La Langue française au Canada/Les Canadiens, règle générale, n’ont rien inventé en fait de mots ou d’expressions

IV. — Les Canadiens, règle générale, n’ont rien inventé en fait de mots ou d’expressions.


Très souvent, on entend dire : tel mot, telle expression, ce n’est pas français, c’est du canayen.

Eh bien ! quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, on se trompe. À part quelques très rares vocables qu’ils ont dû créer pour désigner certains objets qui n’existent pas en France, les Canadiens n’ont rien inventé en fait de mots et d’expressions. Ils ont soigneusement conservé la langue telle que leurs ancêtres l’ont apportée au pays.

Avec un peu de patience, un peu de recherches, on pourrait retrouver presque tous les mots dont les Canadiens se servent, presque toutes les fautes même qu’ils commettent, signalés dans quelques vieux dictionnaires ou dans quelque glossaire de telle ou telle partie de la France, ou même dans les dictionnaires modernes complets.

Voilà une étude très intéressante à faire : je la recommande aux jeunes gens studieux. En la poursuivant avec un peu de persévérance, ils seront convaincus de l’exacte vérité de cette proposition : La langue parlée encore aujourd’hui dans nos campagnes, reculées, là où l’anglicisme n’a pu pénétrer, nous est venue de la France, telle qu’elle est. Nous n’y avons pour ainsi dire rien changé, ni dans la prononciation, ni dans les mots : et nous n’y avons ajouté que bien peu de chose.

Dans une simple causerie, il est impossible de signaler le demi-quart, je dirais même la centième partie des expressions qui passent journellement pour du cannayen, et que l’on peut retrouver dans quelque lexique français.

Pour vous montrer la richesse de ce filon, laissez-moi vous indiquer quelques-unes des découvertes que j’ai faites dans un seul glossaire, le glossaire du Centre de la France, par M. le comte Jaubert :

Abîmer, — dans le sens de se blesser : il s’est abîmé la main.

Abatteux d’ouvrage, — Un homme qui fait beaucoup d’ouvrage.

Amiquié, — pour amitié.

Arbe, — pour herbe : “ Est aussi permis par ladite coustume (de Bourges) à un chascun de couper de l’arbe d’iceux communaux.

Animau, au singulier — Un animau pour animal.

Argent, au féminin. — De la bonne argent.

Barauder, — mouvoir obliquement.

Barbot, — Blatte, toute espèce de petits scarabées.

Bouquets, — fleurs en général. Ce pré est plein de bouquets. Semer des bouquets.

Berdasser, — Faire du bruit.

Chérant, — qui vend cher.

Clairté, — pour clarté. " C’est belle chose voir la clairté du jour. ” — Rabelais.

“ Il était presque jour, et le ciel souriant,
Blanchissait de clairté les peuples d’Orient. ”
Regnier (Discours au Roy).

Coti, — qui commence à se gâter — du bois coti.

Coronel, — pour colonel — Rabelais.

Qu’ri, — pour quérir, chercher. — Va donc qu’ri…

Se débourrer, — qui commence à profiter. Voilà cet enfant qui se débourre.

Démancher, — dans le sens de démettre. Se démancher un bras.

Devenir, — dans le sens de revenir. Avez-vous été à la ville ? J’en deviens.

Dévirer, — détourner. Quand je lui ai parlé, il a déviré les yeux.

Écarter, — égarer. — J’ai écarté mon couteau.

Emmiauler, — prendre avec des paroles douces.

Endurer, — pris en bonne part. J’endurerais bien mon manteau ; on endure bien le feu.

Escousse ou secousse, — Un laps de temps. Je l’ai attendu une bonne escousse.

Espérer, — dans le sens d’attendre.

Siner, ancienne prononciation, dit Jaubert ; et il cite cet exemple des Chroniques de Reims : “ La reine sina de la main diestre. ” Et aussi ce vers de La Fontaine : “ En attendant que Mars m’en donne un (passeport) et le sine.

Siler. Faire entendre un sifflement. Ce jars est en malice, il sile.

Tabaquière. Cette prononciation, dit Jaubert, est conforme à l’usage de la cour sous le règne de Louis XIV. Et il cite le passage suivant de l’abbé Callières, membre de l’Académie française, qui publia en 1692 un ouvrage ayant pour titre : Des mots à la mode et des nouvelles façons de parler ” : “ Vous voyez quantité de jeunes gens de qualité, reprit la marquise, qui viennent chez vous avec une tabaquière à la main, le visage et les doigts tous salis de tabac.

Tuer la chandelle pour l’éteindre passe pour du patois canadien. On trouve cette expression dans le glossaire de Jaubert.

Saccage, pour une grande quantité, sent également le terroir canadien. Ce mot se trouve aussi dans Jaubert.

S’ennuyer de quelqu’un ou de quelque chose, dans le sens d’éprouver de l’ennui à cause de l’absence de quelqu’un, ou de la privation de quelque chose, est une expression fort pittoresque qui nous vient de loin et que nous ferions bien de conserver. Je n’ai pu la trouver dans aucun dictionnaire, pas même dans celui de Furetière, ni dans celui de Trévoux. Mais M. Sylva Clapin, dans son intéressant Dictionnaire canadien-français, cite ce vers du Roman de Berte aux grands piés :

Moult forment luy ennuye de sa fille.

Cette chanson de geste fut composée par le célèbre trouvère Adenet, en la seconde moitié du XIIIe siècle.

Dans l’ouvrage cité plus haut, M. Ampère dit en parlant du langage des Canadiens : “ Le bagage d’un voyageur s’appelle hulin, ce qui se dit également en Normandie et ailleurs, et convient parfaitement aux descendants des anciens Scandinaves.

Un dernier exemple. S’il y a, dans notre vocabulaire canadien, un mot qui semble propre à nos campagnes, c’est bien itou. Or voici que M. Clapin cite d’un vieil auteur français, L. de Lincy, dont je n’ai pu trouver le nom dans aucun dictionnaire d’écrivains français, les deux vers suivants, remarquables comme axiome de philosophie morale, bien que peu conformes aux règles de la versification :

“ Quand la chèvre saute au chou
Le chevreau y saute itou. ”

On trouve aussi itou dans Molière et Thomas Corneille.

Même nos fautes, nos barbarismes, nos locutions vicieuses, ai-je dit, nous viennent de la France, pour la plupart. Ainsi M. Jacquemard, dans ses Éléments de Grammaire française, publiés en 1805, signale les barbarismes suivants, que vous reconnaîtrez facilement :

Avanshier ; balier pour balayer ; cataplame, pour cataplasme ; un sieau, sieau d’eau ; Je leurs ai parlé ; Parlez leurs en ; Nous les suiverons ; Il veut, qu’il m’a dit, vous obliger ; donne-moi s’en ; tiens-toi s’y ; occupe-toi s’en ; demander excuse, pour demander pardon. Baillez-moi cela, pour donnez-moi cela, etc.

Il y a dans la bonne ville de Québec une rue dont le nom populaire était jadis : la rue du Grôt âbe. Voilà du québecquois, pensez-vous peut-être. Ouvrez le dictionnaire de Littré aux mots gros et arbre, et vous verrez que la prononciation grôt âbe nous vient du Berry !

Au mot brouette, Littré dans son grand dictionnaire (1873) dit, en parlant de l’étymologie du vocable : “ Berry berouette.

Au mot seau, le même auteur dit : “ Seau, sô ; la prononciation populaire est siô ; au XVIe siècle Zèze dit : “ On prononce seau, un e fermé s’entend avec o et ne fait qu’un son, ne prononcez pas siau comme les Parisiens.

Est-ce à dire que les Canadiens qui, comme les autres, ont le droit de créer des mots, n’aient absolument rien ajouté à la langue ? N’existe-t-il pas des vocables, des expressions qui soient vraiment de notre cru ? Il y en a quelques-uns, mais le nombre en est fort restreint. Et il est à remarquer que les rares mots de création vraiment canadienne sont généralement des mots gracieux, expressifs, pittoresques et dignes d’être conservés.

En l’automne de 1879, je passais sur le chemin de Beauport en compagnie de M. René Mauzès, jeune Français aussi aimable qu’intelligent, que plusieurs d’entre vous ont dû rencontrer. Nous causions de nos hivers canadiens et de nos tempêtes de neige.

— C’est ici, lui dis-je, en désignant la Canardière, endroit qui a une belle exposition au nord-est, c’est ici qu’il faut venir pour voir ce que c’est qu’une poudrerie.

— “ Une poudrerie, fit Mauzès, je n’ai jamais entendu ce mot dans ce sens, mais je crois comprendre. Lorsque le vent soulève la neige et la pourchasse en tourbillons, ça doit être une poudrerie. Quel joli mot !

M. H. de Lamothe, dans son ouvrage déjà cité, trouve que le mot canadien pouvoir d’eau, est une “ très juste expression locale.”

Il me semble que bordée de neige, expression d’origine certainement canadienne, est aussi pittoresque que poudrerie.

Le mot sucrerie, dont nous avons étendu le sens à une forêt d’érables, peut aussi être considéré comme une heureuse création canadienne.

Une autre jolie expression canadienne, c’est le montant et le baissant, pour désigner le flux et le reflux de la marée.

De même aussi : la branante pour désigner le crépuscule, mot que je n’ai jamais pu trouver dans aucun dictionnaire ou glossaire français.

Lice ou lisse, au lieu du vilain mot rail, employé beaucoup plus autrefois que maintenant, est un mot que nous aurions dû conserver. Il a, m’a-t-on dit, excité l’admiration d’un savant français, M. Ampère, le grand mathématicien et physicien français, inventeur de la télégraphie électrique, qui visita notre pays il y a plus d’un demi-siècle.

Dégradé, dans le sens d’être arrêté en chemin par une tempête ou un accident, me paraît être un de ces termes de marine importés par les colons bretons et que nos ancêtres ont adaptés au langage usuel. Amarrer un cheval entre dans cette catégorie des expressions maritimes qui sont devenues terriennes au Canada.

Il y en a d’autres, mais je m’arrête, en invitant les amateurs de ce genre d’études à pousser plus loin les recherches.

Examinons maintenant, rapidement, le revers de la médaille, car il en a un.