Paul Ollendorff (p. 59-72).


UN ROMAN


PREMIÈRE PARTIE

ŒUF DE POULE


À A. Roguenant.


Le fils de Mme Lérin avait dit à la servante :

— Françoise, il y a encore une poule dans le jardin !

Et Françoise avait répondu :

— J’y vais, monsieur Émile. C’est toujours la même : mais cette fois, gare !

Elle levait les bras et criait : « Poule ! poule ! » toute rouge et courant par les allées.

La poule était dans le carré des petits pois, à son aise sur la terre chaude creusée sous elle, inquiète toutefois de ce qui pouvait arriver. Précisément, il arriva une pierre.

La poule se leva en chantant bruyamment, sauta sur le mur, fit face à Françoise, et secoua ses plumes grises de poussière, puis douillettement calée, les yeux mi-clos, la queue en panache, par bravade attendit. Aussitôt Françoise agitant sa jupe avec bruit, les lèvres sifflantes, doubla le carré des petits pois. D’un bond la poule fut dans la rue. Tout semblait terminé. La rue appartient aux poules et rien de ce qui les y concerne n’importait à Françoise. Mais la servante ouvrit la barrière du jardin et fit claquer, tournoyer son torchon. La colère l’entraînait, peut-être aussi le plaisir de la course. La poule comprit le danger, longea la maison, dandinante, et entra dans la grande cour, en donnant aux herbes, çà et là, un coup de bec, quand elle avait le temps. Un moment elle se vit perdue. Elle s’était imprudemment logée dans un angle du mur, près de la grange, et déjà Françoise, la jupe écartée, lui barrait le passage. Affolée, d’un violent coup d’aile elle s’enleva de terre, se trouva perchée sur un bâton de l’échelle qui montait au « foineau », et, les ailes ouvertes en balancier, la gravit, à petits sauts secs, sans se presser, échelon par échelon, disparut. Françoise la suivit et à l’entrée du « foineau » s’arrêta.

Il était plein d’ombre ; le foin s’y entassait en galettes serrées. Un souffle chargé d’odeurs grisantes caressa le visage en sueur de Françoise.

— Tant pis, j’entre un instant, dit-elle. D’ailleurs, il y a peut-être des œufs, puisque les poules y vont.

Le foin, pressé contre les poutres, s’y appuyant de toutes ses bottes, dégringolait jusqu’aux pieds de Françoise en escaliers irréguliers. La poule s’était installée en haut, dans un nid fait comme exprès pour elle. Il aurait fallu, pour l’atteindre, affronter des périls, enfoncer dans des trous, risquer des enjambées, se donner bien du mal, et encore ! Ce fut sans appréhension qu’elle vit la servante tenter l’assaut, tâter les couches de foin du bout du pied, pressentir les gouffres, osciller, s’arrêter prudente, se consulter et recommencer l’escalade.

— Attends, attends… disait Françoise, je vais t’apprendre, moi !

Qu’est-ce qu’elle allait lui apprendre ?

Son pied heurta quelque chose de dur, le manche d’une fourche enfouie dans le foin, jusqu’aux dents.

Françoise tomba sur le dos ; ses bras battirent l’air.

Elle sentit toute sa colère se dissoudre comme un fondant, et, fixée par la poule sérieuse, partit d’un rire prolongé.

C’était doux comme un lit de plumes, plus doux. Le foin la chatouilla de toutes ses pointes, jouant avec elle, la cernant, guetteur, prompt à surprendre un bout d’oreille. Elle se refournait d’une joue sur l’autre, se sentait une pelote dans chaque main, et, quand elle remuait les mollets, ses bas s’emplissaient d’aiguilles à tricoter. Elle fermait les yeux, les rouvrait, apercevait la poule toujours grave, absorbée, et criait encore, convulsive à force de rire :

— Poule, poule ! Oh ! la mâtine !

Vraiment elle prenait une douche de foin. Des poutres descendait une cascade d’herbes sèches. Des vagues lui tombaient sur les bras, sur le front, comme si le « foineau » fût changé subitement en une sorte d’étang onduleux. Elle ne voyait plus que de temps en temps, et par des éclaircies, la poule immobile. Les flots de foin coulaient régulièrement. Tout à coup, le rire de Françoise fut cassé net.

Le fils de Mme Lérin était agenouillé près d’elle.

— Comment, c’est vous, monsieur Émile, c’était vous !

Elle n’en revenait pas de le trouver là, tout contre, sans qu’elle l’eût soupçonné, monté du foin ou tombé des tuiles par enchantement. Il souriait d’un air embarrassé et mâchait un fétu. Avec la fourche il continuait de lui couvrir, comme d’un drap de foin, la poitrine, les jambes, tout le corps.

— C’est la poule, dit Françoise ; je suis tombée, mais je me relève, monsieur Émile.

Elle fit un effort vain.

— Allons, voilà que je ne peux plus, maintenant !

Elle recommença de rire de bon cœur, les bras tendus.

— Non, j’y resterai, bien sûr !

M. Émile jeta sa fourche en haut du « foineau » et prit les deux mains de Françoise. Elles étaient grasses, moites. Il se raidit, le corps en arrière, les genoux arcs-boutés, la souleva. Mais il dut lâcher tout. On était mal « parti » et Françoise retomba.

— À une autre ! dit-elle.

M. Émile reprit les deux mains. Longuement il en écartait les doigts pour y accrocher les siens, tentait un essai par les poignets, mais cela glissait trop, et il revenait aux doigts après un arrêt à la paume.

— Une, deux : y êtes-vous ?

Il y était, l’étreignait, l’étouffait, l’embrassait, et la baisait avec violence, très vite, sans un mot.

Du coin où M. Émile l’avait lancée, la fourche se précipita, ses trois dénis aiguës en avant, et le mordit. Il ne put retenir une plainte et, d’un revers de main, la rejeta plus haut encore.

Elle revint, mais hésitante, au moyen d’une glissade, sournoise, les dents toujours ouvertes, arriva sans bruit, inattendue, surprenante.

Cette fois ce fut Françoise qui cria, meurtrie dans toute sa chair.

M. Émile repoussa la fourche avec tant de force, qu’elle enfonça dans le foin ses trois dents, profondément, et toute droite, se tint tranquille, comme une bête hargneuse matée.

La poule dans son nid demeurait indifférente, tout entière à son œuvre.

Autour d’eux, l’infini travail du foineau se continuait. L’univers des brins de paille et de foin bruissait faiblement, comme une chute de grésil. Aux tuiles, aux lattes, aux poutres, avec entêtement, les araignées accrochaient leurs délicats jeux de patience. Quelques-uns se fondaient en une seule tente fine, sans pli et sans déchirure. Des toiles isolées semblaient des débris de papier décollé par l’humidité dans une chambre inhabitée. Une araignée solitaire glissait sur son filet, défiante, l’allure oblique. Une hirondelle entra, fusa, enleva la toile et l’araignée et sortit, d’un trait.

Soudain la poule, prise d’effarement, donna des coups de bec dans le vide et, avec un lourd déploiement d’ailes, caquetante, franchit les deux corps enlacés et s’en alla tomber en pleine cour. Une de ses plumes égarée, entraînée par le sillage de l’air, tourbillonna molle, fut saisie par les doigts invisibles du vent, s’anima, monta et s’évanouit, envolée comme un oiseau, vivante.

Françoise dressa la tête. Mme Lérin appelait :

— Françoise, Françoise, où êtes-vous donc ?

— Voilà ! voilà !

Mais hébétée, elle ne bougeait pas, serait restée là, quand M. Émile, bien avisé, grimpa jusqu’au nid de la poule, y plongea la main, prit l’œuf et le tendit à Françoise.

Elle descendit rapidement l’échelle.

— Qu’est-ce que vous avez donc fait, dit Mme Lérin, que vous êtes couverte de foin ?

— C’est plein d’œufs, là-haut, dit Françoise : j’en ai même cassé un. Tenez, voilà l’autre.

Elle crut remarquer que Mme Lérin persistait à la regarder singulièrement.

— Ça doit se voir, pensa-t-elle.

Mais Mme Lérin, soupesant l’œuf, et le mirant au soleil, lui dit d’un ton naturel :

— Il faut faire attention, Françoise. Les œufs sont rares, cette année, bien plus rares que l’année dernière. Ils n’ont jamais été aussi rares.

Séparateur


DEUXIÈME PARTIE

LE SEAU


À Eugène Bosdeveix.


Cette nuit, on a crié dans le jardin, et ce matin, vers cinq heures, sûr de la présence du soleil, je saute du lit pour aller voir. Mon père et ma mère dorment encore, ainsi que Françoise, notre bonne, assez paresseuse depuis quelque temps.

Je voudrais me rappeler les cris, ou plus exactement les plaintes, mais je ne suis pas de ces personnes douées, auxquelles il suffit d’entendre un air une fois pour le retenir. Il ne résonne dans ma mémoire que des bruits vagues, légers comme des œufs vides.

Je parcours lentement le jardin et cherche des traces de pas.

Les allées sont trop sèches. De nombreux fils blancs les traversent. Cependant l’une d’elles en a moins que les autres, et ceux qui lui restent semblent avoir été tendus rapidement à la dernière heure.

Je prends cette allée et m’interroge sur l’utilité de tous ces fils.

Les araignées les sécrètent-elles pour y suspendre leur linge ?

Du linge d’araignées !

Mon imagination va bien aujourd’hui et me fait espérer d’importantes découvertes.

D’abord, je note qu’un poirier a quelques-unes de ses branches cassées.

Est-ce par un animal, une chèvre ?

Mais une chèvre bêle et ne crie pas.

En outre, elle aurait brouté les branches.

Par un voleur ?

Je sais le nombre des poires : vingt-huit. Aucune ne manque. Elles brillent de rosée. On les embrasserait comme des joues. Dans deux ou trois semaines elles seront bonnes à cueillir.

Je ramasse des brindilles parmi les fraisiers. Ce n’est pas une personne distraite qui les a brisées. Elles ont été mordues comme afin de calmer une douleur, une grosse rage de dents par exemple. Moi, je mangerais des feuilles !

À la quantité de brindilles mâchées je devine qu’on souffrait beaucoup et qu’on est demeuré longtemps près du poirier.

Un peu plus loin elle s’est appuyée contre un autre arbre, haut pommier dont les petites pommes grises apaisent, en été, mes plus fortes soifs.

J’ai dit elle parce que l’écorce a pincé entre deux écailles un long cheveu de femme blond. Je préférerais un cheveu noir ou châtain, et j’éprouve un commencement de trouble.

Au delà du pommier, la trace des pas devient visible. La marche s’appesantit. Le pied reste longtemps posé sur le sable, le marque avec netteté, s’en détache péniblement, et les empreintes se resserrent, se touchent presque.

J’arrive à l’extrémité de l’allée. Elle se perd dans un épais bouquet de noisetiers sous lesquels j’ai disposé, pour mes siestes, des fagots en forme de fauteuil. « Fauteuil » n’est pas de trop, tant ce siège me plaît, tant je m’y trouve commodément aux grandes chaleurs.

C’est là qu’a dû se passer la chose.

Les fagots sont bouleversés comme les couvertures d’un lit, après une nuit agitée. Des mousses, de l’oseille, des œillets, ont été arrachés par poignées, et le sol, rayé de coups de talons, humide çà et là, n’a pas encore bu tout le sang répandu. J’examine les lieux de près, en détail, accroupi, et machinalement je relève les brins d’herbe foulés, j’efface des souillures ; du plat de la main je caresse, j’égalise la terre.

Car j’ai beau ne pas vouloir comprendre, il y a longtemps que je comprends.

Les certitudes m’arrivent par bandes, importunes, trop hâtives. Vivement intéressé, je déchiffre la série des indices à première, vue, reconstitue la scène, et me souviens du mois, du jour où, frappant d’un doigt mon épaule, Françoise m’a dit, brusque :

— Vous savez, je suis prise !

Jamais elle n’a osé me tutoyer. Elle n’était point de ces paysannes qui s’enorgueillissent d’un bourgeois.

Je rarrange le fauteuil, puis, m’étant éloigné de quelques pas, je reviens en indifférent qui se promène, par hasard, devant les noisetiers, sans penser à mal, et je me persuade que l’endroit a son air naturel de tous les jours. D’ailleurs, des chats ont pu se battre là, un chien vagabond s’y rouler.

Je regarde le soleil lent à monter, et j’écarte mon ombre afin qu’il puisse vite chauffer les traces mouillées où ça patouille et brûler ce qui tire l’œil. Au fond, je ne suis pas à mon aise du tout.

Après, la lutte contre la souffrance terminée (on dit que c’est un vilain quart d’heure), qu’a-t-elle fait ?

Il faut que je continue à comprendre malgré moi.

Ma lucidité m’effraie. Je n’ai qu’à suivre cette allée comme, sur une carte, une ligne pointillée au crayon de couleur. Je la ratisse avec soin, en tous sens, et me voilà au puits. Mes jambes reculent, mais je maintiens énergiquement les fuyardes, tandis qu’une lumière blessante m’entre au cerveau.

Françoise n’a pas jeté le petit. Elle l’a mis dans le seau de fer-blanc et elle l’a descendu doucement, à cause de la poulie grinçante, maternellement. Puis elle a perdu la tête. Elle n’a pas eu le courage de remonter le seau. Il pend là-bas, au fond. La chaîne oscille encore à mes yeux brouillés, déroulée tout entière, et la poulie n’a retenu que le dernier anneau plus gros que les autres.

Je le saisis et je tire. Plus j’approche du bord, plus c’est lourd. Je tire sans regarder, avec la peur de ramener…

Je lâcherais tout.

Rien !

Le seau, comme tous les seaux, a bien fait bascule en touchant l’eau, et le petit est loin. Je noue la chaîne, et me penche, poussé dans le dos, sur la margelle. J’ai un instant la tête enveloppée de glace.

Un morceau de ciment se détache, perce des couches vibrantes, emplit le puits de sourdes clameurs. Longtemps je prête l’oreille.

Je me redresse, le front rafraîchi. Je songe soulagé : « Françoise a tué, elle se taira. »

C’est très gentil de sa part. Le reste me regarde. D’abord, je veux qu’elle se remette, et je demanderai pour elle, à ma mère, huit jours, quinze jours de repos. Maman ne me refuse rien. Elle prendra une femme de ménage, en attendant que Françoise se rétablisse. D’ailleurs, s’il faut l’avouer, je pense que maman ne sera pas plus gênante qu’une complice discrète.

Tout de même, j’ai de la veine, et l’affaire aurait pu mal tourner. Mais ne recommence pas, l’ami ! passe pour une fois, hein !

Tranquillisé peu à peu, innocent, je regarde devant, derrière moi. L’allée est propre, en ordre ; mon âme aussi. Je ne compte plus qu’une ou deux inquiétudes menues. Ainsi, je devrai, à moins que je ne trouve un prétexte, boire à table de l’eau du puits, sans dégoût. En outre, quelle attitude aurai-je en présence de Françoise, à notre première rencontre, à notre confrontation ?

Baissera-t-elle les yeux ?

Il est sept heures. Mon père et ma mère s’éveillent et Françoise, épuisée, choisit les mots qu’elle va dire pour qu’on la laisse au lit. Je n’oublierai pas de sitôt les deux heures d’émotions successives qui viennent de s’écouler, et j’ai un grand besoin de plein air, de recueillement.

D’ordinaire, par ce soleil, les poissons courent à fleur d’eau, sautent, gueule ouverte, sur les mouches, et se régaleraient même d’amorces artificielles. On pêcherait fructueusement ce matin. Je connais un coin, près des framboisiers où, par toutes ses gouttières, le chaume entretient une fraîcheur salutaire aux petits vers jaunes.

J’empoigne une pioche, la soulève haut, les bras raides, l’abat, et du premier coup, je déterre un chiffon mou, une loque rouge et boueuse, indigne de pincettes, l’enveloppe gluante de mon plaisir dépouillé, pareille aux papiers gras d’un déjeuner sur l’herbe… le délivre !

Séparateur