La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 17

(p. 223-238).


LA LANTERNE


No 17




Je suis obligé d’avouer aujourd’hui, malgré qu’il m’en coûte, que l’évêque de Montréal est un homme d’une grande valeur.

Il est parti pour Rome avec 20 à 30,000 piastres.

Cet aveu arraché à ma conscience repentante, j’entre dans l’examen des choses extraordinaires qui ont marqué le départ de l’évêque.

C’est le 20 janvier, 1869, le mercredi après-midi, que monseigneur Ignace, par la grâce de Dieu et les souscriptions de ses ouailles, a quitté le sol canadien pour aller rejoindre le Concile œcuménique qui sera ou qui ne sera pas convoqué en décembre prochain, suivant que Napoléon iii sera mort ou vivant. S’il est mort, il est bien certain qu’il n’y aura pas de Concile, puisqu’il n’y aura plus de chassepots à Rome.

Ce départ précipité pour un rendez-vous qui n’aura lieu que dans un an, s’explique par les raisons suivantes :

1o. L’évêque, qui est un saint homme, et qui, par conséquent, a horreur des vaines disputes de ce monde, veut soustraire sa personne à l’enquête qui se fera sur l’emploi des cent mille dollars qu’il a reçus pour bâtir un temple dans Montréal, et part en laissant à son bedeau toute la responsabilité de cette grave situation.

2.o L’évêque convaincu qu’il n’y a plus rien à soutirer de la bourse des fidèles, après les razzias répétées de l’année dernière, a jugé que sa présence à Montréal, ne pouvant plus être nuisible, serait inutile, et il va porter à Pie ix le produit net des bénédictions papales, ses frais de voyage payés.

3.o L’évêque dont la santé s’est altérée à faire tant de discours pour remercier les gens qui lui donnaient de l’argent, ne peut plus supporter le carême, et il va se rétablir à la table des évêques et cardinaux de Rome qui, en vertu de leur infaillibilité, se dispensent de faire maigre.

4.o L’évêque, qui ne reviendra jamais à Montréal vivant, songe peut-être à y revenir ciré, et à tomber, comme Vital, dans l’œil des femmes. Ce serait le digne couronnement d’une vie de mortifications sanctifiée par l’exploitation des imbéciles.

5.o L’évêque, sachant que les zouaves pontificaux ne reçoivent qu’un sou par jour et crèvent de faim, brûle de leur annoncer qu’on a souscrit pour eux 25,000 dollars, mais qu’ils continueront à ne recevoir qu’un sou par jour.

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Il y a encore plusieurs autres raisons, également décisives, mais celles-ci doivent suffire à l’édification du public qui, je l’espère, comprendra que son étonnement était déplacé.

« Chaque évêque, s’écrie le Nouveau-Monde, se trouve aujourd’hui un plénipotentiaire chargé de régler la paix des esprits sans laquelle la paix du monde n’existe pas. »

Il est à supposer, d’après cela, que le Concile œcuménique empêchera la Prusse d’englober l’Allemagne, la France de convoiter les rives du Rhin, la Russie Constantinople, l’Italie Rome, l’Espagne la liberté, la Crète l’indépendance, tout cela grâce à un nouveau dogme où l’on imaginera cette fois que c’est saint Pacifique qui a été conçu sans péché.

« Et notre siècle, continue le dit N. M., pourra encore une fois rapprocher des œuvres de l’Église convoquée en concile, les traités et les questions réglées par les conférences diplomatiques et sans cesse renaissantes ; il pourra juger du résultat du travail de l’idée politique et de l’idée religieuse, l’une sans force apparente et cependant surabondante de lumière, l’autre ayant toute la force qui frappe les yeux, mais obligée d’avouer son impuissance chaque fois qu’elle veut aborder toute seule et sans l’aide de la première le domaine des intelligences. »

Je ne sache pas qu’on ait eu besoin des évêques pour établir le suffrage universel et l’égalité de tous les citoyens devant la loi, pour abolir l’esclavage, fixer les lois de naturalisation, supprimer en Amérique les églises établies, mais je sais d’autre part que malgré nombre de conciles tenus depuis seize cents ans, les hérésies et les schismes de tout genre n’ont fait que croître et embellir.

« Les grandes puissances de la terre entourent d’égards et de dignités leurs ambassadeurs ; mais ces fêtes et cet éclat ont quelque chose d’officiel et de commandé d’avance qui en rappelle le caractère tout humain. »

Le Concile œcuménique n’est pas commandé d’avance ; c’est pour cela que le pape mendie depuis deux ans l’argent pour en payer les frais, et que l’évêque de Montréal s’y rend onze mois avant sa convocation, avec 20,000 dollars dans sa poche.

« Il n’en est point ainsi de la puissance du monde moral, de l’Église catholique dont les princes s’intitulent serviteurs des serviteurs, (je connais de ces serviteurs-là dont les gages se montent à 15,000 louis par année ; je consentirais à être prince, et serviteur des serviteurs en même temps, pour 10,000 louis de moins), et qui cherchent d’abord les dignités du royaume qui n’est pas de ce monde. »

Mais comme il leur est impossible de posséder les dignités de l’autre monde tant qu’ils sont dans ce monde-ci, ils commencent d’abord par en prendre l’habitude sur cette terre, conformément à cette parole du Christ « Les premiers seront les derniers » ; ils soupirent donc après la dignité des derniers dans l’autre monde, ne demandant comme compensation que d’être les premiers dans celui-ci.

« L’amour les environne parce qu’ils ne vivent qu’en se sacrifiant pour le bien, et plus leur vertu est sublime, plus grand est l’attachement de leur peuple. »

Cet attachement est si grand que le pape, ne trouvant pas de défenseurs parmi ses sujets, est réduit à se maintenir au moyen d’aventuriers et de mercenaires pris dans tous les pays.

« Le concours immense qui a jeté hier au pasteur de Montréal son dernier cri d’adieu, après avoir prié Dieu avec lui, n’est pas le seul qui ait acclamé son pasteur. Ce qui le rend plus extraordinaire, c’est l’œuvre par laquelle notre Évêque a mis le nom du Canada catholique devant toute l’Europe étonnée. »

On ne saurait s’imaginer en effet quels bouleversements profonds l’arrivée à Rome des 150 zouaves pontificaux a causés dans toute l’Europe ; c’est au point qu’Isabelle II en a été renversée de son trône. Mais que sera-ce donc à l’arrivée de l’évêque de Montréal ?

« C’est l’affection toute particulière qu’il a su attirer, de la part du grand Pontife qui gouverne l’Église du Christ, sur notre Canada, et les bénédictions nombreuses qui en ont découlé. »

Jusqu’à présent cette affection ne s’est guère manifestée que par l’envoi de bénédictions qui ont coûté en moyenne dix piastres par tête.

La dernière contribution a été pour les frais de la pièce jouée la semaine dernière au Gésu, église des Jésuites qui est définitivement convertie en théâtre, puisqu’on ne peut plus y entrer sans payer.

Toute la journée qui a précédé la représentation, on a pu voir, jusque sur les omnibus de la ville, des affiches de couleur convoquant les curieux à s’y rendre, et eo soir, il y avait à l’entrée de l’église différents bureaux avec le prix correspondant des places, de sorte que chacun arrivait sa pièce à la main.

Vous voulez voir Monseigneur ? c’est vingt-cinq centins, un écu, un dollar. Ceux qui paient un dollar le verront de plus près Aussi regretteront-ils de n’avoir pas pris un billet d’un quart de dollar.

C’est ce que le Nouveau-Monde appelle la nouveauté du fait, car nous ne convenons pas, dit-il, qu’il faille jamais payer son entrée dans un temple catholique

C’est pourquoi, cinq jours auparavant, le rédacteur-en-chef de ce même Nouveau-Monde envoyait aux curés la circulaire suivante :

« Montréal, ce 13 janvier 1869.
« M. le curé,

« Nous sommes chargés par le comité des Zouaves Pontificaux de vous prier de vouloir bien annoncer au principal office de votre église :

« Qu’il y aura mardi prochain, à huit heures du soir, dans l’église du Gésu, concert sacré, discours par S. G. Mgr . Pinsonnault, salut et bénédiction du T. S. Sacrement par S. G. Mgr . de Montréal.

« Que cette cérémonie, qui promet d’être une magnifique démonstration religieuse (Ne dites donc pas cela. Il n’y a que les fanfarons qui fassent des démonstrations pour en imposer. Ceux qui ont la raison et la vérité avec eux, n’ont pas besoin de grosse caisse. Ils sont simples, réservés, confiants, et n’attendent que du temps la démonstration de la justice de leur cause. Mais ceux qui, comme vous, s’en vont et le savent, veulent étourdir les autres, en s’étourdissant eux-mêmes), se fait au profit de l’œuvre des Zouaves Pontificaux et en l’honneur de notre Évêque qui part le lendemain pour Rome.

« Qu’il y aura trois classes de souscripteurs aux billets de l’œuvre ; ceux d’une piastre auront droit aux sièges réservés, et comme les billets sont tous numérotés et que les noms des acheteurs seront enrégistrés (C’était là une ruse afin de connaître ceux qui ne souscriraient pas et de les persécuter ensuite dans leur famille, au point qu’ils seraient tenus en moins de six mois de venir offrir dix piastres pour avoir la paix), chaque souscripteur connaîtra le zouave choisi pour le représenter à Rome, et celui-ci connaîtra ses bienfaiteurs.

« Les deux autres classes comprendront les souscripteurs d’un écu et de trente sous respectivement. »

Il y a dans Montréal des classes d’un écu, et des classes de trente sous !  !

Dans les élections elles coûtent plus cher ; mais les Jésuites, qui ont un souverain mépris des imbéciles qu’ils tondent, les apprécient à leur juste valeur.

Vous, M. un tel, vous être classé parmi les gens de trente sous. Cette expression dédaigneuse était calculée du reste avec une suprême habileté pour forcer par l’amour-propre tout le monde à payer une piastre.

« La compagnie du Grand-Tronc donnera des billets de retour à moitié prix lundi, mardi, mercredi, bons jusqu’à jeudi soir, à tous ceux qui se proposent d’assister à la cérémonie.

« Le comité ose compter sur un encouragement chaleureux de votre part pour le succès de cette démonstration catholique, et vous prie de vouloir bien vous charger de quelques billets à placer. Ces billets sont déposés en vente au presbytère, et le soir, à la porte de l’église des RR. PP. Jésuites, rue Bleury. »

Les curés ont dû se donner un mal infini pour placer ces billets, car il est certain qu’ils avaient une commission. Eux qui en savent plus long qu’on ne pense, ne se paient pas de bénédictions épiscopales, et malgré les avantages merveilleux que le Canada en retire, suivant le Nouveau-Monde, ils n’échangeraient pas leur dîme contre elles.

« Veuillez croire, M. le curé, aux sentiments du plus profond respect avec lequel nous sommes,

« Vos très humbles serviteurs,
(Signé) « Joseph Royal,
« Sévère Rivard,
« Secrétaires du Comité. »

« Toutes les rues environnantes, continue encore mon céleste confrère, étaient couvertes par la foule qui s’agenouillait en larmes sur le passage de son évêque bien-aimé, et l’on voyait les femmes, et les enfants courir pour lui demander une dernière bénédiction. Mgr . descendit à pied la rue qui mène à la gare Bonaventure où il entra escorté ou protégé par nos premiers citoyens contre l’empressement inouï de la foule. »

Cela me rappelle, j’avais alors douze ans, la première apparition d’une girafe à Québec. Les rues étaient littéralement encombrées ; on voyait surtout accourir les femmes et les enfants, je ne dis pas que c’était pour lui demander sa bénédiction, et l’affluence était telle qu’on était obligé de protéger la girafe contre l’empressement inouï de la foule.

Ce n’est pas par manque de respect que je fais cette comparaison, car personne plus que moi ne porte en son cœur l’évêque Bourget — il ne m’a rien pris à moi, non, pas une obole, — mais je veux simplement faire voir ce qu’il y a au fond de toutes les foules, et combien plus elles sont attirées, plus est ridicule ou bizarre le spécimen qu’on leur exhibe.

Dépêche spéciale au Pays :

« Québec, 22.

« À la Chambre, aujourd’hui, M. Marchand a présenté une pétition de Canadiens-français de différentes parties des États-Unis, exposant avec quel intérêt ils ont suivi les mesures des diverses législatures du Dominion sur la colonisation et l’immigration, et leur désir de retourner au Canada, et demandant au parlement de Québec de leur en procurer le moyen en leur accordant les mêmes avantages qu’aux immigrants européens, et en développant l’agriculture, les manufactures et les ressources industrielles de la province. (Applaudissements). »

Ils ne demandent que cela ; revenir dans leur patrie à la même faveur que des étrangers, y trouver le moyen de vivre comme partout ailleurs.

Ils se souviennent, ces émigrés de la détresse, qu’ils eurent un berceau, un foyer, des frères et des amis. Mais l’âtre, l’hiver, était froid et triste ; ils étaient trop nombreux autour de la table paternelle, et lorsque le printemps venait découvrir le maigre enclos où leurs pères avaient trouvé l’abondance, eux regardaient avec angoisse les étroits sillons où, l’automne, ils avaient semé leurs derniers grains et ils détournaient la tête en disant : « non, il n’y en aura pas assez pour nous tous. »

Eh bien ! ce champ amaigri, ce foyer attristé, ce toit qui gémit et qui tremble, l’hiver, sous le vent qui balaie les neiges entassées, ils voudraient le revoir. Ils ne l’ont pas emporté avec eux dans l’exil ; vingt ans de souvenir sont là, et le souvenir c’est la moisson du cœur.

Mais pourquoi reviendraient-ils, s’il leur faut fuir encore ? Pourquoi venir voir leur toit qui s’écroule, s’ils ne peuvent le relever ? Que viendraient-ils faire sur ce champ que nulles sueurs ne fécondent plus ? Et où trouveraient-ils à respirer cet air puissant et libre qui soulève la poitrine avec l’espérance ?

Être si pauvre dans un pays si jeune et si riche ! Avoir tant de misère là où il y a tant de force et d’avenir !

Ah ! restez, restez dans l’exil. L’exil ! non. L’Amérique n’est pas une terre étrangère pour les vaillants. Là, pour une idée, pour un mot vrai pour une parole indignée, vous ne voyez pas s’ameuter autour de vous la noire cohorte des vautours cléricaux qui vous pose le pied sur la conscience, et la déchire quand elle ne peut l’étouffer.

Là, vous êtes des hommes, voudriez-vous venir ici pour être des esclaves ?

Voyez ces campagnes ensevelies l’hiver, arides l’été, ces colonies perdues dans les déserts du nord, sans chemins, sans communications, où nulle voix n’arrive porter l’espérance, d’où nulle voix ne part pour redire nos misères.

Voulez-vous revenir au Canada pour n’avoir même pas le droit de lire les journaux que vous préférez, pour voir le prêtre pénétrant, comme dans son domaine, au sein de votre famille pour y semer la discorde, si vous ne lui obéissez jusque dans ses caprices ? Voulez-vous venir voir les maîtres de poste, d’accord avec lui, pour consigner les journaux indépendants qui porteraient la vérité dans les campagnes enténébrées ? Voulez-vous vous sentir un objet de répulsion, si vous êtes un homme libre, et le curé, du haut de la chaire, vous montrer au doigt et armer contre vous l’aveugle méchanceté de l’ignorance, pousser à vous haïr les hommes mêmes que vous voulez éclairer ? Voulez-vous venir voir vos terres saisies et vendues pour dettes envers ces fabriques dont personne ne connaît les secrets ? Voulez-vous venir payer la dîme et des mannequins cirés, et, au nom de la religion, voir des évêques vous imposer pour les jouissances de leur orgueil ?

Est-ce la pauvreté lamentable des paroisses s’étendant comme un linceul autour des presbytères élégants, vastes et joyeux, que vous voulez contempler ?

Est-ce la religion de vos pères que vous regrettez ? Venez la voir dans nos villes, cotée à tant par tête.

Vous avez exercé les droits des hommes libres ; vous avez été des citoyens de la grande république, venez ici, si vous l’osez, offrir vos votes aux hommes du progrès, venez apporter votre indépendance, vos aspirations, pour entendre aussitôt les prêtres de la bourse, qui sont les seuls oracles et les seules guides de vos compatriotes, fulminer contre vous les anathèmes, et vous réduire par la persécution à sacrifier vos droits, ou du moins à craindre de les exercer.

Mais vous n’avez pas oublié tout cela, et vous ne désirez pas revenir dans une patrie asservie. C’est ici que vous seriez dans l’exil. Restez où vous avez trouvé le travail qui fait les hommes libres.

Je reçois d’un écrivain très en renom à Paris la lettre suivante que je commets l’indiscrétion de mettre sous les yeux du lecteur, parce qu’elle me fournit l’occasion de répondre à certaines observations analogues qui m’ont déjà été faites par quelques amis, et qu’un plus grand nombre peut-être pourraient être disposés à me faire.

Je demande pardon d’avoir à parler de moi ; qu’on veuille bien considérer ma personne comme indifférente pour ne voir que la situation qui m’est faite, et quelles leçons elle renferme en elle-même.

Que l’exemple vienne de moi ou d’autres, peu importe ; mais qu’il soit bon et utile, voilà ce qu’il faut avoir en vue.

« Paris, 31 décembre 1868.


« Mon cher ami,

« J’ai reçu vos Lanternes. Inutile de vous dire si j’ai lu avec intérêt vos spirituels pamphlets : ils ont de la verve, de l’emportement de bon aloi ; mais la vérité est que ce n’est pas votre genre.

« Votre talent est philosophique et descriptif ; je reconnais en vous les qualités solides et l’étoffe d’un écrivain très distingué : vous appartenez à la famille des Châteaubriand, des Bernardin de Saint-Pierre, et non des Paul-Louis. Votre verve satirique ne provient pas du premier jet, elle est plus cherchée que naturelle.

« Rochefort, lui, a le jargon primesautier qui captive, parce qu’il jaillit spontanément ; il est un peu la personnification de cet espiègle qui aplatit les gens par quelques traits bien lancés.

« Mais vous n’avez rien en vous du gamin de Paris. Votre nature généreuse vous fait mépriser les prêtres et leurs jongleries, mais vous ne parviendrez jamais à devenir un pamphlétaire. Au reste, tant mieux, c’est un genre médiocre. Vous me paraissez fait, je le répète, pour la politique philosophique, pour le style descriptif ; vous êtes coloriste et artiste. Profitez de ces avantages, et poussez hardiment dans cette voie.

« L’homme est en résumé l’expression du pays qui l’a vu naître, et le résultat du milieu dans lequel il a vécu. Vous avez reçu le contact involontaire de gens mystiques, ce n’est pas là une école de pamphlétaire. Le moment venu, vous vous êtes irrité contre les esprits fourbes, dévots et bas ; mais vos emportements d’honnête homme, d’esprit élevé, ne ressemblent en rien aux épigrammes d’un satirique proprement dit.

« Vous savez trop admirer les splendeurs de la nature pour vous moquer pendant longtemps sans fatigue, sans ennui. Il faut en somme n’avoir pas grand cœur pour trouver chaque semaine une base sérieuse à des attaques : vous me direz que les calotins sont nombreux, et qu’on n’a pas grand’peine à démasquer leurs vices. Sans doute, mais ne craignez-vous pas de vous concentrer dans une querelle de petite ville, et d’amoindrir votre talent en vous préoccupant de Pierre et de Jacques ?

« Nous ne sommes pas faits pour le journalisme provincial. Étendons le cadre et cherchons à parler au grand public. Ne vaut-il pas mieux élever le niveau des gens intelligents que s’inquiéter de la méprisable cohorte des Jésuites ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est vrai ; mais dans ce pays où le soleil brille en vain, pour élever le niveau des gens intelligents, il faut commencer par abattre ceux qui s’appliquent à baisser ce niveau.

Sous un ciel plus propice, j’aurais pu donner l’essor à mon admiration des grandes choses, à mon amour ardent des sciences et des lettres.

Mais on ne pardonne pas aux âmes de s’élever, là où tout est plat et servile.

Pourquoi mesurer l’espace de ses ailes, quand on reste cloué sur un sol dévoré par des jésuites et des Robert Macaire en soutane ?

Faire des œuvres purement littéraires en Canada ! mais où donc seraient mes lecteurs ? où mes critiques ? où mes juges ?

La presse inepte, barbare et esclave, foisonne d’éloges pour les âneries de l’Union Catholique et de l’Écho du Cabinet de Lecture. Elle trouve admirables d’éloquence l’intarissable mendication de l’évêque de Montréal, et les réponses des curés à leurs paroissiens qui viennent leur offrir de l’argent.

Mais les productions libres et méritantes n’ont pas même droit à la critique. Tout ce qu’on peut faire pour elles, c’est de les accabler d’injures, ou de feindre de les ignorer.

Eh bien ! j’ai entrepris de remonter ce courant, de refouler l’infamie dans son lit.

Admirer ce qui est beau et chercher à le peindre, certes ce n’est pas là un travail difficile. Mais arracher les hommes à l’imposture, rejeter dans la nuit les oiseaux de proie, relever les caractères déchus, sauver enfin tout un peuple d’une ignominie sans nom et de l’abîme fangeux où l’entraîne sa décadence, voilà qui est digne d’être tenté, voilà peut-être qui est plus grand, et comme tout ce qui est grand, ne s’élève que par la souffrance.

Hélas ! Dieu m’a cruellement puni d’avoir trop cherché cette gloire et voulu être autre chose que ce qu’une opinion asservie veut qu’on soit dans notre malheureux Canada. Ah ! j’accepte d’avance, et j’ai accepté depuis longtemps la douloureuse grandeur du sacrifice ; j’ai moi-même porté le fer dans mon sein et j’y nourris la plaie saignante, dans l’espoir de la rendre féconde. Je pouvais aussi moi courber la tête, prêter mon dos au bât, m’assouplir par la honte et remplir mon cœur de venin ; j’ai préféré le remplir d’amour pour le progrès et d’espérance dans l’affranchissement de l’humanité.

Il m’en coûte, il est vrai, tout le bonheur de ma vie.

Pour remplir cette cruelle mission, j’ai déchiré mon cœur et fait le vide autour de moi.

Je n’ai plus de famille et mes amis me redoutent même en m’encourageant. Mais je reste debout au milieu du désert et, debout, je regarde tourbillonner les sables.

Que me font après tout les stupides dédains d’une plèbe inconsciente ! Je ne suis pas de ce monde-là, et pour qu’il fût capable de me juger, il faudrait qu’il pût d’abord se laver de mon mépris.

La calomnie pousse en vain contre moi ses torrents furieux, ils meurent à mes pieds.

On peut me salir avec des crachats, mais on ne m’entamera point.

Je n’ai pas un regard pour ceux qui rampent, mais je regarde avec une pitié, avec une tendresse amère, ce pauvre peuple qui n’a rien fait pour être victime, et qui passe sa vie à nourrir et à payer ses tourmenteurs.

Il ne s’agit plus seulement de donner la dîme, il faut encore que la misère du peuple serve au luxe, à la convoitise effrénée de ses maîtres.

Qu’apprends-je ? L’évêque de Rimouski vient d’imposer un dollar par tête à toutes les personnes de son diocèse qui n’ont pas de terres, sous prétexte qu’étant exemptes de la dîme, elles sont tenues de payer autrement pour l’entretien et les appétits de leur pasteur. Celles qui ne payent pas ne peuvent recevoir l’absolution.

Voilà la religion qui résiste à tout dans les âmes, et le peuple ne se lasse point de payer pour être exploité.

Devant cet abîme effrayant d’ignorance et de perdition, on croira que je puisse m’arrêter au spectacle des splendeurs de la nature ?

Quoi ? la plus belle chose sortie des mains de Dieu, n’est-ce pas l’homme ? Et quand je vois à mes pieds tout un peuple avili, foulé par d’indignes charlatans, courbé sous un joug d’autant plus terrible qu’il l’ignore, quand ce peuple a la même patrie que la mienne, je le laisserai sans défense aux griffes de ses oppresseurs, me contentant de contempler les hautes montagnes que les nues enveloppent et de promener mes rêves avec les murmures des vieilles forêts ?

Non, non, tout homme a une mission à remplir envers les autres hommes, et il est coupable du jour où il l’oublie pour s’adonner aux pures jouissances de l’âme, aux extases stériles de la pensée.

Le curé de Saint-Laurent disait dernièrement en chaire à ses ouailles charmées :

« Très chers frères, il y en a beaucoup parmi vous qui n’ont pas encore payé leur dîme ; hâtez-vous de le faire, car l’avoine est chère de ce temps-ci et il faut que j’en profite. »

Voilà qui s’appelle parler.

Rien n’est monotone comme les sentiers battus.

Un autre curé aurait dit : « Chers frères, il faut penser à votre salut, et comment le ferez-vous, votre salut, si vous ne payez pas votre dîme au pasteur chargé de conduire vos âmes ? Celui qui donne n’est-il pas béni ? C’est Dieu lui-même qui l’assure : « il verra les épis charger sa terre de leurs lourds trésors, et ses greniers plier sous le poids de ses riches moissons. »

Chers frères, sanctifiez-vous, sanctifiez-vous en m’apportant de l’avoine. »

Mais le curé de Saint-Laurent, ah ! c’est autre chose.

Pas de phrases. Celui-là va droit au but.

« Mes amis, je suis votre curé, n’est-ce pas ? Vous comprenez ce que cela veut dire ?… eh bien ! payez. »

Il y a des paroisses où il est nécessaire de faire croire aux gens qu’on ne les tond que pour assurer leur bonheur éternel ; mais il y en a d’autres tellement encroûtées qu’on n’y juge plus même les gens dignes d’être trompés.

« Arrivez les sacs. » Et les bons paroissiens croient que c’est là un texte d’Évangile.

Le fait est qu’ils n’en entendent plus d’autres dans la bouche de leurs curés.

De son côté, le curé de l’église Saint-Jacques, (Montréal) voulant démontrer que le clergé ne cherche pas à maintenir l’ignorance, a entrepris de faire un cours d’histoire à ses paroissiens.

L’autre jour, parlant de saint François d’Assise, il dit que les oiseaux venaient se reposer sur sa main pendant qu’il écrivait.

C’est très-bien : rien n’est plus authentique. Mais le savant théologien a oublié de dire quelle espèce d’oiseaux attirait ainsi spécialement la main du saint, si c’étaient des serins ou des autruches.

Quand il s’agit de questions historiques, il faut préciser. Ces oiseaux ont être vus par quelqu’un, et ce quelqu’un savait probablement la différence entre une chauve-souris et un perroquet.

Quand on dit par exemple que l’âme de sainte Philomène s’est envolée aux cieux sous la forme d’une colombe, on sait à quoi s’en tenir. De même, lorsqu’on voit qu’un corbeau apportait tous les jours à saint Antoine sa nourriture, rien n’est plus manifeste, et l’esprit le plus incrédule est satisfait.

Mais, oiseaux ! oiseaux !… Voyez ce qu’un grain de sel eût épargné de doutes aux générations futures et de désespoirs aux savants !


ÉTUDES MORALES DE MŒURS PARISIENNES

les coulissiers du ciel

Qu’on me permette cette comparaison, qui n’a rien que de respectueux dans ma pensée. Le ciel, trésor ineffable de félicités éternelles, possède ici-bas, comme ses agents de change patentés, ses corbeilles légales autour desquelles, très-dignement, très-honorablement, se font, dans les quatre ou cinq parties du monde, les affaires du Très-Haut pour sa plus grande gloire et le salut de nos âmes.

Ce sont les ministres de toutes les religions accréditées et leurs temples vénérables et sacrés.

Mais le ciel a aussi ses coulissiers, autrement dit ses courtiers marrons, audacieuse engeance, qui, sans mandat, effrontément, criminellement, se livrent au trafic de valeurs non cotées, émettent des actions du paradis qui ne rapporteront jamais le moindre dividende et dont on ne voudrait même pas, — Joseph Smith me pardonne ! — chez les Mormons, un peuple qui s’arrondit du reste, et une religion de fantaisie qui paraît devoir faire son petit bonhomme de chemin.

Ce qu’il y a de coulissiers du ciel dans Paris, ou si vous aimez mieux de faux prophètes qui, pour la soupe et le logement, vous promettent après la mort des félicités sans pareilles, est véritablement incroyable. À voir un peu partout tant d’églises dans le style gothique, dans celui de la Renaissance et même sans aucun style, mêlées aux temples protestants et aux synagogues ; à contempler tant de monastères à l’usage des deux sexes, de tous les ordres et de tous les habits, n’est-ce pas merveille qu’il se trouve encore de la place dans ce moderne capharnaüm pour un tas de petites églises occultes qui dorent les prophètes qui les bâtissent et les imbéciles qui les font vivre ? Mais ne nous montrons pas trop sévères envers ces rôdeurs de divinité.

Il n’y a pas de sot métier, il n’y a que des cervelles détraquées. Ces coulissiers célestes sont d’ailleurs des hommes fort aimables et fort doux qui n’eussent peut-être pas refusé une place au sénat, ou le titre d’administrateur général d’une de nos grandes lignes ferrées, mais qui, à défaut de titres et d’emplois, se résignent à vivre modestement de leurs inspirations mystiques. Le métier n’est pas mauvais après tout, n’exigeant aucune mise de fonds, presqu’aucun effort, et n’étant pas salissant comme tant d’autres métiers. L’existence ne serait que miel pour ces âmes bienheureuses, n’était la police correctionnelle, qui, d’un tour de main, fait d’un envoyé de l’Éternel un vulgaire et maladroit escroc. Nul doute que, sans ce tribunal prosaïque, Paris ne fût en possession, comme les États-Unis, d’échantillons de tous les cultes, ce qui, pour un simple philosophe, est un spectacle rempli d’intérêt et souvent très divertissant.

Rien de plus simple que les religions à leur début. Plus tard, quand le succès les accueille, elles se rattrappent assez bien. C’est donc dans les quartiers de Paris les plus éloignés du centre, abrités sous les toits les plus modestes, dans le mystère et le silence, que se produisent les fantaisistes ambassadeurs de la divine puissance.

Les femmes sont crédules. C’est ordinairement une demoiselle sur le retour qui prête son appartement au plénipotentiaire de l’Éternel, afin de prêcher la dernière parole, qui est la bonne. On pénètre dans le sanctuaire par un long corridor étroit, en se faisant reconnaître d’un geste et d’un mot convenus. Quand les néophytes sont assemblés et suffisamment préparés par la prière et la méditation, apparaît le céleste coulissier.

Son aspect inspire tout d’abord un sympathique respect.

Pour peu que vous joigniez un peu d’exaltation cérébrale à l’amour du merveilleux, vous jouirez d’un trouble indicible, et vous vous croirez transporté, suivant l’expression d’une romanesque dévote, dans l’antichambre du paradis. Une voix intérieure, magique, irrésistible, enchanteresse, vous avertira que cet homme n’est pas un homme ordinaire, et l’espérance inondera votre cœur.

Au reste tout, chez ce prophète inconnu craignant Dieu et les sergents de ville, est de nature à en imposer. Il porte, comme portaient les anciens patriarches, une longue barbe dont il se montrerait fier certainement si, au lieu d’appartenir au ciel, il appartenait à un régiment de sapeurs. Sa parole douce et grave a des accents pénétrants. Il semble agir par une volonté supérieure à la sienne et parler sous la dictée d’un génie invisible.

Parfois il se laisse entraîner à des mouvements sublimes d’une passion ultraterrestre. Qu’il est beau alors ! On l’applaudirait n’était la sainteté du lieu et la vénération qui lui est due. Ses gestes sont nobles et sa physionomie conserve, quoi qu’il dise, un caractère de sérénité ; il lève les yeux au plafond et bénit abondamment, un peu peut-être pour faire apprécier de ses ouailles (côté des femmes) des mains blanches et soignées. Ce n’est jamais lui qui fait la quête après chaque conférence ; c’est la maîtresse du logis qui se charge de ce détail vulgaire.

On serait très condamnable de remonter dans la vie des prophètes parisiens — que rendent de plus en plus commune la concurrence dans tous les emplois et la cherté des vivres, — pour y découvrir par quelles séries d’épreuves il leur a fallu passer avant d’arriver à cet état de purification qui les a rendus dignes de la grâce.

Une semblable enquête serait considérée par les néophytes comme un manque de respect vis-à-vis des interprètes du roi des rois, et une offense envers Dieu, — qui, du reste, n’a jamais aimé les curieux. Cependant, si vous osez affronter le blâme des néophytes et ne craignez pas de mettre le bon Dieu en colère, vous ferez cette enquête, et voici ce qu’elle vous révélera neuf fois sur dix.

Le prophète parisien n’a fait au collège que des études incomplètes. À vingt ans, ne sachant rien, ou presque rien, il s’est cru apte à tout entreprendre. La Fontaine l’a dit :

Sois un simple imbécile,
J’en ai vu beaucoup réussir.

Il cherche un emploi quelconque et n’en veut ou n’en peut occuper aucun. Ballotté par le besoin, las de demander un dîner à crédit chez la crémière et de perdre son bock aux dominos, il rêve un beau jour la gloire de Vernet, de Frédéric Lemaître ou d’Alcide Tousez ; les genres lui sont indifférents. Il débute sur un théâtre de la banlieue dans un rôle comique et on le trouve triste. Croyant avoir trouvé sa voie, il joue un rôle triste et on le trouve comique, Bien convaincu du mauvais goût du public, il laisse le théâtre et devient courtier d’assurances sur la vie des autres, afin d’assurer la sienne. Le métier est bon quand on fait des affaires ; il en fait très-peu et s’enrôle dans le bataillon léger des commis-voyageurs. Le voilà parcourant la France et n’aboutissant qu’à dépenser les dix francs par jour qui lui sont alloués par la maison dont il est le représentant.

Il faut vivre pourtant, mais ce n’est point aisé. Sa tête n’est occupée que des soins de son estomac, et un petit pain lui a coûté quelquefois plus d’imagination et d’efforts qu’il n’en a fallu à d’autres pour gagner un million. On le retrouve tour à tour magnétiseur, spirite, inventeur d’une méthode économique propre à assurer le bien-être universel, journaliste, médecin sans diplôme, avocat de justice de paix, etc., etc. Sans occupation pour la vingtième fois, sans argent, sans crédit, sans talent, ne sachant à quel saint se vouer et sur le point de maudire la Providence, il fait, par bonheur, la rencontre d’une demoiselle sur le retour, laide, acariâtre, vaniteuse, mystique, superstitieuse et quelque peu convulsionnaire.

Sans être riche, elle possède des ressources et s’est fait, dans un certain monde de spirites, de magnétiseurs et de somnanbules, un renom par ses visions et les événements qu’elle a prédits. Huit jours ne sont pas passés, après la rencontre de cette demoiselle, que l’Éternel apparaît à notre homme revêtu d’un habit sans couture, taillé splendidement dans un rayon de lumière. Jéhovah lui parle longuement et lui dicte avec complaisance toutes les réformes à faire, si l’humanité a quelque souci des intérêts de son âme. Naturellement il lui ordonne d’aller prêcher ces réformes. Puis il regagne son empire éthéré, laissant le prophète plongé dans de graves réflexions.

Le voilà donc prophète, et bel et bien investi. Se conformera-t-il aux volontés suprêmes en allant voyager cette fois pour le compte du Très-Haut ? Il le voudrait et le devrait ; malheureusement les chemins de fer, pas plus que les bateaux à vapeur et que les simples coucous, s’il en existe encore, ne roulent gratuitement pour personne. Ah ! si l’Éternel, en venant le visiter, avait fait un miracle en sa faveur, le miracle de la multiplication des écus, il partirait gaiement pour accomplir son œuvre ; mais sa bourse est vide, et la demoiselle sur le retour n’est pas encore arrivée à cet état de perfection où l’on vend ses titres de rente pour l’amour de Dieu. Que faire ? — Restez chez moi, lui dit la demoiselle, vous serez prophète sur lieu.

Prophète sur lieu ! C’est une position très-sortable, et le coulissier du ciel, qui rêve depuis si longtemps logement et nourriture, accepte sans se faire prier.

Tant que la sainte demoiselle prête gracieusement son appartement au chargé d’affaires du Créateur, que les néophytes sont empressés et que la quête est abondante, tout va bien. Mais un jour le doute, l’horrible doute, traverse les esprits, et le mot de prophète est prononcé. Les quêtes deviennent de moins en moins abondantes, et la maîtresse du logis s’en aigrit. Il y a dans l’air, comme aux approches de tous les renversements de trônes, quelque chose qui dit : « La farce est jouée. »

Le prophète, sentant le vide se faire autour de lui, commet des imprudences, et ses discours ne sont plus que de plates redites. Il voit un précipice ouvert sous ses pas, et, loin de l’éviter, il s’y jette au contraire, attiré par l’aimant furieux de la dégringolade. On ne le respecte guère plus, parce qu’on ne croit plus guère en lui, et lui-même, ayant perdu confiance, n’est plus en possession de sa propre dignité. Il lutte encore par respect humain, mais sans espoir de se maintenir dans son rôle désormais impossible. Enfin la sainte demoiselle lui donne le suprême croc-en-jambe.

— Vous n’êtes qu’un faux prophète.

— Un faux prophète, moi !

— Vous-même.

Mon Dieu, pardonnez-lui ! elle ne sait ce qu’elle dit.

— Des phrases, je connais ça. Ce n’est pas avec des mots qu’on fait bouillir la marmite et qu’on paye son terme.

— Et les quêtes, mademoiselle, les dernières quêtes ?

— Elles sont jolies, parlons-en ; quatorze sous, un centime blanchi et deux boutons de guêtre.

— Ce n’est pas possible !

— Dites que je vous ai volé.

— Vous aurez mal compté…

— Insolent !

— Oh !

— M’obligerez-vous donc à vous rappeler que vous êtes ici chez moi ?

— Je m’en irai, mademoiselle ; mais, avant, je vous excommunierai.

— Ça m’est bien égal.

— Voyons, Éléonore, principale colonne de mon Église, revenez à de meilleurs sentiments. Dieu qui vous voit, qui nous entend, qui… Éléonore, si je devais vous quitter, j’en mourrais.

— Nous verrons bien.

— Vous ne m’aimez donc pas, Éléonore ?

— Horreur, aimer un prophète !

— Mais puisque vous dites que je suis un faux prophète ?

— Vous seriez aussi un faux amoureux.

— Au moins me prêterez-vous cent francs pour m’aider à rentrer dans le monde ?

— Vous me ferez un billet ?

— Un billet d’entrée dans le ciel.

— Non point, un billet à ordre.

— Ah ! Éléonore, je ne puis rien vous refuser.

Tous les prophètes parisiens ne sont pas sortis de la divine coulisse où ils ont saintement trafiqué, avec cent francs dans leur poche ; mais j’en pourrais citer qui s’y sont amassé une honnête aisance. Avis aux gens sans emplois.

Oscar Comettant.




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