Calmann-Lévy (p. 249-272).
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XX

la chasse dans le parc. la marquise tire un coup de fusil dans le labyrinthe. discours de dieu au chevalier dieutegard et triste chute de celui-ci du haut d’un pin. combat sanglant et affreux. quelques mots de philosophie ; vanité de ces mots. la leçon d’amour dans un parc est finie.


Oui, tout porte à croire qu’il existe un gavroche divin dont la fonction, — que je me garde d’apprécier, — est de rire de nous lorsque nous pratiquons les vertus trop austères. Qu’on l’appelle diable ou bien l’Amour, il est le même en tous pays, en toutes langues ; honni ici, adoré là, il se plaît ici comme là ; audacieux et charmant, il se rit des hommes et des dieux, car il se sait leur maître.

M. de Chemillé, vieux libertin, vous dirait que, dans le cas qui nous a retenus, il n’y a aucune intervention surhumaine, mais la manifestation de la toute-puissance de l’Amour, qui règne sur l’univers immense.

À la façon dont la marquise a prononcé le mot significatif, rappelé à la fin du dernier chapitre, et en jetant ses deux jambes en l’air, il était à prévoir que sa conversion ne serait pas de longue durée. Elle fut, en effet, tellement dépitée du maudit hasard qui faillit lui faire mettre le comble aux scandales de sa maison, dans le moment même où elle se disposait à accomplir le devoir imposé par le saint prédicateur, qu’elle se fût volontiers, et sur-le-champ, livrée aux plus coupables amours. Je crois qu’elle n’en trouva pas l’occasion, mais du moins elle courut se pelotonner contre son amant, et se moqua avec lui des terreurs que lui avait causées la retraite.

Châteaubedeau, pendant ses loisirs, s’était adonné au divertissement de la chasse. Il chassait au dehors, chassait au dedans : forêts, landes, vignes, moissons, enclos du parc étaient par lui saccagés ; il tirait partout, tirait au hasard, ayant juré de dépeupler le domaine de tous les lapins et de tous les oiseaux, de toutes ces jolies bêtes qu’il est si agréable de voir passer effarouchées dans la campagne ou dans les bois.

Ninon ne tarda pas à prendre goût à cet exercice. Ce que disait ou faisait Châteaubedeau était merveille. Elle avait même abdiqué la décence qui lui était naturelle et ne craignait pas qu’on la vît à toute heure de jour et de nuit avec ce gros fougueux. Elle tirait avec lui, tuait avec lui ; c’était, dans le château, un vrai carnage. Les paons, les cygnes des bassins, au moins la moitié des colombes, d’inoffensifs agneaux, des chèvres avec leurs biquets, les chiens de berger, les daims qui couraient libres sous les charmilles, tout cela tomba en peu de temps, sous leurs coups.

Ces fous, un jour, nous tuèrent la belle Zébute !

Il y avait dans le parc une compagnie de daims qui pullulaient depuis des années, car il n’était venu à personne l’idée de troubler leurs ébats. Châteaubedeau n’eut point de cesse que le dernier ne fût atteint. Après les avoir poursuivis, traqués, massacrés durant des semaines, il arriva, lors d’une des dernières belles journées de l’automne, qu’on eut la certitude qu’il n’en restait plus qu’un.

C’était vers la tombée du jour. Châteaubedeau et la marquise traversaient ce bois de chênes dont je vous ai parlé, quelqu’un de vous s’en souvient peut-être, lorsque je vous ai raconté la croisade matinale de madame de Matefelon et de la gouvernante. — Ces dames s’y étaient assises, un moment, sur un banc, avant de pénétrer dans le labyrinthe. — Les deux amants, ayant beaucoup couru, s’assirent, eux aussi, sur ce banc, et y exprimèrent le regret de n’avoir pu exterminer la dernière bête, qui, selon toute apparence, avait dû venir se réfugier dans ces parages.

Le pauvre Fleury, bon à tout faire, et à qui, pour l’heure, étaient dévolues les fonctions de rabatteur, vint leur annoncer que les chiens s’étaient ralliés dans le labyrinthe et qu’il y avait là une jolie partie à faire avant la nuit.

Châteaubedeau tut sur pied ; Ninon comme lui.

Les voilà dans le labyrinthe, dont Ninon connaît les méandres.

Elle s’arrête devant une de ces vues nommées « ah ! ah ! » ménagées dans l’épaisseur des fourrés, et par l’une desquelles mademoiselle de Quinconas avait aperçu la rousse tignasse de Cornebille. Ninon discerna nettement, malgré l’approche du soir, la statuette de marbre, et elle la montra à Châteaubedeau. Il la vit tout comme elle ; mais il s’étonna que ces jours demeurassent si bien taillés en œil-de-bœuf dans des fourrés d’arbustes vivaces, et il fit remarquer en même temps le bon état des allées, où cependant ne fréquentait personne. Ninon, légère, et qui n’avait point pensé à ces détails, s’en émerveilla à son tour. Elle alla mettre l’œil à une autre ouverture et vit l’Amour de marbre, propre et blanc comme au premier jour. À plus de dix années pourtant remontait à présent ce jour-là !… Châteaubedeau n’était qu’un gamin lorsque madame de Matefelon le tenait éloigné du bain des dames, ainsi que le chevalier Dieutegard !…

« — Pauvre chevalier ! » soupira Ninon.

Elle se souvint de lui, parla de lui ; et elle se remémora aussi Cornebille, qui l’avait vue là, nue, un soir d’automne semblable à celui-ci.

Les chiens tenaient l’animal. Ninon vit passer un objet rapide, et il lui prit fantaisie d’asseoir le canon de son fusil dans ce cylindre creusé à même le feuillage. Elle se disposa à tirer, à première vue, sur le daim bondissant à la gueule des chiens.

Elle épaula donc son arme et attendit, un œil clos, l’autre brillant, ses belles lèvres recroquevillées par une cruelle ardeur.

Tel était, à ce moment, son appétit de détruire, qu’à défaut du passage de l’innocent animal elle avait résolu de massacrer la statuette !

Mais, pan !… Elle a tiré.

Plus haut que les aboiements de la meute, un cri a retenti. Et Ninon, dans son cœur de femme, et son imbécile amant lui-même ont tressailli, en reconnaissant — à quoi ? on ne saurait le dire — que l’âme d’un homme, par ce cri, s’échappait…

Ils courent vers le bassin par le dédale du labyrinthe. Faisons comme eux. On disait que Ninon en savait par cœur les méandres !… Sa tête de linotte les a perdus sans doute ? Ah ! mais, nous voilà égarés !…

Profitons-en, si vous voulez bien, pour revenir là-bas, au bord de la Loire, près de la maison du passeur, dans la cabane de Cornebille, où nous avons laissé le chevalier Dieutegard.

Oh ! que ces deux malheureux faisaient un triste ménage ! Ils dormaient le jour par honte de se montrer dans leur dénuement, et aussi parce qu’ils passaient la nuit, comme je vous l’ai dit, tantôt à penser à Ninon sous ses fenêtres, tantôt à entretenir le labyrinthe, le bassin et la statuette ; tantôt enfin à pêcher dans le fleuve, au risque de se faire prendre par la maréchaussée, ou bien encore, — il faut bien l’avouer à la confusion de notre chevalier amoureux, — à voler la volaille et les œufs frais dans les fermes. Le reste du temps, Dieutegard faisait redire à Cornebille la scène du bain de Ninon, et il éprouvait un sombre plaisir à voir étinceler les prunelles de son rival barbare. Cornebille excitait Dieutegard à parler de la marquise, et il avait sans cesse l’envie de le tuer quand il était question des faveurs qu’elle lui avait témoignées, mais il ne le faisait pas, parce qu’il voulait entendre encore parler de Ninon le lendemain. Alors il inclinait l’entretien sur Châteaubedeau, et c’était celui-là de qui, dans l’ombre, il étranglait le fantôme.

Ils couchaient sur la paille et sur de vieux chiffons que Marie Coquelière apportait parfois, en cachette, dans ses poches, car cette honnête femme n’eût osé voler une aune de drap à ses maîtres. Elle ne s’aventurait d’ailleurs plus guère à la cabane, parce qu’elle se mourait du regret d’avoir parlé, après avait failli mourir de ne point parler, et elle croyait que Cornebille l’avait punie en lui envoyant la maladie qui la consumait.

Dieutegard avait eu son habit feuille-morte très endommagé par le contenu du vase reçu sous les fenêtres de Ninon ; il l’avait fallu plonger dans la rivière, le pauvre habit décoloré et mal odorant, et sa belle soie rétrécie, ridée, était pareille maintenant à la pelure d’une pomme de reinette qui a passé l’hiver sur la claie. Nous ne parlons pas des trous, ni des taches, ni de la guenille qui provient de porter un vêtement jour et nuit et d’en arracher les pans, au petit matin, à la gueule des chiens de berger !…

Il ne prévoyait pas de terme à sa détresse, car son amour, avec le temps, s’aggravait par la recherche quotidienne de Ninon, qu’il ne voyait jamais, et par l’émulation qu’il recevait du féroce amour de son compagnon.

Nulle mésaventure ne le pouvait détourner du désir d’approcher Ninon : lorsqu’on a commencé de souffrir par un grand amour, toute douleur nouvelle est plus avidement souhaitée qu’un rendez-vous par un amant heureux. Il était retourné sous les fenêtres ; il avait passé des nuits dans la volupté amère d’un bien-aimé voisinage. Il avait aussi pris goût à la besogne de jardinier d’amour, au labyrinthe. Cornebille et lui, munis de vieux instruments qu’ils cachaient dans un endroit du parc connu d’eux, taillaient, émondaient, ratissaient ; ils entretenaient la margelle du bassin aussi propre qu’une assiette de faïence ; ils se jetaient à l’eau et époussetaient l’impudique Amour.

Quand vint la fin de l’automne, ils avaient fort à faire, parce que les pluies salissaient le cher objet, et parce que les feuilles humides s’y fixaient, enfin parce que les nuits souvent étaient obscures, et il leur fallait travailler vite, aux premières lueurs du jour, et en courant de grands dangers.

Ils avaient été surpris, un matin, par la chasse endiablée du page et avaient dû demeurer cachés tout le jour dans le labyrinthe. Vers le soir, les coups de fusil retentirent de nouveau, et, cette fois, c’était la chasse de Ninon et de Ghâteaubedeau que nous suivions, nous autres, tout à l’heure, sous la futaie qui environne le bassin : le fait était nouveau et surprenant. Cornebille pensait que la marquise enfin allait connaître ses soins, depuis plus de dix ans prodigués vainement. Or, pendant qu’il pensait cela, une balle le blessa à l’épaule.

Cet homme, dont la vie était pire que la mort, après s’être lavé dans le bassin et pansé de son mieux, conseilla à Dieutegard de monter sur un arbre élevé, où l’on aurait moins de risques d’être atteint et plus de chances de voir Ninon. Le chevalier grimpa dans un haut pin et, pour la première fois depuis le jour fatal où il avait vu Ninon à demi nue sur son lit, il la vit, de très loin, c’est vrai, mais enfin il la vit. Et il fut tout à coup plus pâle que s’il avait reçu la blessure dont souffrait Cornebille, et il faillit tomber de son arbre. Cornebille qui, lui, était sur un chêne plus touffu et qui n’avait point vu Ninon, lui demanda ce qu’il avait. Mais Dieutegard ne le lui dit pas, afin de savourer davantage, en lui-même, sa douleur ou sa joie. Comme il ne soufflait mot, Cornebille cessa de lui parler, et le chevalier demeura sur sa branche, bouleversé par une bien grande émotion. Son cœur faisait le bruit d’une écolière en retard qui court en sabots sur la route, et le vent, dans le feuillage du pin, jouait de la harpe : grave, enivrante musique.

Le chevalier n’avait vu Ninon qu’un instant !… Mais il peut se faire qu’un être qui passe entre deux troncs d’arbres, et qui est aperçu de loin, soit cause que le sang s’arrête dans les veines d’un homme. Aussi, pour si peu, le chevalier sentit que la mort avait touché ses membres, et il crut qu’il se trouvait devant Dieu, et qu’il le reconnaissait très bien, tel qu’on enseigne qu’il est, c’est-à-dire entouré d’anges magnifiques, de prophètes barbus et de saints à la figure douce. Des personnes que l’on ne voyait pas touchaient de l’orgue avec beaucoup de talent. Et on faisait au nouveau venu un excellent accueil dans cette belle assemblée. Il va sans dire qu’il n’avançait qu’avec une grande discrétion, car il était encore timide, mais il entendait que l’Éternel en personne lui parlait du haut de son trône et lui disait :

« Monsieur le chevalier, soyez le bienvenu pour avoir porté dans votre cœur la pure flamme d’amour qui soulève les hommes au-dessus de la terre, et qui vous a amené ici ainsi que tous les bienheureux que vous y voyez réunis. Je vous ai très bien entendu le matin où vous m’avez prié, au bord de la Loire. Vous aimiez, m’avez-vous dit, madame la marquise de Chamarante… Il est curieux que les hommes en soient encore à se faire d’aussi plaisantes illusions ! dit-il, en souriant ; et se tournant de gauche et de droite vers la nombreuse assistance. — Non, monsieur ! votre âme brûlait du feu qui distingue les plus valeureux de ma noblesse, comme l’ordre du Saint-Esprit marque la poitrine des meilleurs serviteurs du roi. Ce feu vous élevait vers la beauté, qui revêt mille formes ; vous avez été sensible à mon soleil, à ma nuit, aux eaux, aux bassins qui reflètent mon ciel et mes étoiles, au charme de mes provinces de Touraine et d’Anjou, qui est plus délicat que tout autre ; vous avez goûté les poètes qui ont le secret de rendre durables les fleurs de ma création ; vous avez cru à quelque chose de superbe qui flotterait au-dessus du monde, et pour cette chose qui, à vos yeux d’enfant, n’était encore que confuse, vous eussiez donné votre vie aussi gentiment que votre mouchoir. Vous eussiez pu être un martyr, un apôtre, un grand soldat. Le hasard vous a placé en présence d’une femme de fraîche figure et de corps engageant, et vous l’avez parée de toute la beauté qui était en vous. Et tenez ! à vous parler franc, monsieur le chevalier, je ne suis pas fâché que vous ayez souffert les maux que le goût de la chair vous causa, en sorte que vous puissiez aujourd’hui faire la part de ce qu’est proprement l’amour tel que les hommes de votre monde le conçoivent, et de ce qu’est l’amour qui brille sous la perruque des héros, qui brille, monsieur, à ce point qu’on le peut distinguer d’ici, à l’œil nu… Penchez-vous plutôt, je vous prie… »

À ces mots, le chevalier se pencha ; mais il n’eut le temps de rien voir, car il tomba du haut de son arbre dans le bassin, ce qui lui évita de se casser les reins, mais le tira du songe où il avait entendu Dieu le père lui parler. Et, comme il était fort jeune, il fut content de n’être pas mort, malgré la belle réception qui semblait lui être destinée au Paradis, car les paroles du Créateur ne lui plaisaient qu’à demi, et, pour lui, il demeurait fermement dans « l’illusion » d’aimer Ninon d’une flamme qui était héroïque, ou pure, ou tout ce qu’on voudra, mais d’une flamme qui le consumait et qui l’empêchait même de sentir qu’il était trempé de la tête aux pieds. Il sourit donc à la vie, quelle qu’elle fût, et envoya de la main un baiser à Ninon, qu’il savait n’être pas loin de là ; puis il profita de ce qu’il était près de la statuette pour l’enlacer, et baiser la place où Ninon, un jour, avait posé ses lèvres.

Ce fut dans ce mouvement, et comme il interceptait de son corps le marbre, que le coup tiré par Ninon l’atteignit en plein cœur. Et il retomba, à demi dans l’eau, à demi sur le socle de l’Amour.

Ninon, qui avait enfin retrouvé le secret du chemin, accourait avec Châteaubedeau. Elle arriva au bassin, le malheur irrémédiablement accompli, et elle vit ce jeune homme, les pieds baignant dans l’eau et sa belle tête exsangue, renversée sur la dure marche de pierre. Elle ne se pâma point, car elle croyait d’abord n’avoir blessé qu’un malandrin. Ce fut en s’inclinant à la margelle, dans une attitude inquiète et charmante qui eût rappelé à la vie le chevalier s’il l’eût pu voir, qu’elle reconnut la victime de sa chasse malheureuse. Et dans le temps qu’elle remettait le visage de Dieutegard, — presque pareil, quoique amaigri et flétri, à celui qu’il avait eu, en ce lieu même, le jour où elle avait tant souhaité qu’il la baisât sur la bouche — le passé se représenta à sa courte mémoire de femme, et elle eut immédiatement une douleur aiguë et sincère qui lui arracha une plainte déchirante.

Mais, sans perdre la tête, elle commanda à Châteaubedeau de se jeter à l’eau et de secourir son ancien ami ; puis elle cria : « Au secours ! au secours ! » et s’enfuit, afin de guider ses gens lorsqu’ils approcheraient du labyrinthe.

Châteaubedeau jeta son habit, en réfléchissant que ce qui venait de se passer là était déplaisant. Il éprouva l’eau, du gras de l’orteil, et s’élança.

Il allait atteindre le milieu du bassin, lorsqu’une masse d’os, lourde comme une bille de chêne vert, lui tomba, du haut d’un arbre, entre les deux épaules, et le fit plonger jusqu’au fond du bassin. Il remonta à la surface en même temps que ce bolide et vit, en s’ébrouant, un visage horrible qui s’ébrouait de même, et si près qu’ils se vomissaient à la face l’un l’autre.

Châteaubedeau reconnut le sorcier Cornebille et le soupçonna aussitôt de ne lui vouloir pas de bien. Dans tous les cas, cet homme, en lui tombant dessus, lui avait fait grand mal. Il ne songea donc plus qu’à s’éloigner le plus tôt possible. Mais le sorcier, de ses longs membres maigres, nageait comme une grenouille, et il fut hors de l’eau quand Châteaubedeau mettait le pied sur l’échelle marine. Cornebille l’empoigna par la chevelure, et telle était la force haineuse de ce sauvage qu’il souleva le gros page au bout de son bras ; ensuite il le plongea à l’eau ; et, agenouillé au bord du bassin, il le secouait et le cognait contre la margelle, comme on voit les laveuses, à grands coups de battoir, aplatir leur linge baveux.

Châteaubedeau, lourd et râblé, mais souple, redressa tout son corps avec l’agilité d’une anguille, et, en serrant entre ses jarrets son hideux rival, il lui fit lâcher prise et lui trancha, d’un seul coup de dents, deux doigts. Ensuite il bondit dans l’eau comme une otarie et en sortit sans échelle, d’un saut d’animal traqué.

Mais aussitôt Cornebille se représenta à lui, dégouttant d’eau et de sang, secouant sa main rompue, comme un immonde pinceau. Ils se ruèrent de nouveau l’un sur l’autre.

Châteaubedeau était desservi par l’horreur qu’inspirait ce monstre ; Cornebille par la douleur de son épaule trouée, de ses doigts arrachés et par le sang perdu ; Châteaubedeau défendait sa vie, mais Cornebille assouvissait sa haine, ce qui le rendait fort.

Ils tombèrent sur le sable, qui saupoudra leurs dos humides d’une poussière blonde. Un dernier rayon filtré par les rameaux d’automne colorait de beaux tons mordorés cette boule humaine qui roulait, poussée par quelque pied invisible, autour du bassin dominé par l’Amour indifférent et par le chevalier mort.

Enfin on arriva : les domestiques, les hôtes du château, M. de Chemillé, le marquis, et jusqu’à Jacquette et sa gouvernante, tous essoufflés, Ninon avec eux. Elle pensait trouver Dieutegard étendu sur la mousse et Châteaubedeau à genoux à côté de lui, lavant amicalement sa blessure. Elle fut très étonnée et mécontente de ce qu’elle découvrait : le pauvre chevalier toujours étendu, sur les degrés de la statuette ; la boule épouvantable roulant avec un sinistre bruit.

Les hommes firent un pas en avant, les premiers, et, ayant reconnu la matière dont était composé ce spectacle, ils s’employèrent à en séparer les éléments. Châteaubedeau demandait grâce ; mais Cornebille le tenait serré dans un garrot et disait distinctement qu’il voulait lui faire exprimer son dernier jus, comme à un marc de raisin. Tout effort pour arracher les membres du page aux tentacules de cette pieuvre était inutile.

Ninon parvint à se faire jour à travers le groupe d’hommes qui voulait lui épargner tant d’horreur. Elle approcha, contint de la main son cœur ; elle essaya plusieurs fois de parler avant d’y réussir, tant elle était émue ; enfin elle prononça sur un ton suppliant :

« — Cornebille !… »

Comme un chien appesanti par le sommeil se trouve soudain sur les pattes à la voix de son maître, le monstre, en entendant son nom tomber de cette bouche, détourna les yeux de sa proie, et laissa un instant s’égarer dans le vide sa prunelle rougeoyante. Je ne sais pas ce qu’il voyait, car la passion sauvage de cet homme me dépasse. Cependant il ne lâchait point les membres de Châteaubedeau, qui lui, si peu digne d’intérêt qu’il fût, faisait pitié, je vous prie de le croire.

Ninon s’approcha davantage encore, et elle essaya de commander impérieusement du doigt à Cornebille, en répétant son nom. Cornebille releva la prunelle, et il vit le doigt, et au dessus, penché sur lui, le visage de Ninon. Pour le visage, il n’osa pas le regarder, mais il regardait le doigt.

Alors il saisit ce doigt, de sa demi-main sanglante, et lâcha tout pour le porter à sa bouche. Ninon défaillait d’épouvante. On voulait, à coups de pied, faire lâcher prise à la brute. Mais Ninon eut l’âme à endurer ce martyre, et elle ordonna d’emporter Châteaubedeau pendant que le monstre léchait le doigt.

Il léchait le doigt de Ninon, ce seul doigt, en rampant et faisait entendre un sourd gémissement. Il se tordait dans la boue ensanglantée du sol, en léchant ce doigt, ce seul doigt ; car il n’osa pas aller plus haut. Puis, de sa bouche abominable on crut entendre les grondements d’un orage apaisé. Enfin le monstre retomba tout d’un bloc, et Ninon alla se laver dans le bassin.

Alors les uns donnèrent des soins à Châteaubedeau qui en avait grand besoin, les autres au malheureux chevalier qui était maintenant au-dessus de toutes les infortunes de ce monde. On le déshabilla pour examiner sa blessure. La petite balle l’avait touché au cœur ainsi que je vous l’ai dit. Quand on eut passé sur sa poitrine un linge humide, on vit le nom de Ninon écrit en hautes lettres qu’une pointe malhabile avait tracées. De sorte que Ninon apprit en un même moment la grande passion de ce jeune homme et sa mort. Toutes les autres personnes qui se trouvaient là, — gens qui ne savent jamais rien de ce qui se passe au fond des âmes, — furent fort étonnées. Marie Coquelière ne put se retenir de répéter ce qu’elle avait déjà dit sur la vie mystérieuse des deux êtres qui gisaient, sur leurs visites nocturnes dans le parc, sur l’entretien miraculeux du labyrinthe et de l’Amour ; et, cette fois-ci, il fallut le croire ; mais ces aventures parurent bien extraordinaires.

La nuit était venue ; on ne distinguait plus qu’avec peine les objets, sauf la statuette de l’Amour, dont le marbre blanc retenait la lumière, et qui se dressait intacte, impassible et impudique, au milieu des événements.


M. le baron de Chemillé crut le moment venu de prendre Jacquette par la main et de lui parler en termes clairs de tout ce qu’elle avait vu, non seulement en cette journée, mais depuis le temps qu’on s’efforçait de lui tout dissimuler. Il lui dit qu’il ne fallait pas qu’elle recueillît de tout cela matière à se détourner de l’amour, qui est un sentiment noble et beau, quand il vient à son heure et dans des conditions telles que rien ne le fasse dévier de sa route droite. Il lui dit qu’elle allait être grande bientôt et qu’on pouvait lui parler comme à une femme. Et il se donna en effet la peine de lui éclaircir diverses particularités du jeu de l’amour, afin que rien, pour ainsi dire, ne lui en demeurât inconnu ou n’excitât sa jeune imagination par l’attrait du mystère.

Avec des termes qu’il s’efforça de trouver mesurés, il toucha devant sa filleule à ce grand sujet qui bat comme un cœur au centre de l’univers et l’alimente, et que, seule, la méchanceté des hommes et des mœurs parvient à rabaisser et à avilir. Enfin il s’éleva très haut là-dessus et dit des choses superbes.

En effet, c’était un philosophe ; et il s’était construit, comme ses pareils, sur toutes choses, des systèmes inégaux et séduisants.

Jacquette l’écoutait, car elle était toujours attentive à ce qu’on lui disait. Sachez cependant que rien de ce qu’elle avait vu, rien de ce qui lui fut caché, rien de ce qui lui fut éclairci, ne modifia la contenance que Jacquette devait prendre vis-à-vis de l’amour lorsque celui-ci se présenta.

Car elle épousa, vers l’âge de seize ans, un beau jeune homme qu’elle aima tendrement dès qu’il eut demandé sa main, quoiqu’elle ne l’eût que bien peu vu auparavant. Et, aussitôt qu’elle sentit qu’elle l’aimait, elle fut si pudique que le moindre mot malséant, qu’il lui était bien égal d’entendre jusque-là, lui devint désagréable ; elle rougissait et croyait très volontiers que son mari était un ange ; elle oublia tout ce qu’elle avait vu, tout ce qu’elle avait appris malgré elle et tout ce que son parrain le philosophe lui avait enseigné, et il n’y eut jamais de femme plus vertueuse à la fois et plus agréable à son mari, car elle était venue au monde avec une âme simple dans une chair bien portante.

Les exemples du monde et la philosophie sont peu de chose au prix d’une gouttelette de beau sang.

fin