La Langue française au Canada/C’est le langage des Canadiens instruits qui laisse, généralement, le plus à désirer


V. — C’est le langage des Canadiens instruits qui laisse, généralement, le plus à désirer.


La langue française, au Canada, surtout la langue populaire, est bien, dans son ensemble, la langue française du grand siècle. Je crois l’avoir prouvé. Mais quelque paradoxal que cela puisse paraître, c’est le langage des Canadiens instruits qui laisse, généralement, le plus à désirer.

Proportion gardée, nos habitants parlent mieux que nos hommes de profession, y compris les journalistes.

La grande tache qui dépare la langue française en Amérique, c’est l’anglicisme. Par anglicisme, il ne faut pas entendre l’adoption de certains mots, et leur incorporation dans la langue. Cette infiltration se produit en France peut-être plus qu’ici, du moins dans le langage usuel. Nos cousins de là-bas se servent d’une foule de mots anglais que nous ne songeons pas à employer ; tels sont leur five o’clock tea, leur shake-hands, leur home, leur rocking-chair, leur bookmaker.

Dans le langage technique, du commerce et de l’industrie, nous employons, il est vrai, une foule de mots anglais, pour la raison bien simple que nous ignorons souvent les termes français. C’est regrettable, mais enfin le danger pour la langue littéraire n’est pas là. Ce danger, il se trouve, je le répète, dans l’anglicisme, qui peut se définir ainsi : l’emploi de mots français, auxquels on donne un sens propre à des mots semblables de la langue anglaise, ou une tournure anglaise.

Quelques exemples feront mieux saisir cette définition. Ainsi, nous entendons dire ou nous lisons dans les journaux, à chaque instant : Un tel a fait application pour tel emploi. Le mot application est parfaitement français, mais il n’a pas le sens de demande. On fait l’application d’un principe, quelquefois ; on fait aussi et plus souvent l’application d’un cataplasme. Mais dire : “ faire application pour un emploi, ” c’est parler en anglais avec des mots français.

Il en est de même de faire apologie pour faire des excuses ; ne vous donnez pas ce trouble, au lieu de cette peine ; réaliser pour se rendre compte de. “ Nous ne réalisons pas bien notre position, ” voilà une expression qu’emploient souvent des personnes d’ailleurs très instruites. C’est de l’anglais. Réaliser veut dire rendre réel. On réalise une fortune, des espérances se réalisent ; mais on ne saurait réaliser une position.

Vous prenez exception à ce que j’ai dit, ” voilà comment, il y a quelques années, un homme très haut placé commençait une lettre adressée à la Vérité. Toujours de l’anglais : You take exception to what I have said. L’expression française serait : Vous n’admettez pas ce que j’ai dit, ou quelque chose de semblable.

De même : “ Ceux qui objectent à l’envoi d’un contingent, ” n’est pas français, non plus. Objecter est toujours verbe actif ; on objecte une difficulté à une proposition, on objecte que, mais on ne saurait dire : ceux qui objectent àThose who object to — C’est ceux qui s’opposent à qu’il faut dire.

Défalcation, défalcataire, pour détournement de fonds, concussionnaire, anglicismes ; renverser un jugement pour annuler, casser un jugement, anglicisme ; j’occupe un logement de sept appartements, au lieu de pièces ou chambres, anglicisme ; on entretient des craintes, des inquiétudes à tel sujet, au lieu de : on a des craintes, des inquiétudes, anglicisme ; je vous introduis M. Un tel, pour je vous présente, anglicisme.

Anglicisme aussi la phrase suivante : Je comprends que vous allez partir demain, au lieu de j’apprends ou j’ai appris ; et celle-ci : je le nie emphatiquement — emphatiquement se prend toujours en mauvaise part et signifie avec emphase, et non point avec énergie ou formellement, comme beaucoup semblent le croire.

Des argents — monies — pour sommes d’argent, ou de l’argent ; contracteur, pour entrepreneur ; or solide, pour or massif ; instruction compulsoire, pour obligatoire ; supporter un candidat ou une candidature, pour appuyer : autant d’anglicismes.

Au Palais législatif, nos Solons ont leurs anglicismes particuliers, auxquels ils tiennent avec une ténacité qu’ils n’auraient peut-être pas, s’il s’agissait de maintenir un véritable privilège. En voici quelques-uns.

Prendre le sens de la Chambre, pour la consulter.

À cet étage de la discussion, ou du bill, pour phase.

Service, civil, employé civil, pour administration, employé de l’administration.

Les Canadiens-français entendent les députés anglais dire clerical error ; et ils se croient obligés, libéraux comme conservateurs, de protester, eux aussi, contre les erreurs cléricales. Ne croyez pas que le radicalisme français nous menace, à cause de ces protestations fréquentes contre les erreurs cléricales. Il s’agit simplement d’erreurs de rédaction ou de copiste.

Moi pour un, traduction servile de l’anglais : I for one, veut dire, dans la pensée de ces messieurs : Pour ma part, ou Quant à moi.

Je concours dans les observations de l’honorable député ; la Chambre n’a pas concouru dans ce rapport. Ne vous imaginez pas qu’il s’agisse de coopération. On essaie seulement de traduire le mot anglais to concur. Il serait pourtant si facile de dire : j’abonde dans tel sens ; la Chambre n’a pas adopté le rapport.

Puis, en notre langage parlementaire : incorporer une compagnie ne veut pas dire, selon le sens véritable du mot, l’unir à une autre compagnie, mais lui donner la personnalité civile.

Signalons enfin le plus étonnant peut-être des anglicismes qu’on entende au palais législatif et qui est réservé pour les grandes circonstances : J’ai le plancher — I have the floor — pour j’ai la parole !

Je pourrais allonger, et allonger encore la liste des anglicismes qui ont envahi le langage de nos hommes instruits, mais je crois vous en avoir assez signalé pour vous convaincre que le danger est réel. Oui, le danger existe et le danger est d’autant plus grand que le mal ne semble pas vouloir céder facilement aux remèdes qu’on a tenté d’y appliquer. Voilà trente ans, peut-être davantage, que quelques zélés font la guerre aux anglicismes ; et nos journaux n’en sont-ils pas encore tout hérissés ? On peut se demander si un seul a disparu. Toutefois, il ne faut pas déposer les armes. La réaction finira par se produire.

Un autre mal qu’il faut signaler, parce qu’il se propage rapidement parmi nous, c’est une mauvaise prononciation de la lettre a. Cette faute, d’origine relativement récente, est d’autant plus à craindre que ceux, et encore davantage celles qui la commettent, s’imaginent, très sincèrement, parler avec une élégance peu ordinaire.

Lorsque M. l’abbé P. Lagacé a publié son Cours de Lecture à haute voix, en 1875, il paraît que “ nous faisions graves la plupart des a aigus, et trop graves ceux qui doivent l’être. ” Le savant professeur ne dirait plus cela au jourd’hui, je crois. Sans doute, nous faisons graves un certain nombre d’a aigus. Plusieurs des nôtres disent encore très souvent deux heures et un quârt, — pour ma pârt, etc., presque quort, port, tout comme on prononce encore aux environs de Saint-Malo. Je connais même un compatriote — très instruit du reste — qui n’a pu se faire comprendre d’un serpent de ville parisien, parce qu’il persistait à lui demander où se trouvait la gâre Saint-Lazâre. Cette mauvaise prononciation, néanmoins, il fait plaisir de le constater, tend à disparaître. Mais en voulant réagir contre ce défaut, plusieurs tombent dans l’extrême opposé ; et, croyant parler à la parisienne, ils reproduisent en réalité une faute propre, par exemple, à la Picardie, donnant un a aigu et très bref là où il faut de toute nécessité un â grave et long. Ainsi, ils disent nation, éducation, population, démonstration, vocation, agglomération, etc. ; tandis que la véritable prononciation française est nâtion, éducâtion, populâtion, vocâtion, etc. L’a devant tion — de même que l’o — est toujours grave et long. Ceux qui croient qu’en prononçant ătion, ils parlent à la parisienne se trompent étrangement. Ce petit son maigre et affecté est très disgracieux et doit être évité avec soin. Les garçons de café et les cochers de Paris prononcent peut-être tout en a aigu : les Parisiens instruits toutefois mettent un a grave et long là où il en faut un. Ils ne diraient pas plus la nătion française, que ma pârt ; mais invariablement : la nâtion française, et ma părt. Si vous ne m’en croyez pas, écoutez avec attention M. le consul général de France la première fois que vous aurez l’occasion de l’entendre parler.