L’Holocauste (Bataille)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir L’Holocauste.
Théâtre completErnest FlammarionTome I (p. 123-266).
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L’Holocauste
TRAGÉDIE CONTEMPORAINE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois sur la scène
du Nouveau-Théâtre.

« Toute souffrance est peut-être le retentissement mystérieux d’un bonheur à travers l’espace ou le temps. »


À CATULLE MENDÈS

PERSONNAGES


MARTHE 
Mmes  Berthe Bady.
Mme MATHILDE 
Marie Samary.
DANIEL 
MM.  de Max.
MAXIME 
Max Barbier.
M. DAVID 
Carpentier.
RENÉ 
Mlle  Rouvier.
PREMIÈRE BONNE 
Mmes  Hedwige Moor.
DEUXIÈME BONNE 
Meignier.
TROISIÈME BONNE 
L. de France.
QUATRIÈME BONNE 
Navarre.


Invités. — Invitées. — Musiciens, etc

La scène se passe il y a quelques années.

L’Holocauste[1]





ACTE PREMIER


Une terrasse, donnant sur un port et attenant à la maison sur la gauche. — À travers le grand parapet de fer, on aperçoit le fleuve, dans le brouillard, au loin, l’embouchure. La ville s’allume. Crépuscule froid et épais. — Sur la rive droite, la file des fabriques. — La terrasse surplombe une cour d’usine d’où montent de grandes cheminées qui fument et barrent le ciel. — L’automne des ports. — Rumeurs d’eau et de ville. — Un homme est debout près du parapet. Une vieille qui cousait a interrompu son ouvrage et parle à un enfant qui revient de l’école — À gauche, la maison de briques. Porte de l’escalier, porte de la salle à manger.


Scène PREMIÈRE


GRAND MÈRE, DAVID, RENÉ.

GRAND’MÈRE.

Quel devoir as-tu à faire ?… Ouvre ton cartable.

RENÉ.

Non, ça c’est mon arithmétique, grand’mère. Voilà ce que j’ai à faire… Le thème 10 depuis là, tu vois… « J’ai donné votre parapluie aux servantes », jusqu’à : « Le jardin d’Émilie est plus grand que le mien. »

GRAND’MÈRE.

Tu vas travailler dans la salle à manger jusqu’au dîner… dis à la bonne de t’allumer la lampe… Va… (René entre dans la maison). Tu parais nerveux, David, ce soir…

DAVID.

C’est possible…

GRAND’MÈRE.

Et tu es rentré de l’usine plus tard que de coutume… Qu’y a-t-il ?

DAVID.

Rien… ne te mêle pas de cela… Un peu d’embarras dans les affaires… Nous allons avoir la concurrence des câbles de l’État. Puis les frais généraux de la maison de Nieuport sont un peu lourds en ce moment.

GRAND’MÈRE.

Tu sais ce que je t’ai toujours dit, David !

DAVID.

Je t’en prie… tu as la manie de te mêler sans cesse de mes affaires, comme si je n’avais pas la barbe blanche… Je t’en prie, maman.

GRAND’MÈRE.

C’est bon, c’est bon.

DAVID, (il arpente lentement la terrasse.)

Ah ! on commence à se faire vieux, maman.

GRAND’MÈRE.

Tu n’as pas les idées plus gaies aujourd’hui que ton pauvre Daniel.

DAVID.

C’est la contagion !… Il fallait s’y attendre…

GRAND’MÈRE.

Tu es méchant, David.

DAVID.

Ah ! c’est cela aussi qui m’assombrit la vie… Au déclin de ses jours se voir dépérir en son propre enfant… rentrer chaque soir pour assister au spectacle de cette maladie de décrépitude… ce n’est pas précisément bien gai ni bien réconfortant.

GRAND’MÈRE.

Il faut s’armer de grande patience et d’espoir.

DAVID.

Bon dieu, tout de même… quand je pense à la santé héréditaire de toute notre famille !… et de celle de ma pauvre femme… car enfin, ni de son côté ni du mien… Des maladies de nerfs ! voilà qui était complètement inconnu dans mon temps… à part peut-être notre grand’tante. Et encore…

GRAND’MÈRE.

Tu ressasses tout le temps la même chose, mon pauvre David… Tu n’as pas plus à t’expliquer le dépérissement de Daniel que la santé de son frère… Remercions le ciel qu’au moins un de tes enfants puisse te seconder dans la vie et dans tes affaires… L’autre paye pour tous probablement.

DAVID.

Et puis… nous en causions avec Maxime tout à l’heure… vous l’étouffez, cet enfant, de soins et de sollicitudes. Il est calfeutré ici, entre toi et cette aveugle… Au lieu d’une aveugle pour compagne dont la conversation endormie ne fait que l’affadir, que ne lui cherches-tu un camarade de vingt ans, de son âge, qui l’intéresserait à des préoccupations d’hommes, à la vie, à la vie de tout le monde, parbleu ! Ah ! si j’avais le temps de m’occuper de son éducation !

GRAND’MÈRE.

Tu dis cela… Et puis, dès que je te demande de m’autoriser à la moindre distraction pour Daniel, tu m’envoies promener… Et tu es injuste envers Marthe aussi… Son infirmité ne devrait pas te la rendre antipathique, en tout cas…

DAVID.

N’importe… Cela m’agace de voir cette petite dans la maison… D’abord, elle est d’extraction inférieure… Sa mère tient boutique…

GRAND’MÈRE.

Allons, allons, David, tu n’es pas de bonne humeur aujourd’hui… Oh ! regarde dans quel état est ta cravate !… Viens ici que je te la renoue, viens… Depuis la mort de ta femme, mon ami, tu es d’un sans soin pour ta toilette… et si je n’étais pas là de temps à autre… Ne crains donc pas de t’asseoir sur mes genoux.

DAVID.

Tu es ridicule, maman.

GRAND’MÈRE.

Maxime n’est pas rentré avec toi ?

DAVID.

Non, je l’ai devancé quelque peu… Il avait encore à corriger des épures… Quel est ce livre ?

GRAND’MÈRE.

Je ne sais pas… un livre à Daniel, sans doute.

DAVID.

À quelle heure le dîner ?

GRAND’MÈRE.

Je pense à sept heures… les jours commencent à baisser de bonne heure…

(M. David s’installe sur le rocking près du parapet, il coupe des pages.)


Scène II


GRAND’MÈRE, DAVID, MARTHE.

(Marthe arrive par la porte de l’escalier, un châle sur les épaules… elle tâtonne… Au bruit de pas, on se retourne.)
GRAND’MÈRE.

C’est toi, Marthe ?

MARTHE.

Bonjour, madame.

GRAND’MÈRE.

Prends garde à la table qui n’est pas à sa place.

MARTHE, (l’embrassant.)

Bonjour, madame.

GRAND’MÈRE.

Tu viens tard ce soir… Es-tu montée dans la chambre de Daniel ?

MARTHE.

Non… j’arrive à l’instant… Vous travaillez au châle bleu ?

GRAND’MÈRE.

Assieds-toi, si tu veux. Tu me tiendras un peu compagnie… Tiens, voilà ton tricot… là… tes aiguilles.

(Elle lui met l’ouvrage entre les mains.)
MARTHE.

La lampe n’est pas allumée ? Vous y voyez assez clair ?

GRAND’MÈRE.

Oh ! il n’est pas six heures. La sirène de West-Stand n’est pas encore passée…

(Silence.)
MARTHE.

M. David est-il rentré de l’usine ?…

GRAND’MÈRE.

Il est là, près du parapet…

MARTHE, (faisant un mouvement pour se lever.)

Oh ! pardon monsieur David… je ne vous avais pas entendu. Vous allez bien ?…

DAVID.

Ne vous dérangez pas… ne vous dérangez pas…

(Les deux femmes travaillent.)
GRAND’MÈRE.

Qu’as-tu fait tout aujourd’hui ?

MARTHE.

Rien… j’ai aidé maman un peu dans la boutique. On a rangé… Il est passé des soldats après déjeuner… Il en est entré qui criaient très fort… ils ont acheté des conserves… puis je les ai entendus s’en aller par la rue Haute… voilà. Je suis venue quand l’allumeur de réverbères est passé… Il doit faire un peu de brouillard ; on sent le froid aux épaules…

GRAND’MÈRE.

Oui, c’est peut-être à cause du brouillard que Daniel n’est pas descendu… Comment le trouves-tu, toi, Daniel ?

MARTHE.

Pas très bien, madame… faible, faible… Et puis il s’énerve tant ! Tout l’agace… Hier, il a pleuré parce que la ville faisait trop de bruit… C’est le voisinage de l’usine surtout, le mouvement d’en bas… les fourneaux de la fonderie… Il se plaint beaucoup aussi de l’odeur du port… de l’odeur de l’eau qui entre par sa fenêtre. Oh ! à mon avis, madame, ça ne va guère. Il cause, il cause… ou bien alors, il s’ennuie tellement longuement !…

GRAND’MÈRE.

Il ne te parle plus de voyages… à toi qui es sa confidente.

MARTHE.

Oh ! sa confidente ! je ne suis pas autre chose que sa garde-malade, la petite visite de cinq heures… Il ne me dit pas mieux qu’à vous ses souffrances ni ses projets.

GRAND’MÈRE.

Si, si, Marthe… tu es l’amie depuis un an, comme si tu avais été l’amie de la plus tendre enfance… et j’aime bien, va, cette amitié née, — oh ! pas bien gaiement, — près des couvertures, des tasses et des veilleuses. Il t’a aimée de suite, parce que tu n’avais pas joué à la balle ni à la corde, parce que tu n’avais pas eu d’enfance, — comme lui… Et maintenant je l’entends parfois qui te fait la lecture, qui essaie lui-même de te distraire, de rire… Oui, oui… il faudra venir un peu plus tôt, vois-tu maintenant ?

MARTHE.

Je viendrai plus tôt si vous le voulez, madame Mathilde… Je ferai comme vous voudrez. Vous m’avez fait monter un jour pour tenir compagnie à notre voisin le malade… Vous m’avez dit de revenir, je suis revenue… Vous m’avez dit de revenir tous les jours, je suis revenue pendant un an ; quand vous préférerez que cela cesse, je resterai à la boutique. Je rentrerai de meilleure heure, s’il vous plaît… je ferai comme vous voudrez, madame Mathilde.

GRAND’MÈRE.

Et il faut que nous l’aimions fort, qu’il le sente bien, petite… tu entends, — il le faut… Attends, ne te dérange pas, je vais te ramasser ta pelote… Parce qu’on n’a guère le temps de s’occuper de lui ici, à part nous deux… Oh ! monsieur David est si occupé !… et puis Maxime aussi… Maxime est un peu dur pour son frère, n’est-ce pas ?

MARTHE.

Je n’ai pas remarqué.

GRAND’MÈRE.

C’est parce qu’il est jeune et fort sans doute. Vois-tu, les forts ne croient pas beaucoup aux malades…

(À ce moment, M. David pose brusquement son livre, se penche sur le parapet en hélant au loin.)
DAVID.

Hé ! contremaître !… Savez-vous ce qui se passe à l’atelier ?… On n’entend plus rien… Le moteur est arrêté ? Il n’y a pas de repos cependant ?

UNE VOIX (répond de la cour.)

C’est la pompe d’alimentation qui est en réparation, monsieur.

DAVID.

Diable ! Attendez-moi… je descends… (À la grand’mère.) Vite… où est mon chapeau ?…

GRAND’MÈRE.

Tu l’as posé dans la salle à manger… Tu t’en vas ?…

DAVID.

Une minute :

(Il sort.)
GRAND’MÈRE, (qui l’a accompagné jusqu’au pas de la porte.)

Décidément que fait Daniel ?… Je vais aller voir dans sa chambre… il doit lire…

MARTHE.

Oh ! ne vous donnez pas la peine, madame, je vais y aller moi-même…

GRAND’MÈRE.

Non, non, reste… puisque je suis levée…

(Elle s’en va par la porte de l’escalier. Marthe, seule, tricote. Quelques instants se passent. Maxime paraît à la porte de droite. Il entre, un portefeuille sous le bras.)


Scène III


MARTHE, MAXIME.

MARTHE, interrogeant.

C’est vous Félicie ?

(Maxime pose son portefeuille sur la table, puis doucement et par détour, il vient embrasser Marthe furtivement.)
MARTHE.

Maxime !… Comme vous êtes bon, Maxime, de m’avoir embrassée ainsi ! J’avais si peur que vous m’en vouliez…

MAXIME, (autoritairement.)

Pourquoi n’es-tu pas venue cette nuit ?…

MARTHE, (à voix confuse.)

Je ne sais pas.

MAXIME.

Je ne sais pas !… Toujours cette réponse absurde, exaspérante !… cette réponse d’aveugle ! Pourquoi n’es-tu pas venue ? Voilà plusieurs jours que je te sens ainsi te dérober en cachette. Des remords peut-être ?… Ou ton malade t’accapare-t-il désormais tout entière ?

MARTHE.

Maxime !

MAXIME.

Tu sais, ma chère petite, je n’ai ni le loisir, ni la volonté de prendre part à tes scrupules de conscience, J’ai là, moi aussi, en portefeuille, tous mes ennuis, une bonne grosse charge, et d’autre importance, je te prie de le croire, que tes inquiétudes anémiques… Mon père vieillit, l’usine ne va pas… Elle sera mon malade à moi… à charge de revanche… et un malade aussi exclusif que le tien, si tu veux ! (Il pose son portefeuille sur la table.) Vraiment, je t’ai connue, et crue d’abord, simple fille, saine et forte, malgré ton infirmité… C’est à croire que la lente influence de ce dégénéré a mis en toi des troubles et des complications… (Ironique.) de plus en plus distinguées… (affinées, comme il dit), qui finiront par te faire une âme d’infirme, — pour t’achever !

MARTHE.

Oh ! vous êtes mauvais… dur…

MAXIME, (radouci.)

Embrasse… c’est tout… embrasse…

MARTHE.

Vous avez tort, Maxime… comme vous avez tort d’être amer et cruel !… Mais j’aime mieux cela encore que votre silence. C’est si horrible d’entendre vos pas aller et venir, passer, s’éloigner, se mêler aux bruits de la maison… d’être là, pas bien loin de vous, et de ne pas savoir ce que vous pensez, ce que vous faites… de ne pas pouvoir même, comme les autres femmes, interroger votre visage au moins, si vous vous taisez… Ah ! vous me punissez par votre silence comme vous puniriez une autre femme par l’absence. Imaginez que c’est comme si j’étais dans la chambre à côté quand vous m’aimeriez le plus… Oh ! je suis heureuse ! je t’aime !

MAXIME.

Et toi… tu m’attires… tu es si jolie, si mienne… Sois obéissante… tu y gagneras. Je t’aime aussi.

MARTHE.

Est-ce que je sais ?… (Tu vois encore : est-ce que je sais ! c’est ma manie…) Et puis, que tu m’aimes ou non, je ne tiens pas à le savoir… Peut-être si j’étais comme celles qui y voient, je serais plus exigeante, mais l’habitude de ne connaître que la moitié des choses m’a enseigné à profiter simplement de tout ce qu’on me donne. C’est déjà beau !… Quand tu m’as prise, en cachette, je l’ai accepté sans mot dire, comme un bonheur… quand j’ai senti subitement, là, ton baiser, je l’ai reçu comme un ordre… comme si tu m’avais donné à tenir une tasse, un objet quelconque… Je savais à peine qui tu étais. Et quand tu es venu dans ma chambre, la nuit, je me suis donnée à toi, et rien que pour le plaisir et par bonheur… Et je n’ai jamais cherché à savoir si tu m’aimais ! C’est pour moi que je t’aime ; tu es le maître… Comme je le disais à ta grand’mère, tout à l’heure, pour ce qui la concerne, quand on ne voudra plus de moi, je m’en irai… Je l’ai dit à ta mère, je le dis à toi, je le dirai à Daniel.

MAXIME.

Tu parles comme parlerait une servante.

MARTHE.

Eh bien ?… je me sens une âme de servante… justement… Il faut que je sois cette servante… Et je te le dis, si je venais à vous déplaire à tous, je retournerais tranquillement, et le cœur pas trop gros, dans la boutique, avec maman, près des odeurs des saumures et des huiles, près du vieux chat qui dort à la lampe…

MAXIME.

Je sais bien que tu m’aimes, que tu m’es attachée très fortement… c’est pourquoi certaines réticences m’étonnent.

MARTHE.

Oui, tu sais bien que je t’aime, tu sais bien même combien j’ai peur de te perdre… Et cependant il le faudra, Maxime… C’est une nécessité à laquelle je me suis résignée dès le début de notre intrigue mauvaise. Vois-tu, nous aurions beau faire… ce sera comme ça.

MAXIME.

Allons donc ! Affaire d’habileté et de volonté.

MARTHE.

Et puis, c’est juste, après tout !… Tu ne comprendras pas si tu ne veux pas comprendre, mais j’ai de grands remords à l’égard de mon pauvre malade…

MAXIME.

Ah ! ah ! c’est pour ça que tu n’es pas venue cette nuit ?

MARTHE.

Oui. Comprends bien, je t’en supplie. Tu vois ce qui se passe ici aussi bien que moi. Tu vois comme lentement, lentement, pris à mes soins, une affection très passionnée s’est emparée de Daniel… Oh ! tu n’en es pas jaloux… tu sais bien (c’est piteux à dire) que ça n’en vaut pas la peine… Mais lui, il m’aime désormais, sans me le dire, de toute sa force de nerveux, de tout, tout son espoir… Ce n’est pas gai, va !

MAXIME.

Eh bien ? Cela nous évitons d’en parler, mais nous le savons de reste… Qu’est-ce que cela change à la situation ? Quoi de nouveau ?

MARTHE.

Tu sais d’autre part que ta grand’mère connaît cet amour de Daniel, que non seulement elle le connaît, mais qu’elle y compte… c’est chose arrangée… comme sur la seule chance de guérison de son enfant… Enfin, que je le veuille ou non, on m’a destinée à ce mariage — et cela dès le premier coup d’œil peut-être… Maintenant le secret mijote à petit feu. Eh bien ! ils ont raison, tes parents, ils ont raison ! Ils savent que j’ai accepté ; mon silence et mes soins ont été ma promesse silencieuse à moi… Je ne te connaissais pas alors, je ne te savais pas dans l’appartement… je te le dis, c’était peut-être déjà trop beau pour moi. À quoi pouvais-je servir avec ces deux yeux-là ? Quel avenir ? À qui me dévouer, moi pour laquelle personne ne se dévouerait ? Puis, je me suis sentie très doucement attirée par cette misère de grand enfant douloureux, je me suis laissée aller à la joie d’être enfin utile à quelque chose… Oui, ils ont eu raison de compter sur moi, tous… C’est à moi la faute, s’il en est ainsi… Et maintenant trop tard pour reculer… Ce serait briser trop d’espérance, et un trop vieux cœur de vieille femme, qui t’est cher après tout.

MAXIME.

C’est impossible. Ce mariage ne s’arrangera pas… Il est absurde. Pourquoi un mariage ? Qu’en a-t-il besoin ?… Es-tu donc lâche et absurde à ce point ? Reste auprès de lui… continue, mais sans te prêter à ce projet néfaste pour tous.

MARTHE.

Si… si… c’est ainsi… Il faut que je me fasse à l’idée de ne plus être à toi, voilà tout (Avec instance), parce que tu te rends bien compte que ce mariage, c’est notre séparation… absolue ? Il faut que je me déshabitue petit à petit de toi… J’essaye, tu vois.

MAXIME.

Tu n’as donc aucune énergie ?

MARTHE.

Mais, mon pauvre garçon, tu en parles à ton aise… Où la trouverais-je mon énergie ! J’accepte, j’accepte d’avance… toute ma vie se passe à accepter…

MAXIME.

Raisonnons. Il y a certainement d’autres solutions admissibles… Je ne veux pas te voir à cet infirme qui raffine son détraquage et se mire toute la journée dans sa maladie comme dans un miroir de poche… un égoïste…

MARTHE, (doucement.)

Oh ! va, mon ami, quel pauvre reproche !… égoïsme pour égoïsme…

MAXIME.

C’est ça !… raille-toi de moi maintenant ! Après tout, je ne m’étonnerais pas outre mesure que tu te plaises à son entretien sentimental. Toi-même, tu te sais assez délicate, assez entendue… et ça te flatte d’être aimée par un homme si intelligent !…

MARTHE.

Ne dis donc pas d’insanités. L’amour, c’est toi… c’est ton baiser…

MAXIME.

Alors, je ne conçois pas, justement…

MARTHE, (lui prenant la main au passage et souriant.)

Tais-toi… à quoi ça sert ? Ne t’en va pas, je te tiens… je caresse ta manche, là… tu sens ? Oh ! donne tes mains que je les embrasse. Serre-moi dans tes bras !…

MAXIME.

À la bonne heure ! C’est cette voix-là que je préfère.

MARTHE.

Si tu savais ! si tu savais, Maxime, comme nos bons baisers me font forte, à l’aise, vivante, joyeuse ! Je viendrai ce soir… oui, oui, je viendrai… Il y a des jours où je suis heureuse d’être aveugle pour n’avoir pas à baisser les yeux quand je te dis des choses comme celle-là : « Je viendrai ce soir », pour pouvoir te les dire franchement, dans tes yeux à toi… ainsi…

(Elle le fixe de ses yeux aveugles.)
MAXIME.

On peut venir. Attention.

MARTHE.

Mais il y a des jours où je suis si malheureuse aussi !… Penser que jamais, jamais je ne pourrai te voir !… Penser que je ne saurai jamais comment tu es… J’ai beau passer mes mains sur ta figure, comme ça, je ne puis m’imaginer exactement comment tu es… Si tu savais comme je te vois au dedans… parce que je me rappelle avoir aperçu des visages humains autrefois… oh ! c’est loin, loin comme ton plus vieux souvenir ! mais je me rappelle, et, à force, en rapprochant des images, je compose, j’imagine, j’arrive à te voir… et tu es beau, si beau ! Tu ne dois pas être à ce point.

MAXIME.

Prends garde, mémé descend l’escalier.

(Grand’Mère arrive avec un coussin sur le bras.)


Scène IV


MARTHE, MAXIME, GRAND’MÈRE.

GRAND’MÈRE.

Veux-tu monter, Marthe ? Daniel désire que ce soit toi qui l’aides à descendre. Pendant ce temps, j’arrangerai le rocking et les coussins.

MARTHE.

Bien madame. (Elle sort.)

(Grand’Mère se dirige vers la chaise longue dans le fond. Maxime va reprendre son portefeuille.)


Scène V


MAXIME, GRAND’MÈRE.

GRAND’MÈRE, (en tapotant les coussins.)

Dis donc, Maxime ?

MAXIME.

Quoi ?

GRAND’MÈRE, (après une hésitation.)

Rien… si pourtant… oh ! peu de chose. J’ai à te demander un conseil.

MAXIME.

Pour ?

GRAND’MÈRE, (s’avançant.)

Ton frère… C’est une vieille idée que vous avez repoussée autrefois. Vous savez bien, ton père et toi, que je ne puis imposer ma volonté… mais aujourd’hui, devant la maladie empirante, vous vous déciderez peut-être… Il est temps, il est grand temps… Que dirais-tu, si j’emmenais Daniel en voyage ?

MAXIME.

Mais… je n’y vois aucun inconvénient. Si cela peut te faire plaisir… En effet… pour lui… un changement…

GRAND’MÈRE.

Ah ! je savais bien que tu accepterais ! N’est-ce pas, tu n’y vois pas d’inconvénient ?… La distraction, l’air lui feront grand bien… J’étais si sûre, au fond, que tu accepterais ! Oh ! merci.

MAXIME.

Vraiment ? Je ne trouve pas qu’il y ait lieu pour si peu à la moindre reconnaissance.

GRAND’MÈRE.

Il ne me reste plus qu’à décider David… J’irai voir ma sœur puînée qui habite la côte chaude, la demi-année, ou bien en Suisse… l’altitude… nous partirons tous les trois… Ça distraira Marthe aussi.

MAXIME.

Comment Marthe ? Tu emmènerais Marthe ?

GRAND’MÈRE.

Mais c’est aussi pour elle que je ferai ce voyage…

MAXIME.

Tu perds la tête… une aveugle en voyage ! À aucun prix… partir avec elle serait une folie et un danger pour vous trois…

GRAND’MÈRE.

Je ne puis voyager toute seule avec Daniel cependant…

MAXIME.

Raison de plus… Tu ne m’as pas l’air d’avoir réfléchi beaucoup à ton projet… Si tu tiens à partir, prends l’institutrice du petit… ou mieux, quelqu’une de tes vieilles amitiés disponibles… tiens, ton excellent ami, le capitaine Fith.

GRAND’MÈRE, (sèche.)

Ces plaisanteries sont hors de propos. J’emmènerai Marthe parce qu’elle est indispensable à ton frère. Elle seule peut le soigner.

MAXIME.

À aucun prix… c’est de la démence… D’ailleurs, ce voyage n’a aucun sens au fond. Rien ne t’oblige à t’en aller… Reste, c’est simple.

GRAND’MÈRE, se montant.

Donc, c’est une chose entendue entre vous… Vous ne voulez rien faire pour ce pauvre enfant. Encore si vous vous contentiez de ne rien faire !… J’attendais mieux de toi, Maxime, vraiment… Qu’est-ce que vous avez contre ce petit à la fin ?… Sa souffrance vous gêne donc tant ? Ah ! prends garde, fils, je me suis mis dans la tête de le sauver à toute force… Il n’y a même plus guère que cette idée dans la tête de votre vieille Mathilde… et elle ne mourra pas sans avoir vu la fin de son idée, je vous le dis… je serai tenace. Tant que le petit ne faisait que subir ton mépris ou votre indifférence, passe encore !… mais maintenant, s’il faut lui confisquer ses espoirs… s’il faut détruire ses pauvres rêves, si tu veux lui prendre jusqu’à son dernier souffle… compte sur moi… il ne mourra point par ta faute !

MAXIME, (étonné.)

Mais tu déraisonnes complètement, ma parole ! À propos de quoi cette sortie disproportionnée ?… Qui parle de lui prendre quoi que ce soit ?… Ceci devient parfaitement inconvenant et blessant. Tu abuses… bonsoir !

(Il va sortir.)
GRAND’MÈRE, (le retenant par le bras.)

Maxime !… tu as raison. Je te demande pardon… Écoute… viens ici… Tu vois, je ne me fâche plus… je me fais bien petite grand’mère. Regarde-moi, et comprends bien ce que je vais te dire, simplement, mais fermement : Laisse-nous partir, Daniel, moi et Marthe… tu n’as aucune raison à t’opposer au départ de Marthe, n’est-ce pas ?

MAXIME.

Mais…

GRAND’MÈRE.

Non, non… Comprends bien… je t’en supplie… Mets toute ta volonté à me comprendre… Et ne réponds pas mal. Souviens-toi, fils, que je t’aime aussi. Souviens-toi que quand tu étais petit, comme Daniel (car être malade, c’est être petit), je t’ai bien gâté, bien soigné… et j’aurais tout fait pour te guérir s’il l’avait fallu… et j’aurais eu grand crève-cœur, petit… si… (Très lentement.) voulant un joujou pour t’empécher de souffrir, quelqu’un me l’avait refusé, ou avait voulu me le reprendre des mains… Je n’en dis pas plus… Je te demande, humblement, tu vois, en camarade, la permission de laisser partir Marthe avec nous…

MAXIME, (troublé.)

Voyons… que veut dire ?…

GRAND’MÈRE, (vivement.)

Tu accepteras, tu accepteras !… Si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain… je suis bien tranquille. Merci d’avance, Maxime… du plus profond de mon cœur. Nous aurions attendu, vois-tu… c’eût peut-être été trop tard… Tandis que, lorsque nous reviendrons, tout le monde sera guéri. Pardon et merci… Laisse-moi t’embrasser, fils.

(Daniel descend soutenu par Marthe.)
MAXIME.

Mais… je ne comprends pas… tout le monde ? Il n’y a qu’un malade ici…

GRAND’MÈRE.

Et le voilà.



Scène VI


MAXIME, GRAND’MÈRE, MARTHE, DANIEL.

DANIEL.

À gauche…

(Il s’étend sur le rocking près du parapet d’où il domine le port en rumeur. Le soleil descend dans la brume.)
GRAND’MÈRE.

Tu n’auras pas froid ?…

DANIEL.

Non… mets-moi la couverture sur les genoux.

MARTHE.

Vous auriez mieux fait de rester dans votre chambre ce soir, Daniel…

DANIEL.

Je ne peux pas rester là-haut, tu sais bien, au coucher du soleil… C’est l’heure où l’ombre de la grande cheminée de l’usine entre dans ma chambre… À quatre heures, elle passe sur la fenêtre du corridor, à cinq heures, elle entre dans ma chambre… Il y a un moment où elle la remplit toute… alors j’étouffe… je ne puis plus rester tant que l’ombre de la cheminée n’est pas entièrement passée. Ah ! je respire mieux sur cette terrasse !…

GRAND’MÈRE.

Il faut surmonter un peu tes impressions… Es-tu tout à fait bien, ici ?

DANIEL.

Oui, mère… si ce n’était encore cette odeur d’huile cuite et de cambouis qui monte d’en bas quand ils ouvrent les vasistas de l’atelier… Je suis bien. Passe-moi le livre, Marthe, sur le plateau… merci. Tiens, je suis heureux ce soir de t’avoir là !… Je vais lire cinq minutes, avec ta main dans la mienne pour me réchauffer, tu veux ?… Là, taisons nous…

(Grand’Mère s’éloigne pour vaquer aux soins de la maison.)


Scène VII


MAXIME, DANIEL, MARTHE.

MAXIME, (de loin.)

Vous devriez vous lever, au contraire, Marthe… Je ne m’étonne pas qu’il devienne réellement malade, si vous cédez à tous ses caprices, à toutes ses lubies.

DAMIEL, tournant la tête.

Crois-tu ?… Sais-tu quelles grandes choses pour moi ce que tu appelles caprices ?… Toi, tout à l’heure tu vas descendre… tu vas avoir la libre circulation dans toute cette ville que je hais, mais que tu es en force de dominer, toi… tu vas vivre !… Mais sais-tu pour moi ce qu’est cette main, là, sous la couverture, cette petite main silencieusement vivante, pendant que la nuit descend sur tout le port, au bruit du crépuscule plus retentissant des machines qui puisent une nouvelle vigueur à l’électricité du soir… cette petite main, alors qu’en dessous d’elle, s’allume, s’étend toute la rue, et les magasins, les entrepôts, les quais… et le cri lointain de la gare et des sirènes… la criée de tout ce crépuscule où le brouillard pue le pauvre et le cambouis… Ah ! ne te lève pas, Marthe… j’ai besoin de ta main pour le frissonnement du soir !

MAXIME (hausse les épaules.)

Si tu souffrais vraiment, tu t’exprimerais avec moins d’emphase…

DANIEL.

Tu ne peux pas comprendre.

MAXIME.

Quel mépris !… tu vois, tu te démens toi-même. Tu te plains et te vantes à la fois de ta maladie ! Comprendre ?… En effet, tu as l’air de porter avec toi je ne sais quelle supériorité manifeste… Est-ce ton intelligence ?… Parce que tu es là avec tes livres, tes nouveautés de Paris, tes philosophies à 3 fr. 50. Tu es un malade affiné, et le désœuvrement t’a pourri d’intellectualité. C’est malsain. Regarde notre œuvre, notre force à nous, tout ce qu’il a fallu d’intelligence pour la créer… De quel droit ce mépris ?… Explique toi à la fin… Ah ! oui, je sais… le « Rêve » peut-être !… Vieille guitare, mon cher.

(Il rit.)
DANIEL.

Tu as raison, Maxime. Nous sommes égaux par l’intelligence… Quant au rêve, il s’agit bien de cela ! tout le monde rêve… toi comme moi… J’ai beaucoup lu, c’est vrai, beaucoup réfléchi, parce que j’étais immobile… Pauvre avancé !

MAXIME.

Alors, qu’est-ce que tu crois avoir de supérieur ?

DANIEL.

Je souffre !

MAXIME.

Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de supérieur à souffrir… je l’avoue.

DANIEL.

C’est pourtant ainsi. Je ne le comprends pas bien moi-même… mais tu m’interroges, je réponds comme je peux… Oui, je me sens plus de poids, plus d’importance… Il y a je ne sais quelle gravité supérieure à souffrir… Tout homme qui souffre est plus qu’un autre. Et qu’importe la qualité de la douleur, basse ou belle ! Tu sentiras cela un jour, qui sait, Maxime ? tu partageras avec moi — (Il se tourne vers Marthe.), avec nous, mon frère, — l’amer privilège de souffrir… Il n’en sera pas plus fier que moi, n’est-ce pas, Marthe ?…

MAXIME.

Ah ! quelle race que la nôtre ! Comment a-t-elle pu produire, de père en fils, des générations de bel équilibre qui ont fait cette moitié de ville dans toute sa force industrielle… tant de santé, pour aboutir à cet infirme !

DANIEL, (se dressant, l’œil brillant.)

Pas tant d’injures !… Un peu plus d’égard, puisque tu reconnais que je suis issu de votre force !… C’est donc que ce qui restait de vitalité dans les veines de la famille s’est reporté en toi… Tu es mon frère puissant et beau, mais tu m’as pris ma part de santé, ma part de vie… (ne ris pas bêtement) oui, toi et les autres, ceux qui se sont légué de père en fils, comme tu dis, avec tant de recommandations, l’admirable soin de me créer !… Songez-y, si, gras et bruyant, les muscles calés, tu te promènes à l’air libre, songe, cher frère, que c’est un peu à mes frais !… Mais je n’ai pas à t’en vouloir. Cela répond sans doute à quelque obscure loi d’économie terrestre… Je ne t’en veux pas…

MAXIME, (dans un rire.)

Tu es bien aimable… vraiment !

DANIEL.

Ah ! le grand crime naturel ! la vie vole la vie ! J’ai au moins, moi, la pauvre consolation de me dire que je ne dois ma vie à la misère de personne… C’est toujours ça ! Non, décidément, je ne t’en veux pas…

MAXIME.

Je te remercie. Tu es magnanime.

DANIEL.

Seulement, pas d’injures… Vous exigez trop… Je suis un de vos produits, l’on ne m’a pas donné ma part de vie. Et mieux, le peu qui m’en reste, c’est vous encore qui me le prenez… oui, reste là, bouche bée… Mais tu ne vois donc pas que je meurs ici, que cette atmosphère m’absorbe ! Cette vie qui pousse bruyante et lourde à mes côtés, souriante comme toi, propre avec ses manchettes de nickel et ses cols de cuivre, elle m’étouffe, te dis-je… elle me prend mon souffle. Et j’ai la sensation qu’un peu de la vie qui sort de moi s’en va, canalisée goutte par goutte, alimenter cette vie artificielle qui pousse là !…

MARTHE.

Voyons, Daniel, ne vous agitez pas ainsi… pour l’amour de Dieu.

DANIEL, (continuant.)

Tu auras beau faire… vous avez produit cela… (Montrant la ville.), et cela. (Se frappant la poitrine.)

MAXIME.

Oh ! ce petit geste ! la chiquenaude pour désigner « cela » !… (Il montre l’usine et la ville.) En tout cas, il y a compensation, mon petit !

DANIEL.

Bah ! sais-tu si elle est seulement si belle, l’œuvre dont tu te vantes… Ni toi ni moi ne pouvons le dire… toi, moins qu’un autre. Es-tu en mesure de comprendre cette grande douleur que vous avez mise en mouvement ? Cette plainte qui monte fatiguée et grelottante dans le brouillard, cette plainte n’a peut-être pas la signification de beauté que vous lui donnez… Et alors, vois-tu, il serait encore plus impressionnant que je sois venu à cette heure… et plus juste… Prends garde, Maxime… je suis peut-être la conscience de votre œuvre.

MAXIME, (gouailleur et de plus en plus exaspéré.)

Elle est propre !

DAMIEL, (dressé sur ses bras.)

Ah ! ah ! on ne la trouve pas à son goût, hein ?… On la voudrait un tantinet plus pimpante… Regarde-la, allons regarde-la, ferme, ta carcasse de conscience, efflanquée sur ce fauteuil, répugnante et les mains vertes… Je suis votre déchet et nous sommes irrémissiblement frères… Il faut en prendre son parti… C’est horrible !

MARTHE.

Daniel !… Ne nous haïssez pas, tous les deux… par pitié…

MAXIME.

Néfaste et médisant… jaloux même, aigri comme tous les malades !… Pour tous et pour toi, tu aurais dû ne pas naître… ou mourir !

DANIEL.

Tranquillise-toi… c’est à moitié fait. Je te dis que petit à petit, cette vie m’étouffe, je le sens bien… L’air ici est du gaz… Je défaille au milieu du chant des usines… Ah !… l’usine… toujours… toujours… La nuit j’en rêve !… Oui… Je suis là sans bouger, la vapeur siffle à l’infini autour de moi… les roues me font signe… et, dans l’obsession, je sens à ma joue l’haleine tentatrice des volants… les courroies strient et fendent mes chairs… toute l’usine vient à moi. En pleine poitrine, heurtent les bielles et les coudes et, sous l’étau froid, je sens la douleur, goutte par goutte des lentes perforeuses… comme des rats, partout sur moi, le grignotage méthodique du peuple gris des perforeuses… Et cela va de vertige en vertige… Les pilons aux tempes, ou charrié par le croc des treuils, je sens mon souffle arraché… les pompes aspirent à ma gorge le dernier souffle… et c’est mon sang qui coule de cylindre en cylindre !… J’alimente la nuit intérieure des machines !… Enlève, enlève tout… Soufflez-moi l’air des forêts sur la bouche !…

(Il retombe, éperdu, hoquetant dans les coussins. — La grand’mère accourt de la salle à manger.)


Scène VIII


Les mêmes, GRAND’MÈRE.

GRAND’MÈRE.

Pourquoi ce bruit ?… Vous vous disputez encore mon dieu ! mon dieu ! Voyons, Maxime, tu es le plus raisonnable… tu devrais cesser le premier.

MAXIME.

Évidemment c’est ce que j’aurais de mieux à faire…

GRAND’MÈRE.

Tu sais les conséquences… Le voilà tout tremblant, tout pâle, maintenant…

MAXIME.

C’est bon, c’est bon… je m’en vais !

(Il sort.)
GRAND’MÈRE, (se rapprochant de Daniel.)

Qu’est-ce qu’il y a eu encore, mon petit ?

DANIEL (se laisse aller sur son épaule.)

Ah ! grand’mère !… comme je suis compliqué !

GRAND’MÈRE.

Mais non, mon enfant… Tu es simple, très simple… comme les autres… Calme-toi, là, fais-toi petit, sur mon épaule.

DANIEL.

Ah ! oui, qu’on est petit, mon Dieu ! qu’on est petit !

LA BONNE, (paraissant sur le seuil de la salle à manger, ouverte.)

Madame, monsieur René travaille sur la table de la salle à manger… Faut-il mettre le couvert ?…

GRAND’MÈRE (appelle.)

René !… (À la bonne.) Attendez, j’arrive (À Daniel.) ou bien, préfères-tu que je reste tout de même ?

DANIEL.

Non, va… Marthe est là.

(Grand’Mère sort.)


Scène IX


MARTHE, DANIEL, (seuls.)

MARTHE.

Appuyez-vous… Il faut que je vous gronde à mon tour… Ce n’est pas raisonnable, Daniel !

DANIEL.

Chut !… Il me semblait que j’avais changé d’épaule sans m’en apercevoir… Oh ! si tu avais pu voir toute la haine de son visage !… Fifille, serre-toi bien contre… C’est si triste d’être des faiblesses comme nous ! Car, toi aussi, tu es une sacrifiée, avec tes pauvres yeux fermés… Fais-les voir, tes pauvres petits yeux aujourd’hui ?… Ils sont doux comme si je te les avais fermés moi-même pour jouer, Marthe… (Bas.) Je voudrais te les embrasser… tous les deux… si tu me permettais, ce soir…

MARTHE.

Non, mon ami… Je sais que vous auriez ce triste courage… mais…

DANIEL.

Si… si… écoute, je veux !…

MARTHE, (se dégageant.)

Allons, Daniel, calmez-vous… On entend encore des hoquets de sanglots dans votre voix…

(Elle lui remet le châle sur les épaules.)
DANIEL.

Quand tu m’auras guéri, fillette, oh ! c’est en moi que tu pourras te réfugier… tu verras ! Nous aurons à lutter… mais leur méchanceté ne t’atteindra pas… Dis, personne n’est mauvais pour toi dans la maison ?

MARTHE.

Personne… personne au monde…

DANIEL.

Est-ce que Maxime te traite avec égards ?… Il faudrait me le dire. Grand’mère ne souffrirait pas qu’on te nuise… Ah ! c’est que j’ai si peur !… je sens que tu comptes beaucoup sur moi… Vois-tu, si je ne guérissais jamais, jamais, nous resterions cependant bien l’un contre l’autre, pour nous réchauffer… tout le long, le long de la vie. Tu entends (Avec désespoir.), même des perdus, même des noyés, je t’en supplie, accroche-moi…

MARTHE.

Vous verrez, Daniel…

DANIEL, (se renfonçant dans le rocking.)

Je ne suis pas un égoïste, tu sais… Ne le pense pas. Il ne faut pas m’humilier parce que j’ai besoin de toi… Pour le moment, je me laisse conduire, voilà tout… mais après…

MARTHE.

Oui, oui… après…

DANIEL.

Seulement, maintenant, je me laisse conduire… L’enfant se laisse porter par l’aveugle… Tu es ma petite destinée aux yeux morts. Et j’ai si confiance en toi ! je te sais si profondément attentive à moi dans ton silence… Va, tais-toi longtemps encore, nous nous dirons mieux plus tard tout ce que nous avons à nous dire…

(Un silence passe. — On entend le vent du soir. Le soleil est tombé.)
MARTHE.

Il fait froid… Il vaudrait mieux rentrer maintenant…

DANIEL, (la retenant.)

Tu aurais eu les yeux très foncés, je crois… Attends… ne bouge pas… Je les vois briller nettement tes yeux… c’est curieux. Là, maintenant, ferme-les… Tu es plus belle.

MARTHE.

Qu’est-ce qu’il y a ?… Pourquoi tremblez-vous ainsi ?

DANIEL.

Oh !… il y a tant de misère dans ce crépuscule !…

MARTHE.

Allons, allons… vous étiez déjà mieux, Daniel !

DANIEL.

Il y a tant de misère qui monte, petiot !… Ah ! je réagirai contre eux, contre tous… J’ai la force…

MARTHE.

N’agitez pas vos doigts comme cela…

DANIEL.

Il ne faut pas se laisser périr ! On se redresse… Tu as entendu ?… c’est la sirène des chalands… Écoute un autre cri plus rauque… C’est un steamer qui s’en va… D’autres cris… Ils partent tous en même temps ce soir, comme les cris des coqs qui s’éveillent…

(Il fixe les yeux sur le lointain, — des fanaux s’allument par-ci par-là. — Les bruits d’eau se font plus distincts.)
GRAND’MÈRE (s’avance à la porte de la salle à manger. Elle étend la main.)

Il faut rentrer, mes enfants… Il commence à pleuvoir…

(Elle rentre. On voit la silhouette de l’enfant qui travaille sous la suspension.)
DANIEL.

Tu ne peux pas voir, toi !… Si tu savais… si tu voyais !… Les transatlantiques sont déjà loin… Leur petite fumée doit dépasser à l’horizon comme un cocotier dans le brouillard… Les fanaux des messageries, Marthe !… Ils glissent et éclairent l’eau comme des rails… Brr ! il doit faire froid sur la passerelle des bateaux… Marthe ! Marthe ! ils emportent des dortoirs silencieux… Tu ne peux pas les voir, mais ils s’en vont, au tapotement doux des chaudières… ils rasent les berges… Quand ils seront loin du port, des gens enfonceront leurs calottes de voyage sur les yeux… Le vent hérisse leurs carricks… la bruine mouille leur cache-nez… Ils remonteront leurs montres en bâillant… Ils vont s’arranger pour la nuit… Marthe ! Marthe !… le port est déjà loin… Marthe ! la bruine est sur toute la mer !…

Ici, la nuit écœurante sent la suie et la pharmacie… ici, tout pue le foyer rance… Brise ces fioles, brise ces tasses !… Partir, partir !… loin des brumes phéniquées et de la nuit de houille… Ils sont loin, Marthe… là-bas… partir, partir !…

(Il est là, tendu, sur ses coudes, pendant que par la porte de la salle à manger on entend la voix du petit et de Grand’Mère alternant.)
GRAND’MÈRE.

Écris : Le jardinier a cueilli des fleurs… Le — jardinier — a — cueilli…


RIDEAU.

ACTE II

Une chambre d’hôtel. — Un grand désordre — malles ouvertes, fauteuils bousculés, — serviettes, — cuvettes sur la table… Une porte au fond ouverte sur un corridor. Toute la tristesse et tout l’enfermé des chambres d’hôtel. Images de sites aux murs, poêle, guipures, etc. À droite, deux fenêtres par où filtrent des rayons de soleil sur le reps vert des meubles. Sur la gauche, deux bonnes écoutent attentivement à la porte de communication d’une autre chambre…


Scène PREMIÈRE


Première, Deuxième Bonnes.

PREMIÈRE BONNE.

On n’entend plus rien…

DEUXIÈME BONNE.

Alors c’est maintenant…

PREMIÈRE BONNE.

Attends encore… Oui, ce doit être maintenant.

DEUXIÈME BONNE.

C’est effrayant… Ça donne froid dans le dos… Hein ?…

PREMIÈRE BONNE.

Il n’y a aucun danger

DEUXIÈME BONNE.

Écoute, je ne voudrais toujours pas être à la place de la petite…

PREMIÈRE BONNE.

Tais-toi donc !… Tu leur as apporté les ciseaux ?…

DEUXIÈME BONNE.

Oui…

(D’autres bonnes arrivent par la porte du corridor.)
PREMIÈRE BONNE.

Ah ! non, non… allez-vous-en à la fin… La vieille a recommandé qu’on ne fasse pas de bruit…

UNE AUTRE BONNE.

Tu sais, toi, qu’on t’a sonnée en bas au bureau… La diligence de Balme est arrivée… avec un extrapost…

PREMIÈRE BONNE.

Oui… tout à l’heure…

L’AUTRE BONNE, (s’avançant.)

Le docteur est là ?…

PREMIÈRE BONNE.

Oh ! il y a longtemps…

L’AUTRE BONNE.

C’est fait, l’opération ?…

PREMIÈRE BONNE.

Mais non… Allez-vous-en… On n’entend plus rien, si vous parlez tout le temps…

(Elles s’en retournent. — La porte de la chambre s’ouvre brusquement.)
La voix de GRAND’MÈRE (de la chambre.)

Vite la cuvette… à droite, là… et les bandes…

DEUXIÈME BONNE.

Tout de suite, madame…

(La porte refermée, les bonnes s’interrogent.)
DEUXIÈME BONNE.

Qu’as-tu fait des bandes ?

PREMIÈRE BONNE.

Sous l’horaire, près de la plante grasse… C’est toi qui entres ?… Tu tâcheras de rester… Tu me diras comment ça s’est passé…

(Elle entre.)


(Un temps. Une autre bonne apparaît à la porte du corridor. — De loin :)
TROISIÈME BONNE.

Voilà les bougies pour l’étage… Qu’est-ce qu’il y a ?

PREMIÈRE BONNE.

Eh bien ! voyons, donc… les voyageurs du 56 et du 57.

TROISIÈME BONNE.

Ah ! c’est au 57… on m’avait dit…

PREMIÈRE BONNE.

Oui… ils sont en train… Chut…

TROISIÈME BONNE, (s’avançant.)

On a dit chez l’apotheke que c’était l’aveugle qui devait offrir son bras… Quel âge peut-elle avoir cette petite ?… dix-huit ans… C’est une pitié…

PREMIÈRE BONNE.

Il fallait bien quelqu’un… tu ne te serais mise à sa place, n’est-ce pas ? Puis, quoi ? c’est comme une saignée…

TROISIÈME BONNE.

Et il sera sauvé le malade ?…

PREMIÈRE BONNE.

Il paraît… Le docteur en a sauvé déjà comme ça, dans le temps, deux au pays… Je n’y étais pas toujours… une ancienne bonne de l’hôtel Métropole… et puis le fils de Burenn le cordonnier, on dit… Il avait conservé l’appareil…

TROISIÈME BONNE.

Je n’ai pas encore vu le malade, moi… Ils ne mangeaient pas à la table d’hôte…

PREMIÈRE BONNE.

Non… Moi, je l’ai rencontré l’autre jour dans l’escalier…

TROISIÈME BONNE.

Mais comment c’est-il arrivé tout cela ?

PREMIÈRE BONNE.

Je crois qu’il ne devait pas avoir beaucoup de sang dans les veines, avant l’accident… Il faisait peine à voir… Je ne sais pas au juste comment ça s’est passé… On l’a trouvé, en tout cas, sur le chemin de Belvoir où il était allé se promener seul… Et comme, a dit sa grand’mère, il tombait quelquefois dans des syncopes, il se sera peut-être laissé aller sur une pierre… Il se sera fait une blessure. Le portier dit qu’il a vu du sang… Peut-être bien cause de faiblesse tout simplement, je ne sais pas… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il avait déjà l’air d’être à bout de forces et de sang…

TROISIÈME BONNE.

Ils voyagent trois avec lui, n’est-ce pas ?

PREMIÈRE BONNE.

Oui, une vieille, l’aveugle… et un petit gamin… et puis une bonne à la dépendance… Ils étaient de passage… Je ne sais ni où ils vont, ni d’où ils viennent…

TROISIÈME BONNE.

Regarde sur leur malle, s’il y a une étiquette. C’est leur malle, ça ?… Non… rien qu’un numéro de chemin de fer…

PREMIÈRE BONNE.

Laisse donc… Minna est entrée, tu sais ?… Elle est dans la chambre…

TROISIÈME BONNE.

Ah ! c’est commencé ?

PREMIÈRE BONNE.

Je ne sais pas… écoute…

(Elles se remettent en faction. — La bonne qui était entrée dans la chambre ressort sur la pointe des pieds.)
PREMIÈRE BONNE.

Eh bien ?

DEUXIÈME BONNE.

Je n’ai pas pu rester… Ça me faisait quelque chose…

PREMIÈRE BONNE.

Bête…

DEUXIÈME BONNE.

Ils sont tous les deux, le malade et la petite… elle, debout, le bras nu, lui, sur la chaise longue, l’appareil sur une table… Personne ne parle… C’est très impressionnant…

TROISIÈME BONNE.

Et il n’est pas couché lui ?…

DEUXIÈME BONNE.

Non… Il a même l’air très naturel… Il regarde tout ce qui se passe dans la chambre… il m’a regardée. La vieille, elle, elle a le visage dur, sec…

UNE VOIX, (dans le corridor.)

Minna ! Minna, on t’a encore sonnée au premier.

PREMIÈRE BONNE.

Ah ! je m’en vais, moi, mes enfants… Vous restez ?

TROISIÈME BONNE.

Encore un peu…

(La bonne, en s’en allant, rencontre sur le pas de la porte le petit René.)
PREMIÈRE BONNE.

Voulez-vous bien, monsieur… Votre grand’mère a défendu que vous restiez ici…

RENÉ.

Je voudrais rentrer… Je m’ennuie en bas…

TROISIÈME BONNE, (à sa voisine.)

Ah ! tu n’as pas entendu… un cri !…

DEUXIÈME BONNE.

Non !… c’est des imaginations…

PREMIÈRE BONNE.

Allons, descendez avec moi… On va regarder l’herbier du salon… Vous n’avez pas besoin d’avoir peur, mon petit… Il n’y a de danger pour personne, allez… Tout à l’heure, vous irez embrasser votre grand frère… Allons, venez…

(Elle sort en entraînant René. — Un temps. Les deux bonnes se détachent de la porte.)
DEUXIÈME BONNE.

C’est long !

TROISIÈME BONNE.

Tu iras à la musique, au Jardin zoologique, à cinq heures ?

DEUXIÈME BONNE.

Peut-être.

TROISIÈME BONNE.

Ce n’est pas gai pour un dimanche, hein ?

DEUXIÈME BONNE.

Il y a toujours des malades dans cet hôtel !

TROISIÈME BONNE.

C’est la situation qui veut ça… On va aux villes d’eau par là… Il y a beaucoup de poitrinaires…

DEUXIÈME BONNE.

Ah ! tu es du pays ?

TROISIÈME BONNE.

Oui, et toi ?

DEUXIÈME BONNE.

Non, d’Alsace…

(À ce moment, la porte de la chambre s’ouvre. Grand’Mère et Marthe appuyée à son bras apparaissent.)


Scène II


Les Bonnes, GRAND’MÈRE et MARTHE.

GRAND’MÈRE, (très agitée.)

Les fenêtres, vite… toutes grandes… (Elle conduit Marthe un peu chancelante.) Installe-toi bien. Là…

(Elle l’embrasse tendrement.)
MARTHE.

Merci, je préfère rester debout à la croisée…

GRAND’MÈRE.

Poussez les persiennes… Tu n’éprouves aucune faiblesse ?…

MARTHE.

Non, je me sens, au contraire, heureuse, toute légère…

GRAND’MÈRE.

Ma fille ! ma fille !

MARTHE, (avec un grand soupir.)

On respire mieux maintenant, n’est-ce pas, madame ?

GRAND’MÈRE.

Ma chérie !… Ah ! je n’ai pas les paroles… Tout à l’heure… je te dirai… Toute sa vie pour te remercier, petite !… Tu vas l’avoir sauvé !

(Elle la presse contre son cœur.)
MARTHE.

Il ne faut pas trop me remercier, madame… c’est si simple… Si je n’avais pas été là, c’eût été une autre, n’importe qui…

GRAND’MÈRE.

Tu n’as pas trop souffert au moins…

MARTHE, (un peu vague, comme grisée.)

Du tout… Il m’a semblé que c’était très doux au contraire ; j’ai éprouvé comme une sensation de bonheur… Cela filtrait, filtrait doucement dans mon bras… j’ai dû sourire… C’était très, très doux, au contraire…

GRAND’MÈRE.

Je t’ai vue chanceler un instant…

MARTHE.

Non, je ne crois pas… ai-je chancelé ?… Je me souviens très bien de tout cependant… Un coq a chanté au loin pendant le grand silence… Combien cela a-t-il pu durer ?…

GRAND’MÈRE, (les yeux fixés sur la porte de la chambre laissée ouverte.)

Cinq, six minutes… je ne sais pas…

MARTHE.

Oh ! c’était vraiment curieux… cette impression tiède, toute petite… Il est vrai que j’ai peut-être eu moins peur qu’une autre à ma place, dites ?… je n’ai pas vu couler mon sang… à peine si j’ai senti qu’il s’en allait vers lui…

GRAND’MÈRE.

Es-tu bien ?… Respire fort… (Elle se retourne vers la chambre, souriante et impatiente). Oh ! vois-tu… Tout à l’heure, tout à l’heure… je te dirai.

MARTHE.

Oui, oui, je crois bien ! Je vous demande pardon… Retournez vite à Daniel… je vous assure que je suis très bien… très forte. Il n’y a rien à craindre.

GRAND’MÈRE, (aux bonnes.)

Vous, restez-là un instant… Je vous la confie…

UNE BONNE.

Parfaitement, madame, vous pouvez être tranquille…

La voix de DANIEL, (de la chambre.)

Mémé !…

GRAND’MÈRE.

J’arrive, j’arrive, chéri… Surtout, reste bien à la fenêtre… respire fort…

(Elle rentre, occupée partout à la fois, tremblotante et angoissée. — Silence. — Les bonnes se rapprochent avec curiosité de Marthe qui s’est étendue sur le fauteuil près de la fenêtre.)


Scène III


Les Bonnes, MARTHE.

DEUXIÈME BONNE.

Pauvre fille ! elle est complètement aveugle…

TROISIÈME BONNE.

Vous ne voulez pas vous asseoir, mademoiselle ?

MARTHE.

Merci.

TROISIÈME BONNE.

Peut-être on pourrait faire monter du thé… du bouillon, quelque chose ?…

MARTHE.

Merci, merci… vous êtes bien aimable…

TROISIÈME BONNE.

C’est à ce bras, mademoiselle ?… Viens voir, Minna !

MARTHE.

Ici, sous le bandage

TROISIÈME BONNE.

Ah !… (Silence.) Ce monsieur est un de vos parents, sans doute ?…

MARTHE.

Non… un ami seulement…

TROISIÈME BONNE.

Vous êtes peut-être la garde ?

MARTHE.

Oui… vous dites juste… la garde…

TROISIÈME BONNE.

Et vous venez de loin ?

MARTHE.

De loin, très loin… d’un port… là-bas.

DEUXIÈME BONNE.

Tu fatigues peut-être mademoiselle, à causer.

MARTHE.

Oh ! du tout…

TROISIÈME BONNE.

Comme c’est curieux !… Je m’attendais à vous voir toute en allée…

MARTHE.

N’est-ce pas ?… On croit ça… Le médecin m’avait avertie, mais j’avais bien un peu peur… et vous voyez, ce n’est rien… une piqûre…

DEUXIÈME BONNE.

Vous avez eu de la chance de tomber sur le médecin du pays… Il vient tous les jours de Samaden, en voiture, hiver comme été, à travers les montagnes… Il est très habile…

MARTHE.

Oui, il avait déjà fait deux transfusions, n’est-ce pas ?

TROISIÈME BONNE.

Parfaitement… On s’en souvient très bien dans le pays… Son neveu autrefois, qu’il élevait… Et on n’aurait pas pu le guérir autrement, votre malade, mademoiselle ?…

MARTHE.

Le docteur dit que dans certains cas cette opération est indispensable. Il aurait fallu faire venir les remèdes d’une grande ville, et, dans ces solitudes, on n’aurait pas eu le temps d’attendre… Il serait peut-être arrivé un grand malheur ! Et comme le docteur avait tout cet attirail qui lui venait de son père…

PREMIÈRE BONNE.

Ah ! oui… le vieux docteur Herman… je l’ai connu…

TROISIÈME BONNE.

L’accident a été terrible ?

MARTHE.

Mon Dieu, c’est surtout qu’il était tellement anémié… Depuis quelque temps, il paraissait mieux… mais on me disait qu’il était si pâle… Un autre eut supporté l’hémorragie… lui, c’était tout son pauvre sang de parti… On a parlé dans la chambre, je crois… Voyez.

(Une des bonnes entre. Un temps.)
TROISIÈME BONNE.

Maintenant plus de danger ?…

MARTHE.

Non, non… il paraît que c’est subit… Il va remarcher, revivre… Beaucoup d’air, seulement…

TROISIÈME BONNE.

Alors, si vous n’aviez pas été là !…

MARTHE.

Eh bien ?

TROISIÈME BONNE.

Enfin… sans vous… il eût été perdu !…

MARTHE.

Qui sait ?…

(La bonne rentre avec des coussins sur le bras.)
DEUXIÈME BONNE.

Il faut ouvrir l’autre fenêtre aussi… On va transporter le malade à l’air… Pousse le fauteuil… Voilà les coussins… Dépêche-toi… (À Marthe en la dérangeant.) Pardon, mademoiselle…

(Marthe se retire dans le fond… un peu oppressée, elle s’évente avec son mouchoir. — On entend la voix de Daniel dans la chambre.)
DANIEL, (dans la chambre.)

Je marche presque, grand’mère.

GRAND’MÈRE.

Tu vois !… Qu’est-ce qu’on te disait !

(Ils apparaissent. Daniel est porté sur un fauteuil par le médecin et par une servante. On l’étend près de la fenêtre.)


Scène IV


Les Mêmes, GRAND’MÈRE, MARTHE, DANIEL, LE MÉDECIN.

DANIEL.

C’est singulier, cette force subite… Je ne me suis jamais senti aussi bien…

LE MÉDECIN.
C’est la réaction…
GRAND’MÈRE.

Il paraît que tu vas éprouver une plénitude complète de quelques heures, mon chéri ! C’est le médecin qui le dit.

LE MÉDECIN.

Mais après, un salutaire abattement suivra. Là, mon ami…

DANIEL.

Et le bon refuge frais des coussins !… Je voudrais marcher… il me semble que j’irais si loin, si loin sur le petit pavé pointu de la ville !…

GRAND’MÈRE, (aux bonnes.)

Vous pouvez vous retirer… Je n’ai plus besoin de vous… Merci. Passez par la chambre, s’il vous plaît, et aérez tant que vous pourrez ! Aidez le docteur…

LE MÉDECIN, (bas à grand’mère.)

Venez me retrouver. Il faut que je vous parle seul à seule.

DANIEL.

Où est Marthe ?

MARTHE, (derrière le fauteuil.)

Pas bien loin…

LE MÉDECIN, (lui parle bas.)

Cela va-t-il bien ?… Vous avez été courageuse au possible, mademoiselle… Reposez-vous un instant près de votre petit malade… Je vais revenir…

DANIEL, (l’interrompant.)

Tu étais là ?… Vite, vite, vite… Non, non, reste là, grand’mère… Je veux lui dire devant toi, j’y tiens, devant tout le monde…

GRAND’MÈRE.

Il faut que j’aille avec le docteur, absolument… mais je reviens à la minute… à vous deux !…

(Elle prend l’encrier et du papier sur la table, pour l’ordonnance du médecin qui est entré dans la chambre.)
MARTHE.

Je n’ai pas besoin d’autres paroles que celles que vous avez dites dans la chambre, allez… J’ai entendu vos faibles lèvres qui murmuraient merci… Vous n’avez plus rien à ajouter, Daniel !…

GRAND’MÈRE, (bas.)

Le docteur a prédit qu’il allait éprouver un bien-être et peut-être une grande exaltation naturelle, c’est l’habitude, mais il ne faut pas trop s’y fier… D’ailleurs, le sommeil y succédera vite… Et toi, mon enfant, étends-toi aussi… Prenez-vous la main… sans rien dire… prenez-vous la main…

(Elle rentre dans la chambre.)


Scène V


MARTHE, DANIEL.

(Marthe est allongée dans un fauteuil, près de Daniel tout à fait étendu.)
DANIEL.

Quelle joie, Marthe !

MARTHE, (s’efforçant de sourire.)

J’espère ! Comme vous voilà, Daniel !

MARTHE.

Vraiment, je voudrais bien qu’on sache au moins que je n’ai guère souffert… Certes même, si tous trois nous n’avions pas été d’accord, je n’aurais laissé personne prendre ma place… mais qu’il ne soit pas question de ce que j’ai fait ! C’est ridicule…

DANIEL.

Oh ! mais aussi n’est-ce pas d’une souffrance que je te remercie… je suis bien plus égoïste que ça !… non. C’est d’un don plus précieux que je parle… Tu ne peux pas savoir, toi… je suis tout étourdi… je n’ose pas bouger… Ton sang ! Je l’ai reçu les yeux fermés comme les tiens dans un recueillement de prière.

MARTHE.

Moi, je l’ai bien senti qui s’en allait vers vous.

DANIEL.

Tu ne peux pas le voir couler dans mes veines… mais c’est si extraordinaire de le contenir en moi… si étrange… si absurde et si doux… Je contemple mes mains comme si je les voyais pour la première fois… et sous le réseau transparent des veines, il me semble que je suis dans sa fuite toute la source lâchée de ton cœur… Reg… oh ! j’allais dire regarde… Marthe, celle-là plus bleue, celle-là plus mince… vrai, il y a une douceur nouvelle, qui court en moi comme un printemps… Je t’assure, pose ta main sur la mienne… elle t’appartient… je suis un peu toi maintenant… Je veux que tu sentes se faire la confusion, je veux que tu reconnaisses en moi le battement de ta vie… Ah ! que ma joie ne te paraisse pas puérile !… je t’en supplie… Ta vie ! pense à cela… la vie de ta chair, à défaut de ton âme… C’est vraiment un miracle d’amour… C’est la communion parfaite qu’un homme vient d’accomplir, sans le savoir… Oui, petite, je suis toi, maintenant… je suis Marthe, Marthe, jusqu’au bout des doigts…

(Il agite ses longues mains maigres dans le vide.)
MARTHE.

Eh bien ! Daniel, je suis heureuse de votre joie !… heureuse de vous l’avoir procurée et de me devoir ce grand enthousiasme d’enfant…

DANIEL.

Ivre de joie ! C’est la première fois que j’éprouve cette plénitude… (Il renverse la tête en arrière dans les coussins.) Il fait bon !… C’est bon la vie !… Écoute, ce sont des pigeons, n’est-ce pas, qui passent derrière la croisée…

(Le soleil entre doucement par la fenêtre… il illumine toute la chambre d’hôtel… La respiration de Daniel semble peu à peu s’apaiser…)
MARTHE.

Si vous vous sentez appesanti, vous devriez vous laisser aller au sommeil peut-être ?

DANIEL.

Y penses-tu ? Nous ne pouvons dormir encore ni toi, ni moi ! Non, je me laissais aller au bonheur, la tête en arrière, voilà tout… Je revis de toi… Qui sait si je ne vais pas être transformé par cette communion, par cette source de ton cœur… qui vient de s’ouvrir.

MARTHE (souriant.)

Mon Dieu… mon Dieu… Comme vous voyez les choses idéalement, mon ami ! Moi, je les vois tout ordinaires, et c’est aujourd’hui beaucoup plus simple que cela… c’est simple comme hier, comme demain, comme tout ce qu’on fait dans la vie… Regardez… ce coup de lancette qui me semblait tout un drame ? Était-ce peu de chose pourtant… Il faut devenir plus raisonnable que cela, mon enfant… Vous vous attachez tellement d’illusions !…

DANIEL.

Mais il n’y a pas de réalité plus évidente que celle-ci !… Nous nous serions peut-être des années brûlés d’espérance et de désirs, pour obtenir ce que le hasard de cinq minutes nous a jeté… Maintenant tu peux t’en aller au bout du monde, tu es à moi, tu es en moi… Et si c’est une illusion, tant pis !… j’en vivrai tout de même ! Je n’en connais pas de plus chère ni de plus profonde… J’ai l’hostie dans ma poitrine. Et va-t-en donc maintenant, si tu peux !

MARTHE.

Vous savez bien que je ne m’en irai pas. Daniel !… Mon corps est près de vous…

DANIEL.

Ah ! tu l’as dit toi-même… et tu me donneras tout le bonheur que tu viens de me promettre, tu achèveras l’œuvre douce de ta présence… Moi, je me réserve de te dire, pour d’autres heures, tout ce que les vieilles et monotones heures ont déposé d’amour dans mon cœur. J’étais si seul, si débile. Et toi, petite aveugle, tu m’as donné la sève de vie…

MARTHE.

Oh ! je voudrais vous alléger de tant de misère, mon enfant… Pourquoi faut-il que ce mot de solitude revienne sans cesse sur vos lèvres ?…

DANIEL.

C’est que, vois-tu, peut-être, ma pauvre Marthe, on a beau, on a beau… peut-être qu’on est toujours seul !

MARTHE (tristement)

Bah ! qu’importe !…

DANIEL.

Ah ! mais maintenant, fini, fini le passé ! Oh ! l’horrible rêve de tous ces jours-ci, Marthe… Finie, finie toute la douleur en voyage… finies toutes les solitudes d’hôtel… la mort dans des draps d’anonymes que n’ont pas tiédis les armoires maternelles… Et les bruits horribles, derrière le mur, de pas étouffés… le chancellement des plateaux à l’heure du dîner, les chuchotements de robes qui descendent… le va-et-vient de toutes les autres solitudes en voyage, de toutes ces douleurs de table d’hôte, qui se taisent, s’apaisent au bruit des repas… puis disparaissent à jamais… oh ! ces riens, ces souffles entendus, ces claquements de malle… ces papiers froissés… des bruits plus douloureux qu’un sanglot… et le départ matinal des bagages et le petit jour !… Ah ! Marthe ! finies, archi-finies les heures crispées près des fenêtres. Appuie ta chère tête sur ma poitrine, que je la serre… Elle est chaude comme l’azur et comme la vie !

MARTHE, (qu’il a saisie dans ses bras.)

Daniel !… Daniel !… pauvre petit corps immobile ! Vous volez bien haut, et bien loin !

(Grand’mère rentre.)


Scène VI


Les mêmes, GRAND’MÈRE.

GRAND’MÈRE.

Le médecin est descendu chercher une potion… pas loin… jusqu’à l’esplanade… Il n’a pas voulu vous déranger… il sera là dans cinq minutes… mais tu sais… il a recommandé du repos quoi

qu’il t’en coûte… Tu vas essayer de dormir ici, à l’air ; j’ai si peur que tu ne t’agites…
DANIEL.

Veux-tu fermer la porte de la chambre, Marthe ? Il y a courant d’air… (Bas à sa mère.) Dis, grand-mère, je veux que tu lui parles, maintenant. Je veux que ce soit toi qui lui dises…

GRAND’MÈRE.

Maintenant ! Tout de suite !… Attends un peu… Laisse-moi reprendre haleine. Je n’ai pas eu seulement le temps de t’embrasser.

DANIEL, (suppliant.)

Non, non, c’est l’instant… Oh ! grand-mère, tu me feras tant de plaisir ! après ça je serai guéri…

GRAND’MÈRE.

Quelle fièvre !… Songe à moi… je suis rompue.

DANIEL.

Oh ! chérie… Je ne vois pas quel surcroît de fatigue te causeront les trois mots qu’il te reste à lui dire, devant moi…

GRAND’MÈRE.

Évidemment… ce n’est pas ça.

DANIEL.

Alors ?… Et puis, je trouve que le moindre retard deviendrait de notre part une grave indélicatesse… Je m’étonne que tu ne le comprennes pas… Nous avons déjà trop tardé… Et moi qui t’attendais pour lui parler !… Allons, grand’mère, il faut en finir… tu vois, elle a l’air gêné de nous entendre parler bas de la sorte… allons, je vais l’appeler… je vais lui dire qu’elle est ma femme, qu’elle…

GRAND’MÈRE, (l’interrompant.)

Non, arrête… Je veux lui parler seule à seule. J’y tiens… Et tu comprendras bien alors que le moment soit mal choisi. Attends un peu. Laisse-moi toute à mon bonheur de te voir vivre, parler… mon chéri…

DANIEL.

Vraiment, grand’mère, tu y mets une mauvaise volonlé extraordinaire !… Je suis révolté… Je t’affirme que ce retard serait un manque de tact vis-à-vis d’elle… et une grosse peine pour moi. Et dans un pareil moment !

GRAND’MÈRE.

Là, là, ne t’énerve pas… À une seule condition, par exemple, c’est que tu vas essayer de bien dormir jusqu’à ce que je t’appelle.

DANIEL.

Tiens, tu es bonne… J’essaierai, je te promets…

j’essaierai, si je le puis… Et aussi…
GRAND’MÈRE.

Quoi ?

DANIEL.

Écoute, plus bas, à l’oreille…

(Il lui parle à l’oreille, en l’embrassant.)
GRAND’MÈRE.

Oui, oui… enfant !… Je lui dirai tout cela…

DANIEL.

Je vais rentrer dans ma chambre…

GRAND’MÈRE.

Tu ferais mieux de rester ici à la fenêtre, comme le médecin l’a recommandé… Ta chambre vient d’être aérée, mais on est si à l’étroit dans cet hôtel…

DANIEL.

Non, non, je veux me recoucher, c’est vrai, je suis un peu fatigué.

GRAND’MÈRE.

Ah ! tu vois… Et tu ne bougeras pas, tranquillement, jusqu’à ce que nous rentrions, tu le jures ?

DANIEL.

Tout le temps que tu voudras… Ensuite, on s’embrassera bien.

GRAND’MÈRE. (Elle entre dans la chambre en disant :)

Allons, Marthe, je vais le faire porter jusqu’à la chaise longue, pour qu’il repose à l’aise… Il se sent très fatigué.

DANIEL.

Tout seul.

GRAND’MÈRE.

Jamais de la vie.

(Dans la chambre elle fait signe à deux bonnes qui entrent.)
DANIEL, à Marthe.

Vous, restez-là, mademoiselle… on n’a plus besoin de vous…

(Soutenu par les trois femmes, Daniel passe dans la chambre.)
La voix de DANIEL.

Va, va, je m’arrangerai tout seul.



Scène VII


MARTHE (seule, puis) GRAND’MÈRE.

GRAND’MÈRE, (rentrant.)

Quelle vie soudaine, Marthe ! Est-ce possible ?

MARTHE.

Vous devez, être épuisée de toutes ces émotions. madame.

GRAND’MÈRE.

Moi ? tu me connais mal !… Il faudrait avoir le temps de penser à soi, n’est-ce pas ? Et le moment n’est pas encore venu… Dieu non !… Il faut raidir ses vieux os jusqu’au bout de la tâche, pas ?… Après ça, je tomberai d’un seul coup, c’est probable… (Elle se rapproche de Marthe et s’assied à côté d’elle.) Donne-moi tes mains, Marthe… Je veux encore te remercier.

MARTHE.

Vraiment, je suis confuse… Je voudrais qu’on ne parlât plus de cela.

GRAND’MÈRE.

Si, si…

MARTHE.

Oh ! cela n’en vaut pas la peine, allez… C’est une ancienne dette que je paie.

GRAND’MÈRE.

Une ancienne dette ?

MARTHE.

Une vieille affaire entre ma conscience et moi ; ne vous en occupez pas… Ceci pour vous dire que je sais mieux que personne le peu de valeur de mon acte… laissons cela…

GRAND’MÈRE.

Ta conscience ? ta conscience est-elle capable, à son âge, de juger juste tes actes passés et tes actes présents ?

MARTHE.

Peut-être… oui, je crois…

GRAND’MÈRE, (appuyant.)

En es-tu sûre ?

MARTHE, (troublée.)

Vraiment, n’attachez aucune importance à mes paroles… Je suis peut-être un peu énervée… Je ne sais pas pourquoi je disais cela plutôt qu’autre chose… Votre gratitude me gênait un peu sans doute…

GRAND’MÈRE.

Non, ne te dérobe pas, Marthe !… Nous ne sommes pas encore assez fatiguées toutes les deux pour ne pas parler un peu à notre aise, et la conversation en valait bien une autre… nous nous reposerons (un soupir), la journée finie !… Réponds… Crois-tu juger équitablement tous les actes de ta vie ? Oh ! c’est question oiseuse de vieille femme, en passant, et pour connaître jusqu’où peut aller la témérité de l’enfance… Réponds.

MARTHE, (hésitante.)

Oui…

GRAND’MÈRE.

Vraiment ? Et t’étant jugée, sais-tu te condamner ?

MARTHE.

Mais, si je n’ai pas à me condamner ?

GRAND’MÈRE.

Alors, ma pauvre petite, c’est que tu t’es bien mal jugée… ou que tu as cru pouvoir te pardonner toi-même…

MARTHE, (avec une angoisse croissante.)

Madame Mathilde…

GRAND’MÈRE.

Mais, ce n’est pas tout de s’absoudre !… Mais le pardon des autres, Marthe ! le pardon des autres !

MARTHE, (au comble de l’émotion.)

Vraiment… vraiment… Je ne sais plus ce que vous voulez dire.

GRAND’MÈRE.
Tu vois bien, ma pauvre enfant, que je sais tout.
MARTHE, (éperdue, se laisse tomber sur le canapé.)

Oh ! Madame ! Madame !

GRAND’MÈRE.

Je sais tout !… Il n’y a pas longtemps, Marthe… Je n’eus d’abord que quelques soupçons… Je furetai un peu plus par-ci par-là… les doutes s’accrurent, et c’est très peu de jours avant notre départ que je parvins à la certitude que quelque chose d’irréparable s’était passé dans ma maison… Alors j’ai voulu, non te chasser (de quel droit ? tu étais libre… aucun lien ne nous attachait, et tu pouvais faire de ta liberté, l’usage qu’il te convenait…) non pas te chasser, mais te prier de ne plus remonter là-haut… Alors, je me suis penchée attentivement sur le cœur de mon petit-fils, j’ai bien, bien écouté, sans qu’il s’en doutât… et j’y ai entendu battre si fidèlement et si tranquillement son espoir !… La force m’a manqué… Je refoulai en moi toute ma souffrance et mon humiliation… et je suis partie d’abord… voilà. Si j’ai continué à t’aimer, ou si je t’ai mal supportée, tu n’as pas à le savoir. Ce qui s’est passé en moi-même, quoi que ce fût, oui, ce qu’un vieillard, qu’effraie la grande hâte des jours, est arrivé à penser dans sa solitude, tu n’as pas à le savoir… tu n’es pas mère — si tu es femme !… Ah ! j’ai si longtemps cru parler à la jeune fille, là-bas, le soir, près de moi, ma pauvre Marthe !

MARTHE, (pleurant.)

Madame !

GRAND’MÈRE.

Tu vois qu’il n’y avait pas à être confuse de mes remerciements ; ils n’auront pas duré longtemps. Mais qu’importe ! De toute façon il fallait parler aujourd’hui, dans une heure décisive… Et c’est si vrai, que tu t’es prise à marmonner tout haut, ce que je comprenais depuis longtemps tout bas… Les choses sont changées, maintenant. Je pouvais, hier, te laisser continuer la tâche que tu croyais sans doute de ton devoir de continuer, mais il vient de se passer un acte grave, grave pour tous, qui te vaut notre gratitude absolue… notre reconnaissance parfaite… Hier, j’aurais pu te parler peut-être durement… Aujourd’hui, je te dis ceci : « Tu es libre, tu peux partir si tu veux, merci. » Ainsi donc, rassure-toi. Je ne fais pas autre chose que préciser ce que tu pensais tout haut tout à l’heure. Ta dette est payée… bien payée : tu peux t’en aller.

MARTHE.
M’en aller ? Et lui, madame, et lui ?
GRAND’MÈRE.

Vois-tu d’autre solution ?

MARTHE.

Je ne sais si vous venez de révéler votre véritable pensée en me conseillant de partir maintenant, mais, moi, je ne peux rien dire de moi-même, sinon que je remplirai vos ordres, quels qu’ils soient…

GRAND’MÈRE.

En te laissant libre, de ton propre mouvement, partirais-tu ?

MARTHE.

Je resterais.

GRAND’MÈRE.

Combien de temps encore ?…

MARTHE.

Toute la vie.

GRAND’MÈRE.

Mais ta position est désormais impossible ! Maintenant que l’affreux secret est à nous deux, je ne pourrais… non, nous ne pouvons pas reprendre notre vie comme par le passé, côte à côte… c’est impossible.

MARTHE.

Je ferai ce que vous voudrez… Mais laissez-moi vous répéter encore bien humblement : si votre délicatesse a de la répugnance à révéler dans un pareil moment quelque projet secret, moi, je ne peux plus que me taire… Vous ne me ferez rien dire.

GRAND’MÈRE, (brusquement.)

Eh bien, oui, tu m’as devinée ! Je ne veux pas renoncer ainsi à ce bonheur rêvé, à cette union si tendrement complotée !… Et, peut-être, en es-tu assez digne encore !… Ah ! je ne demande qu’à être convaincue, moi, à t’écouter… Je t’ai tant aimée, toi aussi !… Et il n’y a pas à dire, Marthe… il ne reste que deux issues… Partir, ou rester pour toujours… Reste, va ! Malgré tout — par la force des choses. — tu es déjà un peu de la famille, à notre insu… Oui, je ne sais pas si tu as compris toute la portée, pour moi, de l’acte que tu viens d’accomplir… Tu as mêlé ton sang à celui de la famille… C’est pour moi comme une sorte de superstition maternelle… un sentiment à la fois de jalousie et de tendresse…

MARTHE.

Oui… oui… je sais… j’ai entendu tout à l’heure des paroles à peu près semblables.

GRAND’MÈRE.

Il a dû te parler autrement. Moi, je te dis simplement… J’ai confiance dans le sang jeune et pur (pur, Marthe !) que tu lui as donné… Reste.

(Elle s’arrête comme pour attendre des paroles de remerciements ou de joie. Silence.)
MARTHE.

J’ai compris, madame. Je serai la servante fidèle de ses jours.

GRAND’MÈRE.

Tu seras sa femme ! Vite, enterrons cette horrible histoire à nous deux ! Elle a vécu, rien ne s’est passé… Je veux tout ignorer… Je reprends ma place de grand’mère entre vous… et me fie à toi…

MARTHE.

Soyez tranquille.

(Midi sonne, toutes les horloges de la ville se répondent. On entend la cloche de la table d’hôte, en bas.)
GRAND’MÈRE.

Tu sais alors ce qu’il te reste à faire ?

MARTHE.

Oui, oui, j’attendais l’heure… Tout est décidé en moi depuis longtemps… Fiez-vous à moi.

GRAND’MÈRE.

C’est que… voilà… les moments sont comptés… Ce n’est pas à plus tard qu’il faut remettre ton devoir… c’est maintenant qu’il faut agir…

MARTHE.

Maintenant ?

GRAND’MÈRE.

J’ai reçu ce matin une lettre de Maxime… Je ne mens pas, la voici… (Elle la sort de sa poche et la froisse.)… L’entends-tu ? — Cette lettre m’annonce son arrivée immédiate à notre rencontre… Il dit pouvoir profiter de quelques jours de congé, et les mettre à notre service. Il n’y a pas à s’illusionner… Ce n’est ni pour moi, ni pour Daniel qu’il veut nous rejoindre. Il faut l’empêcher à tout prix de venir… Si je t’éloignais, j’aurais trop peur de lui… une parole au hasard dans une conversation, une révélation pour Daniel… ah ! j’en tremble, Marthe ! D’un autre côté, si je lui écris moi-même, tu sais le cas qu’on en fera… mon autorité là-bas n’a pas beaucoup de poids. Non, je ne vois qu’un seul moyen… Il faut que ce soit toi qui l’empêches d’une façon absolue de partir… Toi seule tu peux lui répondre…

MARTHE.

Mais vous savez bien que c’est impossible. Je ne puis pas écrire.

GRAND’MÈRE.

Si… en dictant… Oh ! je sais bien qu’il y a quelque cruauté à t’imposer ce pénible devoir dans un jour pareil… où tu t’es prodiguée plus que de coutume… mais débarrasse-toi donc d’un seul coup d’épaule du lourd fardeau, que je puisse appeler Daniel sans rougir, pour te pousser dans ses bras !…

MARTHE.

Voyons… réfléchissez, madame… Maintenant ?… Mon dieu, mais à qui voulez-vous que je dicte une pareille lettre ?

GRAND’MÈRE.

À moi.

MARTHE.

Oh ! madame !

GRAND’MÈRE.

Pourquoi pas ?

MARTHE.

Oh ! madame !…

GRAND’MÈRE.

Oui, pourquoi pas ? Sais-je pas mieux que personne ce que j’ai à faire ?… Si tu te scandalises pour moi, grand merci, petite ! Ne te mêle pas de mes affaires… David serait ici que je parlerais de même… Qu’on ne m’agace pas, à la fin ! Suis-je pas libre ? J’irai jusqu’au bout de ma tâche, les dents serrées… Je sauverai le petit avec ces mains là quand je devrais les tremper dans la boue et dans la cendre des lessives… Dites, répondez-lui, les vieilles ! Vous n’avez plus d’orgueil à votre âge, hein ?… Vous n’avez plus à vous soigner pour personne, j’espère ?… Vite, dépêchez, si vous avez quelque dernier ouvrage à terminer, avant qu’on ne vous enferme… Ah ! la mort !… Sais-tu, toi, ce que c’est que cette épouvante, cette petite crispation quotidienne : la peur de mourir avant d’avoir atteint le but de toute une vieillesse ?… Ce frisson de tous les soirs au lit, en soufflant la bougie : « Demain, il sera seul, peut-être… » et le soupir du matin : « Dieu merci, encore un jour !… » Cette espèce de souffle froid à la nuque qui vous suit partout, et vous fait presser le pas, de porte en porte… Non, je n’ai pas le temps de m’attarder à de jolis petits scrupules, et des minauderies… Je te montre mon cœur à nu maintenant, petite ?… Mais plus de pudeur, non plus ! Comprends-tu cette sauvage, farouche idée, que rien ne saurait éteindre : le sauver !… bâcler son bonheur… et puis, vite, m’enfuir dans les ténèbres !… Me comprends-tu maintenant ? Je ferai tout ce qu’il faudra faire… Je te prends telle que tu es ; je n’ai pas le temps de te souhaiter meilleure !… Et quand tu serais mille fois pire, que m’importerait encore, s’il devait trouver en toi son bonheur… Et si c’est inique et fou, tant pis ! J’en ai le droit, j’en ai le droit tout de même ! C’est tout ce que je comprends là-dedans, moi ! Je ne sais plus où j’en suis, à la fin ! Il y a vingt ans que je trime… et il est là, lui, avec sa petite vie qui coule dans mes doigts, ses petits cris qui retentissent si atrocement dans ma poitrine… Marthe, j’ai voulu le border, entre nos deux tendresses… À nous deux, ce que n’a pu faire la vie, l’amour le fera… Marthe, tends-moi ta tendresse pour l’ajouter à la mienne, je t’en supplie… je ne peux plus rien toute seule !…

(Elle a trépigné sur place, toute pâle, et s’arrête, d’essoufflement. Marthe n’a pas bougé.)
MARTHE, (glacée).

Oui… je comprends mieux que jamais toutes raisons… oui, c’est cela… probablement… c’est juste…

GRAND’MÈRE, (vivement).

Surtout, ne t’offense pas si j’ai prononcé quelques paroles absolument… trop brutales, sans les penser…

MARTHE.

Oh ! ne vous excusez pas… je vous en prie… Vous avez très bien dit… Pourquoi m’offenser ? Vous avez lâché tout ce que vous aviez sur le cœur !… Cela doit tant soulager !… Puis, croyez-vous que j’aie appris quelque chose de nouveau ?… Vous me prenez telle que je suis… ce n’est pas merveilleux… mais ce sera suffisant… je vous le promets…

GRAND’MÈRE.

Tu vois, tu as mal interprété mes paroles…

MARTHE.

Mais non, mais non, pourquoi ?… Vous avez raison, madame Mathilde… Allons, prenez l’encre… Je ferai mon devoir…

GRAND’MÈRE.

Le devoir est sec quelquefois, mon enfant.

MARTHE, (interrogeant anxieusement l’obscurité.)

Mais… cette lettre, si vous l’écrivez, Maxime en reconnaîtra l’écriture… Ce n’est pas votre intention, j’espère, qu’il la reconnaisse ?…

GRAND’MÈRE.

Aussi cette lettre sera-t-elle recopiée.

MARTHE.

Par qui ?

GRAND’MÈRE.

Nous verrons… Sache, en tout cas, que tu n’aurais pas pu la dicter à la personne que je chargerai

de ce soin…
MARTHE.

C’est bien… Oui, c’est comme cela qu’il faut que ce soit.

GRAND’MÈRE, (s’approchant de la table.)

Où diable ai-je fourré mes lunettes ?… Ah ! Allons, grand’mère, mets tes lunettes… La journée sera belle… Voici le papier.

MARTHE.

J’y suis !… Alors… vraiment, vous voulez que je dicte cette lettre ?

GRAND’MÈRE.

Deux mots, seulement… brefs mais décisifs… Maintenant, je n’ai pas à insister, ma chère enfant… Si le sacrifice est au-dessus de tes forces… tu es libre et je peux me retirer.

MARTHE.

Non, non ! restez… J’y suis, j’y suis !…

GRAND’MÈRE.

Deux mots seulement… tu me comprends bien ? deux lignes… qui rendront un départ impossible. C’est tout ce que je te demande… Tu peux dicter

MARTHE.

Vous y êtes ?… (Dictant :) « Maxime »… Non, vraiment, je ne puis pas !… Écrivez ce que vous voudrez, après tout !…

GRAND’MÈRE.

Pas de moi-même… Je t’en prie, parle sans contrainte… ne prolonge pas ce qu’il y a d’odieux pour nous dans la situation… Quelques mots…

MARTHE, (dictant.)

« Maxime… Voilà… C’est fini. Ne venez pas. Nous sommes désormais étrangers… étrangers et de la même famille, paraît-il… On vous expliquera plus tard… Maxime, mon devoir… » Je ne puis pas !… vous voyez bien…

GRAND’MÈRE.

Continue.

MARTHE, (mordant son mouchoir et s’emballant, peu à peu avec volubilité, dans une rage désespérée.)

« Le devoir, paraît-il, c’est ça… je ne puis plus agir autrement… oui… c’est parce que j’ai donné mon sang… parce que j’ai été bonne une fois, deux fois, puis d’autres… que je ne dois plus jamais, jamais… C’est parce que j’ai été bonne hier, aujourd’hui, qu’il faut que je le sois pour toujours… c’est simple… voilà… m’entends-tu ?… c’est parce que ceci, parce que cela… va-t’en, va-t’en ! Maxime, Maxime, Maxime !… »

(Elle éclate en sanglots. Silence.)
GRAND’MÈRE, (froidement.)

De ta dictée, j’ai retenu les deux phrases essentielles du début… Je n’ai pas entendu le flot qui a suivi. Mais je te le répète… je n’ai pas à te contraindre, mon enfant… moins que jamais, je t’assure… C’est ta volonté qui sera la mienne, maintenant…

MARTHE.

Allez, allez ! emportez, emportez tout… Le paquet est chargé… C’est fait… Que je n’entende plus parler de rien.

GRAND’MÈRE.

Cependant… il est néc…

MARTHE.

Non, non, vite… tout est pour le mieux… C’est fini… emportez !

GRAND’MÈRE, (après une hésitation.)

Bien.

(Elle sonne.)
MARTHE.

Quant à moi, n’ajoutez pas d’importance à cette crise ridicule… Je suis une orgueilleuse qui n’ai pu retenir un trépignement nerveux sans importance… C’est l’affaire de quelques minutes… Je vous demande pardon…

(Une bonne entre.)
GRAND’MÈRE.

Voulez-vous faire monter monsieur René, s’il vous plaît ?

(La bonne sort.)
MARTHE.

C’est René qui va copier cette lettre ?

GRAND’MÈRE.

Oui… J’aime mieux cela… J’ai supprimé le nom du destinataire… et n’ai pas signé… en sorte qu’il copiera ces lignes comme un exemple.

MARTHE.

Un exemple !… Vous êtes amère.

GRAND’MÈRE.

Non, mon enfant.

(Silence glacial. — René entre.)


Scène VIII


Les Mêmes, RENÉ.

GRAND’MÈRE, (rapidement.)

René, ton frère est guéri… Tu iras l’embrasser tout à l’heure… Il dort maintenant. En attendant, tu vas me copier ceci, dont j’ai besoin, n’est-ce pas ? J’ai la main tremblante un peu aujourd’hui. Ton écriture n’est pas fameuse… mais ce sera toujours plus lisible… Mets-toi ici… Tiens… Ah ! pendant que tu y es… (Elle installe René à la table.) écris aussi l’adresse de Maxime à la maison sur cette enveloppe. C’est pour la lettre où nous lui annonçons la guérison de Daniel… Merci… (Haut et en appuyant.) Je mets l’enveloppe sur ces livres, Marthe. Tu l’y prendras, si tu veux, et quand tu voudras, — toi-même… (À René.) Là, écris bien lisiblement… applique-toi… (Elle se rapproche de Marthe, sombrée dans un fauteuil, et la voix plus douce :) Marthe ?

MARTHE, (relevant la tête.)

Quoi ?

(Brusquement la porte de la chambre s’ouvre et Daniel fait irruption.)




Scène IX


Les Mêmes, DANIEL.

DANIEL, (marchant seul.)

Je ne puis plus y tenir… J’ai vraiment trop de

joie au cœur pour dormir.
GRAND’MÈRE, (s’élançant à sa rencontre, effrayée.)

Prends garde ! Ne marche pas tout seul, je t’en prie…

DANIEL.

Si !… laisse-moi !…

GRAND’MÈRE.

C’est un excès, je t’assure… Voyons…

DANIEL, (en tombant assis près de la fenêtre, remarque René qui, plongé dans sa copie, n’a pas bougé.)

René !… Comment, vous faites travailler René aujourd’hui. Oh ! un jour de fête, de grande fête comme aujourd’hui ! Grand’mère, il a congé !…

GRAND’MÈRE, (vivement.)

Ce n’est pas un devoir… Je lui fais écrire un mot à Maxime pour lui apprendre la bonne nouvelle… Va, Marthe, vite, vite, je t’en prie !… il doit avoir fini… (Très haut.) Tu sais où est l’enveloppe ?

MARTHE.

Oui, madame.

DANIEL, (bas à sa mère.)

Eh bien ?

GRAND’MÈRE, (les yeux fixés sur ce que fait Marthe.)

Attends, chéri. (À Marthe qui a pris la lettre et l’introduit dans l’enveloppe.) Et fais-la partir de suite, surtout… L’heure du courrier est presque passée…

MARTHE, (à René.)

Va, René, va chercher ton chapeau… Tu iras la jeter toi-même… Cours… (Elle cachette l’enveloppe, en se rapprochant de Daniel.) Une si grande nouvelle, Daniel, comme elle est légère !

DANIEL, (avec toute sa foi.)

Oh oui, Marthe !

MARTHE.

Un petit bout de papier étroit comme la place du cœur… On la mettra dans un grand sac ce soir et puis… fini !…

DANIEL.

Comme il fait doux dehors !

MARTHE, (insistant.)

Les lettres d’enfant sont plus légères aussi que les autres… On dirait qu’elles peuvent voler plus facilement… Tâte…

DANIEL.

Quelle enfant tu fais aussi, Marthe !…

MARTHE, (approchant la lettre du visage de Daniel.)
Et parfumée !…
DANIEL.

Je ne sens pas.

MARTHE.

Si, parfumée, je trouve… (René est revenu vers elle en courant.) Ah ! te voilà, René ! (Elle lui pose la lettre doucement dans les doigts.) Une petite lettre d’enfant… une petite lettre d’enfant… et rien de plus…

(Elle remonte jusquà la porte.)
DANIEL.

Qu’a-t-elle, mère ?… Elle paraît troublée.

GRAND’MÈRE.

C’est la fatigue et l’émotion… Songe… Quel sacrifice !…

MARTHE, (caressant René à la porte du fond.)

Va, maintenant… Tu sais où est la poste ? Sur l’esplanade…

DANIEL, (à Grand’Mère.)

Eh bien ?

GRAND’MÈRE, bas.

Eh bien… c’est fait… Elle sera ta femme.

DANIEL.
Ah !… Elle a été contente ?…
GRAND’MÈRE.

Oui, mon enfant.

MARTHE, de loin, à René qui est disparu dans le corridor.

Va… va…

DANIEL.

Ah ! Grand’mère, comme nous allons être heureux !


RIDEAU

ACTE III

Un parc en fête, le soir. — La scène représente une rotonde bordée de lauriers. — À gauche, sous de grands peupliers qui sentent le frais, une estrade de campagne dressée pour recevoir des musiciens. — Le vent secoue des lampions rouges et verts dans les arbres. — De nombreuses petites allées aboutissent au carrefour. — Au lever du rideau, Grand’mère montre la propriété à des gens quelconques, en tenue provinciale des dimanches. Ce sont des voisins assurément, certains ont l’air de villageois.


Scène PREMIERE


GRAND’MÈRE, Ses Invités, MARTHE, MAXIME.

GRAND’MÈRE.

Voilà l’endroit où vous allez danser tout à l’heure, dès que les musiciens seront là. Ici, l’allée qui mène au bassin… De ce côté, la pelouse, jusqu’à la maison… vous voyez.

UN INVITÉ.

Oh ! c’est très grand.

UN AUTRE.

Je connaissais déjà le parc pour l’avoir visité

quand les directeurs de l’entrepôt l’habitaient.
UN AUTRE.

Vous n’avez que loué la propriété, ce n’est pas un achat ?

GRAND’MÈRE.

Non, pas pour le moment du moins… Plus tard peut-être, si Daniel et Marthe se plaisent ici, on verra. Il nous fallait absolument l’air de campagne. Bien que Daniel soit considéré comme guéri, le médecin, en voyage, lui avait tout à fait interdit la vie de l’usine et l’air direct du port… À vrai dire on est un peu dépaysé… On n’a pas vécu des années dans les fumées et le bruit sans s’y faire… Je ne connaissais que les plates-bandes de mon square, et tout ceci a l’air bien grand pour nous…

UNE INVITÉE.

Où avez-vous laissé votre fiancé, mademoiselle ?

MARTHE.

Je crois qu’il est resté à préparer sur la pelouse quelques pièces du feu d’artifice.

UN INVITÉ.

Comme il est resté jeune et gai ! Il nous a promis de danser tout à l’heure. Je vous assure qu’à le voir pour la première fois, on ne se douterait pas qu’il

ait pu être si malade…
GRAND’MÈRE.

Félicitez-en la cause du miracle, j’y suis pour bien peu de chose.

(Du côté de Marthe, un groupe de dames de province fait des grâces.)
QUELQU’UN.

Très réussi, cet effet de lanternes basses dans les yuccas.

UNE DAME.

Pauvre mademoiselle Marthe ! vous devez bien regretter de ne pas voir la belle fête qu’on donne en votre honneur.

MARTHE.

Oh ! cela ne fait rien… Je suis heureuse…

(Les groupes se dispersent.)
UN INVITÉ.

Vent du sud demain… Les étoiles brillent.

UN AUTRE.

Non, non… vous ne me gênerez pas mon cher… j’ai attelé le grand break…

QUELQU’UN, (à Grand’Mère.)

Vous ne m’avez pas présenté à monsieur votre

petit-fils…
GRAND’MÈRE.

Oh ! pardon… Mon petit-fils… arrivé d’hier tout exprès pour cette fête… Il repart demain rejoindre son père, qui n’a pu s’absenter de ses affaires.

MAXIME.

Monsieur…

GRAND’MÈRE.

Maintenant, il va être temps de terminer le tour du propriétaire, si nous ne voulons pas retarder le feu d’artifice… Il va falloir aussi installer les musiciens.

UNE INVITÉE.

Vous en avez donc trouvé dans le pays ?

GRAND’MÈRE.

Oui… Un orchestre de passage. Ils ont donné hier un concert en ville, au Café Central… Prenons par ici, si vous voulez bien.

DES INVITÉS.

Vous nous guidez.

MAXIME, (bas à Marthe.)

Reste, j’ai à te parler…

MARTHE, (bas.)
Je ne peux pas, on s’apercevra de notre absence.
MAXIME.

Une minute… C’est important.

MARTHE.

Alors, une minute seulement.

UN INVITÉ.

C’est grand, très grand.

UN AUTRE.

Trois hectares, je crois…

UN AUTRE.

Voulez-vous du feu, monsieur ?

UN AUTRE.

Non, non, pas par là mon cher…

UN AUTRE.

Oh ! pardon, je me trompais…

(La banalité des conversations se perd peu à peu dans les allées. Au loin, quelques fusées. Les grands arbres se remettent à bruire dans le silence. — Maxime et Marthe restent seuls. Maxime s’assied sur le banc.)


Scène II


MARTHE, MAXIME.

MARTHE, (debout.)

Eh bien, qu’as-tu à me dire ?

MAXIME.

Des choses…

MARTHE.

Parle.

MAXIME.

Alors, c’est tout ce que tu trouves ? Il y a trois mois que je ne t’ai pas vue, deux mois que j’ai reçu cette lettre extraordinaire et ridicule, et pendant ce temps, il s’est passé les faits les plus bouleversants… ces fiançailles d’abord… (compliments !) Et tu as l’aplomb de me demander ce que j’ai à te dire…

MARTHE.

Mon Dieu, oui, Maxime.

MAXIME.

Tu crois êre quitte envers moi parce que tu as daigné me faire écrire que tout était fini. Alors nous vivrions tranquillement séparés, toi en province dans cette campagne, moi à l’usine ! Charmant ! Que tu l’épouses parce qu’on t’y contraint, passe encore ; mais que tu aies l’air d’en être si naturellement heureuse et que tu juges bon, la première fois que nous nous trouvons seul à seule, de me reconnaître à peine, voilà qui me surpasse… Je ne m’y attendais pas !…

MARTHE.

Si, tu t’y attendais, mon cher, cher Maxime.

MAXIME.

Et puis, ce n’est pas tout ça… À quoi bon prolonger la querelle ?… Je le sais, au fond tu m’aimes encore, — ne proteste pas, c’est inutile. Ce que je tiens seulement à te dire, c’est que je ne veux pas te perdre complètement, que ce mariage même n’est pas un obstacle, que je me moque de ta lettre et de tes appréhensions, comme bien tu penses !… C’est très sérieux.

MARTHE.

Non. Notre amour a fait son temps…

MAXIME.

Je te veux encore à moi. Donne-moi l’assurance que nous ne romprons pas nos relations.

MARTHE.

Je ne m’attendais vraiment pas à tant d’obstination de ta part… N’étions-nous pas convenus de tout temps de nous séparer quand il le faudrait, Maxime ? Qu’as-tu besoin de moi ?… Tu trouveras d’autres maîtresses, et facilement plus belles que celle-ci… Sans doute, je sais combien nos heures furent bonnes et commodes pour toi… oui, nous les regretterons chacun de notre côté, Maxime… mais enfin, il n’y a rien là qui puisse motiver cette émotion dans laquelle je te sens… Vrai, je ne te reconnais plus, Maxime !…

MAXIME.

Ah ! c’est que voilà, en effet… tout est changé.

MARTHE.

Que veux-tu dire ?

MAXIME.

Depuis deux mois, nos affaires ont étrangement périclité… À quoi bon te mettre au courant de cela ! Qu’y comprendrais-tu ? Les frais généraux de l’usine, les capitaux engagés, la baisse des cours sur le marché… d’autres troubles plus graves encore dans notre organisation… la concurrence de l’État… enfin, quoi ! la faillite en perspective… Et avec cela, un père imbécile, aveuli par l’âge !… J’ai lutté tout seul… j’ai tenu tête à la débâcle, travaillant à l’excès jour et nuit, minant toute mon énergie petit à petit : Ah ! dieu de dieu !… On est mal payé dans le métier, et dans la vie…

MARTHE.

En effet, Maxime, j’écoute ta voix… j’écoute, et tu parais avoir un peu vieilli…

MAXIME.

J’ai tellement eu la foi dans notre prospérité commerciale… et dans ma valeur donc !… Ils ne pourront pas dire au moins que je leur ai économisé ma jeunesse… Ah ! la vie est mauvaise !…

MARTHE.

Toi ! c’est toi qui dis cela !

MAXIME.

Vois-tu, je songe à m’expatrier, là-bas, en Amérique… Je fais des plans… très rationnels, je t’assure… C’est le renouvellement pour moi peut-être… J’ai des propositions admirables… Et puis travailler pour mon propre compte à la fin… Ils se débrouilleront ici à loisir… Là-bas, j’installerai ma vie…

MARTHE.

Ainsi ce n’est pas seulement le découragement d’une heure… une lassitude irréfléchie… tu parles d’installation à demeure lointaine… de compagne… de foyer… Deviendrais-tu, à ton tour, un sentimental !… Plaisantes-tu ? ou, si tu parles sincèrement, ah ! pauvre ami, sais-tu quelles peines tu te prépares ?… Non, tu n’es pas fait pour cette vie-là. Va, garde ta force et ta santé qui t’ont fait si beau.

MAXIME.

Il faudrait être heureux. Je ne le suis pas… J’ai besoin d’affection comme les autres… Je t’ai méconnue, Marthe. Ta passivité m’amusait, me passionnait ; maintenant je désirerais de toi autre chose que ton jeune corps ployé à mes désirs… Je désirerais de toi ce que tu donnes à un autre, et que j’avais dédaigné. Je suis jaloux. Nous avons changé tous les deux, Marthe, tu ne trouves pas ?

MARTHE.

Toi, oui, mais pas moi…

MAXIME.

Si, en vérité… toi aussi tu es autre…

MARTHE.

En quoi ?

MAXIME.

Je ne sais pas… tu raisonnes plus, tu parles mieux… tu as ta volonté maintenant.

MARTHE.

Peut-être as-tu raison… Tu n’as connu de moi jusqu’ici que la passive, c’est vrai… Moi-même, je ne me suis jamais sentie autre, et Daniel ne m’appelle-t-il pas, pour rire, sa fatalité ?… Cependant, cependant… on a beau vivre, sans savoir… dans l’obscurité, on a beau laisser aller toutes ses actions aussi machinales que si l’on tirait l’aiguille… cela n’empêche pas, certains jours, de se sentir subitement grave, recueillie… et, tu as raison de le dire, supérieure… supérieure, c’est cela, à sa vie, à sa condition… Oh ! j’ai senti cela si souvent… On voudrait faire je ne sais quelle belle chose, et il y a des instants comme celui-ci, tiens, depuis le dîner à peu près, où — quoique aveugle — je subis des exaltations, l’influence du spectacle extérieur que je ne vois pas, l’attirance du beau ciel étoilé que je ne regarderai plus jamais… Je suis calme et forte ce soir.

MAXIME.

Oui, c’est toi qui as l’air de me dominer maintenant.

MARTHE.

Allons, ressaisis-toi… Reprends ta force et ton dédain.

MAXIME.

Mais tu ne m’as donc jamais aimé ?

MARTHE.

Pas aimé, Maxime !… Ah ! mon ami ! si je suis calme ce soir, j’ai bien souffert et pleuré, va ; j’ai cru que ma chair se fendait quand je t’ai écrit cette lettre… J’ai pleuré, puis, les larmes séchées, le parti pris, ç’a été tout… Maintenant, je ne conserve plus qu’un souvenir heureux de nos nuits de joie !… Mais quoi ? tout a une fin ! Maintenant quittons-nous, contentés l’un de l’autre, heureux d’emporter pour la vie ces bons souvenirs. Demain, moi, je reprendrai la vie qu’a interrompu ton baiser et je ne retrouverai plus jamais, jamais la caresse de soleil qui a passé sur ma tête !… Mais, bah ! que veux-tu ? J’ai bien définitivement renoncé à la lumière !

MAXIME.

Je te regarde, je te regarde… C’est drôle… Je ne croyais pas tenir à toi si rudement…

MARTHE.

Tu tiens à moi suivant tes besoins, voilà tout…

MAXIME.

Hein ? De l’ironie ?

MARTHE.

Pauvre chéri, ne t’émeus pas, va… J’ai dit cela sans amertume… Tu as tellement raison ! C’est si juste !…

MAXIME.

Ah ! où est-elle la fille aux « je ne sais pas » de

l’hiver dernier ?… Elle a cessé d’exister…
MARTHE.

Eh bien, tant mieux s’il n’est pas trop tard.

MAXIME.

Alors, décidé ? tu vas donner ta vie à ce malheureux !… Je te souhaite de la joie !… ce pauvre garçon dégénéré, qui ne peut vivre un instant de la vie de tout le monde… et qui nous a tous lassés à la longue… au reste, à peine vivant… tandis que moi, moi !…

MARTHE.

Pas vivant ! ne dis pas cela !… Seule, je puis savoir tout ce qu’il y a de fureur et de puissance de vivre dans ce corps que vous jugez éteint… Mais tu ne t’es pas donné la peine de le regarder, Maxime ! Une vie terrible en vérité, d’action perpétuelle, et, sans bouger, qui ressemble en effet parfois au grand effort des mourants. Vous pouvez aller, venir… tu peux t’absenter des années, le jour du retour, tu retrouveras ce corps à la même place, sur une chaise où vous l’aurez laissé, et tu penseras qu’il n’a pas bougé ; mais connaîtras-tu, toi, quels auront été ses voyages, les passions qui seront nées et mortes en ton absence, toutes les étapes de l’homme accomplies une à une… si bien que vous ne saurez à quoi attribuer ce visage fané et ces mains de vieux sur les genoux. Je m’y connais mieux que toi, étant un peu, oh ! bien peu, mais un peu, de ces gens qui sont obligés d’avoir tout en eux, pour passer la vie… Je t’assure, il doit en être beaucoup ainsi, au bord de ces rues où tu vas… dans les sept étages de ces maisons, où il me semble parfois, lorsque j’y entre, que j’entends craquer les parquets sous le poids de la vie trop lourde.

MAXIME.

La vie ! La vie lourde, mais puissante !… Je ne me contenterai pas de la rêver sur place. Non, la vie, je n’en ai pas fini avec elle !… Tu as bien raison, va… ce serait à pouffer, hein, si avec cette poitrine et ces bras on n’arrivait pas à faire son trou… pas, Marthe ?

MARTHE.

Va où tu dois aller. Je t’aimerai de loin.

MAXIME.

Et d’abord, je te veux, d’abord… Je suis venu ici, passer deux jours, surtout pour te retrouver…

MARTHE.

Impossible.

MAXIME.

Si… Tu viendras ce soir ou préfères-tu que je te retrouve dans ta chambre, au milieu de la nuit ?

MARTHE, (se dégageant.)
Laisse-moi. Je ne veux pas…
MAXIME.

On verra, on verra !

MARTHE.

Maxime !…

MAXIME.

Tu obéiras…

MARTHE.

Non. Tiens, encore ce baiser… pour te dire adieu… tiens… tiens… Va-t’en… Tu n’as pas entendu ?…

MAXIME.

Rien.

MARTHE.

J’ai l’oreille plus fine que toi… Il y a quelqu’un derrière ces arbres, à droite…

MAXIME.

Sans doute quelque musicien qui vient au rond-point…

MARTHE.

Va-t’en… vite… Notre absence doit paraître inexplicable à Daniel… Va lui dire que je reste à attendre au rond-point… Il est l’heure, d’ailleurs, grandement, je crois, de commencer les danses… Demande qu’on envoie l’orchestre par ici…

MAXIME.

Je te reverrai tout à l’heure. Nous prendrons des

décisions… Cette conversation n’est pas finie…
MARTHE.

Assure-toi, en tout cas, qu’il n’y a personne de la maison dans ces allées… qu’on ne nous a pas vus… mais s’il n’y a personne, inutile de revenir bien entendu.

(Maxime s’en va.)


(Elle s’assied sur un banc et attend. Peu après, on aperçoit Daniel sortir du bouquet de lauriers. Il guette, puis se cache, car Maxime réapparaît et dit à Marthe : « Non. Personne ! » Quand Maxime a disparu, les branches, du côté même où il a disparu, s’écartent. C’est Daniel qui s’est glissé, en faisant le tour, de façon à se trouver à la place même que Maxime venait d’occuper.)


Scène III


MARTHE, DANIEL.

(Daniel, sur la pointe des pieds, vient s’asseoir à côté de Marthe et la prend dans ses bras, violemment.)
MARTHE.

Va-t’en !… À quoi bon ?… Je n’appartiendrai plus qu’à Daniel… à mon pauvre enfant… Laisse moi… Pourquoi ce silence ? Que signifie maintenant ce silence ?… Tu es là pourtant, à côté de moi… Je te sens à mon côté… Pourquoi as-tu desserré les bras tout à coup et ne t’en vas-tu pas ?… Tu pleures ? Toi !… J’entends des larmes !… Oh ! des larmes ! Ça c’est pour Daniel… pas pour toi… Voyons… donne ta main… Ta main ? (Elle prend la main de Daniel. Au contact elle a un sursaut.) Maxime !… Cette main maigre… ces doigts !… J’ai peur… qui est là ?… (Elle met la main sur les cheveux de Daniel. Elle tâte avec angoisse.) Mais c’est mon enfant… c’est mon enfant qui est là !

DANIEL.

Et si je te tuais, pourtant, dis… si je te tuais ?…

MARTHE, (se laissant glisser aux pieds de Daniel.)

Pardon !… Oh ! pardon !… mon enfant, ne pensez qu’à vous, qu’à vous seul… Chassez-moi de cette maison, chassez-moi de votre vie… Je suis indigne de vous !… Pardon !… Je vous ai aimé, mon cher enfant… je vous adore pourtant !…

DANIEL.

Ah ! je comprends tout maintenant !… Ta pitié !… J’ai eu ta pitié. Quel orgueil !… À l’autre tes baisers et tes caresses. Comme tu as soigneusement entretenu le mensonge !… J’aurais épousé ta pitié jusqu’à la mort !… Voilà ce que tu m’offrais, ce que tu allais m’apporter : ta pitié lamenlable… Comme tu as dû souffrir de dégoût !…

MARTHE.

Tais-toi, mon enfant… Ce n’est pas vrai !… tu blasphèmes !…

DANIEL, répétant inlassablement.

Ta pitié !… M’as-tu assez abreuvé de la potion cuillerée par cuillerée !… Dis, est-ce qu’il t’embrassait sur les yeux, comme moi ?

MARTHE.

Oh ! taisez-vous… Mon âme n’a jamais cessé d’être à vous ! Je n’ai pas menti… je ne me suis pas abaissée à la pitié !…

DANIEL.

Je voudrais cracher sur toutes les places que j’ai embrassées, menteuse !…

MARTHE.

Et je donnerais ma vie pour vous !…

DANIEL.

Oui, oui, rappelle-le moi ! Comme c’est habilement dit ! Je te dois tout, je le sais bien, tout !… Il n’y a pas besoin de récapituler, parbleu, tout… ma santé, mon bonheur, mon sang tout entier ! Mais je te le rendrais, me rendrais-tu tout ce que je t’ai donné là, là… dans ta poitrine… tout ce que j’ai enfermé là-dedans !… Rends-moi ma vie ! Rends-moi ma vie !

MARTHE.

Pardon ! pardon ! je crie pardon ! entendez-le… Ça été si peu de chose ! Mon obéissance fut mon excuse… Madame Mathilde vous expliquera, mon Dieu !…

DANIEL.

Ah ! elle était de la partie aussi ? Une complicité générale, une manière de thérapeutique sentimentale !… Rends-moi l’orgueil de rire !

MARTHE.

Oui, oui… Daniel… Voyez par-dessus moi… Est-ce que je compte, moi ? Vivez, Daniel !… Il faut vivre et mépriser !…

DANIEL.

Vivre ? de quoi puisque je ne peux plus vivre de toi ? À qui voler encore ma vie ?… Périssent ces mendiants qui n’ont pas la force de la solitude !

MARTHE.

Ah ! Daniel !… il s’agit bien de cela !… Notre douleur est assez grande comme elle est… ne la compliquez pas… Ne pensez qu’à vous, qu’à la manière de dominer votre souffrance !

DANIEL.

Je sais bien, je sais bien… je ne peux pas souffrir comme les autres !… je ne peux même pas pleurer simplement comme tout le monde !… Et cependant, il y a quelque chose de plus vrai que mes paroles, et qui pleure profondément en moi, Marthe… et qui pleure, qui pleure !…

MARTHE, (l’enlaçant.)


Mon pauvre enfant, mon enfant à moi…

DANIEL, (la repoussant.)

Non, va-t’en !… retourne à la ville, retourne dans la foule, toi aussi, dans la foule dont tu es sortie… Tu avais l’odeur de tous les bas remparts de la ville, dans ton châle, quand tu venais frissonner le soir à nos baisers… Tu ne remonteras plus jamais là-haut sur la terrasse… Moi, j’y remonterai tous les soirs, seul, sans plus rien… Tu seras dans la ville, là-bas, qui ravitaille et qui crie… mais je te défends de remonter là-haut, tu m’entends ?…

MARTHE.

Écoute-moi, enfant ! Maintenant il faut que tu

connaisses toute la vérité misérable…
DANIEL.

Non, mais qu’est-ce que je vais faire avec ces deux mains-là maintenant !…

(On entend des cris. Les invités se dirigent vers le rond-point.)
MARTHE.

Les musiciens, les danseurs… dans l’allée. Je les entends…

DANIEL.

Eh bien, qu’ils viennent, qu’ils viennent ceux qui vont t’emporter…

(Des musiciens apparaissent vaguement sur l’estrade.)
MARTHE.

Par grâce, venez. Daniel, ne restez pas ici !… Qu’on ne nous voie pas ainsi…

DANIEL.

Laisse-les venir, va, ceux qui vont t’emporter à la danse… (aux musiciens) Installez-vous, messieurs…

MARTHE.

Fuyons d’ici ! Venez !

DANIEL.

Pourquoi ? les voilà qui arrivent… Elle est prête… prenez-la… que je n’en entende plus parler !… La voilà donc la fête de noce ! ma belle musique attendue ! Allons ! Tu vas danser. Marthe !… je vais te voir danser avec eux !…

(Il lui saisit les deux bras.)
DES VOIX.

Par ici, par ici !…

RENÉ, (qui est entré avec des petites filles et a vu le mouvement de Daniel appelle en courant.)

Grand’mère !… Grand’mère !… Daniel qui veut faire danser Marthe !…



Scène IV


GRAND’MÈRE, RENÉ, La Foule, MARTHE, DANIEL.

(Tout le monde s’interrompt ; on se précipite vers le couple en criant. Les lampions autour de l’estrade se balancent au vent aigre du soir.)
LA FOULE.

— Oh ! voyons voir ! voyons voir !

— Par ici…

— Oh ! mademoiselle, ne vous faites pas prier.

— Forcez-la, Daniel !
MARTHE, (éperdue dans le brouhaha.)

Mais non… je ne peux pas… je ne sais pas… vous vous trompez… René a mal compris… Ce n’est pas ce que voulait dire Daniel.

LA FOULE.

— Allons donc, elle sait très bien danser.

— Ce ne sera pas la première fois…

— Mademoiselle !… Il n’y a pas besoin d’y voir pour danser… Vous vous laisserez aller…

— Mademoiselle, je vous en prie…

— Monsieur Daniel !

DANIEL, (criant.)

Une valse !… (À Marthe.) Si, si, je veux, viens !… Il n’y a plus qu’à danser maintenant, il n’y a plus qu’à tourner…

MARTHE, (bas.)

Daniel, tuez-moi, mais épargnez-moi cette dérision…

DANIEL.

Vous allez voir danser une aveugle !… Tu es là, tu es là, grand’mère ?… Je veux voir grand’mère, moi…

GRAND’MÈRE, (dans la foule.)
Oui, petit…
LA FOULE

— Allons, ne vous défendez pas, mademoiselle !

— Je suis sûre que vous danserez si bien !

— Oh ! oui, ce sera amusant !

— Pour nous faire plaisir…

DANIEL.

L’orchestre !…

MARTHE, (bas.)

Vous êtes horrible !

DANIEL.

Ah ! ah ! vraiment, tu trouves !… (Haut.) Nous y sommes. (À Marthe.) Le supplice est trop dur !… Mais je t’attacherai à la queue de cette valse tournoyante, pour qu’elle t’emporte…

MARTHE.

Vous êtes fou !… vous avez la fièvre…

(La musique attaque une valse. — Daniel entraîne Marthe brusquement. Ils dansent.)
LA FOULE.

— C’est bien !… Laissez-vous conduire.

— Bravo !… vous voyez qu’elle danse très bien !…

— En mesure, Daniel… Ça va !

— Prenez garde au banc…

(Silence de la foule.)
DANIEL, (étreint Marthe plus langoureusement. Le mouvement se fait bercé…)

Ah ! ton cœur, Marthe, sur mon cœur… Le sens-tu ! ton pauvre cœur ? Presse, presse-le fort… à crier… pour la dernière fois, Marthe !

MARTHE, (éperdue, à moitié évanouie…)

Vous me faites mal !

DANIEL.

Ta chère taille !… Tu es à moi ! Que tu es douce !

GRAND’MÈRE.

Ne la fatigue pas ! C’est assez… elle faiblit.

DANIEL, (haut.)

N’aie pas peur, mère ! Ça va, n’est-ce pas ?…

GRAND’MÈRE.

Vous êtes charmants !… N’est-ce pas qu’ils sont adorables ?

DANIEL, (tout bas, en murmurant.)

Mais ils ne voient donc pas le drame horrible de nos poitrines, Marthe ! Tu m’aimes, dis ?…

Tiens-toi mieux, voyons… plus à droite…
MARTHE, (faiblissant de plus en plus. Elle se renverse en arrière. Elle n’est plus qu’une chose aux mains de Daniel.)

Assez ! assez ! Je meurs !…

DANIEL.

Non, c’est bon, la tête tourne, on ne sent plus rien… tais-toi !… Oh ! la bonne vieille valse… écoute-la… c’est une vieille amie…

LA FOULE.

— Elle se fatigue.

— Vous ralentissez.

— Mademoiselle, n’ayez pas peur. En mesure.

— Bravo !

DANIEL, (haut, apercevant Maxime dans la foule.)

Ah ! te voilà, Maxime !… Regarde-la danser !… je vais te la passer tout à l’heure, seulement, la valse est pour moi… une minute… Oh ! Marthe ! serre, serre, dis, fort !…

MARTHE.

Pitié !… À moi !…

GRAND’MÈRE.

Prends garde ! Qu’est-ce qu’elle a ? Mais elle

s’évanouit !…
DANIEL, (hagard.)

Plus loin, Marthe… vers toi !… vers nous !… Je ne veux pas te lâcher, petiot… Encore, encore, messieurs !… Tu t’en irais avec la valse… Qu’elle soit éternelle ! qu’elle soit éternelle !

(On se précipite, en voyant que Marthe s’écroule de ses bras. On l’arrache à l’étreinte de Daniel. Elle s’affaisse. Il y a un instant de panique qui groupe tout ce monde autour de Marthe, comme autour d’un accident. Daniel, hagard, hors d’haleine, a saisi les mains de son frère. La musique continue.)

RIDEAU.

ACTE IV

Une chambre. Aux lumières on distingue Daniel couché dans un lit, près duquel, en groupe, David, Grand’Mère, deux femmes.


Scène PREMIERE


DAVID, GRAND’MÈRE, Première et Deuxième Dames, DANIEL, endormi.

DAVID.

Allons, allons, courage.

GRAND’MÈRE.

Il ne se réveillera plus, vous verrez.

DAVID.

Voyons, maman, sois raisonnable… Je veux que tu sortes cinq minutes de cette chambre… Il faut que tu reprennes un peu de force.

GRAND’MÈRE.

Laissez-moi… Mon Dieu ! Mon Dieu !

DAVID.

Madame te remplacera un instant. N’est-ce pas,

madame ?
UNE DAME.

Certainement.

DAVID, (à l’autre dame.)

Voulez-vous l’accompagner deux minutes dans le jardin ?… Je vous en prie.

GRAND’MÈRE.

Mon enfant, madame… Vous ne pouvez pas savoir… mon enfant !

(Elles sortent toutes deux. La voix de Grand’Mère se perd dans les couloirs.)

LA DAME (qui est restée, s’approchant du lit.)

Plus d’espoir ? Non.

DAVID.

Si… Les blessures qu’il s’est faites ne sont pas mortelles. On a bandé les artères à temps… Cinq minutes de plus, c’eût été fini… Voyez, il s’est ouvert les veines, et tailladé à grands coups de couteau dans tous les sens… rien de mortel… mais le cœur est très faible paraît-il… il a des arrêts dangereux. Ah ! les horribles heures que je viens de passer dans ce train ! Et je n’ai pu arriver qu’à l’aube… Voulez-vous voir si Marthe dort toujours à côté…

LA DAME (se dirige vers la chambre à côté et revient.)
Oui…
DAVID.

Bien ! Il vaut mieux qu’elle repose… Elle a tenu à le veiller, à rester à ses côtés… J’y ai consenti… mais ce n’est qu’un malade de plus… Ses forces la trahissent…

LA DAME.

Pauvres enfants ! (Se rapprochant de David.) Vous souffrez ?

DAVID.

Ne parlons pas de ça.

LA DAME.

Si, on voit que vous vous efforcez de le cacher, mais…

DAVID.

Je vous en prie, madame…

(Rentre la dame qui avait accompagné Grand’Mère. Elle revient suivie de Maxime.)


Scène II


Les Mêmes, MAXIME.

PREMIÈRE DAME.

J’ai laissé la bonne auprès de votre mère.

DEUXIÈME DAME.
Je vais aussi lui dire au revoir en descendant.
DAVID.

Vous partez ? Attendez… je poserai la lampe dans le corridor, pour vous éclairer.

LES DAMES.

Oh ! pas nous…

DAVID, (brusque.)

Mais passez donc… puisque je vous le dis… Maxime restera avec lui.

(Ils sortent tous les trois.)
(Maxime silencieux fait signe à son père qu’il peut se retirer sans crainte.)


Scène III


MAXIME, DANIEL.

(Maxime, durant que Daniel demeure comme inanimé, le considère, puis va à la porte de la chambre de droite. Il constate qu’à côté Marthe repose aussi. Il pousse la porte sans la fermer complètement Puis, il s’approche du lit de Daniel. Il tâte, doucement, le pouls du malade.)
DANIEL, (s’éveillant.)

Marthe ! Est-ce toi ?

(Il reconnaît son frère et reste les yeux fixes.)
MAXIME.

Mon frère… devant tout ce que je t’ai fait souffrir sans le vouloir, je suis bouleversé !… Je t’assure que je ne suis pas mauvais… Ce que j’ai fait, je l’ai fait sans penser à toi… sans penser qu’un jour viendrait où tu voudrais épouser une petite aveugle… Ça je te l’affirme !… Après, je me suis entêté… par déception… mais ne crois à aucune rivalité… Pourquoi as-tu commis cette folie de vouloir te supprimer ?… Enfin, te voilà sauvé, hors de danger… Je vais pouvoir retourner dès ce soir là-bas, à l’usine, et père demeurera quelques jours encore ici… jusqu’à ce que tes forces soient revenues.

DANIEL.

Tu pars ce soir ?

MAXIME.

Oui. Je te demande de ne pas trop me haïr… On s’est disputé sa part de vie les uns et les autres… mais il n’y avait pas entre nous deux des barrières infranchissables… Nous ne nous comprenions pas toujours, voilà tout… Maintenant que j’ai changé, je saisis mieux le sens de tes paroles d’autrefois : « Mon pauvre Maxime, me disais-tu, la douleur est nécessaire… » Je niais… aujourd’hui, je comprends mieux… tu m’avais donné rendez-vous au jour de la souffrance commune… Eh bien, j’y suis maintenant… On t’a peut-être dit, avant-hier, quand je suis arrivé, que les affaires périclitaient terriblement… Père passera peut-être l’usine à d’autres… Moi, je vais m’expatrier… J’irai en Amérique tenter la chance… tu ne me reverras plus guère… Tu vois que tu peux me pardonner le mal que je t’ai fait.

DANIEL.

Je te pardonne volontiers… Pourquoi pas ?

MAXIME.

Tu pourras être heureux… mais oui… Quand le vase tombe il s’agit de ramasser les débris et de reconstituer la forme qu’on aimait… C’est possible… Là, je ne veux pas te fatiguer plus longtemps… Je sens que ma présence t’agite… Marthe est à côté ; elle repose un peu, paraît-il, sur la chaise longue… mais, en m’en allant, je vais ouvrir la porte… Si tu avais besoin de quelque chose, tu l’appellerais… Permets que je t’embrasse ! Daniel ! Daniel !

(Daniel fait signe que oui. Maxime l’embrasse sur le front.)
MAXIME.
Tu ne me rends pas mon baiser.
DANIEL.

Je t’ai pardonné. Que veux-tu de plus ?

MAXIME.

Dis-moi quelque chose dont je puisse me souvenir… là-bas.

DANIEL, après avoir réfléchi.

La douleur est nécessaire.

MAXIME.

Au revoir, petit. Je viendrai encore t’embrasser avant de partir, ce soir. Repose. (Il sort.)



Scène IV


DANIEL seul, puis MARTHE.

(Maxime a emporté la lampe. — La chambre est plongée dans l’obscurité. Le décor s’est complètement effacé. Il ne reste plus que les voix. Au plafond le rond d’une veilleuse.)
DANIEL, (se dressant tout à coup.)

Ah ! On m’a bandé les veines… on voudrait empêcher le sang ; de couler… non ! qu’il s’en aille… qu’il s’en aille jusqu’à la dernière goutte ! (Il arrache les bandes de ses bras à la lueur de la veilleuse.) Là, sous les draps et les couvertures on ne verra pas le sang couler ! (Il cache les bras sous les draps puis appelle.) Marthe, éveille-toi.

MARTHE, (de la chambre à côté.)

Vous m’avez appelé, Daniel ?… Vous me parlez ?… J’arrive…

(Elle entre, les mains en avant, tâtant l’obscurité. Elle va s’affaler sur la chaise longue.)
MARTHE.

Oh ! Daniel, qu’avez-vous fait !

DANIEL.

Ce que j’ai fait ? Te souviens-tu d’une heure chère où je t’ai dit : « Et si c’est une illusion, je bâtirai mes jours sur elle… ». J’ai vécu l’illusion jusqu’au bout, Marthe… voilà tout… Ce que j’ai fait ?… j’ai annulé le contrat, Marthe !… j’ai voulu rendre à la terre le sang de notre amour… Je n’en veux plus, je n’en veux plus pour vivre.

MARTHE.

Mon dieu… je n’entends pas très bien ce que vous dites… Daniel… je suis faible… Oh ! si

c’étaient les paroles de pardon… si c’étaient elles !
DANIEL.

Non… pas cela… Maxime aussi a demandé mon pardon… Je le lui ai donné… car lui, après tout, était un inconscient et un brutal… mais toi !

MARTHE.

J’attendrai encore, j’attendrai, Daniel.

DANIEL.

Coule, va, pauvre sang innocent, toi, pauvre sang qu’on chasse, sang d’amour qui n’aurait plus que faire en moi… Restait-il quelque atome de celui qui, si joyeusement venu, avait cru m’apporter tant de charitable douceur ?… Hélas, hélas, tout ce qu’on se transmet de cœur en cœur, tout passe et ne demeure jamais…

MARTHE.

Oh ! je ne sais ce que j’ai aussi… je souffre… Vous ne voulez pas que je m’approche ?… j’en aurais la force…

DANIEL.

Non… Je t’ai défendu d’approcher de mon lit… Reste là-bas… reste… loin de moi…

MARTHE.

C’est bien, c’est bien, Daniel… Je ne voudrais

pas que vous me haïssiez, pourtant, à ce point-là…
DANIEL.

Oh non ! sans haine aucune… je partirai sans haine… Je ne puis pas te pardonner, voilà tout… (en une sorte de prière d’extase) mais que ce sang inutile retourne à la terre. Je te jure, à cet instant suprême, j’en offre les humbles gouttes à la grande vie qui nous porte, et par qui se crée toute vie… oh ! sans haine, Marthe ! C’est si doux de se sentir mourir de ce qu’on aime !…



Scène V


GRAND’MÈRE, DANIEL, MARTHE.

GRAND’MÈRE (entr’ouvre doucement la porte du fond.)

Il s’est réveillé !…

DANIEL.

Pauvre grand’mère, ça n’a pas été long, hein ?…

GRAND’MÈRE, (s’affaissant sur le lit.)

Oh ! qu’as-tu fait ! Ou’as-tu fait, chéri ! mon chéri adoré ?…

DANIEL.

Un tour de valse, dès que j’ai pu marcher… ça

n’a pas été long !…
GRAND’MÈRE.

Mais on le sauvera, tu sais ?… On nous l’a promis… tout à l’heure… J’en ai l’assurance divine…

DANIEL.

Écoute, parlons bas… je ne veux pas qu’elle entende. Elle est bien mal aussi, n’est-ce pas ? Tu lui en veux ?

GRAND’MÈRE.

Ah ! qu’importe !

DANIEL.

Si… tu lui en veux… Nous ne pouvons pas lui pardonner maintenant, n’est-ce pas ?… mais quand je ne serai plus, tu lui diras, quand je ne serai plus, que je l’aimais encore. Il faut me le promettre…

GRAND’MÈRE.

Tais-toi, je t’en supplie… Il ne s’agit plus que d’espérer !… J’ai tout l’espoir dans ma fortune !

DANIEL.

Et puis, je veux que tu la soignes comme moi-même, je veux que tu deviennes bien vieille pour elle. Si elle s’en va avant toi… (oh ! j’ai entendu ce que disait le médecin tout à l’heure !) tu n’auras pas à lui fermer les yeux à la pauvre enfant… Les aveugles ont l’air mort avant que la mort les ait touchés et elle mourra si simplement, sans déranger personne… Puis qu’on ne lui dise ma fin que le plus tard possible… c’est facile…, qu’elle bénéficie au moins en cela de son obscurité. Vois-tu, je prends mieux la peine de comprendre en m’en allant… Nous l’avons tous exploitée… parce qu’on vit les uns des autres… peut-être… plus on aime… plus on aime !… Et elle a été la source, grand’mère, la plus seule des sources…

GRAND’MÈRE.

Tu te sens très faible… Je vais appeler. Je vais aussi chercher la lumière.

DANIEL.

Non ! Reste. Il me semble que j’ai fatigué toute la terre et qu’il va y avoir un soulagement partout, quand je vais être parti…

GRAND’MÈRE.

Si tu t’en allais, fils, je t’aurai rejoint dans un quart d’heure, bien sûr !…

DANIEL.

Il ne faut pas. Il faut que quelque chose de ce qui a été beau subsiste… Je ne veux pas que tu oublies, toi au moins, tout ce qu’il y a eu dans

mon cœur, mère, de douloureusement inutile.
GRAND’MÈRE.

Tu as soif ?… Tes lèvres ont l’air d’implorer une goutte d’eau, une goutte d’air.

DANIEL, (pendant que la grand’mère machinalement remue la tisane dans la tasse.)

Tourne la cuillère, grand’mère, tourne la cuillère… Mais, qui sait ? La petite pitié de ceux qui ont beaucoup souffert refleurit peut-être dans les choses qu’on aimait à voir… comme moi du haut de la terrasse… dans les branches de lilas que portent les passants à la main… dans la petite gaîté des écoliers des faubourgs… que j’entendais de là-haut, à quatre heures, derrière la grande cheminée de l’usine qui m’a fait si mal… si mal !… Oh ! mère, je ne verrai plus tout cela… Et la marchande de ballons rouges, dis, les ballons rouges du square…. Je les voyais passer tous les jours à la même heure… Un grand vent, venu de la mer, les agitait parfois confusément, tendus vers l’horizon… mais ils s’engouffraient tout tristes dans la rue… Tourne la cuillère, grand’mère, tourne la cuillère… tu reverras demain la petite vieille du square.

(Il approche la tasse de ses lèvres, mais retombe brusquement sur l’oreiller.)
GRAND’MÈRE.
Mon fils, mon fils, ne t’en va pas.
DANIEL.

J’étouffe. — Tu sais ce que tu as bien promis… Ne lui dis pas quand je serai mort… Jure. J’ai encore deux ou trois minutes à t’aimer, grand’mère… N’aie pas peur… Donne ta petite tête.

GRAND’MÈRE.

Daniel !

DANIEL.

Je m’en vais peut-être bien tout de même vers l’éternité des choses… à la fin !

GRAND’MÈRE.

Tu souffres énormément, dis ?…

DANIEL.

N’aie pas peur… Je suis un homme, maintenant. Maintenant, je suis bien au-dessus de ça… oh ! je suis fort… fort !…

GRAND’MÈRE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

DANIEL.

Maman !… maman !… maman !…

(Il lui jette les bras autour du cou et rend le dernier soupir.)
GRAND’MÈRE.

Daniel !

(Elle laisse retomber le corps inerte, et alors, dans l’ombre, aperçoit en même temps la grande tache de sang rouge qui a inondé tout le lit.)
MARTHE, (étendue toujours dans le fond de la pièce sur la chaise longue. — et parlant d’une voix très faible.)

Madame Mathilde ?… Je voudrais tant que vous intercédiez pour moi ! Demandez-lui, dites, demandez-lui de me pardonner… répondez ?… Ô mon Dieu, j’ai peur… dites, madame, demandez-le-lui… vous serez bien bonne…

GRAND’MÈRE (toute droite et les yeux fixes.)

Oui… oui…

MARTHE.

C’est vrai ?… Oh ! dites, qu’est-ce qu’il répond ?…

GRAND’MÈRE.

Il te fait dire qu’il a pardonné…

MARTHE.

Oh ! quel bonheur !… Merci, Daniel… je vous remercie… Dites, madame… encore quelque chose ?… Demandez-lui, maintenant, s’il veut bien

que je l’embrasse…
GRAND’MÈRE.

Oui… oui…

MARTHE.

Qu’a-t-il répondu ?… Oui ?… c’est oui ?… Oh ! je vais venir, n’est-ce pas ?… Me voilà, Daniel… J’arrive… j’arrive… oh ! merci bien… (Elle se lève et se dirige à tâtons vers le lit.) C’est moi… C’est votre petite Marthe… Souriez-lui… Bonjour, Daniel !…


FIN
  1. Cette tragédie a été représentée sous le titre : TON SANG. L’auteur restitue à sa pièce le premier titre qu’il lui avait donné.