Calmann-Lévy (p. 19-26).
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IV

d’abord quatre belles femmes au bain (éloge d’une femme mûre) ; ensuite vient le récit d’un enfantillage qu’accomplit l’oisive ninon, et qui n’est pas du tout un hors-d’œuvre, comme on pourrait être tenté de le croire.


Ninon, depuis lors, affectionna beaucoup cet endroit. Elle fit creuser, agrandir, embellir le bassin, et un canal souterrain y entretint une eau pure et courante, où elle se baignait volontiers, au coucher du soleil, avec la grosse belle madame de Châteaubedeau et mesdames de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne, tandis que madame de Matefelon, qui, par bonheur pour notre vue, craignait l’eau froide, s’employait à retenir loin de là son petit-neveu, le chevalier Dieutegard, et le jeune Châteaubedeau, celui qui ressemblait à l’Amour.

Autour de la margelle fut déposée une épaisse couche de sable fin, pris dans le lit de la Loire, et un gazon agréable aux pieds nus, s’étendant jusqu’à l’hémicycle, recevait les belles nonchalantes au sortir de l’eau.

J’ai peur que vous ne vous imaginiez que madame de Châteaubedeau n’est point jolie à voir en cet état, parce que j’ai dit qu’elle était forte. Ce serait une erreur. Assurément elle avait perdu ce qu’on est convenu d’appeler la fleur de la jeunesse, et on lui donnait bon gré mal gré la quarantaine. Mais il ne manque pas de femmes de cet âge, de qui les charmes, au lieu de faiblir, ont grandi d’année en année. Cela menace de tomber tout d’un coup, me direz-vous, comme ces poires de superbe apparence qu’on trouve par terre et la chair blette, un beau matin. Point du tout ! Si je ne me faisais scrupule d’entrer dans ces descriptions de chair nue qui rendent suspectes les intentions de l’écrivain, lorsqu’elles ne sont pas nécessitées rigoureusement, — ce qui est le cas, — rien ne me serait plus aisé que de vous prouver que madame de Châteaubedeau tenait encore ferme à l’arbre. C’était une de ces grandes femmes si bien proportionnées qu’aucune de leurs parties, qui, considérées à part, semblent de dimensions inusitées, n’expose à la critique si l’on en prend une vue d’ensemble. Combien l’eussent préférée, par exemple, à madame de la Vallée-Chourie, de dix ans plus jeune, qui était petite, avait la peau brune et n’avait presque pas plus de gorge qu’un garçon ? Ceci dit, pour ôter toute ambiguïté touchant les grâces réelles de cette belle femme. C’est que je serais si fâché de vous avoir donné à considérer au bain une femme mal faite ou défraîchie !

Pour les trois autres, il n’y a pas lieu d’insister, puisqu’elles sont toutes jeunes, que vous savez déjà quelques particularités de l’une d’elles et que nous aurons trop d’occasions de connaître cette petite merveille physique de Ninon. De madame de la Vallée-Malitourne, je n’ai pas envie de dire grand’chose : c’est une chatte onduleuse et ronronnante. Est-ce que vous aimez ces bêtes, dont l’échine serpentine recherche le frôlement d’un pied de la table à l’égal de la caresse de votre main ? Leur grâce les sauve, mais c’est donc qu’elles en ont besoin.

Les voilà couchées, les quatre belles, sur l’herbe ou sur la mousse, et dans ce lieu charmant, à l’heure où le soir marche à pas de loup dans les bois. Ceci n’est point une fiction ; cela a plus de corps que le présent que nous touchons du doigt, puisqu’il n’y a guère d’yeux qui aient contemplé les bassins d’un vieux parc sans évoquer un tableau de ce genre, et les aveugles eux-mêmes le voient lorsqu’ils entendent prononcer les noms de Versailles, de Fragonard ou de Watteau. Entendez-vous comme moi le vent léger dans les feuillages qui fait lever la tête à la plus peureuse, le bruit intermittent et régulier d’un insecte qui semble tourner un rouet minuscule, et le sable fin qu’un pied nu soulève et qui retombe en grésillant, ayant laissé sa poudre d’or au duvet d’une jambe ? Voyez-vous le nuage rondelet qui se déchire là-haut comme une peau d’orange ? le vol céleste des hirondelles ? la cime heureuse d’un érable tout frémissant ? la grosse perle d’eau qui coule à regret suivant la courbe d’une hanche humide ? Soudain la brise entr’ouvre la haie d’arbustes touffus, et le couchant éclatant apparaît comme un dieu qui vient surprendre les nymphes. Elles se lèvent, effarouchées, courent à leur linge et s’habillent, avec des pudeurs, à l’abri des colonnes.

Proche de là, Ninon fit construire un champignon pouvant couvrir une compagnie de musiciens et une chaumière rustique où s’abriter en cas de pluie. Elle aimait les concerts à la nuit tombante, aussitôt poussé le dernier cri d’oiseau. Et elle s’énervait par l’effet de la musique et à la contemplation du jeune Amour. Parfois même, elle restait seule ici, s’asseyait à portée de ses traits, et la crainte fictive de la blessure de l’enfant pubère l’alanguissait de longues heures durant.

Elle regrettait que son mari passât ses journées à la chasse, répandît une si forte odeur et fût si velu. Cependant elle fermait les yeux et l’imaginait près d’elle, la saisissant dans ses grandes mains, comme aux premiers jours. Mais elle se donnait le plaisir de le rêver plus jeune et plus beau.

Voilà le moment venu de raconter la folie qu’accomplit Ninon de complicité avec la statuette.

Vous savez le cas de notre pauvre petite marquise ; je ne vous ai pas caché qu’elle avait été élevée sans principes et qu’elle était dépourvue de cette intelligence robuste qui parfois supplée à cet inconvénient. Malgré cela, je suis convaincu que, si la Providence n’eût pas tant tardé à lui accorder la fillette qui devrait être née depuis longtemps pour que mon conte fût bien composé, rien de regrettable ne se fût produit. À défaut de cela, voilà ce qui advint :

Quand Ninon allait rêver seule auprès du bassin de l’Amour, elle regardait tomber les feuilles que la fin de l’été détachait une à une ; et celles que les marronniers semblaient jeter du haut du ciel avaient l’apparence de grandes mains gantées d’or qui palpaient l’air tiède en tâtonnant, et souvent s’arrêtaient à caresser l’Amour, avant de s’aplatir à la surface de l’eau. Certaines étaient gluantes et n’en finissaient plus de se détacher du petit corps. Ninon s’amusait, avec une baguette, à piquer ou fouetter les importunes sur une des épaules ou entre les lèvres du marbre.

Or, un jour de chaleur accablante, Ninon, étendue sur la mousse, regardait son Cupidon avec ces yeux quasi stupides qui ne nous déplaisent pas toujours chez les femmes. C’est comme une taie légère que Dieu dépose, en passant dans l’air chaud, et en disant : « Regard ! participe à la sublime imbécillité de la terre… ! » Puis il va plus loin répandre le même bienfait. Une meute fût passée là que Ninon ne l’eût pas vue : son front et ses tempes se rétrécissaient comme le haut d’une bourse dont on serre les cordons, pour presser une seule et malheureuse petite idée, la plus innocente et la plus enfantine en apparence.

Figurez-vous que le même coup de vent tiède où j’ai supposé que le Seigneur se faisait porter avait vêtu le Cupidon d’une courte culotte de feuilles mortes, qui, pour comique qu’elle parût, n’en était pas moins disgracieuse. Et la petite idée de Ninon consistait à aller ôter ce vêtement végétal, de sa propre main. Pourquoi pas avec la baguette ? Parce que, se disait-elle, il y aurait danger d’endommager le hardi mais délicat relief qui valait tant de piquant à l’œuvre de M. Gillet.

La voici debout ; puis elle s’accroupit, éprouve l’eau de la main, se dégrafe, laisse aller ses vêtements. Elle est assise sur la margelle ; ses deux belles jambes tout entières s’entr’ouvrent sur le profond miroir. Hop ! elle gagne à la nage les degrés du socle et surgit, emperlée de la nuque aux talons. Elle entoure d’un bras la taille du jeune dieu, et, d’une main agile, tâtant sous la feuillée le fragile objet dérobé aux regards, le découvre, le débarrasse, en fait jaillir la pulpe charnue, tout de même qu’elle s’y fût prise pour peler des châtaignes.

« — Holà ! madame la marquise ! elles ne sont point mûres, vous allez vous casser les dents ! »

C’était le jardinier Cornebille, qui, entre les branches à demi dégarnies, ne pouvait contenir sa surprise.