La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/2.II

Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 156-161).

CHAPITRE II.

L’Assemblée constituante vote la constitution civile
du clergé.


Puisque l’Assemblée proclamait la liberté, il était contradictoire de conserver une religion d’État ; et puisqu’elle faisait partout la guerre au privilège, il était impossible de laisser subsister l’organisation ecclésiastique sans la réformer. De ces deux vérités évidentes, la seconde, qui était un fait, frappa tous les yeux ; la première, qui était un principe, échappa aux esprits les plus résolus. Mais plus on était aveuglé sur la légitimité du principe, plus la réforme était urgente. On chargea donc le comité ecclésiastique d’y procéder. La réforme qu’il proposa, et qui devint célèbre sous le nom de constitution civile du clergé, roulait sur trois points : 1o La division des territoires diocésains et curiaux était entièrement remaniée et rendue conforme à la division de la France en départements et en communes[1], 2o le droit de nomination des évêques était enlevé au roi, le droit d’élection rendu aux fidèles[2] ; 3o l’appel en cour de Rome était interdit pour toutes les causes ecclésiastiques, et toutes les affaires devaient se terminer en France.

Treilhard, qui fut chargé le premier de défendre le projet du comité, divisa son argumentation en deux points : la réforme proposée est-elle utile ? avez-vous le droit de la faire ?

Sur le premier point, il avait trop évidemment raison. Les évêchés, comme les provinces, s’étaient formés au hasard, et présentaient les anomalies les plus bizarres quant à l’étendue du territoire et au chiffre de la population. L’inégalité des revenus était monstrueuse ; il y avait des évêchés de quatre cent mille livres et des curés, en grand nombre, à sept cents livres. Il s’était élevé une foule de dignités ecclésiastiques étrangères au ministère spirituel, sans parler du cardinalat : abbayes, prieurés, collégiales,

chapitres métropolitains ou diocésains, qui formaient un état-major immense sans aucune fonction. Conserver ces inégalités profondes, ces richesses excessives, laisser à la disposition du roi des faveurs si disproportionnées avec tout ce qui subsistait dans les autres services publics, c’était rendre toutes les réformes illusoires et créer au clergé une situation impossible. Enfin, le recours au pape était certainement une source d’embarras nombreux, par l’influence qu’il donnait à la cour de Rome sur nos affaires intérieures, et par les moyens qu’il fournissait au clergé d’échapper à l’action de l’autorité civile, en se couvrant des droits et de la responsabilité d’une puissance étrangère.

Aussi n’y eut-il pas de contestation sérieuse sur l’urgence des réformes. L’archevêque d’Aix, qui était beaucoup trop habile pour heurter de front le sentiment public, et qui, d’ailleurs appartenait à la classe des prélats administrateurs, se borna à demander la convocation d’un concile qui ferait avec compétence ce que l’Assemblée ne pouvait faire que par une violation des droits de l’Église. L’évêque de Lidda[3], ne comptant pas autant que son collègue sur le sens pratique et l’esprit de modération de la majorité du clergé, proposa de faire connaître au roi par un mémoire les désirs de l’Assemblée, et de le charger d’en obtenir la réalisation par les voies canoniques, c’est-à-dire par l’intervention du pape. Au fond, l’Assemblée, qui voyait l’urgence des réformes et la difficulté de les faire faire par le clergé, était très-résolue à les accomplir elle-même. Mais il fallait justifier de son droit devant la minorité devant l’Église, devant l’Europe. Là était la difficulté.

Treilhard était de ceux qui se disaient catholiques, et qui voulaient conserver le catholicisme comme religion dominante. Il entreprit de prouver, à grand renfort de citations, qu’une assemblée laïque élue sans le concours de l’Église universelle, dans un but exclusivement politique, comptant des protestants dans son sein et un très-grand nombre d’incrédules, était compétente pour créer ou supprimer des sièges épiscopaux, pour décider du mode de nomination des évêques, et pour limiter les droits du souverain pontife à une simple suprématie d’honneur, et « à la faculté d’avertir ses collègues. » Camus vint à son secours, et parla en canoniste. Ils soutinrent à l’envi que les apôtres ayant été institués pour toute la chrétienté sans distinction de territoire, il en devait être de même de leurs successeurs ; que la limitation des territoires était une simple affaire de police ; que si Charlemagne, après la campagne de Saxe, Carloman, en 742, Louis le Débonnaire, en 834, avaient pu ériger des archevêchés, une Convention nationale ne pouvait manquer de compétence en pareille matière ; que l’élection des évêques était l’ancienne coutume des chrétiens des Gaules, supprimée par les papes, rétablie par saint Louis, supprimée de nouveau, puis rétablie par l’ordonnance d’Orléans, et enfin abolie en dernier lieu par l’ordonnance de Blois qui avait conféré au roi de France le droit de nommer aux évêchés. Pendant deux longues séances, on entendit invoquer les conciles, citer saint Augustin et saint Jérôme ; on put se croire transporté dans un concile national, ou tout au moins dans une assemblée du clergé.

La droite ne manqua pas d’en faire la remarque : « Vous vous transformez en concile, s’écria le curé de Roanne. Si vous invoquez les canons, il faut rétablir celui qui ordonne aux femmes de ne paraître en public que voilées, celui qui défend de manger le sang des animaux. Si vous faites un triage entre les canons, acceptant ceux-ci, rejetant ceux-là, vous vous constituez juges de la foi, vous faites une œuvre qui n’appartient qu’à l’Église universelle ou au pape qui la représente. L’Église, modifiée par vous dans sa discipline et dans l’administration de ses sacrements, ne sera plus l’Église catholique. Vous commencez un schisme, vous renouvelez l’œuvre de Luther ! »

L’Assemblée répondait par de violents murmures à cette argumentation sans réplique. D’un autre côté, quelques membres du clergé gâtaient la force de cette position par leurs exagérations. Le curé Leclerc prétendait conserver à l’Église une action même temporelle ; il énumérait ainsi les droits qu’on devait lui conserver : « La législation, pour le bien général ; la coaction, pour arrêter les infractions qui seraient faites à la loi ; la juridiction, pour punir les coupables, et l’institution, pour instituer les pasteurs. » C’était jeter de l’huile sur le feu. Cette revendication explicite du droit de coaction arrachait à Camus ces paroles, où le fond de son âme se dévoilait : « Nous sommes une Convention nationale, nous aurions assurément le droit de changer la religion ; mais nous ne le ferons pas, ce serait un crime, etc. » Parler ainsi, c’était traiter le christianisme comme un établissement purement politique, l’accepter par convenance pour l’utilité qu’on en retirait, et s’arroger le droit de le modifier profondément pour l’accommoder aux vues gouvernementales de l’Assemblée. Sauf ce mot qui lui échappa, et qui ne fut pas compris. Camus se renferma, comme Treilhard, dans des subtilités de canoniste.

Mais il y avait dans l’Assemblée un homme qui n’avait rien à ménager, dont la politique était de pousser la logique à l’excès, et de subjuguer les esprits en les mettant brusquement en face des conséquences les plus dures : c’était Robespierre, alors assez peu connu, très-peu entouré. Au lieu de prétendre à l’orthodoxie, comme la majorité du comité ecclésiastique, il articula très-nettement que la religion était un service public, les prêtres des magistrats ; que l’Assemblée avait le droit de réformer la religion comme tout le reste ; que le peuple devait nommer les prêtres, et les salarier dans la proportion de leurs services. Il alla même jusqu’à demander le mariage des prêtres. Ce discours qui allait au fond des choses, et qui mettait à nu la véritable politique de l’Assemblée, fut écouté avec impatience, et plus d’une fois couvert par des murmures qui ne partaient pas tous des rangs de la droite[4]. Si la détermination de mettre la main sur l’organisation du clergé n’avait pas été arrêtée dans les esprits, cet excès de franchise pouvait tout perdre. L’Assemblée, qui sentait le besoin d’une religion, qui la voulait dominante, qui ne pouvait pas en faire une, ne voulait pas s’avouer à elle-même, et ne voulait pas avouer au monde que la France avait cessé d’être catholique. Quand une Assemblée a un parti pris dans une question redoutable, il arrive souvent, à sa honte, qu’on la sert mieux en lui fournissant des équivoques et des palliatifs, qu’en déchirant honnêtement et brusquement tous les voiles.

La constitution civile du clergé fut donc adoptée par les motifs de Treilhard et de Camus[5]. L’Assemblée refit au rebours l’œuvre de Boniface VIII ; elle assouplit le catholicisme aux besoins de sa politique, et feignit de croire qu’elle n’avait porté aucune atteinte à l’orthodoxie. L’ardente polémique qui accompagna et suivit les débats roula presque tout entière sur ce thème. La question de liberté de conscience ne fut posée ni par le clergé, qui ne parla que des droits de l’Église, ni par la majorité, qui se déclara orthodoxe, ni par Robespierre, qui soutint le principe des religions d’État créées de toutes pièces, comme instrument de gouvernement, par le pouvoir politique.

Quand on ne sait pas les nécessités que les passions humaines introduisent dans l’histoire, on peut s’étonner que la réaction contre le despotisme royal ait abouti si promptement, et après une si courte halte dans la liberté, au despotisme révolutionnaire ; et que la haine des conventionnels contre l’ancienne religion d’État n’ait inspiré à la Convention qu’une religion d’État nouvelle. Ce phénomène mérite de nous arrêter.

  1. Séances des 6 et 7 juillet 1790. Il y avait alors en France 135 évêques et 33 000 curés. Le nombre des ecclésiastiques, depuis les archevêques jusqu’aux moines mendiants, était de plus de 400 000.
  2. Séance du 9 juin 1790. Art. 2. « Toutes les élections (aux évêchés nouveaux) se feront par la voie du scrutin et à la pluralité absolue des suffrages. » Art. 3. « L’élection des évêques se fera dans la forme prescrite, et par le corps électoral indiqué dans le décret du 2 décembre 1789 pour la nomination des membres de l’assemblée des départements. » Art. 6. « Pour être éligible à un évêché, il sera nécessaire d’avoir rempli des fonctions ecclésiastiques dans le diocèse, au moins pendant dix ans en qualité de curé, ou pendant quinze ans en qualité de vicaire d’une paroisse, ou de vicaire supérieur ou de directeur dans le séminaire du diocèse. » Art. 7. (Séance du 12.) « Pour être éligible à une cure, il faudra avoir été cinq ans vicaire, ou avoir rempli telle autre fonction ecclésiastique que l’Assemblée indiquera. » Art. 19. (Séance du 14 juin.) « Avant que la cérémonie de la consécration commence, l’élu prêtera en présence des officiers municipaux, du peuple et du clergé, le serment solennel de veiller avec soin sur le troupeau qui lui est confié, d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout son pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale, et acceptée par le roi. » Art. 23. (Séance du 15.) « L’élection des curés se fera dans la forme prescrite, et par les électeurs désignés dans le décret du 22 décembre 1789 pour la formation des membres de l’assemblée administrative du district. » Art. 35. a Les curés élus et institués prêteront le même serment que les évèques. Jusque-là, ils ne pourront faire aucune fonction sociale » Art. 40. « Chaque curé aura le droit de choisir ses vicaires ; mais il ne devra fixer son choix que sur des prêtres ordonnés ou admis dans le diocèse. « Par décrets des 26 décembre 1790, 5 février, 22 mars et 17 avril 1791, I. obligation de prêter le serment exigé par les articles 21 et 38 du titre II. fut étendue à tout ecclésiastique fonctionnaire public, sous peine de destitution immédiate.
  3. Gobel.
  4. Séance du 31 mai 1790.
  5. La loi fui proclamée le 12 juillet 1790.