La Lanterne sourde/Les Deux cas de M. Sud

Paul Ollendorff (p. 73-82).


LES DEUX CAS DE M. SUD


LA PETITE MORT DU CHÊNE


À Louis Baudry de Saunier.


— Mais, se dit M. Sud, pourquoi n’as-tu pas tiré ?

— J’ai oublié, se répondit M. Sud avec simplicité.

Il ne se gourmanda point davantage, et suivit de l’œil les perdrix qui se posèrent là-bas, dans un carré vert.

— Bien ! dit M. Sud ; elles sont à moi !

Il fit le geste d’appuyer son index sur l’endroit, exactement. Il portait son fusil par le milieu, d’une main, les bras écartés, marchait en levant haut ses courtes jambes, et s’efforçait de maintenir derrière lui Pyrame, un vieux chien de location, d’ardeur modérée.

Arrivé au carré vert, M. Sud se baissa, cueillit une plante et demeura quelque temps rêveur. Était-ce de la luzerne ? Était-ce du trèfle ? Parisien têtu, il ne les distinguait encore que malaisément. Comme il se relevait, il entendit les perdrix « bourrir et cacaber ». M. Sud avait trouvé dans un livre de chasse et retenu, pour de fréquentes citations, ces deux termes d’une sonorité étrange.

— Elles m’ont surpris, les diablesses ! j’ai encore oublié de tirer, dit-il.

Les perdrix, l’une d’elles en tête et guide des autres, emportaient au loin leur lourde traîne pendante. M. Sud les regardait avec un bon sourire, admirait leur vol comme un feu d’artifice, et tortillait son brin de trèfle ou de luzerne. Elles passèrent la rivière, désunies un instant par les branches des saules, et tout de suite, presque au bord, se remisèrent hors de danger.

— Voilà qui n’est plus du jeu, dit M. Sud. Je n’ai pas de pont sous le pied, moi. Décidément, les malignes refusent le combat et me narguent !

Il s’imaginait caché dans le ventre d’une vache artificielle. Les perdrix se rapprochaient, confiantes. Un bras de fantôme sortait pour les ramasser une à une. Il leur cria ce mot d’esprit :

— Bonsoir, la compagnie !

Et, vengé, incapable de leur en vouloir, il ne les regretta même pas, tout aise d’échapper à des nécessités cruelles. Il se promena en pleine verdure, s’y rafraîchit les cuisses, y trempa ses fesses même, au moyen de brusques flexions. Il caressait aussi sa belle barbe blanche, et le cordon de son lorgnon dessinait sur le plastron de sa chemise une fourche fine.

— Vais-je rentrer bredouille ?

Heureusement, des alouettes tireliraient dans tous les sens. Que n’avait-il, au lieu d’un fusil, un filet à papillons !

D’abord elles tournoyaient, incertaines de la route à suivre, puis s’élevaient lentes et grisollantes, sans doute en quête de miroirs. M. Sud fit la remarque que toutes montaient vers le soleil, le long de ses rayons, comme suspendues au bout de fils d’or qu’on pelotonne. Quelques-unes allaient certainement jusqu’aux flammes, pour s’y perdre, s’y rôtir, et M. Sud, la nuque douloureuse, la bouche ouverte, les yeux brouillés, espérait leur chute.

— Il faut pourtant que je les tire !

Au cul levé, c’eût été hasardeux. Il préférait s’en désigner une et la voir s’abattre, se motter, là, entre ces deux taupinières. Il s’avancerait sur elle, le fusil à l’épaule, et viserait un peu en dessous, pour ne point l’abîmer. Violemment étourdie, elle n’aurait plus que la force de sauter dans la gueule de Pyrame. Mais l’alouette était couleur de terre. M. Sud cherchait en vain la petite robe grise imperceptible, fondue. Il piétinait, tournait sur place, s’égarait comme quelqu’un qui vient de laisser tomber une pièce d’argent.

Il s’assit quelques minutes, afin de souffler, de renouer les cordons de ses guêtres et les nombreuses ficelles de son costume. Toutes les taches roses de son teint d’homme savamment nourri s’étaient rejointes et n’en formaient qu’une. Il s’épongea, se sourit dans une glace minuscule, fier de lui, et assuré de faire plus tard une belle conserve.

— N’aurai-je pas l’occasion de décharger mon arme ?

Il l’ajustait contre sa joue, trouvait enfin la mire, et, pour terminer, étudiait de nouveau les incrustations de la crosse, ces damasquinures si riches qu’elles semblaient garantir l’adresse du chasseur.

— Certes, j’ai là un objet d’art, un fusil de luxe, quoique de précision. Mais part-il bien ? J’en ai connu qui ont éclaté.

De grosses pierres le tentaient à cause de leur immobilité. Toutefois elles étaient par trop mortes, tandis qu’un arbre a de la sève, presque du sang. Il fit choix d’un chêne sérieux, vivace, trapu, isolé au milieu d’un champ et dont l’aspect devait épouvanter, la nuit. L’écorce, comme une vieille manche au coude, s’en était çà et là usée à la râpe des garrots que les chaleurs démangent. Tout autour du tronc, les sabots avaient battu, aplati le sol, et, pour n’être que des chevaux paysans, n’en empêchaient pas moins les herbes d’y pousser.

M. Sud calcula ses distances, car les plombs tantôt s’écartent et passent, les uns à droite, les autres à gauche, tantôt par répercussion peuvent vous blesser grièvement.

Debout, il doutait de lui-même et craignait le recul. À plat ventre, il n’apercevait plus le chêne. Il adopta donc la solide, confortable position du tireur à genou. Il épaula non sans méthode, point pressé, grave et pâle. Le canon du fusil, d’abord vertical, s’inclina, se coucha sur le plan de tir.

M. Sud était agité de petites secousses, éprouvait des palpitations légères. Il transformait l’arbre en bête, en homme. Est-ce vrai, ce qu’on raconte, qu’une forte détonation peut décider la pluie ? Il patienta, attendit le calme de ses nerfs et le silence de son cœur. Il voulait éviter l’à-coup, ne lâcher la détente, celle de gauche bien entendu, comme toujours, qu’après une pression graduée, tendre, interminable. De temps en temps, il risquait un coup d’œil : au bout d’une allée d’acier éclatante, la mire se dressait ainsi qu’une borne. Au delà s’étendait un espace vide, glace sans tain. Enfin le chêne apparaissait, trouble, mouvementé, remuait toutes ses feuilles inquiètes comme une multitude d’ailes, et gémissait, oscillait dans un doux et long effort pour s’éveiller de sa torpeur mortelle.

Pyrame, en arrêt d’étonnement, faisait avec sa queue des signes discrets.

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LES CHARDONNERETS


À Lucien Priou.


M. Sud regardait les chardonnerets tantôt se poser sur le peuplier, et tantôt joncher la terre, comme une bande de fleurs volantes. Sans doute, il en désirait un pour le mettre à sa boutonnière. Longtemps il attendit qu’ils fussent bien en tas, irrésolu dès que l’un d’eux s’écartait.

Soudain, dans un accès de férocité et de bravoure, il déchargea son beau fusil, en détournant la tête.

Quand il revint à lui, son chien Pyrame mangeait les chardonnerets morts. Quelques autres, blessés à peine ou étourdis, échappaient aux happements de la gueule. M. Sud les ramassa et les mit dans sa poche, tout fier.

Ainsi, il avait tué : grâce à lui, là, des plumes s’étaient éparpillées ; la terre buvait du sang ; des cervelles se répandaient, blanches comme du lait d’herbe à verrues. Et si, malgré ces preuves, un incrédule doutait encore, il suffirait, pour le convaincre, de dire à Pyrame :

— Montre ta langue !

— Je veux garder la douille de ma cartouche ! se dit M. Sud.

Il s’en alla. Il éprouvait le besoin de marcher vite et droit. Il avait hâte de rentrer à la maison et de retourner sa poche, tous ses amis assemblés.

Il entendait cette exclamation : « Fameux coup ! » et répondait, modeste : « Vous êtes trop aimable, j’ai eu de la chance. Merci. La prochaine fois je ferai mieux ! »

Il se flatta la barbe comme il faisait toujours à chaque contentement. Jamais elle n’avait été plus élastique. Il la soulevait haut, par les deux pointes, et la laissait ensuite retomber, écarter toute sa neige sur sa poitrine d’homme. Les chardonnerets remuèrent. M. Sud en prit un, avec des précautions, et l’examina pour voir comment c’était fait.

Le chardonneret avait la tête rouge, les ailes jaunes et brunes ; l’une d’elles, cassée, pendait. La mobilité de son bec et de ses yeux était l’unique signe de sa souffrance fine. Mais une remarque, entre toutes, frappa M. Sud. Cette miniature d’être ne lui faisait pas l’effet d’une « pièce de gibier ». Il croyait soupeser un fragile objet d’art, fini au point de donner l’illusion de la vie. Il mania les chardonnerets les uns après les autres, et tous le troublèrent par leur effarement menu. Ses impressions tournèrent comme des roues folles. Il s’imagina penaud, et non plus triomphant, sous les regards de ses amis, et il écouta les fous rires des coquettes petites filles, déjà femmes par le don de se moquer.

— Oui, se dit-il, j’ai fait un beau coup. Quelle honte !

Il ralentit le pas. En ce moment, le chardonneret qu’il tenait s’envola, hésita un peu en l’air, étonné de se sentir libre, et partit. Cette espièglerie réjouit M. Sud :

— Celui-là n’avait pas trop de mal, dit-il. Les autres l’imiteront peut-être !

Il les percha tour à tour au bout de son doigt, avec des paroles encourageantes. Mais, désormais incapables d’essor, ils retombèrent au creux de la main.

— Qu’en faire ? se demanda M. Sud.

Il ne songea pas à les élever dans une cage bien aménagée.

Il s’assura que personne ne pouvait le surprendre, regretta de ne point se trouver derrière une porte dont le verrou serait poussé, et déposa délicatement les chardonnerets au bord de la rivière. Le courant félin les saisit, noua, comme avec un fil, leurs ailes à peine battantes, les emporta. Vraiment, ils furent noyés sans avoir lutté plus que des mouches.

— Vois-tu, dit M. Sud à Pyrame, je préfère, décidément, la pêche à la chasse. Les poissons, ça n’a pas l’air de bêtes. Ils n’ont ni poil, ni plumes, et meurent tout seuls, quand ils veulent, sur le gazon, dans un coin, sans qu’on s’en occupe. Assez de carnage ! À partir de demain, nous pêcherons : tu porteras le filet !

Ensuite, M. Sud jeta sa douille de cartouche, moins précieuse, maintenant, qu’un bout de cigare éteint, et comme son pantalon en velours gris-souris était taché de sang, il trempa dans l’eau son mouchoir et s’efforça — ainsi qu’un criminel — de laver et de frotter les gouttes rouges qui reparaissaient toujours !

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