La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 3

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LA LANTERNE


No 3




Le mot d’ordre n’a pas été bien donné. Il y a des journaux qui ont parlé de la Lanterne. Commencerait-on à se fatiguer de l’ennuyeuse consigne du silence et se trouverait-il des rédacteurs assez indépendants pour chanter pouille à qui bon leur semble ?

Il est vrai que les premiers essais d’indépendance des feuilles selon le cœur de l’autorité ont donné lieu à des équivoques superlativement comiques, comme lorsque le Canada, s’imaginant parler de la Lanterne, dit « qu’elle ne contient pas un mot fin, mais pas un seul, pas un trait gai duquel on puisse dire ; « Tiens, voilà du neuf ! » pas une plaisanterie un peu allègre, un peu pimpante, un peu choisie, qui fasse penser, » — oublie que c’est son propre portrait qu’il trace, en employant pour d’autres ses plus vilaines palettes. Ô vérité ! comme tu te venges bien !

Mais voici qui est plus grave. Le Canada ajoute que la Lanterne « ne contient rien, rien, si ce n’est quelque impiété, quelques irrévérences envers le clergé, que le Pays avait omis jusqu’à présent d’étaler dans ses vitrines. »

Il est temps de s’entendre sur la signification de ces mots impiété, irrévérences envers le clergé. Rédigez-vous la Lanterne ? vous êtes impie. Rédigez-vous le Nouveau-Monde ? vous insultez les prêtres, vous travaillez à la ruine de la bonne presse, à la division des consciences. ( Minerve)

À force de chercher le secret de cette confusion, j’ai fini par découvrir qu’elle avait été imaginée exprès pour faire croire que la Lanterne est inspirée directement par l’évêché de Montréal.

Je déclare que c’est là une insigne fausseté, qu’ayant appelé mon journal La Lanterne, je ne l’ai pas appelé l’Éteignoir, et que la dite Lanterne n’est inspirée que par les sottises et les ridicules de la presse dévote, assez nombreux pour l’occuper longtemps avec toutes les variétés désirables.

Le Courrier du Canada félicite l’Ordre de l’acte de courage ! qu’il a fait en renonçant à son titre de libéral. C’est le coup de grâce de ce pauvre écrasé. Il devait s’attendre pourtant à ce que ceux qui lui ont arraché cette lâche complaisance se moquassent de lui.

Et le Pionnier de Sherbrooke, prenant cela au sérieux, s’écrie avec transport : « Tout cela indique que le parti libéral progresse, hein ! »

Mais sans doute. Le premier pas à faire pour avancer est de se débarrasser des obstacles. Or, des libéraux de la trempe de l’Ordre sont des calamités — nuisances, comme disent les anglais.

Je veux prévenir les vrais libéraux du danger qu’il y a à recevoir dans leurs rangs élargis des recrues suspectes et des auxiliaires perfides. Jamais position ne sera conquise, jamais victoire ne sera remportée par eux, si, pour chaque pas qu’ils font en avant, ils ont parmi eux des alliés qui leur en font faire immédiatement trois en arrière.

Je ne connais qu’un homme dans le Bas-Canada qui ait trouvé moyen d’être un journaliste des bons principes, et de dire la vérité une fois. C’est M. Cauchon. Il a été trente ans dans la presse militante avant de pouvoir accoucher de cette vérité. Mais tenons-lui compte de cet acte de courage tardif qui va l’exposer, lui aussi, au reproche d’irréligion.

Voici ce qu’il disait dernièrement dans son Journal de Québec :

« Dans notre pays, on tolère longtemps les abus, on les souffre pendant des années avant de songer à les faire disparaître. On se borne d’abord à déplorer le mal, à souhaiter de le voir coupé dans la racine, et ce n’est qu’au jour où le danger devient imminent que, secouant leur apathie, les citoyens cherchent les moyens de le conjurer. »

Pour dire cela, il faut être décidé à braver toutes les foudres. Car on n’ignore pas que chaque fois qu’il s’est agi de faire le tableau de notre état social, notre digne clergé a cherché avant tout à nous bien convaincre que nous sommes le peuple le plus heureux de la terre.

La raison, je l’ignore.

Est-ce parce que nous payons bien la dîme ?

Est-ce parce que nous expédions à Rome des zouaves pontificaux qui y meurent d’épuisement et de fièvre ?

Est-ce parce que la paix des ménages est troublée par les excommunications qui menacent les lecteurs du Pays ?

Est-ce parce que notre population travailleuse, décimée par la misère, émigre avec douleur aux États-Unis ?

Est-ce parce que des milliers d’émigrants européens passent à notre nez tous les ans, pressés de se rendre chez les Américains ?

Est-ce parce que ?… mais je m’arrête. Nous avons en vérité trop de sujets d’être heureux, et je crains, en les énumérant, d’inspirer l’orgueil de la prospérité qui est toujours funeste… même aux grands peuples.

Une ombre vient se mêler à nos joies. Le nouveau gouverneur-général, Sir John Young, au lieu d’être un duc ou comte, est tout simplement un Sir.

Voici comment le Journal de Québec exhale son amertume :

« On trouvera peut-être un inconvénient dans la parfaite égalité sociale existant entre le gouverneur-général et ses ministres. Sir John Young est un baronet, M. Cartier est un baronet : Sir John Young est chevalier commandeur du Bain, Sir John A. Macdonald est chevalier commandeur du Bain. Anciennement, nous avions pour gouverneurs, dans les colonies, des comtes, des ducs et jusqu’à des princes du sang royal ; c’était lorsque notre population se comptait par milliers. Aujourd’hui que nous sommes un peuple de quatre millions, et presque une nation, la mère-patrie est à notre égard d’une décourageante parcimonie. Tel n’est pas le moyen, dans tous les cas, de propager les idées monarchiques parmi nous. »

Vraiment, ça n’est pas la peine d’expédier un gouverneur d’Angleterre s’il n’est que l’égal, socialement, de M. Cartier. Mais je ne m’arrête pas à ces considérations.

Je ferai remarquer seulement que les États-Unis, qui sont une nation de plus de quatre millions d’hommes, ont un président qui est un ancien tailleur, qu’il a suffi d’un mot de cet ancien tailleur pour faire s’incliner devant lui le puissant empereur de la France, que le président qui l’a précédé était un ancien bûcheron, et que ses ministres étaient ses égaux à tous les points de vue.

Comment veut-on que l’Angleterre ne se contente pas de nous envoyer un Sir, quand elle voit les États-Unis se contenter d’un bûcheron ?

Bah ! on est toujours assez noble pour recevoir 10,000 louis de traitement.

Quant aux institutions monarchiques, il est malheureux que nous n’en prenions pas le goût à mesure que les autres peuples le perdent.

Mais si nous sommes condamnés à rester derrière tout le monde, au moins ne tirons pas trop sur la queue pour ne pas l’arracher. Nous resterions tout seuls.

Je viens de voir le prospectus d’un nouveau journal qui s’appelle l’Ave Maria et qui est fondé dans les intérêts de la Sainte Vierge.

Allons, bon. Voilà que la Sainte Vierge a besoin d’un organe. La polémique va devenir de plus en plus difficile ; mais heureusement que la Minerve, qui est une déesse, nous mettra à l’aise avant quinze jours en déclarant que l’Ave Maria n’est qu’un insulteur gagé de la mère du Christ et un diviseur de consciences.

On ne dit pas si l’évêque de Montréal a autorisé la Sainte Vierge à avoir un parti dans le Bas-Canada, mais on dit qu’une messe en requiem et un certain nombre de communions sont offertes tous les samedis à ceux qui paieront vingt dollars.

Malgré la perspective attrayante que cette messe en requiem fera luire aux yeux des actionnaires, beaucoup se diront qu’il n’est pas nécessaire de précipiter les choses, qu’il est toujours temps de se faire chanter des requiems quand on est mort, et que d’assister à son propre libera tous les samedis, même en payant pour, ne constitue pas un des plaisirs les plus recherchés de notre époque si féconde en divertissements.

D’autres prétendront qu’il faut avant tout être rond en affaires, que le chiffre de vingt dollars étant précisé, il faut que celui des communions le soit ; qu’en outre, comme il est difficile de constater le nombre de ceux qui communient le samedi dans toute la catholicité, la comptabilité du nouveau journal deviendra incontrôlable ;… à moins que la Sainte Vierge ne fasse tous les samedis un miracle pour son organe et n’envoie des colombes annoncer le nombre exact des communions reçues… Alors ce sera la chose la plus facile au monde.

J’ai toujours remarqué que les rois ont une heure, invariablement la même, pour abdiquer ; c’est lorsqu’ils ont perdu leur trône.

Mais comme le droit divin est inaliénable, ils ont soin d’ajouter qu’ils abdiquent en faveur de leurs enfants.

Ainsi Napoléon, battu à Waterloo, abdiquait en faveur de son fils. Aujourd’hui, c’est la reine d’Espagne qui, incapable de rentrer dans sa capitale, et par conséquent de reprendre son sceptre, veut le passer au prince des Asturies.

Tant qu’il reste aux rois la plus petite chance, au lieu d’abdiquer, ils fusillent.

Aussi toute phase d’abdication peut être indiquée par ce thermomètre infaillible :

1er jour. — Les troupes royales sont engagées avec les rebelles ; victoire indécise. — Cinq mille hommes seront passés par les armes dans les 24 heures.

2e jour. — Les troupes royales perdent du terrain, mais soutiennent bien la retraite. — Trois cents hommes seront fusillés avant la nuit.

3e jour. — Les troupes royales sont en pleine déroute. — Amnistie partielle pour les rebelles les plus compromis.

4e jour. — Les insurgés sont maîtres de la capitale. — Amnistie complète.

5e jour. — Le roi est en fuite. — Abdication.

Il y a encore un autre moyen quand on n’abdique pas, c’est de monter à l’échafaud. Mais les rois qui sont tous en faveur de la peine de mort, n’aiment pas à prêcher d’exemple.

Le Courrier du Canada a bien voulu dire que je n’étais qu’un imbécile ; me voilà désarmé maintenant ! Il est plus fin qu’on ne le pense, le Courrier : en effet, je ne voudrai jamais qu’on m’accuse de faire la guerre à mes semblables.

Je lis sous l’en-tête Livres Nouveaux, dans une annonce du Nouveau-Monde :

« Études philosophiques sur le christianisme, » par Auguste Nicolas.

Ces études datent d’au moins trente ans !

« L’art de croire, » (qui n’est pas nouveau, et surtout qui n’est pas un art…)

Mais puisqu’il existe des titres de ce genre, c’est que les trois-quarts des choses qu’on veut faire gober aux hommes d’aujourd’hui exigent des esprits façonnés tout exprès pour les admettre.

De telle sorte que l’art de croire n’est que le résultat de l’art de faire croire.

Les personnes désireuses de se perfectionner dans cet art peuvent prendre des leçons tous les jours dans les articles de la Minerve et du Nouveau-Monde, moyennant six dollars par an, ce qui n’est pas cher quand on songe à la quantité d’absurdités qu’elles y apprendront à croire.

La raison de ce bas prix vient de ce que le fonds de la crédulité humaine est si prodigieusement grand, que les dites écoles sont toujours sûres de se rattraper du bon marché par le nombre des élèves.

« Pharmacie spirituelle de poche, à l’usage des confesseurs. »

Oh, là ! D’abord, je n’ai pas compris ; — il faudra que je prenne des leçons de croire — ensuite, je me suis dit que, puisqu’on fait commerce de tout maintenant, je ne tarderais pas à trouver dans une colonne du Nouveau-Monde cette nouvelle annonce :

« Parfumerie religieuse :

« Odeur de sainteté pour le mouchoir.

« Odeur de vertu pour la toilette des dames.

« Essence de purification extraite des os de Saint Pacifique, à l’usage des pénitents qui sentent l’aïl.


« Essence de componction pour les gencives.

« Eau de repentir distillée pour les yeux, combinée avec l’élixir de contrition pour les cœurs endurcis, etc., etc., etc.

« À prendre : Une cuillerée à soupe après avoir péché, ou un verre à vin avant de se rendre à confesse.

« En vente dans le soubassement de l’église des Jésuites, à côté du compartiment réservé aux représentations théâtrales. »

Je lis qu’une adresse, débutant par ces mots, a été présentée à l’évêque de Saint Hyacinthe :

«  À Sa Grandeur Monseigneur l’Illustrissime et Révérendissime Charles Larocque, évêque de St. Hyacinthe. »

Il me semble que lorsqu’on s’est déjà fait appeler Sa Grandeur Monseigneur, l’illustrissime et le révérendissime sont du superflu. Mais la religion des temps modernes, qui se traduit par ces expressions, n’en saurait trop avoir.

Il y a entre autres un sissime qu’on a sans doute oublié, et qui aurait trouvé là sa place admirablement, c’est l’infaillibilissime.

Depuis sa discussion avec le député d’Iberville, M. Dufresne, il n’est personne qui puisse contester ce titre à l’évêque Larocque qui disait :

« Nous, le clergé, nous décidons de tout ; vous, laïques, vous êtes coupables si vous discutez quoi que ce soit ; un bon catholique doit être soumis à l’église et l’écouter, sous peine d’être regardé comme un païen et un publicain.  »

Ainsi, je soutiens, moi, que le club Saint Jean-Baptiste n’est pas une société secrète, et je le prouve. Vous, évêque, vous dites « c’est une société secrète. »

Pardon, Monseigneur, excusez-moi, c’est une société secrète, puisque vous le dites. De cette façon, du moins, on ne m’appellera pas un publicain.

Le Nouveau-Monde trouve le Pays maladroit, parce qu’il a annoncé six heures à l’avance la condamnation de Whelan.

Nous faisons des miracles, cher confrère, nous faisons des miracles. Ça doit vous aller. Chacun son tour, que diable !

J’ai fini par découvrir la signification du mot « impie. » Le Nouveau-Monde s’offre pour deux sous, et personne ne l’achète ; la Lanterne se vend six sous, et tout le monde la demande. — Donc, je suis impie.

Je ne vous demande qu’une chose, messieurs : c’est bien le moins, puisque vous êtes infaillibles, que vous soyiez conséquents, que vous ne disiez pas un jour une chose et le lendemain une autre.

Ainsi, lors de mon installation au Pays, vous m’avez accablé de compliments, mêlés de sottes injures, il est vrai ; mais dans mon petit amour-propre, je n’ai fait attention qu’aux compliments, comme s’ils pouvaient avoir quelque valeur.

Aujourd’hui, vous dites que la Lanterne est rédigée sans talent, sans esprit, sans style…, etc…

Voyez un peu la différence. Moi, je ne vous ai jamais pris que pour des imbéciles, je vous prends encore pour tels, je vous le répète, et je mourrai avec cette conviction.

Je suis un misérable, un scélérat, c’est entendu, c’est admis de tout le monde, ça été dit vingt mille fois, je ne le conteste pas.

Mais, pour comble à mon déshonneur, il faut que le Nouveau-Monde me traîne dans ses colonnes.

Vous voulez sans doute, en mettant sans cesse ma personne en avant, sans discuter mon œuvre, m’entraîner dans la lutte oiseuse et triviale des personnalités.

Non, messieurs. Vous pouvez vous occuper de moi, vous avez vos raisons. Mais je ne saurais, de mon côté, m’occuper de vos piètres personnes.

Je vous combats parce que vous représentez un fait, à défaut d’une idée, parce que vous êtes l’image d’un parti, formé d’ombres, il est vrai, mais existant et saisissable.

Quant à vos individualités, je ne les aperçois même point.

Vous m’avez déclaré la guerre, je vous attendais.

Au premier coup que vous avez porté, tout le monde vous a reconnus ; ce premier coup était une lâcheté.

Vous avez effrayé un honnête homme, un brave libraire qui croyait dépendre de vous, et il n’a plus osé vendre la Lanterne.

C’est là le coup : mais le contre-coup, le voici. Pour un dépôt qui m’est enlevé, j’en aurai dix.

Vous avez cru empêcher la vente, elle va être triplée. Constatez vous-mêmes, vous qui croyez tenir tout dans cette ville enchaînée. On vous échappe ; la réaction du progrès se prépare, fermente, et vous ne la voyez pas !

Vous vous êtes dit que je serais écrasé. Beaucoup ont jeté un regard sur moi qu’ils croyaient seul devant la noire puissance.

Mais j’avais avec moi la jeunesse, cette jeunesse qui depuis dix ans est muette, enserrée, bâillonnée. J’ai remué ses entrailles et fait vibrer son cœur.

Vous croyez la tenir et elle me crie : « En avant, » et ses chaudes poignées de main me disent qu’elle aspire à la liberté, si elle n’est pas encore prête à combattre pour elle.

Venez, venez avec vos obscures phalanges, dresser l’obstacle devant la Lanterne. Nous le culbuterons.

Vous avez avec vous les bourreaux de la pensée, nous en avons les soldats.

Nous avons des recrues partout, et vous l’ignorez. Oui, partout des recrues, parmi ceux qui portent encore leurs fers, comme parmi ceux qui les ont brisés.

Vous avez beau dire que la Lanterne est une œuvre de protestants, de Suisses, comme vous les appelez. Non, ce n’est pas une œuvre de protestants.

C’est l’œuvre des hommes libres, et de tous ceux qui veulent l’être.

Vos jongleries religieuses, votre pieux charlatanisme, sablonneux édifice d’impostures, n’aveuglent plus que les vieilles femmes.

Le peuple, longtemps pâture, redevient homme. Le bandeau tombe, ou ne couvre plus que des yeux depuis longtemps affaiblis.

Il ne fallait plus qu’un drapeau. Eh bien ! je le prends en main. Pleuvez sur moi, malédictions, calomnies, infamies, injures.

Je souris voluptueusement à l’outrage, et je vous nargue… troupeau !

Je lis dans la dernière Lanterne d’Henri Rochefort :

Le bureau de bienfaisance du sixième arrondissement, ayant besoin d’un médecin, avait placé, le premier sur la liste, le docteur Émile Allix.

Sur ces entrefaites, le ministre de l’Intérieur ayant appris que le jeune et savant docteur était appelé par Victor Hugo lui-même à donner ses soins à Mme Victor Hugo dans sa dernière maladie, a écarté M. Allix pour choisir le candidat placé en seconde ligne.

Vous rendez-vous un compte bien exact de la satisfaction que doit éprouver un malade à qui on vient tenir ce langage :

« Vous souffrez d’une maladie de foie qui vous emportera d’ici à un temps prochain. Nous pouvions vous envoyer un docteur qui seul parviendrait à vous sauver, mais comme il est un républicain et qu’il se permet d’aller donner ses soins aux exilés, nous allons le remplacer par un autre, entre les mains de qui vous passerez, très-probablement, mais qui a l’avantage d’être bonapartiste. J’espère que nous sommes gentils pour vous. »

C’est absolument là le langage que tient notre clergé dans les élections.

« Voulez-vous être ruinés, dit-il, mais sauver votre âme ? voici M. X, qui est un idiot, mais qui se présente devant vous tout exprès pour faire votre salut. Si vous élisez M. D., il parlera contre les fortifications de Lévis, et vous serez damnés à tout jamais. »

Le premier devoir d’un homme politique, dès qu’il entre dans l’Assemblée Législative, c’est de dire le chapelet, ensuite, de ne rien dire, et, en dernier lieu, de toucher $600 pour le rachat des péchés de ses commettants.

Il y a des députés qui ont le double mandat.[1] C’est pour qu’ils ouvrent les portes du ciel à double battant.

Je me suis toujours demandé pourquoi nous avions des élections en Canada. C’est la chose la plus inutile et la plus embarrassante au monde.

Tout candidat qui veut briguer les suffrages n’a qu’à se présenter chez son curé et lui annoncer sa détermination de sauver les âmes de toute la paroisse, ce qu’il peut exprimer par cette formule :

« Je jure de voter contre toute loi qui tendrait à l’abolition de la dîme ;

« Je jure de voter contre toute loi qui empêcherait les corporations religieuses d’hériter,

« Je jure de voter contre toute loi qui enlèverait au clergé une parcelle du monopole de l’éducation ;

« Je jure de voter contre toute loi qui bannirait le fanatisme des écoles en les rendant libres…, etc… »

Cette formule peut être variée suivant les circonstances. L’essentiel est qu’on atteigne le but, qui est la sanctification des comtés par l’enrichissement des corps religieux.

Je frémis en songeant à la hauteur d’arrogance et d’absolutisme effréné où peut atteindre l’homme envers qui toute la presse inepte rivalise de servilité et de dégradante adulation.

La lettre suivante en fera foi. Elle est un peu ancienne ; mais cela est indifférent. Depuis lors, cette arrogance n’a fait que croître et embellir.

C’est l’évêque de Montréal qui écrit au docteur B., professeur à l’école de médecine canadienne :

Montréal, 31 juillet, 1861.

« Monsieur, — Je suis profondément affligé en voyant l’attitude que prend votre Faculté de Médecine vis-à-vis de la religion. Elle n’ignore pas sans doute que l’Institut Canadien soit en flagrante désobéissance à l’Église qui condamne ses principes comme irréligieux, et sa bibliothèque comme impie et immorale. Cependant votre Faculté reçoit dans son sein et même met à sa tête des membres de cette Institution dont l’autorité ecclésiastique a signalé aux catholiques de ce diocèse les dangers pour leur foi et leurs mœurs. Par ce procédé que je ne puis m’expliquer, votre Faculté me force de lui retirer la protection que je lui avais accordée de si bon cœur, en lui donnant entrée dans nos institutions religieuses où elle n’aurait jamais, je pense, mis le pied sans mon intervention.

« Mon intention était de ne pas m’arrêter en si beau chemin et je méditais quelque chose de mieux encore pour donner à votre Institution une importance encore plus grande. Mais après cet acte de mépris de l’autorité divine dont je suis dépositaire, je me vois réduit à la pénible nécessité de rétracter ce que j’ai pu faire pour lui concilier la confiance publique.

« Il n’y a vraiment plus moyen pour le clergé de recommander aux élèves sur lesquels il peut avoir quelque influence, de fréquenter vos cours, et votre Faculté se trouve dans une position d’autant plus fausse que l’Université Laval, qui offre toutes les garanties possibles pour la foi et les mœurs de ses étudiants, est à notre portée, et qu’il est facile d’y faire arriver nos jeunes gens qui se distinguent le plus par leurs talents et leur bonne conduite.

« Je regrette beaucoup de me trouver dans la nécessité d’accomplir un devoir rigoureux et ce serait, n’en doutez pas, un vrai bonheur pour moi si les raisons qui m’empêchent d’être, comme par le passé, tout dévoué à votre institution, disparaissaient.

« Je suis très-véritablement,
« Votre très-humble serviteur,
« † Ig., Évêque de Montréal. »


Cette façon de mêler l’autorité religieuse aux choses purement de science, donne lieu, en dehors d’épouvantables abus, aux plus drôlatiques épisodes.

Un de mes amis avait fait, il y a quelques années, un petit traité de chimie agricole ; il l’expédie dans les campagnes ; le curé vient à passer, examine le livre : « Comment ! s’écrie-t-il, en le rejetant, il n’y a pas un mot de la sainte Vierge dans tout cela ! renvoyez vite ce livre, il ne peut que perdre les enfants. »

Mais voici un exemple plus frappant encore.

C’est une histoire assez récente, une expérience cruelle dont la victime, jeune, hélas ! vit la Parque inflexible couper les tendres fils de son existence printanière.

Tel on voit le blanc nénuphar balancé mollement sur le miroir des flots par une brise attiédie, ainsi son œil presque éteint flottait vaguement sur les profonds abîmes de l’empire de Caron, et l’ange de la mort, planant avec ses blanches ailes sur sa couche douloureuse… ceci est pour dire que l’évêque de Montréal, Ignace par la grâce de Dieu, ce digne prélat qui a tant fait pour la gloire de Saint Pacifique, avait décidé, après une de ces inspirations que lui envoie souvent le Saint-Esprit, que dans le cas d’accouchement difficile, s’il fallait sacrifier ou la mère ou l’enfant, on devait sans hésiter sacrifier la mère afin que l’enfant pût recevoir le baptême. Cette théorie, ou plutôt ce dogme, car une très-antique tradition canadienne a établi que tout ce que dit un évêque, un prêtre, un diacre, un sous-diacre, ou le moindre ecclésiastique, est parole divine, ce dogme, dis-je, créa une espèce de stupéfaction parmi les médecins qui n’étudient pas la thérapeutique dans les mandements.

Or, un jour, les docteurs T., P. et C. sont appelés dans un hospice où mourait une jeune fille, en grand travail, disait-on, mais sans que rien ne parût encore. « Labor omnia vincit, » a dit le poëte ; mais celui-là était un païen ; il n’a donc rien à faire dans mon récit. Le docteur T. voulait employer le système ignatien ; les docteurs P. et C. hésitaient, s’y opposaient. Au beau milieu de la dispute, un profond soupir se fait entendre, une main tombe inanimée… la jeune fille venait de mourir, sans l’aide des médecins, pour rendre hommage au nouveau dogme. Grande victoire pour l’Église ! Dieu lui-même intervenait et se manifestait clairement. Il n’y avait plus qu’à extraire l’enfant. L’opération césarienne sur un cadavre était la plus facile des choses. Pas un instant à perdre ; l’enfant, dans le sein glacé de sa mère, trouverait vite un tombeau !… L’opération commence ; mais à peine l’instrument a-t-il entr’ouvert les cloisons fatales qui emprisonnent la vie, qu’un sang noir mêlé d’un pus abondant jaillit tout à coup. Le flot coule, inondant le lit de mort de ses teintes violacées ; les docteurs ébahis se regardent ; petit à petit disparaît cette rondeur accusatrice, objet de tant de disputes, cause de tant de souffrances. Le flot cesse, et ces mêmes entrailles qui, tout-à-l’heure, semblaient contenir une existence vigoureuse, maintenant affaissées, molles, distendues, ressemblent à une joue après une fluxion.

Qu’était-ce donc ? Ô merveille, un abcès ! un abcès énorme venait de crever dans les flancs de la morte. C’était là l’enfant qui avait hérissé d’arguments trois illustres Hippocrates, dont l’un voulait procéder avec les canons évangéliques, et les deux autres seulement avec le forceps. Mais comme pour témoigner de la vaine sagesse des hommes, et des crimes que peut engendrer une fausse interprétation des dogmes, la nature, se mêlant de la partie, avait soudain tranché la question.

Mais en sera-t-il toujours ainsi ? Et pourra-t-on chaque fois se procurer des abcès sur commande ?

La pièce qui suit m’est envoyée directement de France. C’est l’explication d’une carte de géographie allégorique, copiée récemment par les élèves des religieuses du Saint-Sacrement de Bernay, en Normandie :


Presqu’île de la Perfection

La presqu’île de la Perfection est située à l’est du continent du Monde, auquel elle est jointe par l’isthme de la charité bienfaisante. Elle est baignée au nord et à l’est par le vaste océan de l’Amour divin et au sud par la mer du Mépris de soi même. On trouve le cap de Persévérance à la pointe méridionale, au nord celui de la Sainte-Défiance, et au nord-est celui de la Mortification.

Les principaux fleuves sont 1o. celui des Divines Consolations, qui prend sa source au pied du mont de la Générosité, arrose la cité du Bonheur, et se jette dans l’Amour divin ; 2o. le fleuve de la Paix qui sort des monts de l’abandon à la volonté de Dieu, et se jette dans la mer du Mépris de soi-même.

L’abord de ces lieux serait inaccessible si les voyageurs, après avoir côtoyé les rochers escarpés de la Crainte, des Troubles, des Scrupules et des Retours sur soi-même, ne trouvaient enfin le golfe de la Confiance, et ne jetaient l’ancre au port de l’Amour divin. Le commerce est très florissant ; on exporte dans le continent voisin le zèle du salut des âmes, la compassion, l’amour du prochain, le pardon des injures, et l’on reçoit en échange les solitudes et les croix dont les habitants savent tirer un grand prix ou plutôt un grand parti.

Le sol est très fertile et produit toutes les vertus. Après vingt-deux ans, le parfait modèle de la douceur, saint François de Sales se rendit maître de ce pays.

C’est ainsi qu’en France, au xixe siècle, on instruit les jeunes filles.

Et les Ultramontains réclameront encore le monopole de l’enseignement !

Des filles que les parents ont la naïveté de leur confier pour en faire des femmes capables de remplir dignement leurs devoirs d’épouses et de mères, ils s’efforcent de faire des idiotes !

Cela s’appelle élever les enfants sur les genoux de l’Église !!!

  1. On disait alors des députés élus pour le parlement fédéral et pour l’Assemblée provinciale également, qu’ils avaient le « double mandat. »