l’objet d’un reproche ou d’une critique, que les mécaniciens français étaient en général mal outillés, c’est-à-dire qu’ils avaient dans leurs ateliers fort peu de ces machines-outils qui sont d’un si grand secours en mécanique. L’observation était fort juste il y a quelques années ; elle l’est encore dans une certaine mesure, bien que le mal dont on se plaint s’atténue heureusement de jour en jour. C’était là, il faut le reconnaître, et c’est encore aujourd’hui, pour la plupart de nos mécaniciens, une plaie bien vive, une cause bien grave d’infériorité. Rien de comparable, en effet, à la puissance des outils en mécanique, soit pour la régularité du travail, soit pour le bas prix. Sur ce dernier point, l’efficacité des outils tient quelquefois du prodige. Telle pièce qui, exécutée à la main, reviendra à 100 francs ou davantage, pourra ne coûter que 50, 30, ou même, dans certains cas, 10 francs, si elle est exécutée par une machine. Mais pourquoi les mécaniciens français se sont-ils pendant si long-temps abstenus de l’emploi de ces précieux agens ? Pourquoi trouvons-nous encore tant d’ateliers en France où les outils sont rares, sinon entièrement inconnus ? C’est que l’emploi de ces agens, si efficace qu’il puisse être, n’est vraiment utile, ni même possible, qu’à la condition expresse d’une consommation étendue, d’une demande active. Que sur l’exécution de telle pièce l’emploi d’un outil puisse réaliser une économie de 50 francs, c’est fort bien, et l’avantage est grand sans aucun doute ; mais quoi ! si vous n’avez à exécuter que dix ou douze pièces du même genre, et que l’outil coûte lui-même 1,000 francs, ce qui est peu, où sera l’avantage de s’en servir ? L’avantage n’est réel que du moment où on a exécuté un assez grand nombre de pièces pour racheter d’abord l’outil, et c’est alors seulement que le bénéfice commence : d’où il suit que, dans un pays tel que la France, où la consommation est bornée, et elle l’était encore plus il y a quelques années qu’elle ne l’est aujourd’hui, l’emploi des machines-outils n’offre bien souvent que des avantages trompeurs. On ne peut guère se le permettre que dans certains ateliers privilégiés, qui, soit par la grandeur générale de leurs commandes, soit par la spécialité de leurs travaux, sont assez heureux pour trouver la répétition fréquente des mêmes pièces, et là même les outils ne sont vraiment utiles que pour certains emplois. Un des associés de la maison Sharp et Roberts, de Manchester, disait, il y a environ quinze ans, au rapport du docteur Ure[10], qu’il voulait arriver à exécuter mécaniquement toutes les pièces de ses machines, quelles qu’elles fussent, et quelque forme qu’elles dussent prendre. Ce langage, tout hardi qu’il était, pouvait convenir peut-être à un mécanicien anglais, qui, d’ailleurs, a fait ses preuves, et dans un atelier dont la clientèle est immense. L’exécution du projet, si elle était réalisable, pouvait conduire, dans la situation où se trouvait le mécanicien, à de magnifiques résultats. En France, un tel projet avorterait nécessairement dans la pratique, et le mécanicien qui le concevrait, si habile qu’il pût être, serait assurément un fort mauvais spéculateur. Eût-il tout le talent, tout le génie nécessaire pour le mener à terme, il tomberait avant de l’avoir exécuté. Ce qui pourrait être en Angleterre une source abondante de bénéfices serait en France une cause certaine de ruine. L’usage des machines-outils est donc forcément plus borné en France qu’il ne l’est en Angleterre, et ce n’est pas une des moindres causes de l’infériorité de nos constructeurs sur leurs rivaux.

Ce qui ajoute encore à la gravité de ces faits, c’est que, dans un pays où la consommation est bornée, la spécialité des travaux est impossible. Comment se tenir constamment à un même genre de machines, lorsque, dans aucun genre, les commandes, toujours disputées d’ailleurs, par quelques concurrens, ne sont assez nombreuses ou assez importantes pour entretenir l’activité d’un atelier ? Vainement les mécaniciens comprendraient-ils tout l’avantage qu’il y aurait pour eux à spécialiser leur travail ; ils ne sont pas maîtres de choisir. Ils sont forcés, pour la plupart, d’accepter indifféremment toutes les commandes qu’on veut leur faire, sous peine de laisser, les trois quarts du temps, leurs ateliers inoccupés. Ils réunissent donc toujours plusieurs genres ; ils disséminent leurs forces ; ils multiplient sans mesure leurs moyens d’action, leurs essais et, avec les essais, les chances d’erreur, et c’est ainsi qu’ils augmentent de toutes les manières la proportion des frais. Ce n’est pas dans la mécanique seulement que cette observation se justifie ; elle s’applique malheureusement, avec plus ou moins de justesse, à presque toutes nos industries, et Dieu sait combien il en résulte de dépenses inutiles dont on ne tient pas compte ! Même dans l’industrie des tissus, où il semble que les travaux soient, par leur nature, plus réguliers qu’ailleurs, la spécialité est trop souvent absente. On la rencontre, par exemple, à un certain degré dans la filature du coton, la plus grande, la plus active de nos industries manufacturières, car il est assez ordinaire que chaque manufacturier y choisisse son genre de travail et s’y tienne ; mais cette spécialité est déjà moins sensible dans la filature de la laine, industrie moins étendue, et elle est presque entièrement inconnue dans la filature du lin, qui est en France, comme chacun sait, la plus restreinte de toutes les fabrications du même ordre. Là chaque filateur fait, s’il est permis de le dire, un peu de tout ; aussi ne fait-il rien avec la suite, avec la régularité et surtout avec l’économie nécessaire. Il passe d’un travail à un autre à chaque instant, selon les variations de la demande, forcé de multiplier ainsi les déplacemens, les faux frais, les pertes de temps et de matière, pour aboutir, en fin de compte, à un travail moins parfait. Ainsi le commande l’état actuel de cette industrie dont le débouché est malheureusement trop restreint pour que la spécialité s’y mette. Il n’y a que les praticiens et les praticiens éclairés qui puissent dire tout le désavantage qui en résulte. Mais cet inconvénient est surtout sensible en mécanique ; c’est là que la rareté des grandes commandes et les changemens trop fréquens dans le travail font le désespoir des maîtres et conduisent à la ruine finale des ateliers.

Il y a en France tel mécanicien que nous pourrions nommer qui, depuis quinze ou vingt ans, construit invariablement la même machine à vapeur. Il a raison en ce sens qu’il évite par là la répétition des frais de dessin et de modèles, en même temps que les chances d’erreur ; c’est une économie réelle. Le type qu’il a choisi est d’ailleurs fort bon ; peut-être même était-il supérieur à tous les autres avant les perfectionnemens introduits depuis quelques années dans la construction de ces appareils. Malheureusement l’usage des machines à vapeur est trop borné en France pour que l’exécution d’un seul type, si excellent qu’il puisse être, suffise à entretenir l’activité d’un atelier. Sur le nombre des industriels qui ont besoin d’un moteur, combien y en a-t-il à qui ce type convienne ? C’est une machine à condensation, ce qui suppose l’emploi journalier d’une quantité d’eau considérable, circonstance qui seule rend la machine impropre pour tous les établissemens, et ils ne sont pas rares, où l’eau n’abonde pas. En outre, cette machine représente, dans son état normal, une force de 40 chevaux, ce qui exclut encore tous ceux des industriels qui demandent une force supérieure ou moindre. Il est vrai que, pour se prêter aux circonstances, on la violente un peu, de manière à lui faire représenter, selon les cas, une force de 30 ou de 50 chevaux, en augmentant ou en diminuant les dimensions des cylindres, au risque de troubler par là l’harmonie des diverses parties du mécanisme. On a beau faire cependant, on ne peut avec tout cela se prêter qu’à un petit nombre de besoins, et, malgré l’excellence de la machine, les commandes sont rares. Qu’en arrive-t-il ? C’est que l’atelier où elle se construit est fort souvent inoccupé, ou que le chef, voulant travailler et ne pouvant mieux faire, accepte des commandes incertaines ou se charge de machines de hasard, qui rapportent rarement ce qu’elles coûtent. D’autres mécaniciens, désireux de répondre à toutes les commandes qui leur sont faites et peut-être plus consciencieux en cela, varient au contraire leurs types et leurs modèles à l’infini ; mais aussi ils multiplient, dans la même proportion, leurs frais, et il arrive qu’avec tout le talent nécessaire, toute l’activité désirable, chargés d’ailleurs de commandes de toutes les sortes, on peut bien le dire, car les exemples n’en sont malheureusement pas rares, ils marchent à leur ruine. Rien de tel en mécanique que la spécialité des travaux, c’est en même temps la meilleure garantie de la rectitude des résultats et le principe le plus efficace du bon marché ; mais, il faut bien le reconnaître, cette spécialité n’est à sa place que là où la consommation est grande pour chaque produit. C’est cette circonstance, n’en doutons pas, qui, jointe à l’usage plus général des machines-outils, fait la grande et incontestable supériorité des mécaniciens anglais sur les nôtres. Or, pour que la consommation s’étende, une condition est nécessaire : c’est le bas prix du fer.

C’est en suivant ainsi une industrie dans ses applications et dans sa marche, qu’on reconnaît avec effroi combien la cherté des matières premières entraîne après elle de conséquences funestes. A ne considérer que le fait matériel, on serait tenté de croire que le haut prix du fer n’influe que médiocrement sur le prix final des produits qui en dérivent. Prenez telle machine au hasard, constatez le poids du métal brut d’où elle sort, et peut-être trouverez-vous que le renchérissement de 70 ou 80 pour 100 que le prix du fer a subi en conséquence du monopole des maîtres de forges se résout en une augmentation de 10 pour 100 sur la valeur du produit final[11]. Mais pour combien compterez-vous la rareté et l’incertitude des commandes, la multiplication stérile des dessins et des modèles, la répétition fréquente des erreurs et des corrections nécessaires dans des épreuves sans cesse renouvelées, l’absence de l’outillage enfin et tant d’autres circonstances fâcheuses, conséquences naturelles du renchérissement que le haut prix du fer entraîne ? Il vous est impossible de le dire, et le mécanicien lui-même ne le sait pas. Ce qu’il sait, parce que sa pratique journalière le lui démontre, c’est qu’il lui est impossible de soutenir, dans la situation où il se trouve, la concurrence étrangère, et c’est de ce fait pratique qu’il s’autorise pour réclamer le maintien du système restrictif, cause première de tout le mal.

Pour soutenir les mécaniciens français dans l’état d’infériorité où les tient le monopole des maîtres de forges, on leur accorde à leur tour une protection qui peut être évaluée, en moyenne, à 30 ou 35 pour 100 de la valeur de leurs produits. Ce n’est pas trop, et, pour notre part, tant que le monopole s’étendra sur la matière première, nous trouverons cette protection convenable et juste. Croit-on cependant que cette faveur les dédommage ? Il s’en faut de beaucoup. On leur assure à peu près le marché national, c’est vrai, mais un marché national desséché et appauvri. On les garantit contre la concurrence étrangère, après les avoir mis hors d’état de la soutenir ; mais leur rend-on au dedans cette consommation étendue, ce débouché facile et courant, ces larges et fructueuses commandes, qui font la prospérité tout aussi bien que la puissance de leurs rivaux ? Non ; leur industrie végète et se traîne dans un état d’infériorité maladive, et ils se traînent avec elle au milieu des incertitudes et des déboires qui accompagnent naturellement une situation toujours précaire. Qui osera dire qu’il ne vaudrait pas mieux pour eux se passer de toute protection, s’ils étaient débarrassés en même temps du fardeau qui rend la protection nécessaire ? Qu’on leur rende le bas prix du fer, en y joignant, comme complément indispensable, le bas prix du charbon, et leur industrie grandira. Cela fait, qu’on leur retire aussi la protection qui les couvre, non pas tout d’un coup, mais à mesure qu’ils auront pu s’organiser en vue de leur situation nouvelle. À ces conditions, la concurrence étrangère, loin de leur être fatale, ne fera que les fortifier davantage, soit en leur offrant des exemples, soit en développant encore mieux dans leurs ateliers le principe si fécond de la spécialité des travaux. C’est alors qu’ils jouiront, sur un marché agrandi où ils ne connaîtront plus de maîtres, d’une prospérité réelle, que toutes les faveurs du régime présent sont impuissantes à leur donner.

Il va sans dire que la protection de 30 à 35 pour 100 qu’on accorde aujourd’hui aux mécaniciens, pour les dédommager tant bien que mal de la cherté du fer qu’ils emploient, est faite aux dépens des manufacturiers qui se servent des machines. Ainsi le mal se communique, et non pas, comme on l’a vu, en s’affaiblissant. Si la cherté artificielle du fer affecte d’une manière si grave le travail du mécanicien, pour combien comptera-t-on dans les manufactures l’influence du renchérissement artificiel des machines ? À cet égard, les manufacturiers consultés ont ordinairement, surtout lorsqu’ils sont protectionistes, deux poids et deux mesures. S’agit-il d’établir le chiffre de la protection qui leur est nécessaire, ils enflent leur estimation ; vient-on, au contraire, mettre en balance devant eux les avantages et les charges du régime protecteur, pour leur faire comprendre les funestes illusions de ce régime, ils atténuent aussitôt les résultats[12] : dans l’un et l’autre cas, ils se trompent, parce qu’ils négligent toujours, sans le savoir ou sans y prendre garde, les principaux élémens de ce calcul. Une seule considération entre mille fera comprendre toute la vanité, toute l’insuffisance de ces évaluations. Quand les machines sont à bas prix, les industriels qui s’en servent craignent peu d’en changer et adoptent sans effort tous les progrès que le temps amène. Il n’en est pas ainsi là où les machines sont chères, et l’on entrevoit d’ici les conséquences. Le plus grand des filateurs de lin de l’Angleterre, M. Marshall, de Leeds, a renouvelé trois fois son matériel en peu d’années, et c’est par là qu’il s’est maintenu constamment au niveau du progrès. Que l’on propose donc à un filateur français d’en faire autant ! Outre que les capitaux sont plus rares en France, les machines y sont trop chères pour qu’on se permette des satisfactions semblables : aussi n’y faut-il guère moins qu’un incendie pour déterminer dans un établissement quelconque un changement si radical. En général, le fabricant français garde ses machines telles qu’elles sont, et les fait fonctionner tant bien que mal jusqu’à parfaite usure. De là vient qu’à côté d’un petit nombre d’établissemens nouveaux, qui n’ont rien à envier aux plus beaux, aux meilleurs établissemens de l’Angleterre, nous en comptons un plus grand nombre d’autres qui sont arriérés de quinze ou vingt ans. Le fait est grave, et il explique bien des choses. Qui songe pourtant à en tenir compte dans ses calculs ? Demandez au chef de l’un de ces établissemens arriérés, et ce sont ordinairement les plus ardens protectionistes, pour quelle proportion le haut prix de ses machines entre dans la valeur de ses produits : il supputera l’intérêt, il y ajoutera l’amortissement, qu’il portera d’autant plus bas que les machines auront duré davantage ; il se gardera bien de faire entrer dans son calcul le tribut journalier, et bien autrement considérable, qu’il paie à l’imperfection de ses instrumens, à l’insuffisance des procédés vieillis dont il use. Qu’on ajoute à tout cela la lenteur ordinaire des installations pour les établissemens nouveaux, dans un pays où la mécanique n’a pas tout le développement et toute la puissance qu’elle devrait avoir : lenteur si coûteuse et souvent si fatale ; qu’on y ajoute encore la nécessité pour le manufacturier d’une plus grande mise dehors, qui amoindrit ses ressources, dans un pays où les capitaux sont rares, et le jette souvent, dès le début, dans une situation précaire, et on se fera une idée un peu plus juste, quoique bien insuffisante encore, de la funeste influence que le monopole des maîtres de forges étend sur nos manufactures.

C’est ainsi que le fardeau du privilège, jeté sur un des premiers élémens du travail, va retombant de proche en proche sur chacune des branches successives de la production, en acquérant à chaque fois une gravité nouvelle. Nous avons suivi cet enchaînement de conséquences, autant qu’il nous était permis de le faire, dans une des directions du travail ; on le retrouverait de même dans toutes les autres. Il va sans dire que les observations qui précèdent s’appliquent avec plus ou moins de force aux matières premières en général : il est clair pourtant qu’il n’est point d’autre matière dont le bas prix importe autant à la prospérité industrielle d’un pays.

Aux yeux de bien des gens, la question de l’existence de l’industrie du fer en France revient à ceci : Conserver cette industrie avec ses privilèges actuels, ou se résigner à la perdre. C’est ainsi qu’elle a été posée bien souvent, soit par les partisans, soit par les adversaires du monopole, bien que les uns et les autres la tranchent diversement selon le point de vue où ils se placent. Certes, si le pays nous paraissait réellement placé dans cette alternative fâcheuse, pour notre part, nous n’hésiterions pas ; mieux vaudrait assurément renoncer à fabriquer du fer en France que de l’obtenir toujours aux conditions accablantes que nous subissons depuis trente ans. Quoi qu’on en dise, il n’y a aucune nécessité à ce qu’un pays produise lui-même le fer dont il use. La crainte que l’on manifeste parfois d’en manquer en temps de guerre est pour le moins déraisonnable ; elle serait même puérile si elle n’était pas feinte et manifestée le plus souvent pour des motifs intéressés. La France est entourée, Dieu merci ! d’un assez grand nombre de pays producteurs de fer pour que la crainte de manquer de ce métal nécessaire ne la préoccupe en aucun temps, et, à supposer même une conflagration générale de l’Europe, comme celle qui eut lieu sous la république et sous l’empire, il resterait toujours assez de points de notre territoire accessibles aux étrangers pour que ce produit nous arrivât abondamment. Si un grand nombre de produits nécessaires ou utiles nous ont manqué durant les guerres de l’empire, ce n’était pas, comme on affecte de le dire, que l’étranger refusât de nous les apporter ; c’est que nous-mêmes, par une politique que nous nous abstiendrons de qualifier ici, nous refusions de les admettre. La crainte d’être privés de fer au moment du besoin nous paraîtrait donc une bien faible considération dans le débat, et ce n’est pas en vue de ce danger chimérique que nous voudrions voir sacrifier sans mesure et sans terme tous les intérêts vivans du pays. Heureusement l’alternative posée n’est pas sérieuse. Est-il vrai que, sous un régime de liberté, l’industrie du fer périrait ? C’est là une face nouvelle de la question, ou plutôt c’est une nouvelle question à traiter, sur laquelle on ne saurait jeter trop de lumière, et qui mérite, à ce titre, que nous en fassions l’objet d’un examen particulier.


CH. COQUELIN.

  1. Discours prononcé à la chambre des pairs dans la session de 1836.
  2. Du Concours des Canaux et des Chemins de fer, par M. Ch. Collignon, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées.
  3. La loi est bien, comme nous venons de le dire, de l’année 1836 (2 juillet), mais il est bon de remarquer qu’elle ne faisait que confirmer des ordonnances antérieurement rendues, et dont l’effet avait commencé à se faire sentir dès l’année 1834.
  4. L’importation des houilles anglaises, pendant long-temps stationnaire, et qui n’était encore, en 1834, que de 489,000 hectolitres, s’est élevée, en 1844, à 3,675,000, sans compter 600,000 hectolitres destinés aux bêtimens à vapeur de notre marine marchande.
  5. Voyez le dernier compte-rendu de l’administration des mines.
  6. 27,300,000 hectolitres en 1833, et 57,800,000 en 1844.
  7. Voyez la livraison du 15 août.
  8. Compte-rendu des travaux des ingénieurs des Mines pendant l’année 1845, p. 238. Quoique ce volume comprenne en général les faits relatifs à l’année 1844, le total des valeurs créées par l’industrie du fer n’est indiqué que pour l’année 1843.
  9. Il y a même aujourd’hui une circonstance de plus, c’est qu’on ne peut pas toujours obtenir en France le fer dont l’emploi est indispensable et forcé. C’est ce qui arrive, par exemple, à plusieurs de nos compagnies de chemins de fer, qui ne peuvent pas obtenir de l’industrie française, en temps utile, les rails et les coussinets nécessaires à l’établissement de leurs voies.
  10. Philosophie des manufactures.
  11. On comprend que la proportion varie beaucoup, selon qu’il y a plus ou moins de travail dans une machine.
  12. Il est juste de dire qu’il ne peut pas y avoir à cet égard de mesure exacte et générale, parce que cela varie beaucoup selon le genre de la fabrication.