La Légende dorée/Saint Antoine

La Légende dorée (1261-1266)
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin et Cie (p. 87-91).
XXI


SAINT ANTOINE, ERMITE
(17 janvier)


La vie de ce saint a été écrite par saint Anastase.

I. Antoine avait vingt ans lorsqu’il entendit lire, à l’Église, les paroles de Jésus : « Si tu veux être parfait, vends ce que tu possèdes, et donnes-en le produit aux pauvres ! » Aussitôt Antoine vendit tous ses biens, en donna le produit aux pauvres, et alla se faire ermite au désert. Il eut à y soutenir des tentations innombrables de la part des démons. Un jour qu’il avait vaincu par sa foi le démon de la luxure, le diable lui apparut sous la forme d’un enfant noir, et, se prosternant devant lui, se reconnut vaincu. Une autre fois, comme il était dans une tombe d’Égypte, la foule des démons le maltraita si affreusement qu’un de ses compagnons le crut mort et l’emporta sur ses épaules ; mais comme tous les frères, rassemblés, le pleuraient, il se releva et demanda à l’homme qui l’avait apporté de le rapporter à l’endroit où il l’avait trouvé. Et comme il y gisait, accablé de la douleur que lui causaient ses blessures, les démons reparurent, sous diverses formes d’animaux féroces, et se remirent à le déchirer avec leurs dents, leurs cornes, et leurs griffes. Alors, soudain, une lumière merveilleuse remplit le caveau, et mit en fuite tous les démons ; et Antoine se trouva aussitôt guéri. Et alors, comprenant que c’était Jésus qui venait à son secours, le saint lui dit : « Où étais-tu tout à l’heure, bon Jésus, et pourquoi n’étais-tu pas ici pour me secourir et guérir mes blessures ? » Et le Seigneur lui répondit : « Antoine, j’étais là, mais j’attendais de voir ton combat ; et maintenant que tu as lutté avec courage, je répandrai ta gloire dans le monde entier ! » Et telle était la ferveur du saint, que lorsque l’empereur Maximien mettait à mort les chrétiens, il suivait les martyrs jusqu’au lieu de leur supplice, espérant être supplicié avec eux ; et il s’affligeait fort de voir que le martyre lui était refusé.

II. Étant venu dans une autre partie du désert, il y trouva un grand disque d’argent ; et il se dit : « D’où peut venir ce disque d’argent, en un lieu où ne se voient nulles traces d’hommes ? Si un voyageur l’avait perdu, il serait revenu le chercher, et l’aurait certainement retrouvé, grand comme est ce disque. Satan, c’est encore un de tes tours ! Mais tu ne parviendras pas à ébranler ma volonté ! » Et, comme il disait cela, le disque s’évanouit en fumée. Il trouva ensuite une énorme masse d’or ; mais il l’évita comme le feu, et s’enfuit sur une montagne où il resta vingt ans, éclatant de miracles. Un jour qu’il était ravi en esprit, il vit le monde tout couvert de filets étroitement unis. Et il s’écria : « Oh ! qui pourra s’échapper hors de ces filets ? » Et une voix lui répondit : « L’humilité ! » Une autre fois, comme les anges l’emportaient dans les airs, les démons voulurent l’empêcher de passer en lui rappelant les péchés qu’il avait commis depuis sa naissance. Mais les anges : « Vous n’avez pas à parler de ces péchés, que la grâce du Christ a déjà effacés. Mais, si vous en connaissez qu’Antoine ait commis depuis qu’il est moine, dites-les ! » Et, comme les diables se taisaient, Antoine put librement s’élever dans les airs et en redescendre.

III. Saint Antoine raconte qu’il a vu, un jour, certain diable de haute taille qui, osant se faire passer pour la Providence divine, lui dit : « Que veux-tu, Antoine, afin que je te le donne ? » Mais le saint, s’armant de sa foi, lui cracha au visage, se jeta sur lui, et aussitôt le diable s’évanouit. Une autre fois le diable lui apparut dans un corps d’une taille si haute que sa tête semblait toucher le ciel. Antoine lui ayant demandé qui il était, il avoua qu’il était Satan, et ajouta : « Pourquoi les moines me combattent-ils, et pourquoi les chrétiens me maudissent-ils ? » Et Antoine : « Ils ont raison de le faire, car tu ne cesses de les tourmenter ! » Et le diable : « Ce n’est pas moi qui les tourmente, mais ce sont eux qui se tourmentent eux-mêmes : car moi je ne puis plus rien, depuis que le règne du Christ s’est répandu sur toute la terre. »

IV. Quelqu’un demanda à saint Antoine : « Que dois-je faire pour plaire à Dieu ? » Et le saint lui répondit : « Où que tu ailles, aie toujours Dieu devant les yeux ; quoi que tu fasses, obéis aux préceptes de la Sainte Écriture ; et, dans quelque lieu que tu te trouves, restes-y ! Fais ces trois choses, et tu seras sauvé ! » Un abbé ayant demandé, lui aussi, à saint Antoine ce qu’il devait faire, le saint répondit : « Ne te fie pas à ta justice, contiens ton ventre et ta langue, et, quand une chose est passée, ne la regrette pas ! » Et il dit encore : « De même que les poissons meurent si on les met à sec, de même les moines qui s’attardent hors de leur cellule et fréquentent les séculiers se relâchent de leur bon propos. » Et il dit encore : « Celui qui vit dans la solitude est délivré de trois guerres, à savoir : contre l’ouïe, la vue et la parole, et n’a à lutter que contre son cœur. »

V. Saint Antoine disait que les mouvements du corps pouvaient être de trois sortes : les uns provenant de la nature même, les autres de l’excès d’aliments, d’autres enfin de la suggestion du démon. Un frère de son ermitage avait renoncé au siècle, mais non pas entièrement, car il gardait encore quelques biens. Et Antoine lui dit : « Va acheter de la viande ! » Et comme le frère revenait avec la viande, des chiens se jetèrent sur lui et le mordirent. Alors Antoine lui dit : « Ceux qui renoncent au monde et qui veulent garder des biens, c’est ainsi qu’ils sont déchirés par les démons ! »

Un jour qu’il s’ennuyait dans sa cellule, il dit : « Seigneur, je veux être sauvé, et mes pensées ne me le permettent pas ! » Alors, sortant de sa cellule, il vit un inconnu qui était assis et travaillait, après quoi il se relevait et priait. Or cet inconnu était un ange, et il dit à Antoine : « Fais ainsi, et tu seras sauvé ! »

Et un jour, comme Antoine travaillait avec ses frères, ceux-ci l’entendirent prier Dieu de détourner du monde le malheur qui se préparait. Puis, comme les frères lui demandaient quel était ce malheur, il répondit, avec des larmes et des sanglots : « J’ai vu dans le ciel l’autel de Dieu entouré par une multitude de chevaux qui foulaient aux pieds les choses saintes ; et j’ai entendu la voix du Seigneur disant : « Mon autel sera souillé ! » Et, en effet, deux ans après, les ariens hérétiques rompirent l’unité de l’Église, souillèrent les choses saintes, et foulèrent aux pieds les autels chrétiens.

VI. Un chef égyptien, nommé Ballachius, s’étant affilié à la secte des ariens, persécutait l’Église de Dieu, et faisait exposer à nu et battre de verges les moines et les religieuses. Alors saint Antoine lui écrivit : « Je vois la colère de Dieu prête à s’abattre sur toi. Cesse de persécuter les chrétiens, si tu veux la détourner de toi ! » Le malheureux lut la lettre, en rit, la jeta à terre, fit battre les moines qui l’avaient apportée, et les chargea de dire à leur maître Antoine que, lui aussi, il sentirait bientôt la rigueur de sa discipline. Or, cinq jours après, Ballachius, ayant voulu monter un de ses chevaux, animal d’une douceur parfaite, fut renversé par ce cheval, mordu, foulé aux pieds ; et il mourut le surlendemain.

Un jour, les frères demandèrent à Antoine le secret du salut. Le saint leur répondit : « N’avez-vous pas entendu que Jésus a dit : « Si l’on te frappe sur une joue, tends l’autre joue ? » Et eux : « Oui, mais cela est au-dessus de nos forces ! » Et Antoine : « Alors souffrez du moins avec patience d’être frappés sur une joue ! » Et eux : « Cela encore est au-dessus de nos forces ! » Et saint Antoine : « Alors contentez-vous, du moins, de ne pas frapper plus qu’on ne vous aura frappés ! » Et eux : « Cela même est encore au-dessus de nos forces ! » Sur quoi Antoine, se tournant vers son disciple, lui dit : « Va préparer une liqueur fortifiante pour ces frères, car en vérité ils sont bien débiles ; et quant à vous, la prière est la seule chose que je puisse vous recommander ! » Tout cela se lit dans les Vies des Pères. Enfin saint Antoine, parvenu à l’âge de cent cinq ans, s’endormit en paix après avoir embrassé ses frères : il mourut sous le règne de Constantin, qui monta sur le trône en l’an 340.