Théâtre completErnest FlammarionTome I (p. 7-121).


La Lépreuse
TRAGÉDIE LÉGENDAIRE EN 3 ACTES
Représentée pour la première fois
sur la scène de la Comédie-Parisienne,
le
4 mai 1896.


PRÉFACE


J’ai écrit la Lépreuse à vingt ans. Je suis heureux d’avoir déposé cette humble pierre votive, sculptée avec l’âme d’un primitif au seuil de ma jeunesse.

Je ne m’occupais pas encore de littérature. Les poèmes de la Chambre Blanche jetés au crayon des carnets étaient cependant déjà pour la plupart composés, mais je me consacrais à la peinture et je n’imaginais pas qu’on pût lui faire la moindre infidélité. Sortant à peine du collège, élève de l’Académie Julian et des Beaux-Arts, le premier été de liberté je fus le passer au Huelgoat, en pleine forêt bretonne. J’avais jeté les yeux sur une carte de France pour y dénicher une forêt, si possible, insoupçonnée des touristes. J’hésitais entre la forêt de la Baume dans le midi et celle de l’Huelgoat dans le Finistère. Comme celle-ci possédait un gouffre et des rochers légendaires, j’optai pour elle. J’étais alors féru de primitivités, le simple, le pur, l’âme intacte, la robuste naïveté élémentale ; en peinture l’amour des grandes lignes décoratives, en littérature la haine du complexe et des amplifications verbales, en tout art la passion de la nature véridique, telles étaient à cette époque mes références. Et les vers que j’écrivais ne démentaient pas cette ingénieuse sincérité. Vivant replié sur moi-même, comme il advient quelquefois à vingt ans, je parcourais les solitudes du Huelgoat, persuadé que j’en retirerais un enseignement et une inspiration. Quel ne fut pas mon étonnement de rencontrer en plein bois une sorte d’ascète ou de satyre à la barbe fluviale et roussie, chaussé de sabots, qui déjà hantait ces lieux sauvages et qu’un semblable amour de la solitude avait attiré là. C’était un élève et un émule de Gauguin, le peintre Séruzier, de l’école des synthétistes. La même nostalgie, les mêmes préoccupations nous avaient attirés là, l’ancien écolier, le jeune ermite. Nous n’étions pas d’accord sur tous les points ; je répugnai à tout sectarisme de doctrine, je n’ouvrai sur les bois et les landes du Rusckek que des espaces à ma jeune sensibilité. Pénétré d’admiration sur le passé celtique et la poésie populaire, je vivais parmi les paysans. Quelquefois Gauguin et sa négresse venaient faire une halte au Huelgoat.

Un jour passèrent deux chanteurs populaires, un vieillard et un enfant. L’enfant était étrange, impressionnant avec ses yeux d’eau et sa voix hiératique. Il tombait en catalepsie et le vieillard l’étendait sur deux dossiers de chaises pour nous prouver la rigidité du corps pendant la crise. Ce petit rapsode était une véritable harpe. Son répertoire me sembla d’une richesse infinie. Tous les airs bretons, même les plus anciens, il les connaissait et les chantait en proie à une sombre et languide extase. Immobile, ses yeux pâles fixés au plafond, il psalmodiait comme psalmodierait une idole thibétaine. Accroupi, j’écoutais béatement. Une chanson triste au possible et qui semblait jaillie du fond des siècles m’impressionna particulièrement. La paysanne qui nous servait d’interprète, nous la traduisait tant bien que mal. Il s’agissait d’une lépreuse qui communiquait le mal aux passants en leur tendant son verre : « D’une goutte de sang, j’en tuerais cent, j’en tuerais mille ». Les chanteurs disparurent et quelques jours après en feuilletant l’admirable Barzaz-Breiz de la Villemarqué, je trouvai un résumé de la ballade en question, mais sans aucune citation[1].

Le maire du Huelgoat me conseilla de m’adresser à M. Luzel dont l’érudition et les recherches étaient plus rigoureuses encore que ne l’avaient été celles de M.  de la Villemarqué. J’écrivis à ce philologue breton que je désirerais posséder si possible la ballade en question dont il avait peut-être noté les paroles et l’air. Effectivement, M. Luzel me répondit en m’envoyant le volume de ces chants populaires où se trouvaient les fragments entendus de la « gwers » (puisque c’est le nom que l’on donne aux ballades celtiques).

Des lacunes laissées par le traducteur rendaient l’action cependant incompréhensible. J’insistai auprès de M. Luzel afin de savoir si ces lacunes ne pouvaient être comblées et je lui signalai que des chanteurs ambulants possédaient peut-être le texte authentique. J’ajoutai aussi que je me proposais de développer sous forme de mystère médiéval cette légende dont le grave et puissant dénouement m’avait séduit. Je reçus la réponse suivante : « Monsieur, je crois bien avoir recueilli tout ce qu’il était possible de recueillir de cette chanson. Les contradictions que j’ai notées dans les actes des personnages viennent sans doute d’une lacune, mais je doute que les chanteurs dont vous me parlez possèdent plus que moi le texte original qui est sans doute perdu. Ce doit être encore une version adultérée ou incomplète du chant primitif. J’avoue que je ne vois pas le parti que vous pourriez tirer de cette légende en la portant à la scène : le sujet en sera toujours déplaisant et ne se prête pas au théâtre. Je vous déconseille ce travail. Recevez… »

La note en effet placée par le traducteur au milieu de la chanson signale qu’on ne s’explique pas pourquoi la lépreuse qui aime le jeune Yannik Kantek lui tend le verre contaminé par ses lèvres. M. Luzel n’allait pas plus avant. Il n’essayait pas de percer cette énigme en reconstituant le sens profond de la ballade. De là sa désapprobation qui m’étonna, mais ne me détourna pas de mon projet. Ce qui m’attirait, c’était précisément l’obscurité indéchiffrable d’un texte pourtant authentique où faute de quelques vers ne se reliait pas l’acte d’amour à l’acte de haine. Une parenthèse s’ouvrait à mon esprit, j’essayai de la combler en y rêvant, et je voyais dans ces couplets transmis par les rapsodes à travers les âges un souffle barbare d’une grandeur tragique, et à mes yeux la rude stature de la femme primitive, tout bien et tout mal, maternelle et terrible à la fois, dressait son symbole. La terreur médiévale, inspirée sans doute par les Goules, énigme vivante qui portait en elle le viatique de l’amour et le fléau du mal, me semblait avoir inspiré ces chants qu’un enfant hystérique soupirait encore plusieurs siècles après, sur les lieux mêmes où ils avaient été conçus.

Dans les temps primitifs, ces éléments, l’amour et la haine dont la chanson nous transmettait les deux termes, sans nous en expliquer le lien, étaient, sans doute, si proches l’un de l’autre, si mêlés encore confusément dans l’âme humaine, qu’ils ne permettaient qu’une passion indivisible. Je résolus de développer le sens de la ballade sans en altérer la pureté. À force de rêveries, l’ouvrage se dégagea des ténèbres ; j’imaginai le personnage de Tili, la vieille lépreuse qui rend le genre humain responsable de sa torture et qui souffle la haine universelle à sa progéniture. Dès lors s’éclaira soudainement l’énigme dans le fond opaque de l’histoire.

Qu’on se rapporte aux innombrables travaux sur la littérature populaire et aux quinze ou vingt traductions des chants de la Basse-Bretagne, on verra que la plupart des chansons de tous pays sont dialoguées et empruntent déjà la forme théâtrale. Toutes les littératures semblent avoir débuté par cette forme dramatique, c’est la plus directe et la plus rationnelle. Il y a là une grande leçon, tout en faveur de la Muse tragique. Les premiers rêves de l’humanité se sont exprimés en dialogues : le drame est né avant l’ode.

J’avais horreur de tout ce travestissement que le romantisme a fait de la légende, horreur des tripatouillages prosodiques ou lyriques à la mode. Je ne pardonnais pas à Wagner d’avoir abîmé par trop de verbeuse philosophie le rythme pur et nu de la légende de Tristan el Yseult. Dieu sait qu’à ce moment, c’est-à-dire en 1892, je ne soupçonnais pas que dût un jour venir ce grand simplificateur Claude Debussy, mais ce qu’il a plus tard réalisé en musique, j’aurais voulu le faire un peu en poésie. Pour ceux qui comme moi et comme certains peintres déploraient le pré-raphaélisme de Burnes-Jones ou même de Gustave Moreau, de tous ces crimes artistiques perpétrés au nom des primitifs, je n’approchais qu’avec un respect religieux de nos grandes sources originelles. Aux heures où je délaissais mes pinceaux, c’est-à-dire à la lueur des bougies, j’entrepris mon travail, me faisant le serment d’intercaler pieusement dans le texte que j’imaginerais les phrases authentiques telles que les traducteurs nous les avaient livrées dans leur matière inculte et fruste. Ma ferveur était telle que je ne me serais pas permis une altération. Tout dans mon esprit, les moindres empreintes, expressions locales, refrains, devait garder sa saveur intacte. Quant à mon inspiration personnelle, c’était à moi de me faire une âme de primitif, une âme de poète populaire et de puiser dans la traduction assez de foi pour ne pas trahir les desseins modèles. J’entrevoyais la possibilité de faire naître une véritable forme rythmée de cette genèse lyrique, de cette ébauche originelle, mais surtout je voulais tenter un essai de tragique primordial et remonter à la puissance de ces grandes légendes qu’inspirèrent Eschyle et Sophocle. Le plan était, comme vous le voyez, bien ambitieux. Quand j’eus fini au clair des bougies le premier acte de ma pièce, je le lus au satyre barbu qui s’enthousiasma et m’incita à terminer une tragédie, jaillie, disait-il, de la terre même comme une source. Il faut leur apprendre, clamait-il, en arpentant ma chambre, « que les lignes et l’harmonie sont « une » et qu’elles sont les mêmes dans l’arbre qui pousse, dans Fra Angelico, comme dans votre Mireille bretonne » et il martelait ses phrases à coups de sabots.

Mais l’automne vint. Il fallait revenir à Paris, retrouver l’atelier, se redonner tout entier à la peinture de laquelle je n’imaginais pas qu’on puisse se détacher.

Je n’ébauchai le troisième acte de la Lépreuse que l’année suivante, à mon retour au Huelgoat. Je travaillais à une esquisse peinte commencée dans les ruines du Ruskek, le sujet en était le sommeil de la Belle au Bois Dormant, entourée des nocturnes et des bêtes qui lui léchaient les pieds et les mains. Ces roches merveilleuses du Ruskek étaient habitées par une sorcière, une véritable sorcière (il y en avait encore en Bretagne à ce moment-là). Elle m’avait inspiré le personnage de la vieille Tili, comme le jeune chanteur ambulant m’avait inspiré le personnage de Hergonani. Je prétendis faire poser cette sorcière pour la figure de mon tableau de la Belle au Bois Dormant, elle s’y refusa sauvagement et avec des cris, quand un jeune poète de mes amis, Robert d’Humières, vint à passer dans le pays. En devisant parmi ces ruines du Ruskek, je le mis au courant de mes divers projets artistiques. Il voulut connaître la Lépreuse et le scénario que je venais d’imaginer sur le travail de la Belle au Bois Dormant. Comme j’ajoutai que mes cours aux Beaux-Arts ne me permettraient sans doute pas de poursuivre ces essais littéraires, il me demanda : « Voulez-vous me permettre, si vous n’en faites rien, de traiter ce sujet ? Je l’y autorisai bien volontiers. C’est cette Belle au Bois Dormant qui fut représentée au théâtre de l’Œuvre de 1894. Robert d’Humières, un des plus vastes esprits que j’aie connus, avait écrit la pièce avec cette propension philosophique qui était une de ses particularités et je ne reconnaissais guère l’humble naïveté du premier projet, mais comme j’avais fourni le scénario et que la mise en scène, les décors, les costumes, la réalisation artistique de cette féerie m’attiraient particulièrement, je signai avec lui cet ouvrage. Je me désintéressais, du côté littérature, de la chose, je vis là surtout une belle manifestation d’art décoratif. Deux mois durant, avec Rochegrosse, Louis Auburtin et d’autres peintres, nous travaillâmes à ces essais de synthèse décorative que devaient plus tard réaliser complètement les Russes et les Allemands.

L’échec de cette féerie au théâtre de l’Œuvre fut si complet, l’accueil de la presse si méprisant et si agressif que je me fis le serment de ne jamais retoucher au théâtre. Désormais je fuirais ce monde spécial et je consacrerais ma vie exclusivement à la peinture. Ainsi fis-je, reléguant joyeusement la Lépreuse, la Chambre Blanche au fond d’un tiroir. Il fallut l’année suivante, toute l’insistance de Marcel Schwob qui avait bien voulu estimer au delà de leur valeur ces modestes pages et qui avait porté lui-même la Chambre Blanche à l’éditeur, pour me décider à donner la Lépreuse en représentation. Ce fut à l’occasion suivante : Jules Lemaître, sur l’initiative de Schwob, me demanda de laisser représenter la pièce au bénéfice de l’actrice Louise France qui pourrait disait-il trouver un rôle à sa taille dans celui de la vieille Tili. Par indolence, plus que par désir, je ne m’y opposai pas. Dans des décors vagues et avec des costumes de fortune, la Lépreuse fut représentée un après-midi sur la scène de la Comédie Parisienne (aujourd’hui l’Athénée). À ma grande surprise une partie de la jeunesse littéraire et de la critique qui avait été conviée fit un accueil enthousiaste à la pièce. À cette époque, le journalisme comptait parmi ses membres des écrivains qu’il n’a pas remplacés : des Mendès toujours épris de beauté, toujours « sur le pont », des Jules Lemaître… des Henry Bauer et bien d’autres… Catulle Mendès salua d’un vibrant article la poésie nouvelle qui « sera plus grande que la nôtre » avançait-il.

Jules Lemaître écrivit un substantiel article où il désignait en dehors de la représentation d’un chant populaire, ce qu’il y avait de neuf, d’éternel dans l’essai d’un jeune homme.

Rémy de Gourmont jugea qu’il y avait un peu de génie là-dedans, M. Lebras, le collaborateur de M. Luzel rendit hommage dans Les Débats à l’auteur et même à l’humble chanteur du moyen âge, qui avait imaginé la légende. Bref, je fus le premier étonné de ce los auquel mes débuts théâtraux ne m’avaient nullement préparé. Peu après, je fis paraître la pièce précédée d’une notice explicative. [2]

Quelques années plus tard vers 1899, le musicien Sylvio Lazzari s’éprit de la pièce et en tira un drame lyrique qui fut reçu à l’Opéra-Comique, mais les tribulations des musiciens sont toujours invraisemblables. Le directeur de l’Opéra-Comique redoutait le sujet de l’œuvre qu’il avait reçue et il ne fallut pas moins de dix ans pour que la Lépreuse dans sa forme musicale fut représentée. Encore eûmes-nous les honneurs d’une interpellation à la Chambre. Cette séance où le député Levraud reprochait au directeur d’un théâtre subventionné de ne pas jouer une pièce qu’il avait reçue, mériterait de rester célèbre parmi les annales parlementaires. Jamais bêtise épaisse et béotienne, rire stupide, d’une assemblée ne s’en donnèrent plus à cœur joie ! il suffit de lire l’Officiel de l’époque [3] pour s’en rendre compte. Je ne puis naturellement tout citer, mais quelques lignes suffiront pour édifier le lecteur sur ce que fut cette inénarrable curée, sous les voûtes où se réunissent pour le grand bien du pays, ces politiciens de village [4].

Pour ne point faire perdre de l’intérêt aux représentations futures de l’œuvre de Lazzari, je ne songeai même pas à faire représenter la pièce. La partition était si forte et si belle qu’elle triompha de tous les obstacles et vit la rampe à l’Opéra-Comique en 1912. Cette partition compte parmi les quatre ou cinq plus belles de ces vingt dernières années. Lazzari avait suivi la même méthode que la mienne et au lieu de pénétrer comme tant de musiciens dans le folklore national, en déformant les thèmes populaires, il demeura respectueux des rythmes nus. Il inventa d’autres thèmes, il ne pataugea point dans le contre-point et les développements. Il faut voir ce que par la simple orchestration, il est arrivé à faire des six premières notes du motif noté par la Villemarqué et qui est devenu le thème fondamental de la Lépreuse.


PERSONNAGES


ALIETTE 
Mme Berthe Bady.
ERVOANIK 
M. Paul Franck.
MARIA (La Mère) 
Mme de Pontry.
MATELINN (Le Père) 
M. Raymond.
LA VIEILLE TILI 
Mme France.
LES LAVANDIÈRES 
Mlles H. Morre.
F. Zaessinger.
J. Vary.
Seraphino.


Le Prêtre. — Le Sénéchal. — Le Bailli
Les deux petites sœurs. — Foule. — Paysans
La Procession

La scène se passe au moyen âge, à Ploumillau.

LA LÉPREUSE





ACTE PREMIER


Une cour de ferme.
À gauche, une maison bretonne. À droite, une entrée de jardin potager et plus loin le commencement d’une mare. Au fond, un petit mur de pierre grise transversal, avec une porte basse. Au delà, quelques toits.
C’est de grand matin, à la brume de cinq heures. Une fenêtre est encore éclairée… On entend des bruits de pas et de vaisselle.

Scène Première

(Maria Coquart sort de la maison.)
MARIA.

Hé là-haut ! petite servante Marguerite, dépêchez, dépêchez-vous vite d’éteindre la chandelle et de souffler le feu.

(La fenêtre s’ouvre. Une servante avance la tête.)

Ervoanik est-il parti ?

LA SERVANTE.
À la lieue de grève…
MARIA.

Vous bercerez l’enfant à la cuisine ;

j’attends les lavandières…

(La servante rentre la tête. La fenêtre s’éteint.
Maria va au lavoir et chante.)


.............................

Le Roi de Romani disait à sa femme :

Porte tes enfants sur le dos, marchons.

Quand nous serons fatigués de corps et d’âme,

ayant tant marché nous nous reposerons.

Et le temps passera toujours,
et le temps passera toujours.


(On frappe à la porte basse. Quatre paysannes
s’avancent, paquets sous le bras et sur la tête.)
PREMIÈRE LAVANDIÈRE.

Bonjour, Maria Coquart.

MARIA.
Bonjour, Anaïk,

et vous, douce jolie Renée.

Défaites vos linges et mettez les tabliers.

En vérité, les grenouilles ne chantent plus à l’étang…

DEUXIÈME LAVANDIÈRE.

Sauf votre grâce, votre fils Yohan

nous a retenues sur la lande à causer ;
xxxxmais, donnez-nous les battoirs, madame,

que nous fassions lessive blanche.

(Elles lavent.)
TROISIÈME LAVANDIÈRE.

Voici les guenilles de la femme du vieux Henaud, votre cousin,

qui mourut, il y a trois mois d’hier matin,

et fut enterré en terre d’avoine…

QUATRIÈME LAVANDIÈRE.

Voici le linge du couvent neuf où les Moines

ne cessent nuit et jour leurs débauches, Maria !

Ils ont tué, d’après ce que j’ai su,

une petite mineure qu’ils détournèrent

pour lui expliquer les tableaux et les mystères excellents.

TROISIÈME LAVANDIÈRE.

El les chemises du sieur de la Tremblaye.

PREMIÈRE LAVANDIÈRE.

On lave, on lave…

QUATRIÈME LAVANDIÈRE.

Vingt ans, trente ans, ma camarade,

dès qu’on se lève jusqu’on se couche,

jusqu’on ne meure….

DEUXIÈME LAVANDIÈRE.

Linge de dame et de capitaine,

de recteur et de Sénéchal, —

linge de lépreux… qui sait ?

MARIA

La vierge de Goulven nous garde

PREMIÈRE LAVANDIÈRE.

Eh ! eh ! pas si haut, bonne mère…

Tous les lépreux ne sont pas sur la montagne

dans les maisons neuves

peintes en blanc qu’on leur bâtit, —

et j’en sais, comme Aliette Tili,

qui vont à pied à Ploumillau….

Demandez, bonne mère à votre fils.

MARIA

Taisez-vous, — il fait beau dire, —

tordez la lessive ! — Mon fils Yohan

n’est pas pour conter fleurette aux lépreuses.

DEUXIÈME LAVANDIÈRE.

Non, jamais Yohan n’a rôdé autour d’Aliette,

mais bien autour d’autres, — quand j’étais hier soir

au buisson de saules. Bonjour à vous,
xxxxm’a-t-il dit, jeune fille qui lavez.

Vous lavez blanc, vous tordez roide…

Laissez aller votre battoir sur l’eau,

et votre savon au courant,

laissez votre savon aller à sa suite, —

et venez avec moi dire vêpres à la chandelle.

MARIA

Non plus à vous, jolie Renée.

Les plus jolies filles qui soient sous le soleil,

si elles ne possèdent écus de rente,

quenouille de corne et robe de satin blanc,

n’auront pas mon fils ; — et ainsi sera.

TROISIÈME LAVANDIÈRE.

D’où tenez-vous qu’Aliette Tili,

dites-moi, soit atteinte de maladie ?

PREMIÈRE LAVANDIÈRE.

Son père est lépreux et sa mère aussi.

Son père est là-bas dans une maison neuve.

Je lui ai parlé à travers la porte

QUATRIÈME LAVANDIERE.

Si le vent avait changé de côté, vous auriez attrapé la lèpre par le trou de la xxxxserrure !

PREMIÈRE LAVANDIÈRE.

Jamais je ne vis de plus belle maison

qu’une léproserie.

Il y a là petite cour et grande cour,

comme chez le seigneur de Roc’hlaz.

MARIA.

Dieu protège notre paroisse !

DEUXIÈME LAVANDIÈRE.

Il faut bénir les croix aux cimetières, dit-on,

pour arrêter la mort et le mal.

Oui, on dit cela dans le gwerz de la lèpre

que j’ai vu écrire au burg de Gurin sur une nappe blanche.

C’était mercredi,

une demoiselle le chantait,

un jeune clerc écrivait.

MARIA.

O reï tra la la di ra la !

jeune fille mal avisée

De parler de ces choses-là.

O reï tra la la di ra la !

Si vous ne lavez ne dites rien,

soufflez dans vos doigts…


Scène II

(À ce moment, un homme sort de la maison. Il descend lentement les deux gradins, s’arrête, et regarde, appuyé sur son bâton.)
MARIA, l’apercevant.

Hé, mon époux, vous dormez bien dans les lits de plume,

quand le coq a chanté le jour. —

Le temps est dur et le vent est fort.

MATELINN.

Hélas ! ma pauvre femme, n’êtes-vous pas

à faire votre lessive ?…

MARIA.

Oui… une lessive belle comme la neige.

Que vous faut-il à rester là ?

MATELINN.

Femme chérie, si m’en croyez,

vous laisserez couler votre lessive

jusqu’à dimanche prochain.

MARIA.

Comme je vous vois affligé !

Répondez, mon bon ami…

nous avons deux cœurs en un seul

pour supporter les mauvaises nouvelles.

MATELINN.

Vous verrez, femme, vous verrez.

Avant la fin vous le saurez.

MARIA.

Si vous m’aimez, me laisserez-vous

sans paroles et sans adieu…

MATELINN.

Vous verrez, femme, vous dis-je,

par vos yeux, quand votre fils sera ici,

vous entendrez par vos oreilles.

Moi, je m’en vais… Ce que j’ai à dire,

je le dirai mieux là où personne n’entendra,

dans l’air solitaire…

Bonsoir à vous.

Le salut est toujours une bonne chose

pour les vieux comme pour les jeunes !

(Il sort en claquant la porte violemment.)
MARIA.

Porteur de deuil ! Que veut dire ceci ?

Mon cœur est près de défaillir…

Écoutez… Matelinn, écoutez, ne m’effrayez plus, —

car je sens qu’il y aura de la douleur ici,

s’il en est quelque part au monde…

(Elle se précipite vers la porte et l’ouvre. Matelinn est encore debout sur le seuil.)
MATELINN.

Voici votre fils qui vient sur la route.

Or, rassurez-vous… ce n’est ni d’archers,

ni de bourreaux, ni de gibet qu’il vient vous parler,

… mais peut-être vaudrait-il mieux

que le feu tombât sur sa tête,

que notre malédiction… Chut et paix…

Encore une fois voici votre fils.

(Entre Ervoanik.)



Scène III


ERVOANIK, ôtant son chapeau.

Mon père et ma mère. —

Vous avez deux choses à m’accorder.

Et d’abord votre congé aujourd’hui

pour aller au pardon du Folgoat.

MARIA.

Allez, Yohan, allez au Folgoat.

Que Dieu vous donne bon voyage…

LES LAVANDIÈRES, (s’appelant)

Anaïk ? Fantik ! Eh la !…

Vous entendez, c’est aujourd’hui le grand pardon du Folgoat…

ERVOANIK.

Certes, et courez vite à la grand’rue, si vous voulez voir partir la bannière rouge…

LES LAVANDIÈRES.

Vite ! Vite ! — Mon cotillon d’écarlate…

— Et mon tablier de taffetas jaune…

(Elles sortent.)
MATELINN.

Maintenant nous voici tous trois.

Quelle est, s’il vous plaît, votre autre demande ?

ERVOANIK.

Mon père et ma mère, si vous êtes contents,

j’épouserai une jolie fille…

MARIA.

Vous êtes bien jeune et nous pas très vieux…

Et quel est le nom de votre petit cœur.

ERVOANIK.

Vous la connaissez,

nous avons dansé en rond avec elle

plus d’une fois sur l’aire…

MATELINN.

Comment nommez-vous votre amie ?

ERVOANIK.

C’est la plus jolie fille qui jamais

portât coiffe de lin…

et elle a le nom d’Aliette.

MATELINN.

Avez-vous entendu, cette fois, Marie ?

Dites à votre cœur de se contenir.

Regarde-moi… Yohan… fille de femme,

ceci n’est qu’un mauvais conte… tu mens !

ERVOANIK.

J’ai dit la vérité, la grande vérité de mon âme…

MATELINN.

Tu mens, tu mens, au milieu de tes yeux.

ERVOANIK.

Et pourquoi mentirais-je ? J’épouserai Aliette Tili.

On donne avec elle une dot considérable.

on lui donne sept métairies

et plein un boisseau d’argent…

MARIA.

Écoutez-moi ; je suis plus douce étant votre mère.

— Ce n’est pas l’argent, — cent écus viennent,

cent écus s’en vont,

cent écus d’or ce n’est rien….

ERVOANIK.

On lui donne aussi plein la grande jatte de fil blanc,

une charrette ferrée et un attelage.

MARIA.

Non, en vérité, vous ne l’épouserez point,

car… on le reprocherait à vous et à nous.

ERVOANIK.

Ma mère, il est juste que je vous écoute,

et je vous dois obéissance ;

mais si ne me marie ainsi,

alors adieu aux joies de ce monde…

et jamais femme je n’aurai.

MARIA.

Vous épouserez, vous épouserez,

quelque saine et belle épousée.

afin que vous mettiez au monde

un petit-fils dont j’aurai plein les bras.

ERVOANIK.

Écoutez-moi plutôt ou votre cœur sera navré

en voyant dépérir et périr

le pauvre cœur que vous avez mis au monde.

MARIA.

Oui, mon fils, je vous ai mis au monde,

je vous ai porté entre mes deux côtés,

et jamais vous ne m’avez causé tant de peine,

mon fils, que vous m’en causez à présent.

ERVOANIK.

Je n’ai pas fait de mal en vous aimant,

je ne fais pas de mal en aimant Aliette.

MATELINN.

… Assez !… assez ! finissent les commérages.

Tordez-vous le cou pour ne plus parler…

Vous avez élevé des pies dans votre cage,

vieille mère… eh bien, maintenant

portez la cage sur le toit, ouvrez-la, —

et que les oiseaux prennent leur volée !…

ERVOANIK.

Oh ! calmez-vous… oh ! je vous prie…

MATELINN.

Où sont vos six filles, dites-moi ?

MARIA.

Deux d’entre elles sont à dévider,

et deux autres à repasser ;

les deux autres peignent le lin.

MATELINN.

Fermez toutes les portes à clef !…

Enfermez-les toutes les six, qu’elles ne sortent !

Laissez-les pourrir au grenier comme des pommes,

si vous ne préférez les voir, au train dont va le monde,

avec leur ventre jusqu’à leur œil,

enceintes de votre porcher !

MARIA.

Calmez-vous, pour votre grâce…

ERVOANIK.

Hélas, qu’a donc fait ma plus aimée pour mériter votre colère ?

MATELINN.

La malédiction des étoiles et de la lune,

celle du soleil, la malédiction de la rosée

qui tombe sur terre,

je les donne aux bêtes venimeuses du fossé…

je les donne aux filles de lépreux !…

ERVOANIK.

Ah ! donc… c’est cela ? attendez un peu…

je me doutais bien, je comprenais mal… Mais cette fois je le dis, c’est vous qui mentez, mon père,

au milieu de votre âme !…

MARIA.

Non, votre père n’a pas menti,…

vous épouseriez une lépreuse.

ERVOANIK.

Vous avez médit, je vous le prouverai.

MATELINN.

Et quand vous le prouveriez mille fois plus encore,

le trouve mauvais qui voudra, —

je jure que vous ne mangerez pas dans la même écuelle.

ERVOANIK.

Et moi… à tous ceux qui élèvent des enfants

et les marient contre leur gré, —

aussi bien à mon père qu’à ma mère,

je donne ma malédiction de bon cœur !

MARIA.

Ervoanik ! Ervoanik ! Qu’avez-vous dit !

MATELINN.

Silence donc, femme, ce n’est qu’un fou…

(Comme pris d’une peur subite, effrayé de ce qu’il vient de dire, Ervoanik tombe à genoux sur le sable.)
ERVOANIK.

Ô grand pardon, pardon… ma mère…

Je ferai dure pénitence d’avoir dit ceci…

de mes yeux tomberont des larmes…

J’en demande aussi pardon à Notre-Dame-de-Folgoat…

je ferai trois fois le tour de sa chapelle…

Taisez-vous, taisez-vous, père de bonne volonté,

voici votre fils qui revient à vous.

Pardonnez-moi mon père.

MATELINN.

S’il veut mériter le pardon de Dieu,

qu’il aille trouver sa fiancée, et lui dise

les bonnes paroles de l’adieu.

Ainsi fera le pénitent, ensuite —

il tournera le dos et ira son chemin.

ERVOANIK., (se relevant.)

Elle doit venir ici tout à l’heure, mes bons parents…

Je viens de faire la conversation avec elle.

Hélas ! hélas ! elle était assise près de la porte,

et elle a pleuré à noyer son cœur.

Que ferai-je plus si vous m’ôtez son amour de là ?

MATELINN.

Un jardin sarclé n’en vaut que mieux

quand les mauvaises herbes y ont poussé.

ERVOANIK.

Hélas ! quand j’allais à la lande de mi-voie,

je saluais ma douce sur le seuil de sa porte.

Elle était occupée à ourler des mouchoirs

avec du fil d’argent pour les calices…

Elle m’a donné le ruban noir de son cou.

MATELINN.

Elle a un ruban de velours au cou,

là où devrait être une corde.

ERVOANIK.

Il n’est pas d’enfants sur la terre

qui aient autant de chagrin que nous…

Elle pleure tous les jours et je la console,

et mon cœur est si las de deviser avec elle…

(On frappe à la porte.)
MATELINN.

Qui frappe là ?

ALIETTE, (derrière la porte.)

C’est la petite Aliette qui demande ouverture.

Ouvrez-moi votre porte,

vous me l’avez ouverte souvent.

(Silence.)
ERVOANIK.

Je vous prie, ma mère, ouvrez-lui la porte.

(Maria, après une hésitation, va ouvrir.)



Scène IV

ALIETTE.

Salut et joie à tous dans cette maison.

MATELINN, (bourrument.)

Bonjour à vous pareillement.

ALIETTE.

Donnez-moi un escabeau pour m’asseoir.

MATELINN.

J’ai parlé maintes fois chez moi

sans que j’eusse besoin d’escabeau.

ALIETTE.

Pourquoi me parlez-vous si durement ?

Donnez-moi un escabeau pour m’asseoir,

si je dois être belle-fille dans cette maison.

MATELINN.

Si je savais que vous deviez être belle-fille ici,

je mettrais le feu à mon propre toit !

ALIETTE.

Non, rassurez-vous, j’épouserai qui m’aime.

Et votre toit d’ardoises restera debout,

et quand viendront tous les midis,

il brillera longtemps encore,

sous le soleil clair qui éclatera.

MATELINN.

Fille de rien,

tu as mérité dans l’enfer d’aller brûler chair et os !

ERVOANIK.

Contenez-vous… contenez-vous… c’est peu de chose.

ALIETTE.

Qu’ai-je pu faire pour vous déplaire dans ma vie ?

MATELINN.

Plus un mot ! ou sur mon honneur, que j’aime parfaitement,

je vous jetterai en bas sur la bouche.

MARIA.

Non, Aliette, vous l’entendez…

aussi blonds que l’or sont vos cheveux,

mais fussent-ils plus blonds de moitié,

vous n’aurez pas Ervoanik.

ERVOANIK.

Ô ma mère, soyez plus douce

à ceux qui n’ont pas fait de mal.

Vous ne voulez pas encore que sur la mer je m’en aille,

avec le regret de la plus jolie fille du pays, —

et c’est vous, petite Aliette, si je ne me trompe.

MATELINN.

Belle-fille dans cette maison vous ne serez,

ni vous — ni aucune fille de lépreux !

ALIETTE.

Jamais vous n’éprouverez de plus grande douleur

que pour avoir appelé mon père lépreux.

MATELINN.

Je me moque autant de vous

que de la boue de mes souliers, —

et je le répète, sorcière impure,

tu as la peste apostumée dans l’épaule.

ALIETTE.

Vous aurez à vous repentir de tout ceci…

souvenez-vous.

MATELINN.

Tes amants je les ai connus ;

deux sont partis au cimetière.

Retire-toi, tison maudit.

ALIETTE.

Prenez garde, vous insultez

L’ange gardien qui est derrière moi.

MATELINN.

Voleuse de fils, je le ferai pendre !

ALIETTE.

Notre-Dame-de-Folgoat me servira d’escabeau sous mes pieds.

MATELINN.

Je te ferai brûler !

ALIETTE.

Le feu se fendra en deux s’écartant de moi.

MATELINN.

Hors d’ici si tu ne veux que je te frappe.

J’ai un fouet de cuir tissé en trois branches,

et qui te fera marcher malgré toi.

(Il la rudoie.)
ALIETTE.

Ayez pitié, mon bien-aimé…

MATELINN.

Qu’on tranche la tête de ces femmes

qui font les vampires sur nos fils,

et qu’on la jette dans la rue,

aux enfants, pour jouer à la crosse !

ALIETTE.

Mon cœur se brise de peine et de peur…

personne ne m’a consolé…

personne Yohan… et je m’en vais…

Bonjour et joie… bonjour et joie !

(Elle fait mine de sortir, chancelle et s’affaisse près d’un banc de pierre toute sanglotante. — Silence.)
ERVOANIK.

Est-ce tout mon père ?…

et maintenant

nous laisserez-vous seuls pour que je lui dise

mots plus doux à sa douleur…

nous sommes assez tristes comme cela.

Aussi vrai que j’ai la mort à passer,

elle passera cette porte… mais retirez-vous, —

car ce n’est pas pour les yeux des autres

que l’on pleure tant dans la vie…

MARIA., (entraînant Matelinn dans la maison.)

Oui, venez… Matelinn… votre colère fut trop forte,

il faut à tout le monde un peu de consolation.

Oui, croyez-moi… allons-nous-en !

(Sur les marches de la maison, à Ervoanik.)

Et si vous allez au pardon encore,

que Dieu vous donne bon voyage,

et de bonnes nouvelles à vos parents à la maison.

Allez-y en bonne compagnie…

Priez pour nous trois à la chapelle,

priez pour nous trois… ou pour nous quatre.

(Ils rentrent.)



Scène V

ERVOANIK, (sans bouger, de loin.)

Aliette ! Aliette ! à chaque fois que tu tomberas

sur la terre et dans la vie,

ne pleure pas plus fort qu’il ne faut…

l’ange blanc te relèvera.

ALIETTE, (se retournant.)

Je n’ai plus souci de rien, mon pauvre Yohan,

puisque vous voilà.

Asseyez-vous sur ce banc pour que

j’appuie ma tête sur vos genoux.

ERVOANIK.

Je vois le jour qui revient dans tes yeux

qui me regardent.

ALIETTE.

Laissez ma tête sur vos genoux,

pour que mes paroles soient plus près de vous.

ERVOANIK.

Eh bien, parlez, s’il vous plaît, agenouillée.

Votre bien-aimé est à vous écouter.

ALIETTE.

Oui, écoutez-moi. Yohan.

Car mon pauvre cœur est bien mal à l’aise

Croiriez-vous, — oh ! répondez-moi bien, —

que la petite bouche que voici

ait bu au sein d’une lépreuse.

ERVOANIK.

Je jure que jamais votre petite bouche

n’a bu au sein d’une lépreuse,

et que lorsqu’elle le voudra,

votre bouche boira à ma bouche,

comme au même verre.

ALIETTE, (sourdement.)

Car il suffit de boire au verre

d’une lépreuse, pour en mourir parfois…

savez-vous cela ?

ERVOANIK, (souriant.)

Vous ne m’effraierez point mon amie.

ALIETTE.

Et qu’il faut un bien bon cheval,

et bien des écus,

pour s’en aller à la rivière du Jourdain,

où les lépreux recouvrent la santé,

là où notre Sauveur fut baptisé ?

ERVOANIK.

Vous ne m’auriez pas menti de ces yeux

ni de ces lèvres…

vous ne m’auriez pas menti,

je le jure encore.

ALIETTE.

C’est bien à vous mon cher fiancé.

Véritablement, j’ai vu votre confiance.

Laissez-moi donc me relever droite,

toute droite, puisque vous m’aimez.

ERVOANIK.

Je vous aimerai tant, tant et tant,

que contre tous, Aliette la bien venue,

nous vivrons sur la même terre,

et mourrons dans le même lit.

ALIETTE.

Rappelez-vous ce que vous dites…

oh ! mon dieu, — car j’ai eu peur

en entendant la vipère

qui siffle au bord de la rivière. —

Et elle disait par son sifflement

qu’il n’est de fiançailles qu’une seule fois.

Celui qui est fiancé de bon gré,

et qui rompt par caprice,

fait contrat avec le démon.

Il est détaché net de Dieu.

comme la branche de l’arbre

détaché net du paradis,

comme le grain de paille.

ERVOANIK.

Je ne sais comment cela se fera, —

mais je vous épouserai avant qu’il soit un an.

ALIETTE.

Ervoanik ! Yohan ! Yanik !

par tous vos noms je vous aime…

mais j’ai bien envie de pleurer.

ERVOANIK.

Quand les larmes ont commencé

elles mettent si longtemps à finir !

Mais vous avez maintenant sujet d’être heureuse.

ALIETTE.

Oh ! je suis plus malheureuse qu’avant.

ERVOANIK.

Petite Aliette, ma petite sœur fine,

venez avec moi au jardin,

cueillir un bouquet d’herbes fines

de marjolaine et de thym.

ALIETTE.

Je ne suis plus la fille aux bouquets,

et celui que je cueillerais

serait de trois sortes de plantes,

chagrin, mélancolie et tourment.

ERVOANIK.

Alors, rappelez-vous que ma mère

m’a souhaité bonne compagnie

pour le chemin du Folgoat,

Voudriez-vous m’accompagner ?

ALIETTE.

S’il vous plaît, tant qu’il vous plaira.

ERVOANIK.

Je vais au pardon comme il sied,

Sans chaussures, sans bas et à pied,

ALIETTE.

J’irai donc comme vous les pieds nus,

pour demander à Dieu la grâce

de coucher tous les deux dans la même chambre

et manger dans la même écuelle.

ERVOANIK.

Nous irons par Morlaix et par Plouvorn,

en nous tenant par la main…

Vous verrez la lampe d’argent,

la maîtresse vitre,

vous verrez Jésus dans la messe.

ALIETTE.

Oui, nous irons par Plouvorn et Morlaix,

en récitant nos chapelets

le plus dévotement possible…

J’ai choisi Jésus pour mon Rédempteur.

ERVOANIK.

Écoutez… les cloches ! les cloches !

les belles cloches du dimanche !

ALIETTE, (tressaillant.)

Oh ! mon Dieu ! pourquoi sonnent-elles !

ERVOANIK, (à la porte.)

C’est le départ de la bannière…

ALIETTE.

Êtes-vous sûr, Ervoanik, que ce soit cela ?

ERVOANIK.

Et que voulez-vous donc que ce soit

ALIETTE.

Voici trois jours et trois nuits que je les entends à mes oreilles…

Voilà trois jours et trois nuits

que je les entends sonner le deuil,

sans qu’il y ait chrétien né autour d’elles,

deuil le soir et le matin,

et carillon à midi…

oh ! Yohan, pourquoi sonnent-elles !

ERVOANIK.

Ce n’est pas le glas, c’est le carillon.

Vite… vite… il faut enlever nos sabots.

(Ils se déchaussent tous les deux.)

Maintenant faites un signe de la croix. —

(Ils se signent.)

Et donnez-moi votre main.

ALIETTE.

Voici ma main, ma main droite dans votre gauche.

(Ils s’avancent lentement vers la porte, — les cloches continuent.)
ERVOANIK.

Elles sont froides toutes les deux…

Nous n’avons pas peur pourtant,

n’est-ce pas, Aliette ?…

vous n’avez pas peur ?

ALIETTE.

Ervoanik !

ERVOANIK.

Oh ! dites-moi… vous n’avez pas peur ?

ALIETTE.

Ervoanik !…

(Elle laisse tomber la tête sur son épaule en marchant.)

RIDEAU.

ACTE II


Une salle de ferme pauvre..
À gauche, grande cheminée. À droite, au fond, une alcôve avec lit. Grande table, un banc, quelques escabeaux. À droite, un petit escalier-échelle conduisant au cellier. Au fond, une fenêtre et une porte entre-bâillée donnant sur la grand’route et la lande.

Scène PREMIÈRE

LA VIEILLE, (tient du pain à la main et fait des signes au dehors par la fenêtre.)

Des tartines !… des tartines !…

N’ayez pas peur, petits… approchez…

une tartine beurrée de beurre blanc,

pour aller au catéchisme…

(Les enfants jettent des pierres du dehors.)

Ha ! comme ils sont drôles avec leurs pierres.

Vraiment, comme ils ont bonne façon à jeter des pierres !…

mais laissez plutôt les cailloux aux chemins,

approchez… je vous ferai plus d’un présent.

Toi, petit, qui portes frisette, mange…

je te donnerai un jour une croix d’or fin

de la foire de Quintin…

Il faut me croire pourtant

quand je dis des vérités.

Prends, toi. Des tartines… des tartines…

(Les pierres tombent dans la maison.)

Voyons, soyez sages et je vous dirai l’histoire

du tailleur, du cher petit tailleur.

vous savez bien, Paskou rékéké, rékéké,

Lundi, mardi, mercredi…

(Elle reçoit une pierre.)

Oh ! ils m’ont blessée à l’épaule !

(Elle referme la fenêtre et redescend précipitamment. — La porte s’ouvre.)

Scène II

LE SÉNÉCHAL, entrant.
(Il frappe trois fois de son grand bâton sur le seuil.)

Ah ! ah ! Paskou le tailleur !…

chère petite vieille, vous chantez bellement.

Mais il était temps que je passe dans le chemin

pour terminer votre chanson.

LA VIEILLE.

Monsieur le Sénéchal !

LE SÉNÉCHAL.

Prenez garde, vieille,

prenez bien garde… Il m’a été rapporté déjà,

en plainte de tous côtés,

du haut en bas de la lande au bois,

que vous attiriez les enfants,

pour leur offrir pastille ou tartine, —

et, certes, ce n’est pas encore à vous

à faire l’école aux enfants.

LA VIEILLE.

Sauf votre grâce, monsieur le Sénéchal,

je ne mérite pas de reproches…

LE SÉNÉCHAL.

Vous avez failli, dis-je, lambeau de sorcière,

et rappelez-vous qu’il ne faudrait pas grand témoignage

pour prouver en lieu de droit

bel et bien, — que vous êtes lépreuse,

et si l’on vous laisse encore errer au pays,

comme toutes celles dont le mal n’est pas avéré,

Vous êtes trop de ce genre sur la belle terre !

Donc, si une fois encore, ceux d’ici

m’envoient dire que leurs enfants

mangent le pain mordu des lépreux,

votre ménage sera fait une fois pour toutes,

et vous serez conduite en maison blanche.

LA VIEILLE.

Monsieur le Sénéchal, je n’ai pas péché.

LE SÉNÉCHAL.

Tu as péché plus de péchés

qu’il n’y a de fils dans ta chemise…

et, plutôt que de laisser donner le mal de ta chair,

je te chercherai une fille des champs,

qui te sautera plus facilement au cou

que les enfants de ce pays, —

et dont le nom est : la fille du chanvre.

LA VIEILLE.

Non ! non ! je ne serai pas pendue avec des cordes !

Je vous demande excuse : c’est à peine

si je chante une fois le dimanche…

et j’apprends la danse aux enfants par la fenêtre.

LE SÉNÉCHAL.

Recule-toi loin devant mes yeux.

Et souviens-toi désormais

de fermer porte et fenêtre,

comme s’il y avait pluie éternelle

LA VIEILLE.

Oh ! n’ayez de doute aucun ;

plutôt faillira la pluie à mouiller.

LE SÉNÉCHAL.

Et de ne plus aller chercher ton pain

qu’entre le pont et le moulin.

LA VIEILLE.

Mais je n’ai pas besoin de chercher mon pain,

moi. J’ai de l’argent plein mon pichet,

et des écheveaux de soie à revendre,

assez de quoi doter ma fille,

qui est le miroir des demoiselles,

en son village.

LE SÉNÉCHAL.

Miroir des vieilles, retourne à ta pierre

cracher dans les cendres,

et rappelle-toi d’obéir.

LA VIEILLE, (le reconduisant.)

Bonsoir à vous, monsieur le Sénéchal.

LE SÉNÉCHAL.

Ferme ta porte, ferme-la bien,

et asperge-toi d’eau bénite.

(Il sort.)


Scène III

LA VIEILLE, (seule, se met à danser.)

Bonsoir, bonsoir, nous chanterons,

nous sifflerons, nous sauterons…

Et danse donc, François le Sénéchal,

et baisons la chopine !

Dansons fort, à craquer les os.

Que le Diable te donne bonne année,

trois petits lépreux aux couches de ta femme,

l’un devienne Roi, l’un devienne Pape,

le dernier te casse les reins !

Ha ! Ha ! battez-moi, frappez-moi,

votre temps viendra.

Hier, aujourd’hui, demain matin,

coups de pierre et coups de bâton, vous m’avez brisée…

mais ne pleure pas, vieille Tili,

ne pleure pas, ma vieille amie.

D’une miette de pain comme pour les poules,

d’une miette de pain tu leur as donné la lèpre…

Hier, aujourd’hui, demain matin,

heureuse, toi qui peux

donner la mort dans un verre !…

Si ce n’est toi, Sénéchal, il en viendra d’autres !

Le premier qui passe boira à mon bol.

Avancez, jeunes gens ! au haut bout de la maison,

il y a facilité de vous donner place

pour manger et pour dormir…

Eh ! dansons donc, François le Sénéchal !

pages, clercs et paysans.

venez tous à la régalée !…

(Elle redescend en geignant jusqu’au foyer.)

Ah ! vieille chérie, ma vieille chérie,

voici la nuit, ramasse tes sabots.



Scène IV


(On entend, par la porte entre-bâillée.)
UNE VOIX, (au dehors.)

Attendez un peu Yanik, voulez-vous,

que j’entre et demande si l’on a de quoi

nous donner à souper à tous deux.

LA VIEILLE, (sans se retourner.)

Qui parle ? fermez la porte et passez.

ALIETTE, (entrant.)

C’est moi, ma mère.

LA VIEILLE.

Hé ! ma fille, votre vue met en joie.

Mais que vous est-il donc arrivé

que vous êtes venue me voir si tôt, —

depuis les dernières étrennes, au plus ?

ALIETTE.

Je me rends au Folgoat, au pardon, ma mère,

avec mon bien-aimé qui attend.

Nos sabots sont à Ploumillau.

et je marche comme Notre-Dame déchaussée.

Dites-le moi rondement, pouvons-nous souper chez vous ?

LA VIEILLE.

Oui donc, arrêtez-vous chez moi aujourd’hui,

vous, et l’amoureux qui passe,

celui d’aujourd’hui, celui de demain…

(À la porte.)

Entrez, entrez, nouvel ami.

Ce n’est pas pour piler la lande avec vos pieds nus

que vos mères vous ont enfantés.

ERVOANIK.

Je vous salue, mère de ma douce,

je vous salue en vraie humilité.

LA VIEILLE.

Allons, mettez votre bâton à réchauffer près de l’âtre…

Nous, nous mettrons la broche au feu,

avec la grande marmite et les deux petites.

Vous aurez tripe fraîche, viande rôtie et bon vin à boire.

ALIETTE.

Merci, mère. Voici le soir qui devient trouble.

LA VIEILLE, (à Ervoanik.)

Asseyez-vous… Prenez un linge,

pour essuyer la sueur de votre front.

Chère dame ! vous choisissez à merveille.

Qui que vous soyez, clerc ou ménétrier,

Jésus ! la belle têtée de cheveux blonds !

ALIETTE, (bas à sa mère en l’entraînant.)

Taisez-vous et soyez prudente,

je vous en supplie à genoux…

LA VIEILLE.

N’ayez crainte. J’ai du miel sur la langue…

et l’amoureux sera docile.

ERVOANIK.
Aliette, votre main douce n’est plus là.
ALIETTE.

Ervoanik, elle est sur votre épaule.

LA VIEILLE, (arrange la table.)

Voyez, jeunesse est belle, vieillesse est mauvaise.

Mes temps sont changés à moi ; il en est venu d’autres.

J’ai regretté ma jeunesse, mais je ne sais

où elle s’en est allée ….

ERVOANIK.

Ah ! jeunesse n’est pas gentille.

L’eau de nos yeux a mauvais goût.

Et pourtant j’en ai vu tomber de quoi emplir

toute la fontaine de pitié…

Vous avez dérangé votre coiffe, Aliette ?

allez au miroir.

ALIETTE.

Je n’irai pas au miroir, mon ami.

Il est temps de graisser les crêpes si l’on veut manger.

ERVOANIK.

Alors, versez le cidre.

LA VIEILLE.

Non, la mère des pommes est morte cette année…

Vous n’aurez que du vin, mais du vin ardent.

(Elle leur verse à boire.)

Resterez-vous à coucher ici ?

ALIETTE.

Non ! non ! non !

ERVOANIK.

Comme vous voilà prompte à répondre !

Si vous restiez on vous ferait un lit bien doux…

la lune ne vous y troublera pas ;

un lit de chêne blanc pour dormir, n’est-ce pas ?

et un rossignol au-dessus chantera.

ALIETTE.

Oh ! non, non, oh ! nous marcherons cette nuit.

Je vous supplie. J’en ai fait voeu…

vous le voulez ?

ERVOANIK.

C’est bien donc. Après le souper, vieille mère,

nous vous dirons adieu jusqu’au premier revoir.

LA VIEILLE.

Faites comme bon vous semble, jeune homme.

(Elle lui verse encore à boire. Aliette la surveille anxieusement.)

Je ne sais si c’est la fatigue

ou le premier coup de vin,

mais votre ami semble fort las.

ALIETTE.

Voulez-vous vous étendre un peu

dans l’alcôve ?

ERVOANIK.

Non… Je ne sais vraiment si c’est lassitude…

mais en mangeant je serai plus hardi.

LA VIEILLE.

Mettez-vous l’un près de l’autre,

là… voici écuelle et couteau.

Alors, vous vous rendez au Folgoat ?

ERVOANIK.

Nous avons promis ce matin,

de marcher la main dans la main.

LA VIEILLE.

Vous ferez bien des envies

à passer sur la place et dans le courtil.

ALIETTE.

Oh ! oui, ma mère. Ervoanik

est le plus regardé du pays.

Quand il va aux fêtes ou au pardon,

comme aujourd’hui, les demoiselles

disent entre elles :

« C’est Yannik Kantek, c’est le plus beau,

« qui a muscade dans ses chaussures… »

« et de la lavande dans ses poches… »

ERVOANIK.

Que dirait-on de vous alors,

demoiselle bien parée ?

LA VIEILLE.

Vous avez dû partir de bien bon matin

pour être ici avant la nuit ?…

ERVOANIK.

Vieille, le pichet est vide.

LA VIEILLE.

Passez-le-moi ; je vais l’emplir au cellier.

(Elle allume la lanterne à la cheminée.)
ERVOANIK.

Je porterai la lanterne

ALIETTE.

Mais mon pauvre ami,

vos yeux se ferment à regarder !…

Je vous en prie,

reposez-vous… nous repartirons dans une heure.
ERVOANIK.

Non, vous dis-je. Je suis un homme.

ALIETTE.

Oh ! n’y mettez pas de fierté…

Laissez-moi toute seule vous arranger

un petit moment de sommeil,

pour partir joyeux.

(La vieille monte au cellier par l’échelle.)
ERVOANIK.

Quelle amusette !

ALIETTE.

Sur ma promesse, je vous bercerai.

Là, écoutez-moi, je le veux.

Un coude ici et l’autre là…

tête au milieu et rêvez bien…

ERVOANIK.

Je vous obéis, vous voyez.

ALIETTE.

Ta mère est ici, mon bel enfant,

à te bercer, petit chéri…

Ta mère est ici, ton père est là-haut…

Tan ! tan ! dir ! oh ! tan ! ha ! dir ! hado :

(Elle se tait.)

Il dort déjà…

Dors tendrement,

dors doucement,

dors sans savoir, toute une vie…

Oh ! je n’en peux plus… je ne peux plus !

Écartez-le, mon Dieu,

enlevez-le de mes bras,

enlevez-le de mon cœur… Marie, Marie du ciel, mère des cieux,

donnez-moi la force d’accomplir le prodige,

le petit bout de force qu’il me faut.

Encore un mois…

vous me punirez après dans votre éternité !

(Elle parcourt la salle.)

Pas une croix au mur !… pas une image…

Ah ! toi ! scapulaire, —

petit scapulaire de mon cou,

je te demande ma grâce.

Nous en avons porté la nouvelle au monde,

je donne la mort à qui la veut…

Dis, j’ai dû bien te chagriner, scapulaire,

en pressant contre toi tant de cœurs,

si fort tant de cœurs,

que tu les as entendus battre sans doute…


Je sens que je ne serai pas pardonnée,

et que la clef du ciel est perdue…

Scapulaire, que ne m’as-tu

mordu la nuit, mordu le jour,

sous ma chemise ?

Tu m’aurais moins mordu que le remords et que l’espoir…

Ah ! je sais bien, je n’aurais jamais eu la joie

d’embrasser même le front, même

les cheveux, même la respiration de l’époux, —

mais j’aurais dormi près de son souffle.

Je n’aurais pas été de celles

qui vont dans leur village, belles,

avec du lait doux dans leur sein, —

mais j’aurais dormi près de son souffle…


J’ai aimé dix-huit innocents,

et je leur ai donné la lèpre à tous.

Mais le dernier, ah ! oui, le dernier

me brise le cœur.

Et maintenant j’ai peur de moi entière,

peur de mes lèvres, peur de mes mains…

D’une goutte de sang de ce petit doigt,

j’en tuerais cent, j’en tuerais mille…

Sonnez donc, sonneurs de la noce !

et sonnez fort, et sonnez vite !…

Quand vous serez partis,

nous resterons seuls, tous les deux.

Et je lui mettrai la main et la tête

sur mes genoux, —

et lui avouerai la vérité.

Et la vérité ne lui paraîtra pas terrible…

la vérité nous oublierons petit à petit…

Je serai sa mère à vingt ans près de lui,

je l’embrasserai de loin, dans l’air, tout autour,

et le temps passera toujours,

et le temps passera toujours…


Que je souffre, mes pauvres yeux !

à n’en plus pouvoir…

Tout à l’heure je sentais

mon courage crever tout le long de la route ;

à chaque pas il crevait un petit peu plus…

Oh ! madame Marie de pitié,

combien l’amour est grand !

Mais je ne peux plus rien maintenant…

je sens mon cœur qui s’en va de moi.

Ma bouche a beau serrer les dents,

les baisers sortent, les baisers crient,

le premier baiser veut sortir…

je sens là au bout de ma bouche

au bout de la sienne,

je ne puis plus le retenir, là…

Ayez pitié de moi, Marie,

mère du ciel, mère des anges,

mère du rosaire, mère chérie !

(Elle se signe longuement.)
LA VIEILLE, (descend l’échelle, puis pose
la lanterne et le pichet sur la table.)

Vous ne mangez pas, Aliette ?

(Ervoanik lève la tête.)

Et vous Yanik… videz le vin du beau pichet,

versez-en tant qu’il vous plaira.

(Elle lui secoue le bras hardiment.)
ALIETTE.

Non, ne lui donnez plus à boire, je vous prie…

Vous, vous y perdriez mes bonnes grâces…

mais étendez-vous plutôt dans l’alcôve,

et veuillez que je vous conduise.

ERVOANIK.

Amie, je veux bien y aller…

(Aliette le conduit sur le banc au pied du lit.)

Maintenant mettez-moi couverture sous la tête…

ALIETTE.

Et cette fois il faut reposer pour de bon.

LA VIEILLE.

Croisez les rideaux pour qu’il dorme…

(Elle fait signe à Aliette de se rapprocher d’elle.)

Écartez-vous un peu de lui ;

nous avons à parler toutes deux.


Je vous trouve terriblement pâle.

Quand vous êtes venue chez moi, l’an dernier,

vous n’aviez pas ce teint-là…

Vous faites contrairement à la rose

qui est dans les jardins,

et aux herbes qui commencent à verdir,

à cette époque, dans les prés.

ALIETTE.

Comment, ma mère, serais-je autrement ?

Les chagrins, venus goutte à goutte,

sont tous entrés par ici.

LA VIEILLE.

Et quoi ! ma fille, je ne reconnais pas vos paroles !

elles ont changé comme votre visage…

Vous n’avez pas regret à quelque amoureux,

puisque je vous vois servie à bon compte,

au moins pour votre semaine.

ALIETTE.

Vous vous trompez cette fois.

À moins que vous appeliez ma semaine,

tout le temps du temps de ma vie,

car, en vérité, celui-ci sera mon époux.

LA VIEILLE.

Votre époux ? que dites-vous là ?

À moins que vous ne soyez à plaisanter,

fillette au beau caquet…

Eh ! serait-ce donc vanité ?

Vous, prendre époux, la fille aux liards,

vous la belle brûleuse de bouches !

ALIETTE.

Il sera ainsi que je dis… et mieux encore,

si Dieu me donne le courage ;

car à celui-ci je veux être pour l’éternité

d’âme, et jamais de corps…

Et je voudrais même que ce corps

n’eût jamais été qu’à vous,

mère qui me l’avez donné…

Ma bouche a bien clos son dernier baiser,

et ne sait plus qui l’a emporté !

Ma bouche est morte aussitôt

que j’ai connu ce qu’était l’amour…

Et plutôt que de lui porter sur les lèvres

ce fléau de Dieu que je suis, —

j’aimerais mieux tomber sur place…

ou encore souffrir, ou toujours souffrir…

C’est dans cet espoir que je vis.

LA VIEILLE.

Vous me surprenez, Aliette

Sotte folle, regardez-moi

droit entre les deux sourcils,

là, bien en face…

Vous l’aimez ? Comme vous souffrez ?

ALIETTE, (sanglotant.)

Oh ! oui, oh ! oui ! ma mère, je l’aime,

plus que le cœur que je porte.

LA VIEILLE.

Comme vous souffrez !

Ah ! que fait donc notre douleur,

à vous et à moi,

qu’elle n’a pas encore noyé la maison !

Bête brute, fille de cire,

réveillez-vous et dépêchez de courir aux champs,

avec votre amour,

qu’il mette vos yeux à regarder les étoiles,

et les siens à vous regarder.

ALIETTE.

Ce n’est pas dans les carrefours

que se font les fiançailles,

mais dans l’église ou sous le porche,

devant notre Seigneur béni.

LA VIEILLE.

Est-il possible que vous ayez perdu la raison ?

Préférer moisir de larmes toute la vie !

Mais lui, malheureuse, s’il apprenait

que vous êtes atteinte d’autre mal que d’amour,

croyez-vous qu’il hésiterait à vous jeter en bas sur la bouche ?

Il vous ferait, Aliette,

oui, Aliette, il te ferait

manger l’acier et le fer

et la chair sur les os.

ALIETTE.

Rien ne détruit le sacrement d’église.

LA VIEILLE.

Folle, folle, à la douceur triste !

Il a été un temps où j’aurais parlé de la sorte…

mais maintenant je sais la vie jusqu’au fond.

J’ai trente ans de plus que vous de souffrance.

ALIETTE.

Mère, ma mère, vous me brisez !

LA VIEILLE.

C’est que vous ne savez pas encore peut-être

ce que vous aurez à souffrir ?

Vous n’êtes qu’au commencement de votre sueur.

Vous ne savez pas ce que ces gens-là,

pour lesquels votre cœur se fend,

vous feront crier pitié, —

aussi vrai, hélas ! que j’en tremble. —

Ce n’est pas assez d’avoir mal,

ils feront mal à votre mal,

ils vous fermeront toute la terre,

sans même vous laisser, ce que tous possèdent,

votre pauvre petit morceau de Jésus.

ALIETTE.

Yohan ! Yohan ! mon époux aimant…

LA VIEILLE.

Et l’amour, profitez-en donc !

Savez-vous ce qui vous attend demain,

demain pour moi, demain pour vous ?

Savez-vous ce que demain

je crierai dans la paroisse :

« Gens du village, me permettez-vous

« d’élever à ma fille une maison neuve,

« d’élever à ma fille une maison de terre… »

ALIETTE.

Mon Dieu ! mon Dieu !

LA VIEILLE.

Et les gens du village me répondront :

« Si vous élevez à votre fille une maison neuve,

« élevez-la loin de la vôtre,

« pour que vous n’entendiez pas ses plaintes,

« pour que vous n’entendiez pas ses cris… »

ALIETTE.

Ma pauvre petite mère, si je vais dans la maison neuve,

celui que j’aime pourra-t-il y venir ?

LA VIEILLE.

Et qui donc y viendrait, ma pauvre fille ?

Pas même valet ou servante,

Vous aurez votre ruisseau et votre fontaine,

et du bois pour faire du feu ;

au bout d’une baguette blanche,

on vous donnera votre nourriture, Aliette…

ALIETTE.

Taisez-vous ! Taisez-vous !

LA VIEILLE.

Oui, oui, souffre, ma fille, pour les autres !…

Dans quelque temps tu défailleras.

Souffre, belle lépreuse, vieille devenue…

et les enfants refuseront de te laver ta chemise !

Comme moi, tu te verras chaque matin,

dans ton miroir,

et ta peau ne sera plus blanche ni caressée…

Tu seras quelque part mangée des vers,

bientôt, ils t’entameront le cœur,

et tu n’auras pas, — c’est grand deuil vraiment, —

avec quatre cierges de cire,

des vierges pour t’ensevelir,

sur l’aire de ta maison.

(Aliette sanglote.)

Souffre, souffre, ma créature,

torture-toi pour ceux qui te feront torture…

Ah ! que ne continues-tu le bel ouvrage

de ta bouche dépérie !…

Songe donc à cette joie : te venger en aimant,

donner la mort dans la joie,

donner la mort, sans le couteau !

Ah ! tu avais bien commencé, et tu n’étais pas

la pécheresse de ton cœur…

Où courent-ils les amoureux que je t’ai vus ?

Où courent-ils, empoisonnés ?

Guyon Quéré et Prinsaüs,

et Rédernec, les maltôtiers,

et le seigneur de Rosambo ?

Achève donc… cours ici… cours ailleurs…

Mange-les tous. Ah ! si je le pouvais encore,

habitants, je vous causerais de la douleur.

Je mettrais le feu à Rumengoff,

à Kermataman et au Colledo,

sur toute la terre du bon pardon !
ALIETTE.

Comme vous êtes effrayante…

LA VIEILLE.

Venge-nous, venge-nous, de grâce !

Comme tu as trompé ta mère, fillette,

que tu as déçu son espoir !

Je me souviens, quand tu es venue au monde,

avec ta petite chair grasse et tiède comme miche,

je t’ai regardée et je t’ai dit :

Tu n’es pas ma fille, tu es mon mal.

Va dans la vie, va aux chemins,

j’ai mis au monde quelque chose

qui entretiendra ce sang mieux que sang royal,

ma chère fille, mon cher mal !

Dis, Aliette, recommence, continue,

dis que tu le feras, parce qu’il le faut.

Venge-nous parce que je les hais

tous, tous, excepté toi que j’aime, —

jusqu’à cette tête que tu vois là, calme,

les cheveux joyeux dans les coudes,

cette tête…

ALIETTE.
Assez, cette fois, assez.

Brisez toute la terre, eh ! que m’importe !

mais ni vous, ni moi, ne toucherons à celui-ci,

aussi vrai, mère, que vous m’avez enfantée.

ERVOANIK, (dormant derrière le rideau.)

Aliette !

ALIETTE.
Jésus Dieu !
(Silence.)
LA VIEILLE.

Il a parlé en rêve sans doute.

ALIETTE.

J’ai frissonné qu’il ait entendu quelque chose…

(Aliette va à l’alcôve. — Un temps.)
LA VIEILLE, (se met à rire.)

Ma fille, excusez-moi. Je crois, ma parole,

que je suis encore montée sur ma biquette…

Vous savez, je parle si peu en semaine…

Mais c’est fini. J’ai usé ma salive une fois pour rien ;

les vieux radotent sans prudence…

Allons, allons, vous épouserez,

ma douce jolie, votre ami…

Comment déjà l’appelez-vous ?

ALIETTE.

Yanik Kantek.

LA VIEILLE.

Comment dites-vous ? Yanik Kantek ?

ALIETTE.

Vous répétez juste, ma mère.

LA VIEILLE.

C’est impossible… en vérité… c’est impossible…

ALIETTE.

Pourquoi cela ?

LA VIEILLE.

Fils des Kantek de Ploumillau ?

ALIETTE.

Ce sont gens qui lui sont à coup sûr apparentés.

LA VIEILLE.

Ah ! bonne Marie, qu’est ceci ?

L’étrange rencontre !

Ignorez-vous donc l’aventure

que vous m’ayez parlé de telle sorte ?

Je le connais bien, trop bien

l’amoureux, et, — j’ai grand’peine

à vous l’apprendre, si l’ignorez, —

en vérité… il est le père

des deux enfants de Fantik Morvan…

vous savez bien, Fantik, dans votre village…

la maison en face le four, au bord de la lande…

Fantik, qui est venue me voir ici il y a peu de jours…

J’ai entendu dire par elle

qu’ils furent mariés secrètement.

ALIETTE.

Jamais.

LA VIEILLE.

Vous voyez bien ma fille que c’est impossible.

Et cependant je jure d’avoir dit vérité entière…

Deux jours elle est venue ici, la belle fille ;

sa mère était mon amie.

Yanik, m’a-t-elle dit, est de ces coureurs

qui passent leur temps à jouer aux dés

avec des filles,

et tirent ordinairement à mauvaise fin…

Oui, oui, il est père de deux enfants, et…

et le dernier vient de naître.

ALIETTE.

Jamais.

LA VIEILLE.

Écoutez, Aliette, j’ai regret à vous navrer ;

mais il est moyen simple de tout savoir.

Yanik est à table… réveillez-le.

Soyez adroite en l’interrogeant, ce sera facile,

car, parole ! votre amoureux est dans le vin.

Quant à moi je ne suis pas suspecte

quoique j’aie dit.

Je vous aime trop pour vous porter

peine et mensonge.

ALIETTE.

Je le lui demanderai, face à face.

simplement, avec toute mon âme…

et s’il m’a trompée…

LA VIEILLE.
Oue ferez-vous ?…

Ah ! je sais, ma fille, alors ce que vous ferez…

Oui bien, interrogez-le, c’est cela…

et suivant ce qu’il dira, s’il est chrétien, —

donnez-lui sa croix d’extrême-onction,

donnez-lui sa croix d’extrême-onction,

avec un cercueil de quatre planches !

ALIETTE.

Venez ma mère… Ervoanik !

(Elle ouvre les rideaux de l’alcôve.)
LA VIEILLE.

Or donc, voulez-vous de la chandelle,

pour aller dormir au bois de la nuit ?

ERVOANIK.

Bonjour à vous, Aliette, comme au matin.

Votre cœur va-t-il à merveille ?

ALIETTE.

Mon cœur à moi se trouve satisfait,

si le vôtre l’est aussi.

(Ervoanik se lève de son banc.)
LA VIEILLE, l’entraînant vers la table.

Quel beau bouquet de paroles, au vrai !

Voici qu’il est temps de partir.

Allons, la dernière crêpe, — mangez…

La manie des hommes est de parler

de belles beautés à leurs femmes ;

mais quand ils sont mariés, établis en boutique,

il en est qui sont exigeants.

Alors pleuvent baisers de fagots…

et les batelets de danser sur l’eau…

Eh ! réveillez-vous, jeune homme !

vous êtes encore en sommeil.

ERVOANIK.

Cela va mieux… Donnez-moi à boire.

LA VIEILLE.

Ma fille, allez prendre la cruche d’eau

que j’entends couler sur la fontaine.

(Aliette sort.)

Vite, un mot pendant qu’elle est en commission…

S’il vous plaît, vous écouterez bon conseil.

Je viens de converser avec elle.

Jeune ami, comme elle vous aime !

et jamais vous n’aurez occasion meilleure

de l’éprouver, si le voulez.

Voici quoi :

je ne sais qui lui mit dans la tête

une étrange histoire…

Elle est jalouse, — oh ! sans grand crève-cœur, —

à cause de Fantik Morvan de Ploumillau…

Elle a entendu que vous en aviez eu deux enfants,

et qu’il s’était élevé entre vous propos de fiançailles…

C’est un conte de vieille femme !…

et sans y croire précisément,

elle va vous interroger à l’instant, —

parce qu’elle vous pense dans le vin…

S’en fâche qui voudra, mais nous rirons bien !

Imitez un peu l’état d’ivresse,

— car Dieu me damne si vous êtes gris ! —

Répondez-lui en mentant.

Laissez-la croire au mensonge quelques riens,

Le temps de rire…

Hi, hi ! la vieille Tili n’est pas mal avisée !…

Ainsi nous éprouverons son amour,

car certes elle vous aime à en mourir

d’espérance et de contrition, —

mais la preuve veut être faite toutefois.

ERVOANIK.

Il est mal, ne fût-ce qu’une heure,

de tromper fût-ce la moins aimante,

il est mal de faire souffrir.

LA VIEILLE.

Quelle sottise ! Ce n’est que pour plaisanter

ce que nous en dirons.

ALIETTE, (rentrant.)

Voici l’eau.

(Elle pose la cruche sur la table.)
ERVOANIK.

Non, versez-moi du vin à boire.

Versez-moi de votre meilleur vin blanc,

du vin qui plaît au cœur des femmes !…

ALIETTE.

Yanik Kantek, mon bien-aimé,

répondez-moi.

Je vous ai dit ce matin à l’aube,

— et les hirondelles chantaient dans le temps. —

« Celui qui est fiancé de bon gré,

« et qui rompt par caprice,

« est détaché net de Dieu,

« comme le grain de la paille… »

Yanik Kantek mon bien-aimé.

avouez-moi la vérité.

Avez-vous été fiancé déjà,

dans des jours meilleurs ?

Avez-vous maîtresse et enfants quelque part ?

ERVOANIK, (se tourne vers la vieille — d’un air entendu.)

À quoi servirait de le cacher maintenant,

cœur de mon cœur,

puisque vous le savez ?…

Versez-moi à boire, et je vous dirai : —

oui, j’ai femme et enfants…

et j’ai rêvé, dans le sommeil,

que je me trouvais auprès d’eux…

(Il rit.)
ALIETTE.

Yanik Kantek, mon bien-aimé,

acceptez à boire de moi.

(Elle prend le pichet sur la table.)

Je ne vous donnerai pas de vin blanc.

Je vous verserai du vin clairet,

qui vous donnera des forces pour marcher…

(Elle remplit un verre.)

Et mes lèvres boiront les premières.

(Elle boit en faisant tourner les bords du verre sur ses lèvres.)

Yanik Kantek, mon bien-aimé,

acceptez à boire de moi.

(Elle lui tend le verre.)
LA VIEILLE, (à part. — pendant qu’Ervoanik boit à longues gorgées.)

Prenez maintenant : ceci est mon sang !


RIDEAU.


ACTE III


Même décor qu’au premier acte.


Tout un côté de la scène est vide. À droite, un groupe de foule, des paysans en deuil qui gémissent en regardant fixement la maison aux volets fermés. Des femmes joignent les mains. D’abord un silence d’angoisse.

Scène PREMIÈRE

LA FOULE.

— Ah ! pleurez, pleurez, petites sœurs.

— Deuil ! deuil ! quel silence à ces fenêtres closes !

— Voyez.

— Le malheur est tombé ici. Oh ! pauvres petites !

— Il est dans la maison, n’est-ce pas ?

— Oui, pas pour longtemps… Il s’est enfermé.

— À quelle heure le prêtre doit-il venir le chercher ?

— Il viendra à midi avec la procession.

LES SŒURS DE ERVOANIK.

— Notre frère n’est pas mort pourtant…

Pourquoi nous faites-vous pleurer ?

Où est notre mère ?

LA FOULE.

— Non, non, personne n’est mort assurément.

LES SŒURS DE ERVOANIK.

— Je ne veux pas qu’on m’embrasse…

— Pourquoi Monsieur le recteur va-t-il venir ?

LA FOULE.

— Pour prendre Ervoanik avec lui ?

LES SŒURS DE ERVOANIK.

— Pourquoi prendre Ervoanik avec lui ?

LA FOULE.

— Parce que votre frère est très malade, et les malades de sa sorte

on les mène dans une maison blanche.

Ils ne vont plus aux fêtes ni au pardon,

on ne leur parle plus qu’à travers les portes,

ils ne caressent plus les petits enfants… comme vous.

— Je crois que leur mère ne sait rien.

Ervoanik est allé dès l’aube à la cure,

puis il a frappé chez nous pour nous dire de ne pas parler à sa mère.

« Venez mes amis, bons amis de jeu et d’enfance.

« faites sonner les cloches et sortir la procession,

« vous m’accompagnerez jusqu’à ma tombe. »

— Génovéfa, m’a-t-il dit, si vous m’aimez,

vous mettrez un habit noir à chacun de vos fils,

pour que les habitants disent : « Ce sont les porteurs de ce pauvre Yanik. »

— Où le conduira-t-on ?

— À la lande du malade,

sur le bord du chemin qui mène à Saint-Jean.

— Écoutez ! il me semble qu’on a crié dans la maison.

— Dur, serait le cœur de celui qui ne pleurerait.

— Ô deuil ! deuil !

(La mère entre précipitamment par la porte du jardin.)


Scène II


MARIA.

Qu’y a-t-il de nouveau dans ma maison ?

Je vous ai entendu pleurer de fort loin.

Pourquoi pleurer si abondamment ?

Pourquoi vous taisez-vous ?… Voyons, vous, Génovéfa ?

GÉNOVÉFA, (hésitant.)

Nous avons été faire la lessive,

Et l’eau a emporté les plus belles nappes.

MARIA.

Ne pleurez pas, n’ayez pas peur,

on en fera d’autres à Ploumillau !

(Elle s’avance.)

Mais… servantes, pourquoi pleurez-vous, servantes ?

Pourquoi vos coiffes sont-elles pendantes ?

Ce n’est pas qu’il vous manque des épingles…

De la grande foire de Tréguier,

je vous en avais apporté à chacune un millier.

UNE SERVANTE., (hésitant.)

Un mendiant avait été logé à la ferme,

et il est mort cette nuit… c’est pour cela

qu’il convient de porter le deuil.

MARIA.

Relevez vos coiffes, relevez vos coiffes !

vous chanterez gaiement à sa messe !…

(Elle s’avance un peu.)

Mais… vous, gens du pays, qu’êtes-vous venus faire ici ?

UN PAYSAN.

C’est… Ervoanik… pour Ervoanik, Maria…

MARIA.

Ah ! je comprends !… C’est bien à vous

d’être venus saluer mon fils…

Un mois absent, depuis le pardon de Folgoat !

Je vais l’appeler… il doit être là.

UN PAYSAN, (l’arrêtant.)

Non, non, Maria… nous attendrons bien.

MARIA, (lui prend le bras pour causer.)

Nous l’avons cru mort, perdu, que sais-je ?

Quand j’étais dans mon lit, dans mon lit bien couchée,

j’entendais les filles du lavoir

qui chantaient la chanson de mon fils ;

et moi de me tourner du côté du mur

et commencer à pleurer :

« Seigneur Dieu ! Yanik chéri ! où es-tu à présent ? »

LES PAYSANS, (entre eux.)

Oh ! malheureuse ! malheureuse !

UNE FEMME.

Il faut détromper cette femme.

Son bonheur fait peine à voir.

MARIA, (continuant.)

J’ai un petit oiseau près le seuil de ma porte,

entre deux pierres, dans un trou du mur,

et je me disais : si tu viens à faire bonne année,

ô toi, mon oiseau, tu as deux ailes,

voudrais-tu voler par delà la grande plaine,

oh ! oui, par delà la plaine… loin…

Mais j’étais folle en vérité.

UN PAYSAN, (se détachant du groupe.)

Femme, femme,

Que vos pauvres yeux s’ouvrent à la lumière,

car c’est maintenant que vous étes folle !

MARIA.

Que dites-vous ? il y a un malheur par ici…

Oh ! je le sentais venir depuis longtemps…

Répétez ce que vous avez dit, mon ami :

que mes yeux s’ouvrent à la lumière ?

Regardez-les, au fond, mes yeux… les voici…

Ils n’ont plus peur des larmes. Parlez.

(Silence.)

Voyons, vous Génovéfa… parlez.

Non ? par pitié, toi… Anaïk ?

Qui parlera donc ici ?

(L’homme qui s’est détaché du groupe se décide.)
LE PAYSAN.

La peste blanche est au pignon de ta maison.

MARIA.

Retombe sur ton front et ta maison

le présage horrible… oh ! tais-toi maintenant.

(Elle lui ferme la bouche avec la main.)

Je ne veux plus comprendre… je ne veux plus.

(Elle se précipite vers la maison.)

Ervoanik !

La porte est fermée, Jésus ! la porte est fermée…

Ervoanik, ouvrez…

(S’affaissant sur le seuil.)

Ayez pitié mon Dieu ! nous sommes vos enfants.

(La clef grince à l’intérieur de la maison, puis la porte s’ouvre tout doucement.)
LA FOULE.

Le voici… le voici !



Scène III


ERVOANIK, (apparaissant.)

Ne me touchez pas ma mère.

MARIA.

Miséricorde !

ERVOANIK.

Vous avez tort d’embrasser mes mains vous dis-je…

MARIA, (éperdue.)

Si, si, un baiser encore,

un tout petit baiser de ma bouche…

Ayez pitié de votre pauvre mère !

ERVOANIK.

Oui, pauvre ! Ah ! pourquoi faut-il que je sois votre fils !

Vous voyez ces gens qui nous regardent,

ils pleurent, ils prieront pour moi,

parce qu’il y a encore beaucoup de pitié dans le monde…

puis, petit à petit, ils nous oublieront…

mais vous, ma mère, vous pleurerez toujours.

MARIA.

Hélas ! Hélas !

ERVOANIK.

Oh ! je voudrais bien vous embrasser pourtant !

et je crois que je le pourrais…

le mal ne se voit pas encore…

Donnez-moi vos bras où j’ai tant dormi !

LA FOULE.

Regardez-les comme ils s’étreignent.

Leurs cœurs se briseront à coup sûr.

Dieu fit jeunesse et vieillesse

pour quitter la vie.

ERVOANIK, (se détachant brusquement de sa mère.)

Qu’on sonne les cloches !… allons, courage !

En avant la procession !

Qu’on cherche des linceuls pour m’ensevelir…

qu’on allume de la lumière pour me veiller…

MARIA.

Mon Dieu, la fièvre le gagne…

Pourquoi la procession ? pourquoi les cloches ?

Vous ne sortirez pas d’ici que je sache…

ERVOANIK.

Vous faites erreur certainement.

Je sortirai deux fois encore, —

une fois d’ici… une fois là-bas.

MARIA.

Vous êtes fou ! je barrerai les portes…

n’est-ce pas ? amis, vous, amis,

vous le retiendrez de toutes vos mains ?

ERVOANIK.

Allons donc ! un drap blanc et cinq planches,

un bourrelet de paille sous la tête,

cinq pieds dessus… et l’on dort dessous.

MARIA.

Ah ! vous êtes dur de parler ainsi.

(Ervoanik descend les marches.)
LA FOULE.

Retirons-nous. Laissons-les seuls.

Nous reviendrons avec les autres…

Il faut emmener les deux sœurs…

ERVOANIK.

Oui, oui, partez… Ah ! Génovéfa,

vous aviez apporté des fleurs…

je vous remercie de l’intention…

Il faut en faire des couronnes…

(Il ramasse une rose.)

Voici le mois de mai qui passe.

Heureux ceux qui meurent au printemps.

(Il laisse retomber la rose. — La mère et le fils restent seuls.)


Scène IV


ERVOANIK.

Maintenant, ma mère, donnez-moi l’absolution

de toute faute que j’ai commise,

toutes fois que vous avez eu de peine,

depuis ma première faute jusqu’à celle-ci,

pour laquelle Dieu m’a fait naître,

Je vais entrer dans ma passion.

MARIA.

Vous n’êtes pas malade à ce point ?

Pourquoi parlez-vous de la sorte ?

ERVOANIK.

Je ne savais pas que j’étais malade

jusqu’à ce que je sois venu

à puiser de l’eau… pour votre ménage.

Et j’ai regardé dans la fontaine.

Et je suis rentré, vous souvenez-vous ?

en disant : voici l’eau que j’ai été prendre,

mais, au nom de Dieu, n’en buvez pas !

MARIA.

Taisez-vous, Yanik chéri, je me souviens !…

Et je me souviens aussi de vous avoir dit un jour

sur le seuil de la porte ouverte :

Que Dieu vous donne bon pardon

et à vos parents à la maison, bonne nouvelle !

ERVOANIK.

Hélas, si je voulais le dire,

je sais où j’ai été empoisonné.

C’est en buvant du vin dans le même verre

qu’une jeune fille que j’aimais…

MARIA.

La lépreuse ! ah ! tu vois ces mains,

Ces mains trop vieilles, ces mains trop bonnes,

elles n’ont pas fait leur meilleure besogne,

mais je jure rouge qu’elles la feront !

ERVOANIK.

Sur la table il y avait nappe blanche,

un vase rempli de beurre jaune,

et elle tenait à la main un verre

du vin qui plaît au cœur des femmes…

Hélas ! ma mémoire pourquoi n’avais-je jamais pensé

que je serais condamné à mourir à cause d’une fille…

MARIA.

Puisse-t-elle ne plus se lever

de la place où elle est, — vivante !

ERVOANIK.

Elle n’avait pas pourtant lieu de me haïr…

Je ne suis qu’un pauvre jeune fermier,

fils de Matelinn et de Maria Kantek.

J’ai passé trois ans à l’école…

mais maintenant je n’y retournerai plus…

Dans un peu de temps je m’en irai encore loin du pays,

dans un peu de temps je serai mort,

et m’en irai en purgatoire…

Et pendant ce temps mon moulin tournera,

diga-diga di,

Ah ! mon moulin tournera,

diga-diga da…
MARIA.

Mon fils ne pleurez pas de la sorte.

Tous les malades ne meurent pas.

ERVOANIK.

Si, si, je vais me mettre au lit, et jamais plus

je ne m’en relèverai, si ce n’est une fois

pour prendre mon suaire…

Alors, vous entendrez dire, alors :

il est là-bas malade sur son lit

du regret de sa douce Aliette.

MARIA.

Que parlez-vous de regret, seigneur Jésus !

ERVOANIK.

Nous nous sommes bien aimés, ma mère…

mais, pendant la nuit de noce,

les coups de la mort ont frappé.

MARIA.

Ervoanik, s’il te reste un peu d’âme à moi,

je t’ordonne de la maudire,

au nom de nos douleurs.

Il est bien cruel d’entendre ces paroles.

ERVOANIK.

Oui, elle m’a donné la mort, je le sais…

mais je ne suis pas, voyez-vous, bien sûr

que si elle touchait un jour du bout des lèvres,

les bords du vase de ma tisane,

je ne sois à l’instant guéri !…

MARIA.

C’est ainsi, pourtant, qu’elle t’a tué !

ERVOANIK.

Le cœur que tu m’avais donné, ma bien-aimée,

à garder, je ne l’ai perdu ni distrait.

Le cœur que tu m’avais donné, ma douce belle,

je l’ai mêlé avec le mien. Quel est tien ? quel est mien ?

MARIA.

Ô sortilège ?

ERVOANIK.

Vous ne pouvez pas comprendre, ma mère.

Mais si, plus tard, vous me faites bâtir

une maison blanche pour moi seul,

qu’on la bâtisse sur la lande du Klandi,

pour que je voie les pèlerins

qui se rendent, au mois de mai, au Guéodet,

et qu’il y ait une fenêtre dans le pignon,

pour que je puisse voir la procession

à Ploumillau, le jour du Pardon,

Pour que je voie la grande bannière de Ploumillau,

je l’ai portée plus d’une fois !

Mettez aussi une fenêtre sur le côté

pour que je puisse voir la ville-neuve…

Car c’est là qu’est mon amour !

MARIA.

Mon fils, ton cœur même ne me restera pas…

ERVOANIK.

Non, tranquillisez-vous, mère mortelle,

mon petit cœur d’enfant est à vous, —

et que près de vous il fleurisse,

comme les roses d’un rosier,

au bord du ruisseau de la vie,

dans le jardin des paradis.


(Il s’agenouille aux pieds de sa mère.)


(Par l’entrebâillement de la porte Matelinn apparaît.
La mère se précipite vers lui douloureusement ;
elle semble avant de parler l’interroger du regard.
— De loin, il hoche la tête.)


Scène V


MATELINN.

Oui… je sais…

(Silence.)
ERVOANIK.

J’aurais bien des choses à vous dire, mon père.

Mais vous êtes plus pâle que ma mère certainement.

Oh ! je ne crains pas les dures paroles,…

et vous au moins vous pouvez parler.

MATELINN.

Je dis… je dis…

(Il jette son bâton avec colère.)

Que la volonté de Dieu soit faite !


Je me suis marié voici vingt-cinq ans,

et tout le long du temps j’ai pioché le champ.

Vous, ma femme, vous avez filé avec un cœur triste.

J’ai eu toute ma vie la tête baissée sur la terre,

et j’espérais, comme tout le monde qui chante

que l’or tombe du haut des arbres,

à la grande joie de ce monde…

Tout cela, pour voir ceci !…

Femme, ma pauvre femme,

il est tard pour s’apercevoir,

mais, vois-tu, on nous a trompés, —

le blé est mauvais qui pousse de la terre.

ERVOANIK.

Que la volonté de Dieu soit sur nous.

MATELINN.

Je n’ai plus de reproches à vous faire…

nous souffrirons tellement tous les trois…

Et voilà faite la chanson !

(Très contenu.)

J’ai vu par la fenêtre du presbytère

le recteur qui s’habillait pour venir.

Vous l’avez appelé bien vite…

ERVOANIK.

C’est pour en finir plus vite aussi,

pour ne pas pleurer trop devant ma maison…

Car, aussi, adieu, ma maison : toi, tu ne partiras pas…

Je n’aurai plus qu’une cruche et une petite lampe,

un entonnoir, un barillet et le capuchon noir,

avec la croix rouge sur l’épaule…

Mais sur mon lit étendu,

je penserai quelquefois à vous…

je me dirai, de temps en temps :

Je vois ma mère, dans le jardin,

qui coupe des choux pour son dîner.

MARIA.

Ô mon Dieu ! vous vous trouvez mal !

ERVOANIK.

Je suis bien, bien faible… soutenez-moi…

Et conduisez-moi jusqu’au mur, voulez-vous ?

pour me recueillir.

Oui, c’est bien… menez-moi là,

pour que j’écoute la voix qui chante sur la lande

la chanson de la bien-aimée…

pour que je voie de loin la fumée

de sa cheminée…

(Il s’assied près de la brèche du mur, prostré.)
MARIA.

Matelinn ! Matelinn ! qu’allons-nous devenir ?

MATELINN, (pour se donner une contenance et ne pas pleurer.)

Je ne vois aucune de nos filles.

MARIA.

Je crois qu’on les a emmenées pour les distraire.

MATELINN.

Allez les chercher.

Il faut qu’elles soient là, tout à l’heure…

MARIA.

Oh ! je ne pourrais pas marcher à coup sûr !…

Elles sont peut-être sur la route,

ou derrière la porte… j’entends remuer

derrière la porte… voyez… elles sont là sûrement.

Elles n’osent pas rentrer, sans doute.

(Elle va ouvrir la porte et la referme avec hâte.)

Ma doué !

MATELINN.

Qu’y a-t-il encore ? Qui est là ?

MARIA.

Prends ton couteau et va voir toi-même.

(Matelinn va à la porte, l’ouvre toute grande. On aperçoit Aliette sur le chemin.)

Charogne ! Ah voici la colère de Dieu !



Scène VI


ALIETTE.

Plus bas, plus bas donc ! Votre fils va vous entendre !

MATELINN.

Sang pour larmes ! J’aurai ton sang, ton sang noir et gras de lèpre…

ALIETTE.

Chut, chut ! plus bas ! chut ! Je n’ai qu’à crier :

Yanik ! et Yanik viendra dans mes bras.

MATELINN.

Mon bâton ! mon bâton !

ALIETTE.

Ne me faites pas de mal, ne me touchez pas…

je vous jure que je m’en vais à l’instant,

et jamais Yanik ne me reverra…

sans quoi j’appelle.

MATELINN.

Penche la tête, ivrogne morte, — et morte ma foi si tu bouges !…

ALIETTE.

Là, là ! laissez-moi partir…

(Elle se dégage.)
MATELINN, (l’invectivant sur la route.)

Oui, retourne, charogne, retourne à ton trou !

Va pourrir avec les chiens morts…

MARIA.

Le ciel nous aide !

(Elle referme la porte.)


Scène VII


MATELINN.

Il n’a rien entendu ? en es-tu sûre ?

MARIA.

Rien… il est dans ses rêves.

Il n’a même pas remué de son agonie…

MATELINN.

Merci à Dieu !

MARIA.

Regardez-le, on dirait qu’il sanglote sur ses coudes.

(Tout à coup, dans le silence,
une voix presque chantante et désespérée s’élève.)
LA VOIX D’ALIETTE.

D’une goutte de sang

de mon petit doigt… j’en ai tué cent,

j’en tuerai mille !

ERVOANIK.

Écoutez !… écoutez !…

MARIA.

Ce n’est rien, ce n’est rien, mon fils…

c’est un pâtre derrière le mur.

ERVOANIK.

Ah !

LA VOIX D’ALIETTE, (reprend plus forte et plus déchirée.)

D’une goutte de sang

de mon petit doigt… j’en ai tué cent,

j’en tuerai mille !

ERVOANIK.

Oh ! cette voix qui passe…

(Il répète machinalement.)

D’une goutte de sang…

de mon petit doigt…

MARIA.

Ce n’est rien… ce n’est rien, mon fils !

Vous avez la fièvre…
ERVOANIK.

Aliette ! Aliette !

(Il se précipite sur la route.)

Personne… sur la route blanche… personne…

En effet… c’était le délire… Oh ! si ! si !

il y a quelqu’un ! quelqu’un qui vient !

MARIA, (frissonnant.)

Oue voyez-vous, mon pauvre fils ?

ERVOANIK.

Je vois des bannières roses et noires

qui s’avancent là-bas, avec beaucoup de monde autour…

Je vois le prêtre qui brille en étole et en surplis…

des bannières ! des bannières !…

Quelqu’un est mort et l’on vient le chercher.

MARIA.

Déjà !

(Les deux vieux se serrent l’un contre l’autre.)
ERVOANIK.

Avez-vous entendu dire que quelqu’un fût mort dans le village ?

C’est peut-être le vieux Kéroulas qui était malade…

Il y a des dames vêtues de noir qui sanglotent…

MARIA.

Mon fils ! mon fils !

ERVOANIK, (refermant la porte.)

On n’enterre pas les morts qui vivent, n’est-ce pas ?

Les voilà… cachez-moi… cachez-moi !

(Il se réfugie dans les bras de sa mère. On entend au loin
chanter l’office des morts.)


Libera me Domine de morte æterna in die illa tremenda… quando cœli morendi sunt et terra… dum venieris judicare sæculum per ignem.


ERVOANIK.

Enfermez-moi à clef dans votre chambre, par pitié,

dans votre chambre !… Mais je sais que je suis maudit,

et, sans clefs ni personne pour les ouvrir,

s’ouvriront les portes et les cloches sonneront d’elles-mêmes

Je voudrais m’abîmer dans le cœur de la terre !

(Les voix se rapprochent.)


Dies illa, dies iræ, calamitatis et miseriæ dies magna.
ERVOANIK.

Mon père, mon père, allez ouvrir…

Ouvrez toutes les portes, ouvrez !

pour qu’on voie bien venir la mort…

(Les voix touchent la porte.)


Requiem œternam. Libera me. Amen.


(On heurte au dehors avec la croix.)
ERVOANIK.

Tête nue !

(Il jette son chapeau et tombe à genoux devant la porte.)
(La procession est apparue, le prêtre devant, le bailli à côté.
Clercs, enfants de chœur, voisins, voisines, tout le village.)


Scène VIII


LE PRÊTRE.

Au nom du Père tout-puissant, du Fils et de l’Esprit saint.

(Les bannières s’inclinent derrière lui. Il récite :)

« Réjouissez-vous… vous qui allez au repos.

« Pleurez un peu dans la douleur que vous souf-

« frez avant de retourner dans la terre de misère

« et d’obscurité. Car, Seigneur, vous avez répandu

« votre lumière, pour faire voir à ceux qui

« étaient dans les ténèbres. Élevez la voix, fils des

« hommes, pour dire : Ô Sauveur ! vous êtes enfin

« venu !… »

ERVOANIK.

Seigneur, je mets mon âme entre vos mains divines,

pour que vous la conduisiez aux joies du ciel.

Et vous qui m’avez baptisé, monsieur le recteur,

quand j’étais petit, bénissez-moi.

LE BAILLI, (s’avance.)

Le lépreux ne doit plus sortir

Sans le capuchon noir qu’il va mettre,

(Pendant qu’on lui met le capuchon, il lit le règlement.)

Il n’ira plus ni au moulin, ni au four banal

Il ne lavera ni ses mains ni ses habits dans la fontaine.

Il ne paraîtra plus ni aux fêtes, ni aux pardons.

Il ne répondra que sous le vent,

et n’errera point le soir dans le chemin creux.

Par ordre royal… Ainsi soit-il.

(Le prêtre fait l’aspersion d’eau bénite. On allume les cierges.)
ERVOANIK.

Adieu, mon père, ma mère.

Jamais ne vous reverront mes yeux…

Adieu mes sœurs, adieu parents et amis…

jamais je ne vous reverrai sur la terre.

MARIA.

Adieu à vous, mon fils aimé !

vous allez sortir de ce monde.

ERVOANIK.

Approchez-vous, ma mère nourrice,

que je vous embrasse avant de mourir,

que je vous donne mon dernier baiser,

avant de m’en aller de la vie de ce monde…

Mes petites sœurs…

(Il s’avance pour les embrasser.)
LE BAILLI.

Écartez-les… Il ne peut plus embrasser

ni caresser les enfants.

ERVOANIK.

Mes sœurs, souvenez-vous de votre frère Yohan.

Toi, la plus petite, il s’appelait Yohan,

tu te souviendras ?

MARIA, (soutenue par des femmes.)

Va-t’en mon fils…

Je t’ai donné ton premier maillot,

va-t’en, mon fils, tu me reverras,

que je t’emmaillote encore une fois…

(Les cloches de l’église se mettent à sonner comme au premier acte.)
ERVOANIK, hagard.

Place ! Place !

Écoutez… les cloches ! les cloches !

Les belles cloches du dimanche…

C’est le départ de la bannière…

Êtes-vous sûr, Ervoanik, que ce soit cela ?…

Oui, oui, ce n’est pas le glas, c’est le carillon !

Vite…

(Il cherche une main dans le vide en s’en allant.)

Votre main, Aliette… donnez-moi votre main…

Elles sont froides toutes les deux…

MARIA.

Ervoanik !

ERVOANIK.

Oh ! dites-moi, vous n’avez pas peur !…

nous n’avons peur, Aliette !…

MARIA.
Ervoanik !…


(Il disparaît. La procession se referme derrière lui
en chantant l’office des trépassés.
)

FIN

Le Huelgoat, 1894.
  1. L’éditeur a pensé qu’il serait intéressant de mettre sous les yeux du lecteur l’extrait en question du Barzaz-Breiz : « Les kakous sont le sujet de plusieurs chansons populaires, toutes antérieures au XVe siècle, époque où le fléau cessa de régner en Bretagne. M. Prosper Proux m’en a procuré une assez curieuse que je regrette de ne pouvoir publier ici n’ayant pu en contrôler le texte par aucune version différente de la sienne.

    Le sujet de cette pièce est un jeune paysan si beau que, lorsqu’il passe le dimanche pour aller à la messe, ses cheveux blonds flottant sur ses épaules, on entend plus d’une jolie fille soupirer doucement.

    « Le cœur de l’une d’elles, appelée Marie, est pris ; celui du jeune paysan ne tarde pas à l’être ; mais, par malheur, elle a la lèpre, et lorsqu’elle se présente chez le père de son amoureux, et qu’elle dit : « Donnez-moi un siège pour m’asseoir et un linge pour m’essuyer le front, car votre fils a promis de me prendre pour femme », le vieillard, assis au coin du feu, lui répond d’un ton railleur : « Soit dit sans vous fâcher, la belle, vous vous abusez : vous n’aurez point mon fils, ni vous, ni aucune fille de lépreux comme vous ! »

    Marie sort en pleurant et jure de se venger. En effet, elle se fend un doigt et, avec son sang, elle donne la lèpre à 14 personnes de la famille qui l’a repoussée et son jeune amoureux en meurt. »

  2. L’éditeur a cru intéressant de publier cette notice à la fin de ce volume, en appendice.
  3. Séance du 14 février 1906
  4. M. Jumal. — Lorsque M. Carré a eu le livret de la Lépreuse entre les mains, il a déclaré qu’il lui était absolument impossible de le jouer…

    M. Levraud. — C’est inexact. Il a pris les engagements les plus formels.

    M. Jumel. — …qu’il ne pouvait pas représenter une pareille pièce à l’Opéra-Comique. Il me paraîtrait absolument impossible, en effet, de mettre une pareille pièce à la scène de l’Opéra-Comique, ce rendez-vous, chacun le sait, de toutes les jeunes filles, ce dernier salon où l’on cause et où l’on fait des mariages.

    (Journal Officiel, 15 Février 1906.)