Calmann-Lévy (p. 47-60).
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VII

à l’occasion de certains désordres dans la conduite des hôtes du château, jacquette prononce un mot énorme qui nous vaut une discussion des deux vieillards sur la pudeur. on se résout ensuite à confier l’enfant à une gouvernante.


À l’heure où nous en sommes, il y avait précisément du grabuge au château, et l’on échangeait à table, ou après dîner, dans les coins, des expressions très peu propres à former l’oreille d’une enfant. Figurez-vous qu’après un si long temps, — que vous pouvez d’ailleurs mesurer à la taille de Jacquette, — madame de la Vallée-Chourie venait seulement de faire du bruit à propos des relations adultères de son mari avec la grosse belle madame de Châteaubedeau. Cela tenait à ce que M. de la Vallée-Chourie avait mis littéralement des années à parvenir à ses fins.

Il est vrai qu’il s’était produit quelques interruptions dans le séjour de tout ce monde-là, au château. Par décence, chacun retournait chez soi, l’espace de quelques mois, et c’était autant de perdu pour la conquête. Mais cela n’eût pas suffi encore à faire ainsi piétiner l’amour sur place, d’autant qu’il n’y avait pas apparence que madame de Châteaubedeau fût une femme à opposer une résistance opiniâtre. À vrai dire, elle n’en opposait presque pas ; mais M. de la Vallée-Chourie était d’une hésitation extrême. Lui et son frère souffraient d’une infirmité curieuse, héritée assurément du grand-père de la Vallée, vieux débauché du temps de la Régence, et qui se traduisait chez l’un par une maladresse extraordinaire en tous ses gestes, — d’où le surnom de Malitourne, — chez l’autre par une sorte de bégaiement de la volonté, s’il est permis de s’exprimer ainsi, incapacité de se décider à quoi que ce soit, malgré certains désirs violents. M. de la Vallée-Chourie désirait madame de Châteaubedeau, quoiqu’il aimât beaucoup sa femme ; il se disait que celle-ci aurait du chagrin s’il la trompait ; il en mesurait minutieusement les conséquences et temporisait. Mais, d’autre part, quand il voyait les bras pleins, forts, consistants, blanc de lait, de madame de Châteaubedeau, ses épaules arrondies et lisses comme le dos des otaries qui ondulent dans l’eau, sa gorge puissante que toutes ces dames disaient sans défaut, il en mesurait l’attrait avec le charme acide de sa petite femme, et, ce faisant, se ruait sur celle-ci avec l’espoir de tromper l’appétit qu’il avait de l’autre ; ce qui, effectivement, contribuait à lui donner de la patience. Il poursuivrait très probablement encore aujourd’hui ce manège, si sa femme elle-même, lassée de ses assiduités intempestives, n’en eût par ses propres soins dérivé le cours vers celle à qui elles étaient mentalement destinées. Et ce qu’elle dut encore se donner de mal est inouï. Mais elle n’avait pas plus tôt mené à bien son entreprise qu’elle fonçait sur le pauvre Chourie encore tout moulu de plaisir, avec les imprécations ordinaires à l’épouse outragée. En présence de cette malchance, M. de la Vallée-Chourie désirait ardemment reconquérir l’amitié de sa femme, mais en même temps jugeait indélicat d’abandonner sa maîtresse sur ce coup d’essai. Pour lui, désormais, agir c’était rompre avec madame de Châteaubedeau, et il ne pouvait pas s’y décider. Ajoutons que sa femme courroucée, en se refusant à ses baisers, le rejetait aiguillonné vers sa maîtresse, et le savait bien, la coquine, tandis que la veuve aspirait l’indécis amant comme une éponge de Venise boit un verre d’eau.

Ces événements apportaient un certain trouble dans la conversation, car chacun les avait présents à l’esprit et s’y intéressait si vivement que l’on éprouvait bien de la peine à parler d’autre chose. Aussi, pour un oui, pour un non, appelait-on Jacquette qui faisait diversion. Ces messieurs l’embrassaient, se la passaient, lui versaient à boire. Elle profitait des gelées, des croquignoles, de la mousse qu’on lui faisait humer au bord des verres, recueillait, entre temps, des allusions chuchotées à l’oreille auprès d’elle, les répétait tout haut, faisait scandale, et on la mettait à la porte.

Les choses s’envenimèrent un beau jour, par l’intermédiaire de madame de Matefelon, qui s’indignait de ce désordre. Usant de son ascendant sur Ninon, cette dame ne l’avait-elle pas convaincue de la nécessité d’expulser les Châteaubedeau, mère et fils ? On s’attendait à l’exécution de cette mesure de rigueur, et on s’ingéniait à l’écarter, car la maman était bonne âme, et le fils amusant par ses sottises mêmes. Au beau milieu du silence qu’imposa la majesté d’une pièce de pâtisserie, Jacquette, en perroquet fidèle, lança une phrase recueillie par elle on ne sait où :

« — Je ne vois qu’un moyen de tout raccommoder, dit-elle : c’est de cacher Châteaubedeau dans le lit de maman ! »

Ce mot, excessif aux lèvres d’une enfant, eut une suite imprévue. De l’expédient préconisé par Jacquette, Ninon ne retint que le fait qu’une telle intempérance de langage sortait de la bouche de sa fille ; et elle s’alarma à bon droit d’une éducation qu’il devenait urgent de surveiller, et de près. La marraine renchérissant, comme il convenait, on oublia le reste, et jusques aux Châteaubedeau. D’ailleurs le sujet nouveau donnait de l’aise aux relations, et ce fut à qui fournirait les plus utiles préceptes de morale.

Madame de Matefelon voulait que l’enfant fût soustraite à toute influence fâcheuse, qu’on lui donnât des appartements, une gouvernante éprouvée et des livres édifiants, enfin que fût éloigné de la fillette tout ce qui participe à la vie impure du monde.

M. le baron de Chemillé lui fit observer que c’était tout le contraire qu’elle semblait rechercher pour son petit-neveu le chevalier Dieutegard.

« — Il est vrai, dit-elle, mais il s’agit de faire de monsieur le chevalier un homme ! »

« — Et de Jacquette ? »

« — Une femme, cela va sans dire. »

M. de Chemillé remuait le pois chiche qu’il portait à l’aile droite du nez, et, puisant une pincée de poudre blonde dans sa tabatière, il referma celle-ci d’un coup sec :

« — Depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui font l’amour, dit-il, nous venons trop tard, ma bonne madame, pour empêcher que notre filleule en surprenne le secret. Qu’elle ouvre les yeux sur cet ingénieux mécanisme aujourd’hui ou plus tard, l’inconvénient n’est pas gros… »

Je vous laisse à penser si madame de Matefelon se trémoussait !

« — Ah ! monsieur, dit-elle, fallait-il que j’atteignisse l’âge que j’ai pour entendre blasphémer de la sorte ce qui, depuis que le monde est monde, fait l’objet du plus cher souci des mères : la pudeur de la jeune fille !… »

« — Tout beau ! dit M. de Chemillé, je me garde bien de médire, madame, du délicat sentiment que vous évoquez ; je dis seulement que les œillères que l’on met aux filles, pour les garantir, ne font que les émoustiller davantage, en leur inspirant le désir du fruit défendu, qui de tout temps exerça un grand attrait sur l’animal pensant. C’est leur déformer la figure véritable des choses qu’elles auront tant de mal, après, à remettre au point, puisque aussi bien il faudra tôt ou tard qu’elles les envisagent de front. Que ne laissez-vous faire la nature et la vie comme elles vont… La pudeur ! dit le baron, en faisant claquer sa langue comme s’il parlait d’une sauce, quelle chose exquise ! Et, tenez, elle est peut-être le plus substantiel aliment de l’amour. La dédaigner est le fait d’un tempérament affaibli qui renie par impuissance le noble désir de conquête ou le secret appétit du viol, qui est le propre de la virilité. À parler franc, l’homme méprise la femme qui se donne à lui : il a le goût de la lutte, du combat ; il aime enlever la femelle de vive force, et l’orgueil de la victoire le dispose au sentiment durable de l’amour. »

« — Nous n’entendons pas ces choses-là de la même oreille, je le vois bien, interrompit madame de Matefelon ; mais, puisque vous consentez à donner quelque prix à la pudeur, dites-moi donc comment vous éviterez que ce sentiment s’émousse s’il est soumis aux rudes assauts que le spectacle de la vie lui fournira, d’après votre méthode. »

« — Il ne s’émousse pas plus, dit le baron, que la bonté, par exemple, ou bien que le caractère grincheux que nous apportons en naissant, et qui ne nous abandonnent qu’avec notre dernière chemise. Le spectacle du monde, ou la mode, nous apprennent à faire fi, dans le public, de tel ou tel penchant naturel qui se retrouve infailliblement, au moment venu, dans le particulier. Tantôt c’est bon ton d’être subtil en amour, tantôt de le faire quasi comme les bêtes : des mots, des mots, madame ! bouche à bouche, les vrais amants se retrouvent et prononcent les mêmes onomatopées que proféraient nos grands-papas et nos grands’mamans d’avant le déluge. Il en est de même de l’effroi pudique, que bien des belles foulent aux pieds aux chandelles et quand une brillante compagnie les entoure, qui sont des petites filles, les rideaux tirés, et contre la poitrine d’un homme, pourvu que le cœur s’en mêle. La pudeur ! elle renaît chez la catin la plus éhontée, tout à coup, quand elle se met à aimer, sans frime, une bonne canaille d’homme. »

« — Il n’y a point à raisonner avec vous là-dessus, reprit la marraine ; vous parlez des vertus des femmes comme vous le feriez de la qualité du rouge dont elles s’ornent le visage pour vous séduire, et l’on dirait qu’elles ne sont honteuses et réservées que pour aiguillonner vos sens. Ainsi la femme aurait des qualités garanties bon teint et d’autres qui risquent de passer au premier lavage ? Qu’importent la pluie et les orages, si la pudeur se retrouve au moment de s’en servir ! — Dieu me pardonne ! ce maudit baron me fait parler une langue de Parc aux Cerfs !… — Eh bien, monsieur, nous considérons, nous autres, la pudeur en elle-même, et nous disons qu’elle mérite de n’être pas froissée, uniquement parce qu’elle est la plus tendre et la plus délicate parure que le Ciel ait donnée à la jeunesse, parce qu’il y a pour la créature qui a reçu cette grâce divine, au premier heurt, une douleur d’un genre trop particulier pour qu’un homme la comprenne jamais, — ce qui, peut-être, la rend plus précieuse encore à notre sexe, — enfin parce que je ne sais pas de spectacle plus pénible pour quiconque a l’épiderme un peu sensible que d’être témoin de ces chocs… »

« — Je trouve, dit Ninon, que vous savez tous les deux de fort belles choses et que vous parlez très bien ; mais je ne vois point, dans tout cela, le parti que je dois prendre vis-à-vis de ma fille, qui prononce des mots à faire dresser les cheveux. »

« — Pratiquez uniquement la vertu autour d’elle ! » dit le baron.

« — Pour une fois que vous hasardez une chose sensée, dit madame de Matefelon, que n’avez-vous le courage de le faire sans ricaner ! »

Ninon songea à mettre Jacquette au couvent. Il y en avait un célèbre dans le pays ; mais, outre que mesdames de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne y avaient été élevées, on n’en disait point de bien. Ces dames racontaient que l’on s’y baignait deux fois l’an, à partir de l’âge nubile, et vêtue d’un grand sac de toile, qu’une converse, les yeux baissés, vous passait et vous nouait au cou, sous la chemise, avant d’enlever celle-ci, et vous arrachait de même au sortir de l’eau, après avoir repassé la chemise, de telle manière qu’à aucun moment le corps ne pût apparaître à nu, que les mains ne fussent tentées d’en frôler les contours et les yeux d’y exercer la concupiscence. Le même usage était pratiqué, disait-on, par les religieuses, et grâce à lui, un homme avait pu se dissimuler et vivre au couvent, sous figure de nonne, onze mois durant.

On en revint à l’idée première, qui était de donner à Jacquette une gouvernante.

« — De cette façon, dit Ninon, nous ne cesserons d’avoir la chère enfant sous les yeux, et nous aurons mis notre responsabilité à couvert. »

On avisa le marquis de ce projet. Foulques fronça d’abord le sourcil, comme toutes les fois qu’on le consultait pour la forme, car il tenait à paraître rouler mille objections dans sa tête. Puis il jugea le projet convenable.

La difficulté était de trouver la gouvernante, car on ne connaissait personne qui fût apte à remplir cette fonction.

Madame de Châteaubedeau avait justement dans ses relations une certaine demoiselle de Quinconas, issue d’une famille des plus honorables, mais ruinée par le Système, et dont elle savait le plus grand bien quant à la science et la moralité.

Le marquis Foulques haïssait les figures ingrates et décrépites ; il les prétendait néfastes à la jeunesse et, pour rien au monde, n’eût consenti à ce qu’une d’elles respirât au chevet de sa fille. C’est pourquoi il avait tout d’abord froncé le sourcil un peu plus longuement qu’à l’ordinaire, au seul mot de gouvernante.

« — Ma fille, dit-il, ne sera pas élevée par une duègne. Ces vieilles sottes inculquent à l’enfance des idées d’un autre âge ; elles ont des manies invétérées et l’obstination des mules, sans compter qu’il leur arrive fréquemment de répandre une aigre odeur.

Mais madame de Châteaubedeau le tranquillisa en lui affirmant que mademoiselle de Quinconas réunissait précisément le double avantage d’offrir des dehors agréables et une docilité parfaite aux exigences des familles touchant les méthodes d’éducation. Elle était la propre nièce et filleule de monseigneur l’évêque d’Angers et vivait présentement dans une petite ruelle avoisinant la cathédrale, d’une maigre rente servie par la munificence épiscopale. La description de cette maison humide et basse abritant une personne pleine de mérites suffit à gagner le cœur excellent de Ninon. De quel bienfait n’était-on pas redevable à madame de Châteaubedeau ?…

Il fut évident que la maîtresse de M. de la Vallée-Chourie avait aujourd’hui tiré la famille de la situation la plus difficile.

La seule madame de Matefelon, qui ne perdait point la tête, s’avisa, le soir, de faire observer à Ninon que, en somme, on avait pris un parti bien promptement.

« — Croyez-vous ? » dit Ninon.

« — Je le crois, dit madame de Matefelon, car cette gouvernante ne vous est connue, en somme, que par madame de Châteaubedeau, qui a rendu elle-même son intervention nécessaire par ses propres déportements. »

« — Je l’oubliais, fit Ninon ; mais tout cela, c’est de quoi se rompre la tête… »