La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/2.III

Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 162-171).

CHAPITRE III.

Comment l’Assemblée constituante fut obligée de se transformer
en Concile.


La maxime fondamentale de l’ancienne société française était que le pouvoir vient de Dieu[1]. La puissance de la tradition sortait en quelque sorte des entrailles mêmes de cette théorie, puisque l’organisation primitive de la société était divine, et que la longue possession, en prouvant le consentement divin, établissait le droit. Si la tradition était nécessaire dans la société spirituelle, dont l’histoire remontait sans interruption aux apôtres, et qui possédait un symbole écrit, elle l’était bien plus encore dans la société temporelle, qui ne pouvait montrer avec la même évidence ni la transmission, ni la charte originelle du pouvoir, et qui était obligée de fonder le droit sur la continuité du fait. De là l’existence des privilèges de la noblesse, qui était, comme la royauté, un fait historique et divin, divin parce qu’il était historique. Le caractère d’une société ainsi constituée est d’imposer une religion, de fonder le droit sur la tradition, et à défaut de la tradition, sur la volonté royale, d’identifier le droit avec le privilège, et de ne pas accorder de droit politique à la classe infime de la nation. Elle est, en un mot, éminemment conservatrice, puisqu’elle ne peut s’écarter de ce qui dure, sans s’écarter du droit : conservatrice du dogme religieux, conservatrice des formes de la constitution, conservatrice de l’organisation hiérarchique de la société. Elle fait constamment la guerre aux nouveautés théologiques, aux nouveautés politiques, et aux parvenus. Imposer le droit, maintenir la tradition, s’opposer aux innovations : telle était la lâche que la société morte en 1789 s’était donnée.

Mais comme il n’est pas au pouvoir de la force de supprimer l’idée, mais seulement de la gêner et de la retarder, l’innovation s’introduisait de toutes parts dans ce monde si bien gardé. Ne pouvant modifier les lois, elle saisissait les mœurs, et par les mœurs, elle menaçait les lois. Au seizième siècle, la réforme ; au dix-septième, la philosophie ; au dix-huitième, l’Encyclopédie ; Luther, Descartes, Voltaire : la Révolution arrivait à grands pas ! Le droit divin, déjà à l’agonie, accorda, octroya le droit populaire, qui se serait bien passé de la permission. Les élus de la nation s’assemblèrent à Versailles ; à peine y étaient-ils, que la Bastille s’écroula d’elle-même. Le tiers état, le troisième ordre, le dernier, appela à lui le clergé et la noblesse : ils résistèrent, il fallut céder : la tradition était morte. Par quel miracle ces plébéiens, ces corvéables, ces conquis mettaient-ils leurs maîtres à leur niveau ? Qui battait en brèche d’une façon si triomphante le privilège ? Était-ce la force ? Non ; c’était l’ennemi propre du privilége, c’était le droit. Le jour s’était fait sur la nature des sociétés, sur l’origine du pouvoir, et la nation sentait enfin qu’il y avait contradiction entre les principes du droit naturel et ceux du droit féodal. Elle voulait bien respecter la propriété, si la propriété était légitimement gagnée, et le pouvoir, si le pouvoir était établi par elle-même, et organisé en vue de la justice et de l’intérêt commun ; mais elle ne voulait pas être plus longtemps la propriété du roi et des nobles, et la dupe du privilège. Déjà, toutes les fois qu’il y avait eu des états généraux, on avait vu le droit défendu contre le privilège, la justice contre la tradition, par quelque ferme esprit sorti de la plèbe. La protestation troublait les âmes, sans apporter une complète conviction, parce que le préjugé était trop enraciné et trop armé. Mais à présent, il était tout nu. Voltaire lui avait arraché son prestige, et le peuple éclairé, voyant enfin les choses comme elles sont, s’était retiré des privilèges, et leur avait ôté leur force. La rapidité de la Révolution n’étonne que parce qu’on oublie qu’elle renverse des fantômes. Le tiers état était le maître, par la force de la raison, avant de l’être par la soumission du clergé et de la noblesse. Cette première victoire, qui remettait le peuple à sa place, rendait la nuit du 4 août nécessaire. En effet, il aurait fallu que le peuple reconstruisît de ses propres mains les privilèges sous lesquels on l’accablait. Le roi ne voulait pas sanctionner les décrets du 4 août, mais pourquoi ? Parce qu’il était sous le coup d’une erreur profonde : il se croyait vivant ! L’Assemblée, pendant que Louis XVI songeait à employer son veto, tenait le droit de veto dans sa main, et s’apprêtait à le broyer. Le 21 janvier n’a détruit que la personne du roi, l’individu, un homme qui portait le nom de Louis XVI ; mais de roi de France, il n’y en avait plus depuis longtemps. Et ce n’est pas parce que le roi de France avait perdu son nom pour s’appeler, de par l’Assemblée, le roi des Français ; ce n’est pas parce qu’il avait été dépouillé du pouvoir législatif ; ce n’est pas parce qu’il avait reçu de l’Assemblée, à titre de mandat, une portion, un reste de ce pouvoir exécutif dont il se croyait l’héritier ; ce n’est pas parce que le peuple de Paris l’avait pris à Versailles, et transféré à Paris ; parce qu’il l’y avait claquemuré et surveillé dans son palais, parce qu’il lui avait mis le bonnet rouge sur la tête ; ce n’est pas parce que l’Assemblée avait prononcé la déchéance, et emprisonné le petit-fils de saint Louis, d’Henri IV et de Louis XIV, dans le cachot du temple : non ; c’est parce que l’Assemblée existait ; parce que le charme de la tradition était rompu ; parce qu’il s’agissait désormais, non du droit dérivant des coutumes, du fait, de la possession ou de la volonté royale, mais du droit éternel, écrit dans les âmes par la main de Dieu. La révolution était si complètement faite avant la mort du roi, avant le 10 août, avant le 4 août, qu’à partir de la réunion des ordres, on ne parle plus dans l’Assemblée que le langage de la raison. Le côté droit n’invoqua plus la tradition, si ce n’est comme argument oratoire, et propre à faire naître la pitié. Tout le monde parla de bon ordre, de bonne organisation, de liberté, d’intérêt commun. Pour comprendre où on en était, il n’y a qu’à lire les discours de Mirabeau le jeune, de d’Esprémesnil, de Cazalès, de Maury, ces discours qui indignaient le gros de la nation, et qui paraissaient si étrangement réactionnaires : qu’on se figure les mêmes discours prononcés deux ans auparavant dans le parlement, devant les prélats, les pairs, le grand banc et les charges de la couronne. Le spectacle de la Révolution est plus grand dans cette première année qu’il ne le fut jamais durant la tourmente. Le 23 juin 1789 est la journée de l’histoire.

Quand 1789 eut remplacé le gouvernement imposé par le gouvernement choisi, ou plutôt (car c’est le droit abstrait qui fut conquis, et l’application resta à débattre), quand 1789 eut remplacé la nécessité de subir par le droit de choisir, la nation, qui si longtemps avait appartenu au droit divin, au privilège, à l’autorité, à l’immobilité, appartint sans réserve au droit naturel, à la liberté, au progrès, c’est-à-dire, en un mot, à la science. La Révolution était pour la pensée plus qu’une émancipation : c’était un avènement. Le vaisseau quitta son ancrage séculaire pour voguer librement dans la mer immense.

Il s’en fallait bien que le christianisme fût incompatible avec les idées nouvelles d’émancipation et d’égalité[2]. Il suffit d’ouvrir l’Évangile pour y trouver la charte de la fraternité universelle, et l’histoire de la plus grande et de la plus belle des révolutions sociales. Les réformateurs nouveaux pouvaient vaincre la société féodale avec les mêmes doctrines et les mêmes préceptes qui avaient vaincu le monde romain. Cette grande et sublime religion, qu’on ne peut se lasser d’admirer quand on est capable de la comprendre, suffisait à tous les progrès, à toutes les légitimes aspirations de l’humanité, pourvu qu’on ne vît en elle que ce qu’elle est, c’est-à-dire une école, et non ce que le clergé en a fait, c’est-à-dire un ressort de gouvernement. À la distance où nous sommes de la Révolution, il nous semble très-naturel qu’on pût être à la fois, en 1789, chrétien et libéral. Un seul point rendait cette alliance difficile : le christianisme était imposé, il était une religion d’État ; double malheur, d’abord pour la religion, qui pouvait être la vérité[3], et qui descendait à être la force ; ensuite, pour la liberté, qui n’est pas possible dans les actes quand elle n’existe pas dans la pensée. Là était le nœud qu’il fallait délier. La justice et la bonne politique étaient de dire : l’État ne demande plus au christianisme son appui ; il lui retire le sien ; les consciences sont libres. Par ce seul mot, la liberté était assurée, et le christianisme était régénéré, car il remontait d’un coup, et par sa propre force, à la pure et sereine hauteur où son fondateur l’avait placé. Si on avait accompli dès le premier jour cette séparation de la foi religieuse et de la vie civile, le christianisme serait devenu en effet la religion dominante, non par la vaine déclaration de l’Assemblée, mais par l’ascendant d’une doctrine simple et profonde, d’une morale pure et véritablement humaine. Il est certain que ces droits de la pensée religieuse et des formes diverses de la pensée religieuse furent entrevus dans les premiers jours d’enthousiasme ; ils furent comme le rêve poétique des débuts de la Révolution.

Dieu du peuple et des rois, des cités, des campagnes,
De Luther, de Calvin, des enfants d’Israël,
Dieu que le Guèbre honore au pied de ses montagnes,
En invoquant l’astre du ciel,
Ici sont rassemblés, sous ton regard immense,
De l’empire français les fils et les soutiens,
Célébrant devant toi leur bonheur qui commence.
Égaux à leurs yeux comme aux tiens[4].

Mais comme il est nécessaire de gravir la montagne pour embrasser l’horizon, car pendant qu’on est engagé dans les sentiers on voit à peine à quelques pas devant soi, il faut regarder les événements humains à travers l’histoire pour en comprendre les vrais rapports. Le christianisme pour nos pères, impatients de tous les jongs et résolus à les briser, ce n’était pas l’Évangile ; c’était le clergé, le premier ordre de l’État, attaché à ses privilèges et à ceux de la noblesse, partisan d’une politique rétrograde, défenseur du droit divin et de toutes ses conséquences, riche à millions, riche à l’excès, ennemi à outrance de la philosophie et de la liberté de penser. Les premiers qui se préoccupèrent des intérêts religieux de la société ne virent que le clergé et non les droits de la conscience. Ils aimèrent mieux réformer la religion que de s’en séparer. Ils auraient cru commettre une impiété en desserrant les antiques liens qui attachaient l’État à l’Église, et ils se persuadèrent qu’il était en leur pouvoir d’accommoder l’Église aux nécessités nouvelles de l’État. Ainsi, d’un côté, ils reculèrent devant la liberté ; de l’autre, ils poussèrent la hardiesse jusqu’à l’oppression, jusqu’à l’hérésie. Ce fut d’ailleurs, en eux, une grande marque de sagesse et de modération de s’arrêter dans leurs réformes à ce qui était indispensable. Mais une fois engagée dans la résolution de considérer la religion comme une partie de la politique et de la plier aux nécessités sociales, la Révolution ne devait pas s’arrêter avant de s’être débarrassée de tout ce qui lui rappelait un passé odieux.

Il est malheureusement dans la nature des hommes de ne sortir d’une servitude que par une proscription, ce qui est au fond tourner dans un cercle vicieux. Il n’y a rien de si puissant dans nos cœurs que le désir de se venger, ou du moins le désir d’avoir son tour. C’est recueil des petites révolutions, et ce fut la plaie de la grande. Pendant que la Constituante procédait avec tant de calme et de force à la fondation d’une société nouvelle, le flot de la colère partait d’en bas ; et, toujours grossissant, il finit par envahir les pouvoirs publics. C’est la colère du peuple qui fit la Convention ; nous la verrons armer contre la Convention, devenue insuffisante, la Commune de Paris et les jacobins. Nous verrons les spoliateurs d’églises forcer à chaque instant les portes de la Convention, déshonorer la représentation nationale, troubler les séances, transformer la salle de la Convention en un lieu de mascarade. Ces bandes interminables défilaient en poussant des cris et quelquefois au son des tambours et de la musique, tandis que le public des tribunes applaudissait à outrance, et que les membres de l’Assemblée rougissaient sur leurs bancs et courbaient la tête. Ils se sentaient impuissants devant ces orgies. Les démissions de prêtres, les lettres de prêtres annonçant leur mariage[5] devinrent si nombreuses, que l’Assemblée s’en débarrassa sur les municipalités. Danton ne pouvait pas dissimuler son dégoût. Par un contraste étrange avec ces dédains et cette secrète humiliation de l’Assemblée, les représentants en mission, plus mêlés au peuple et aux passions du peuple, se mettaient à la tête du mouvement anti-catholique. Ils présidaient eux-mêmes au pillage, et envoyaient par charretées à leurs collègues les dépouilles des sanctuaires, avec des lettres toutes pleines d’invectives contre la religion et les prêtres. La plupart de ces forcenés croyaient de bonne foi faire œuvre de patriotisme. Ils n’auraient pas compris le langage de la Convention, si la Convention avait osé leur prêcher le calme et la tolérance. L’histoire serait trop simple, et l’humanité serait trop belle si l’on pouvait s’arrêter du premier coup dans la raison. N’avons-nous pas vu cette même Assemblée constituante, où siégeaient tant de fermes esprits, hésiter, se troubler dans la question si simple de l’émancipation des protestants et des juifs ?

Ainsi les protestants avaient obtenu de l’Assemblée l’égalité complète, mais par faveur ; les catholiques avaient gardé le rang de religion d’État, ce qui constituait une iniquité pour les autres cultes, et, par les conditions imposées, équivalait pour les catholiques eux-mêmes à une persécution. Enfin les juifs étaient exclus de la jouissance des droits naturels de l’homme. On serait en droit de dire que l’Assembléo nationale ne connaissait pas la liberté de conscience. Les mêmes hommes qui ont presque renversé une monarchie séculaire, qui, dès les premiers jours de leur réunion, ont anéanti la féodalité, qui, dans la Déclaration des droits de l’homme, ont donné le Code de la liberté et de la raison, ces sages, ces modérés, ces ennemis des préjugés et de la routine, mettent, sans hésiter, les juifs en dehors du droit. Pendant qu’ils refusent ainsi solennellement de consacrer le principe absolu de la liberté religieuse, quel philosophe ne revoit par la pensée ces champs de batailles où l’on s’égorgeait pour une idée, ces cirques romains où des légions venaient mourir pour la foi, ces bûchers, ces chevalets, tous ces instruments de torture, ces galères, où l’honneur, la probité, la conscience, étaient enchaînés, par ordre du roi, avec le rebut et l’horreur de l’espèce humaine ? Hélas ! l’évidence ne s’était pas faite encore après tant de siècles, après tant de larmes, tant de sang répandu, tant de nobles cœurs comprimés, tant d’hommes de génie morts à la peine, dans les cachots, dans l’exil, sur les bûchers ! Ce n’est qu’à la veille de se dissoudre, le 28 septembre 1791, que l’Assemblée prononça le décret suivant. J’en cite les termes, non sans tristesse. Ce décret des derniers jours semble arraché à l’Assemblée constituante. Duport, en le proposant, rappela que les musulmans jouissaient des droits politiques en France. Voici le décret ; je le rapproche à dessein de la constitution civile du clergé, parce que ces deux actes, si différents en apparence, procèdent du même principe :

« L’Assemblée nationale, considérant que les conditions nécessaires pour être citoyen français et pour devenir citoyen actif sont fixées par la Constitution, et que tout homme qui, réunissant lesdites conditions, prête le serment civique et s’engage à remplir tous les devoirs que la Constitution impose, a droit à tous les avantages qu’elle assure ;

« Révoque tous les ajournements, réserves et exceptions insérés dans les précédents décrets relativement aux individus juifs qui prêteront le serment civique…… »



  1. C’est la politique catholique, dont saint Paul a donné la maxime fondamentale dans ce passage célèbre : « Que tout le monde soit soumis aux puissances supérieures ; car il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et c’est lui qui a établi toutes celles qui sont sur la terre.
     « Celui donc qui s’oppose aux puissances, résiste à l’ordre de Dieu ; et ceux qui y résistent attirent la condamnation sur eux-mêmes.
     « Car les princes ne sont point à craindre lorsqu’on ne fait que de bonnes actions, mais lorsqu’on en fait de mauvaises. Voulez-vous ne point craindre les puissances ? Faites le bien, et elles vous en loueront.
     « Le prince est le ministre de Dieu pour vous favoriser dans le bien. Que si vous faites mal, vous avez raison de craindre, parce que ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée. » (Aux Romains, XVI, 1, 2, 3, 4.)
  2. En décembre 1798, pendant l’occupation française en Italie, le cardinal Chiaramonte, évêque d’Imola, qui fut, l’année suivante, le pape Pie VII, écrivit, dans un mandement, ces paroles remarquables : « La forme du gouvernement démocratique adopté parmi vous, ô très-chers frères, ne répugne pas à l’Évangile ; elle exige, au contraire, toutes les vertus sublimes qui ne s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ, et qui, si elles sont religieusement pratiquées par vous, formeront votre félicité, la gloire et l’esprit de votre République. »
  3. Si la force des lois vient de ce qu’on les craint, la force d’une religion vient uniquement de ce qu’on la croit. » (Porlalis, Discours sur l’organisation des cultes, 15 germinal an X.)
  4. Hymne de la fédération, par J. M. Chénier (14 juillet 1790).
  5. Les évêques qui s’opposaient au mariage des prêtres, étaient condamnés à la déportation (19 juillet 1793). De quel droit, puisque les prêtres n’étant plus fonctionnaires (décret du 10 décembre 1792), l’autorité épiscopale était purement spirituelle ?