Calmann-Lévy (p. 27-37).
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V

le chevalier dieutegard contribue par amour à l’expulsion de cornebille, puis on apprend à distinguer ce jeune homme réservé de son bouillant camarade chateaubedeau. il est clair que ces deux pages de la marquise sont destinés à se déchirer entre eux. mais, que vois-je ? ninon accouche de la petite fille annoncée.


Les événements les plus graves ont souvent leur source dans de méchants petits hasards de rien du tout, et je ne sais quoi me dit que cette rencontre fortuite du jardinier Cornebille et de la marquise va avoir sur la suite de notre histoire des conséquences infiniment ramifiées.

Pour commencer, Ninon chassa du château ledit Cornebille, sans consentir à en fournir le motif. Le marquis en fut très fâché, car il était content des services de cet homme, et il se montrait généralement paternel avec ses serviteurs. De plus, une grosse femme, nommée Marie Coquelière, qui se trouvait en couches au moment où le jardinier fut mis dehors, faillit avoir les sangs tournés, comme on dit dans le pays, parce qu’elle savait, prétendait-elle, que Cornebille était sorcier et fort capable de jeter à la marquise un mauvais sort : il avait changé un enfant de quatre ans en un agneau et engrossé la fille Martin, de Bourgueil, rien qu’en la regardant, et qui pis est, d’un seul œil, car il louchait affreusement.

Mais Ninon avait trop de honte à rencontrer dans le parc le témoin de sa malheureuse excentricité, et elle fut inflexible, malgré l’effroi contagieux qu’avaient répandu les craintes de Marie Coquelière. Personne ne se prêtait à signifier à Cornebille l’ordre de la marquise ; les gens s’éclipsaient l’un après l’autre ou prétendaient qu’ils ne trouvaient point l’homme au pavillon où il logeait ; les hôtes prétextaient des migraines ; ces messieurs étaient sans cesse à la chasse. Alors ce fut la première occasion qu’eut Ninon d’éprouver le dévouement du jeune chevalier Dieutegard.

Ce jeune chevalier ayant su que la marquise était dans la peine eût donné sa croix de Malte pour lui venir en aide, car il aimait Ninon avec toute la candeur généreuse de sa douzième année. Mais il était trop gêné, en présence de la marquise, pour oser lui avouer qu’il désirait la servir, quelle qu’en fût la difficulté. Il cherchait en lui-même mille moyens de lui faire deviner son intention ; mais, peu adroit de sa nature, il s’en tint à celui de l’embarrasser de sa personne, dix fois le jour, en lui obstruant le passage, si bien qu’il réussit seulement à aggraver l’état de colère où elle n’était que trop, par suite de la mauvaise volonté ou de la lâcheté de tous autour d’elle. Elle le bourra du pied à plusieurs reprises, le traita de paquet, menaça de le jeter par la fenêtre. Enfin, comme elle s’exaspérait de voir cette petite figure d’apparence impassible et qui la regardait doucement, comme un pauvre chien qu’on a fouetté, elle lui dit : « — Tiens ! vas-y, toi !… » Et il partit aussitôt en courant, sans attendre qu’elle lui donnât une plus longue instruction. Elle s’étonna qu’il l’eût comprise à demi-mot et qu’il lui obéît si volontiers, et elle suivit du regard les pas du chevalier qui s’éloignait par l’allée des fontaines, goûtant, quant à lui, dans son âme neuve, la saveur du premier ravissement.

Dieutegard alla jusqu’au logis de Cornebille, situé contre le mur de clôture, au fond des jardins bas. Un lierre épais le dissimulait à demi ; la cheminée fumait à travers la verdure ; un chèvrefeuille garnissait l’entrée. Le chevalier porta la main à son cœur en traversant un petit potager planté de choux bien en ordre, de carottes, de chicorées écrasées sous des briques, et il regardait le trou noir de la porte grande ouverte, où il ne distinguait rien. Quand il eut franchi le seuil, seulement, il vit le jardinier, un long couteau à la main, qui faisait le signe de la croix sur l’envers du pain bis, avant de trancher la part de ses deux petits enfants et de sa femme, attablés vis-à-vis. Puis Dieutegard entra et dit, sans prendre haleine, que madame la marquise faisait savoir à Cornebille qu’il eût à quitter le château, lui et les siens, aussitôt le coucher du soleil. Alors la femme commença à trembler de la tête ; on voyait remuer les ailes de son caillon blanc ; elle croisa ensuite les mains sur la table, et ses larmes coulèrent. Les deux petits se mirent à crier et se réfugièrent dans son giron. Cornebille ne disait rien et coupait son pain en petits cubes réguliers qu’il piquait de la pointe de son couteau et s’introduisait coup sur coup dans la bouche, jusqu’à ce qu’elle fût pleine ; puis il mâcha cela lentement, sans changer de figure, et enfin dit qu’il avait bien entendu et que cela suffisait.

Le chevalier s’en alla content, car les enfants sont rarement pitoyables. Il ne pensait qu’au plaisir de Ninon. Il vint la retrouver et lui annonça le bon résultat de sa mission, sans lui fournir de détails, tant il était ému. Ninon n’eut d’attention qu’à sa volonté accomplie et à la possibilité de descendre désormais dans le parc sans avoir à rougir. Elle se pencha sur le front du jeune garçon et le baisa, bien loin de se douter que par ce seul geste elle fixait une destinée. Et tout continua à aller au château comme auparavant.

Vous avez remarqué, ou bien vous le ferez plus tard, que toutes les personnes qui étaient venues chez le marquis et la marquise de Chamarante pour l’érection de la statue y sont encore. Cela n’a rien d’extraordinaire, car, invité à la campagne, on y reste tant que les maîtres de maison ne vous font pas comprendre qu’ils désirent ardemment votre départ ; considérez aussi qu’un couple qui n’a pas d’enfants a toutes les peines du monde à demeurer isolé. Une intrigue est en train de se nouer, pendant que nous parlons, entre madame de Châteaubedeau et M. de la Vallée-Chourie ; les deux belles-sœurs ne se quittent pas ; et M. de la Vallée-Malitourne fleurette avec tout le beau sexe. Quant à madame de Matefelon, son but est que le jeune chevalier, son petit-neveu, prenne l’usage du monde ; elle ne s’absente guère de Fontevrault que pour aller surveiller ses vignobles. Le baron de Chemillé, lui, ne vient là que par intermittence ; mais c’est un vieil homme indépendant, maniaque, et qui s’accoutumerait mal aux mœurs d’une maison étrangère. Je pense que nous aurons l’occasion de le voir chez lui, avec ses deux jolies soubrettes, ses œuvres d’art, ses livres et ses rosiers ; ce n’est pas loin, il habite à côté. Il est de ces gens agréables à voir en passant, mais dont la compagnie prolongée fatigue, à cause d’un goût excessif à moraliser.

Vais-je arriver maintenant à la naissance de la petite fille attendue ? Je voulais la présenter tout de suite ! Vous voyez combien peu un conteur fait à sa guise. Et il faut encore, auparavant, que je vous parle du petit Châteaubedeau.

C’était le compagnon de jeu de Dieutegard ; mais autant le chevalier demeurait timide, tendre et doux, autant Châteaubedeau était hardi et précoce. Châteaubedeau, d’une distance de cent coudées, lançait une pierre de la grosseur du poing au milieu d’une vitre de l’orangerie ; il prétendait passer ses nuits dans le lit des servantes et se vantait d’avoir vu, de ses yeux, la marquise de Chamarante toute nue.

Encore une image que j’eusse préféré éviter, d’autant plus qu’elle se répète. La marquise de Chamarante toute nue ! Voilà ce pauvre Cornebille qui a goûté la surprise de cette image et l’a payée cher ; voilà un gamin qui se flatte d’en avoir eu l’aubaine. Tous ne pensent donc qu’à cela ! La vérité m’oblige à dire qu’il en est ainsi. Il y a des femmes que jamais un homme sain n’imaginera dépouillées de leurs vêtements dont la grâce décente fait corps avec leur personne, et qu’il semblerait sacrilège de soulever même jusqu’à la cheville. Celles-ci sont vénérables personnes que je n’introduirai seulement pas dans un conte où l’on badine. Mais Ninon n’était pas de cette espèce ; elle était de l’espèce que tout homme sain dévêt à première vue. Malheur à qui aime une de ces femmes-là par le cœur !

Le chevalier disait à son ami que la seule idée de coucher contre une femme nue lui rompait les jambes et il avait peur de n’oser jamais, quoiqu’il en eût un grand désir. Quant au fait de voir Ninon dans l’état où Châteaubedeau l’avait vue, si la fortune le favorisait d’un tel spectacle, il en perdrait certainement l’usage de ses sens. Il avouait qu’il la voyait fréquemment dans ses songes, et qu’au seul aspect de cette fallacieuse image il se sentait défaillir. Châteaubedeau haussait les épaules : il parlait des femmes en prononçant des mots qui faisaient frémir son ami. Ce que Dieutegard ne comprenait pas, c’était que les relations d’homme à femme prissent dans la bouche de tous l’aspect de polissonneries joviales, à tel point que lorsqu’on entend pouffer de rire, on puisse affirmer, les trois quarts du temps, qu’il s’agit d’amour.

Lorsque Châteaubedeau rencontrait la femme de chambre Thérèse, il la pinçait, de préférence en un endroit vulgaire ; et elle interprétait ceci comme un témoignage de passion. Parfois pourtant elle se retournait et lui donnait le nom d’un vil animal de basse-cour, et Châteaubedeau disait : « Comme elle m’aime ! » Alors Dieutegard était choqué.

Quand on parlait des deux enfants, on disait, bien entendu, « les pages », sans doute parce que le mot est joli et la fonction charmante, et que l’un et l’autre séduiront de tout temps.

Ce fut Châteaubedeau, l’un des premiers au château, qui sut que la marquise était grosse. Il l’annonça à Dieutegard, non pas en ces termes qui ménagent une femme, mais en se faisant fort des confidences de Thérèse. On en parla pendant quelque temps à mots couverts. Madame de Matefelon ne se tint pas de s’en ouvrir à M. l’abbé Puce, curé de Montsoreau, qui vint tout de suite et mit les pieds dans le plat en parlant du baptême avant que l’événement fût seulement assuré. Par bonheur, la nature n’osa pas donner au prêtre un démenti, et toutes ces dames s’employèrent à préparer la layette.


Ninon passait ses jours étendue sur une chaise longue, coiffée d’un petit bonnet de dentelle, bien attristée de sa difformité, mais contente tout de même à l’idée de voir bientôt un enfant courir autour d’elle. Mesdames de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne cousaient ou brodaient en se faisant de doux yeux à la dérobée ; madame de Châteaubedeau secouait son ample poitrine toutes les fois que son fils commettait une espièglerie. Le gamin ne quittait pas les jupes des dames, et il avait des hardiesses qui remplissaient celles-ci de joie. On confiait à Dieutegard le soin de faire la lecture, et il se rendait agréable, parce que sa voix était pure et parce qu’il sentait vivement les beaux sujets ; mais ses yeux se brouillaient si Ninon le regardait ; il ânonnait alors et se disait sujet à des éblouissements.

Ce fut le beau temps de madame de Matefelon, car l’approche des grands événements de la vie, comme la naissance, le mariage ou la mort, restitue leur royauté aux vieillards, en même temps qu’elle met trêve aux folies ; et on écoute les paroles expérimentées. Cette dame, qui abondait en conseils, se soulagea dans la plus large mesure.

Ninon fut si bien prêchée qu’elle était en proie à une infinité de scrupules touchant la manière d’élever sa progéniture.

Enfin, pour la fête de la Nativité, qu’on nomme dans le pays la Bonne-Dame de Septembre, par une heureuse coïncidence, la marquise mit au monde une fille, qui eut pour marraine madame de Matefelon et pour parrain M. le baron de Chemillé, dont le prénom était Jacques ; c’est pourquoi la petite fut appelée Jacquette.