La Légende dorée/Saint André

La Légende dorée (1261-1266)
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin et Cie (p. 7-18).
II
SAINT ANDRÉ, APÔTRE
(30 novembre)


Le martyre de saint André nous a été raconté par des prêtres et des diacres de Grèce et d’Asie, témoins oculaires de ses derniers instants.

I. Saint André et quelques autres disciples furent appelés par le Seigneur à trois reprises successives. La première fois, le Seigneur les appela à sa connaissance. André était un jour auprès de son maître Jean, lorsque celui-ci s’écria : « Voici venir l’Agneau de Dieu… etc. » Et aussitôt André alla rejoindre Jésus, et resta près de lui toute une journée. Il amena aussi à Jésus son frère Simon, l’ayant rencontré sur son chemin. Puis, le jour suivant, il revint à son métier, qui était de pêcher le poisson. Mais, quelque temps après, Jésus l’appela à sa familiarité. Étant venu, avec une grande foule, au bord du lac de Génésareth, que l’on appelle aussi mer de Galilée, il entra dans la barque de Simon et d’André, et prit une masse énorme de poisson. Alors André appela Jacques et Jean, qui étaient dans une autre barque ; et ils suivirent le Seigneur : après quoi, de nouveau, ils revinrent à leur métier. Mais bientôt le Seigneur les appela une troisième fois, et cette fois à son discipulat. Se promenant un jour sur les bords du même lac, où André et ses compagnons étaient occupés à pêcher, il leur fit signe de jeter leurs filets, en leur disant : « Suivez-moi, je vous ferai pêcheurs d’hommes ! » Et ils le suivirent, et jamais plus ils ne revinrent à leur métier de pêcheurs. Une quatrième fois encore, du reste, le Seigneur appela André ; ce fut, cette fois, à son apostolat, ainsi que le raconte l’évangéliste saint Marc, en son chapitre troisième. Il appela ceux qu’il s’était choisis, et ils vinrent à lui, et il fit en sorte qu’ils fussent au nombre de douze.

Après l’ascension du Seigneur, les apôtres s’étant séparés, André alla pêcher en Scythie, et Matthieu en Éthiopie. Or les Éthiopiens, refusant d’admettre la prédication de Matthieu, lui arrachèrent les yeux, le lièrent de chaînes, et le jetèrent en prison, avec l’intention de le mettre à mort peu de jours après. Alors un ange apparut à saint André, et lui enjoignit de se rendre en Éthiopie auprès de saint Matthieu. Saint André ayant répondu qu’il ne connaissait pas le chemin, l’ange lui ordonna d’aller au bord de la mer, et, là, d’entrer dans le premier vaisseau qu’il rencontrerait. C’est ce que s’empressa de faire André ; et le vaisseau ne tarda pas à le conduire, avec un vent favorable, jusqu’à la ville où était saint Matthieu. Puis, sous la garde de l’ange, il pénétra dans la prison de l’évangéliste, et, à sa vue, pleura beaucoup et pria. Et voici que le Seigneur, à sa demande, rendit à Matthieu le bienfait de la vue, dont l’avait privé la cruauté des infidèles. Et Matthieu sortit de sa prison, et se rendit à Antioche. Mais André, au contraire, resta en Éthiopie, où les habitants, furieux de l’évasion de son ami, s’emparèrent de lui et le traînèrent par les places, les mains liées. Son sang coulait en abondance : et lui, cependant, il ne cessait pas de prier Dieu pour ses persécuteurs, de telle sorte qu’il finit par les convertir. Et c’est après cela qu’il partit pour la Grèce. — Voilà, du moins, ce que l’on raconte ; mais j’ai, quant à moi, beaucoup de peine à y croire : car le fait de la délivrance et de la guérison de saint Matthieu par saint André impliquerait, — chose bien peu vraisemblable, — que ce grand évangéliste n’aurait pu obtenir, par lui-même, ce que son frère André aurait si facilement obtenu pour lui.

II. Un jeune homme de famille noble avait été converti par saint André et s’était attaché à lui, malgré la défense de ses parents : sur quoi ceux-ci mirent le feu à la maison où il demeurait avec l’apôtre. Et comme déjà la flamme s’élevait, le jeune homme versa sur elle l’eau d’un flacon, et aussitôt le feu s’éteignit. Alors les parents dirent : « Notre fils est devenu sorcier ! » Et, ayant approché une échelle, ils voulurent y monter pour s’emparer de leur fils : mais Dieu les rendit aveugles, de telle façon qu’ils ne pouvaient pas voir les degrés de l’échelle. Et un homme qui passait par là leur cria : « Pourquoi vous épuiser en une tâche vaine ? Ne voyez-vous donc pas que Dieu combat pour eux ? Hâtez-vous de céder, de peur que la colère de Dieu ne tombe sur vous ! » Et beaucoup, voyant cela, crurent au Seigneur. Quant aux parents du jeune homme, ils moururent au bout de cinquante jours.

III. Certaine femme, qui était mariée à un assassin, se trouvait en couches et ne parvenait pas à enfanter. Elle dit alors à sa sœur : « Va invoquer pour moi notre maîtresse Diane ! » Mais, au lieu de Diane, ce fut le diable qui répondit. « Inutile de m’invoquer, dit-il à la sœur, car je ne puis rien pour toi. Va trouver plutôt l’apôtre André : celui-là pourra secourir ta sœur ! » Elle alla donc trouver saint André, et l’amena au lit de sa sœur malade. Et l’apôtre dit à celle-ci : « Tu mérites ta souffrance, car tu t’es mal mariée, tu as mal conçu, et, pour comble, tu as invoqué l’aide des mauvais esprits. Mais repens-toi, crois au Christ, et tu enfanteras ! » Et, en effet, la femme ayant cru, elle mit au monde un enfant mort, et sa douleur cessa.

IV. Un vieillard, nommé Nicolas, vint un jour trouver saint André et lui dit : « Maître, voici que j’ai soixante-dix ans, et jamais je n’ai cessé de m’adonner à la luxure. J’ai cependant admis l’Évangile, et prié Dieu de vouloir bien m’accorder le don de la continence. Mais, invétéré dans le péché, et séduit par de mauvais désirs, au sortir même de tes prédications je retournais aussitôt à mon vice accoutumé. Or, hier, enflammé par la concupiscence, j’ai oublié que je tenais en main l’évangile, et je suis allé dans une maison de débauche. Et voilà que la prostituée s’écrie en m’apercevant : « Sors d’ici, vieillard, sors d’ici, ne me touche pas, et ne tente pas d’entrer dans cette maison : car je vois sur toi des choses merveilleuses, qui me prouvent que tu dois être un messager de Dieu ! » Et moi, stupéfait de ces paroles, je me suis rappelé que je tenais en main l’Évangile. Or, maintenant, saint apôtre de Dieu, je viens à toi pour que ta pieuse prière intercède auprès de Dieu et obtienne mon salut. » Ce qu’ayant entendu, le bienheureux André se mit à pleurer, et il resta en prière depuis la troisième heure jusqu’à la neuvième ; et, quand il se releva, il refusa de manger, disant : « Je ne mangerai pas jusqu’à ce que je sache si le Seigneur a eu pitié de ce pauvre vieillard ! » Et, après qu’il eût jeûné ainsi pendant cinq jours, une voix d’en haut lui dit : « André, tu as obtenu la grâce du vieillard. Mais de même que tu t’es macéré en jeûnant pour lui, de même il doit à son tour jeûner pour mériter son salut. » Et le vieillard fit ainsi : durant six mois il jeûna au pain et à l’eau ; après quoi il s’endormit en paix, plein de bonnes œuvres. Et de nouveau André entendit la voix, qui, cette fois, lui dit : « Ta prière m’a rendu Nicolas, que j’avais perdu ! »

V. Or, comme l’apôtre était dans la ville de Nicée, les habitants lui dirent que, aux portes de la ville, sur le chemin, se tenaient sept démons qui tuaient les passants. Alors l’apôtre, en présence du peuple, ordonna à ces démons de venir vers lui, et aussitôt ils vinrent, sous forme de chiens. Et l’apôtre leur ordonna d’aller dans quelque autre endroit. Sur quoi les démons s’enfuirent. Et les témoins de ce miracle reçurent la foi du Christ. Mais voilà qu’en arrivant aux portes d’une autre ville André rencontra le cadavre d’un jeune homme, qu’on emmenait pour l’ensevelir. Et on lui dit que sept chiens étaient venus la nuit, qui avaient tué ce jeune homme dans son lit. Et l’apôtre, tout en larmes, s’écria : « Je sais, Seigneur, que ce sont les sept démons que j’ai chassés de Nicée ! » Puis il dit au père : « Que me donneras-tu, si je ressuscite ton fils ? » — « Je n’avais rien de plus cher que lui, répondit le père : c’est donc lui que je te donnerai ! » Et, André ayant prié le Seigneur, le jeune homme se releva et le suivit.

VI. Des hommes, au nombre de quarante, venaient par mer vers l’apôtre, afin de recevoir de lui la doctrine de la foi, lorsque le diable souleva une tempête si forte que tous furent noyés. Mais, leurs corps ayant été jetés par les vagues sur le rivage, l’apôtre les ressuscita aussitôt. Et chacun d’eux raconta le miracle qui lui était arrivé. De là vient que, dans une hymne de l’office du saint, nous lisons :

Quaterdenos juvenes,
Submersos maris fluctibus,
Vitæ reddidit usibus.

VII. Ainsi le bienheureux André, s’étant fixé en Achaïe, remplit d’églises toute cette région et amena un grand nombre de ses habitants à la foi du Christ. Il convertit, entre autres, la femme du proconsul Égée, et la régénéra par l’eau sainte du baptême. Mais le proconsul, dès qu’il l’apprit, entra dans la ville de Patras, et ordonna aux chrétiens de sacrifier aux idoles. Alors André, s’avançant vers lui, lui dit : « Toi qui as mérité de devenir juge sur cette terre, tu as le devoir de reconnaître ton juge qui est au ciel, et, l’ayant reconnu, de l’adorer, et, l’ayant adoré, de renoncer complètement au culte des faux dieux ! » Mais Égée lui répondit : « Je vois que tu es cet André qui prêche l’hérésie malfaisante que les princes de Rome ont naguère ordonné d’exterminer ! » Et André : « C’est que les princes de Rome ne savaient pas encore comment le Fils de Dieu a enseigné que vos idoles étaient des démons, dont l’enseignement est fait pour offenser Dieu, de telle sorte que, Dieu les ayant abandonnés, le diable s’empare d’eux et les trompe à loisir, jusqu’au jour où leurs âmes se dépouillent de leur corps et se trouvent nues, ne portant avec elles que leurs péchés. » À quoi Égée : « Votre Jésus, pendant qu’il vous apprenait ces sottises, on l’a attaché à la potence ! » Et André : « C’est pour nous rendre notre salut et non pour racheter sa propre faute qu’il a spontanément subi le supplice de la croix. » Alors Égée : « Comment peux-tu dire qu’il ait subi spontanément le supplice de la croix, tandis que nous savons qu’il a été livré par un de ses disciples, et emprisonné par les Juifs, et crucifié par les soldats ? » Alors André se mit à démontrer, par cinq arguments, que la passion du Christ avait été volontaire, car : 1o le Christ avait prévu sa passion et l’avait prédite à ses disciples, en disant : « Voici que nous montons à Jérusalem, etc. » ; 2o il s’était irrité lorsque Pierre avait exprimé le désir de l’en détourner ; 3o il avait affirmé qu’il avait le pouvoir, à la fois, de souffrir et de ressusciter ; 4o il avait désigné d’avance l’homme qui le livrerait, avait rompu le pain avec lui, et n’avait rien fait pour l’éviter ; 5o enfin il s’était rendu dans l’endroit où il savait que le traître viendrait l’arrêter. Et André ajouta que le mystère de la croix était grand. « Ce n’est pas le moins du monde un mystère, mais un supplice ! — lui répondit Égée. — Et si tu refuses de m’obéir, je te ferai goûter, à toi aussi, de ce même mystère ! » — « Si j’avais peur du supplice de la croix, répondit André, je ne prêcherais pas la gloire de la croix. Mais d’abord je veux t’apprendre le mystère de la croix, afin que, peut-être, tu consentes à y croire, et à être sauvé ! »

Et il se mit alors à lui exposer le mystère de la rédemption, lui prouvant, par cinq arguments, combien ce mystère était nécessaire et logique, car : 1o le premier homme ayant suscité la mort au moyen d’un objet en bois, qui était l’arbre du bien et du mal, c’était chose nécessaire et logique que le Fils de l’Homme chassât la mort en mourant lui-même sur un objet de bois ; 2o le coupable étant fait de terre immaculée, c’était chose nécessaire et logique que le Rédempteur naquit d’une vierge immaculée ; 3o Adam ayant étendu la main vers le fruit défendu, c’était chose nécessaire et logique que le second Adam étendit sur la croix ses mains immaculées ; 4o Adam ayant goûté, malgré la défense de Dieu, une nourriture délicieuse, c’était chose nécessaire et logique (afin que le contraire chassât le contraire) que Jésus fût nourri de fiel ; 5o Jésus faisant part à l’homme de sa propre immortalité, c’était chose nécessaire et logique qu’il prît, en échange, à l’homme sa mortalité. Car si Dieu n’était pas devenu mortel, l’homme n’aurait pu devenir immortel.

Alors Égée : « Tu iras conter toutes ces sottises à ceux de ta secte ; mais en attendant, tu vas m’obéir, et sacrifier aux dieux tout-puissants ! » Et André : « À Dieu tout-puissant j’offre tous les jours un Agneau sans tache, qui, après qu’il a été mangé par tout le peuple, demeure vivant et tout entier. » Et Égée : « Eh bien, je vais te faire torturer jusqu’à ce que tu m’aies prouvé que tu es capable de réaliser ce miracle ! » Et aussitôt, il le fit emprisonner.

Le lendemain matin, étant monté sur son tribunal, il somma de nouveau André de sacrifier aux idoles, lui disant : « Si tu refuses de m’obéir, je te ferai attacher à cette croix que tu vantes si fort ! » Et il le menaçait encore d’autres supplices ; mais l’apôtre lui répondit : « Ne crains pas d’inventer le supplice qui te paraîtra le plus terrible : car, aux yeux de mon Roi, je serai d’autant plus bienvenu que j’aurai plus souffert patiemment en son nom ! » Alors Égée ordonna à vingt et un hommes de le saisir et de le lier à la croix par les mains et les pieds, afin que son supplice durât plus longtemps.

Et, comme on le conduisait à la croix, une foule s’amassa, disant : « Son sang innocent va périr injustement ! » Mais l’apôtre leur demanda de ne rien faire pour empêcher son martyre. Puis, du plus loin qu’il aperçut la croix, il la salua, disant : « Salut, croix, qui as été sanctifiée par le corps du Christ, et ornée de ses membres comme de pierres précieuses ! Avant que le Seigneur fût attaché sur toi, tu inspirais la peur terrestre ; mais, désormais, tu obtiens l’amour céleste, et l’on te souhaite comme un bienfait. Aussi vais-je à toi assuré et joyeux, pour que tu m’accueilles amicalement, moi, le disciple de Celui qu’on a pendu sur toi : car je t’ai toujours aimée, et ai aspiré à ton embrassement. Ô bonne croix, ennoblie et embellie par les membres du Seigneur ! Longtemps désirée, constamment aimée, sans cesse recherchée, prends-moi aux hommes et rends-moi à mon Maître, afin que celui-ci, m’ayant racheté par toi, me reçoive de toi ! » Et, disant ces paroles, il se dévêtit, et livra ses vêtements à ses bourreaux, qui l’attachèrent sur la croix comme on le leur avait ordonné. André y resta, vivant, pendant deux jours, et prêcha à une foule de vingt mille personnes. Le troisième jour, cette foule commença à menacer de mort le proconsul Égée, disant que c’était chose abominable de faire souffrir ainsi un saint homme plein de douceur et de piété. Et Égée, effrayé, vint le faire détacher de la croix. Mais André, en l’apercevant, lui dit : « Te voici, Égée ? Que si tu viens pour faire pénitence, tu auras ton pardon ; mais si tu viens pour me faire détacher de la croix, sache que je ne dois pas en descendre vivant ! Et déjà je vois mon Roi qui m’attend aux cieux ! »

Des soldats voulurent le délier, mais ils ne purent pas le toucher, car aussitôt leurs bras retombaient inertes. Et André, voyant que la foule voulait le détacher, fit, sur sa croix, cette prière, qu’a rapportée saint Augustin dans son livre De la Pénitence : « Seigneur, ne permets pas que je descende vivant de cette croix : car il est temps que tu livres mon corps à la terre. Je l’ai porté si longtemps, j’ai tant veillé, et peiné, que je voudrais maintenant être délivré de cette obéissance, et déchargé de ce lourd fardeau. Aussi longtemps que l’ai pu, Père bienfaisant, j’ai résisté aux attaques de mon corps, et, avec ton aide, je l’ai vaincu. Mais maintenant je te demande, comme récompense, de ne plus m’ordonner cette lutte, et de reprendre le dépôt que tu m’as confié. Confie-le maintenant à la terre, pour qu’elle le garde, et me le rende au jour de la résurrection des corps, afin que, lui aussi, il ait la récompense qu’il a méritée ! Et fais en sorte que je n’aie plus besoin de veiller, et que mon corps ne m’empêche plus de tendre librement vers toi, Source de la vie et des joies éternelles ! »

Quand il eut dit ces paroles, une lumière éblouissante, descendant du ciel, l’entoura pendant une demi-heure, qui le fit invisible ; et, quand cette lumière se dissipa, il rendit l’âme. Maximilla, la femme d’Égée, emporta son corps et l’ensevelit honorablement. Mais Égée, avant de rentrer dans sa maison, fut saisi par un démon et expira dans la rue, en présence de tous.

On a dit aussi que, du tombeau de saint André, se dégageaient une manne en forme de farine et une huile odorante, d’après lesquelles les habitants de la région pouvaient prévoir quelle serait la fécondité de l’année qui venait : car si l’huile coulait abondante, c’était signe que la terre porterait beaucoup de fruits, et inversement. Et cela peut en effet avoir eu lieu jadis ; mais aujourd’hui on admet généralement que le corps du saint n’est plus à Patras, ayant été transporté à Constantinople.

VIII. Certain pieux évêque avait pour saint André une vénération si particulière que, sur le titre de chacun de ses ouvrages, il inscrivait toujours : « En l’honneur de Dieu et de saint André. » Or le vieil ennemi du genre humain, jaloux de la sainteté de cet évêque, concentra sur lui toute sa ruse. Ayant pris la forme d’une femme merveilleusement belle, il vient à l’évêché et demande à se confesser. L’évêque renvoie la femme à son pénitencier, qui a plein pouvoir pour entendre sa confession. Mais la femme répond qu’elle a sur la conscience des secrets qu’elle ne peut révéler qu’à l’évêque lui-même. De sorte que celui-ci la laisse enfin entrer. Et elle : « Par grâce, Seigneur, aie pitié de moi ! Je suis fille d’un roi puissant, qui a voulu me marier à un grand prince ; et je lui ai déclaré que j’avais horreur de tout lit conjugal, ayant dédié pour toujours au Christ ma virginité. Puis, me voyant exposée aux pires supplices si je persistais dans mon refus, j’ai pris le parti de m’enfuir, et me suis réfugiée sous les ailes de votre sainteté, avec l’espoir de trouver auprès de vous un lieu où je puisse me livrer en repos à la contemplation, éviter les naufrages de la vie, et échapper aux rumeurs du monde. » Sur quoi l’évêque, admirant chez une personne aussi noble et aussi belle tant de ferveur et tant d’éloquence, lui répondit avec bonté : « Ma fille, sois sans crainte, car Celui pour l’amour duquel tu as si courageusement dédaigné toi-même et les tiens, celui-là t’accordera dans cette vie le comble de sa grâce et, dans la vie à venir, la plénitude de sa gloire. Et moi, son serviteur, je me mets à ta disposition avec tout ce que j’ai ; et je veux qu’aujourd’hui tu manges à ma table. » Mais elle : « Non, mon père, ne me demande point cela, de peur qu’il n’en résulte quelque méchant soupçon dont l’éclat de ta renommée puisse avoir à souffrir ! » Et l’évêque : « Nous ne serons pas seuls à table, ce qui fait qu’aucun méchant soupçon ne pourra se produire ! »

À table, l’évêque et cette femme s’assirent l’un en face de l’autre ; et il ne cessait point de considérer son visage et d’admirer sa beauté. Et, pendant que ses yeux la fixaient, son âme se blessait : l’antique ennemi de notre race y enfonçait profondément sa flèche. La femme devenait plus belle d’instant en instant ; et déjà l’évêque était sur le point de consentir à commettre avec elle une œuvre illicite dès qu’une occasion s’offrirait à lui, lorsque, tout à coup, un pèlerin se présenta devant la porte, y frappant à grands coups pour être introduit. On refusa de lui ouvrir, mais il se mit à frapper et à crier de plus belle. Enfin l’évêque demanda à la femme si elle ne voyait pas d’empêchement à ce qu’on laissât entrer cet étranger. Et elle : « Qu’on lui propose une question très difficile à résoudre ! S’il la résout, qu’on le fasse entrer ; sinon qu’on le chasse ! » La proposition est adoptée ; et l’on commence à chercher la question que l’on posera. Puis, comme personne ne la trouve, l’évêque dit à la femme : « Personne de nous ne saurait trouver cette question aussi bien que toi, belle dame, qui nous surpasses tous en sagesse et en éloquence ! » Alors la femme : « Demandez-lui ce que Dieu a jamais fait de plus étonnant ! » On transmit la question à l’étranger, qui fit répondre : « C’est la diversité et l’excellence des visages : car, parmi la foule innombrable d’hommes créés ou à créer, depuis le commencement jusqu’à la fin du monde, il n’y en a point deux qui aient le même visage, et cependant Dieu a placé dans chacun de ces visages le siège de tous les sens du corps. » Ce qu’entendant, l’assistance dit : « Voilà une excellente réponse ! » Alors la femme : « Qu’on lui propose une seconde question, plus difficile à résoudre ! Qu’on lui demande en quel lieu la terre est plus haute que tout le ciel ! » Réponse de l’étranger : « C’est dans le ciel empyrée, où réside le corps du Christ. Car ce corps, qui est plus haut que tout le ciel, peut être considéré comme terrestre, puisqu’il est formé de notre chair. » Cette seconde réponse reçoit la même approbation de toute l’assistance. Mais la femme dit : « Avant d’admettre cet homme à la table de l’évêque, qu’on lui pose une troisième question, plus difficile encore ! Qu’on lui demande quelle distance il y a de la terre au ciel ! » À quoi l’étranger fait répondre : « Va plutôt poser cette question à celui qui t’a envoyée ici ! Il connaît, en effet, cette distance mieux que moi, ayant eu à la mesurer quand il est tombé du ciel dans l’abîme. Car l’être qui me pose ces questions n’est pas une femme, mais un diable qui a revêtu la forme d’une femme ! » Et pendant que le messager revenait rapporter cette réponse, à la stupeur de tous, la femme disparut. Aussitôt l’évêque, rentrant en lui-même, se fit d’amers reproches ; et il envoya vite chercher l’étranger ; mais celui-ci avait également disparu. Alors l’évêque convoqua le peuple, lui confessa tout, et lui demanda de commencer des jeûnes et des prières pour que Dieu daignât révéler qui était cet étranger qui l’avait délivré d’un si grand péril. Et, cette nuit-là même, Dieu révéla à l’évêque que c’était saint André qui, pour le sauver, était venu à lui vêtu en pèlerin

IX. Le préfet d’une ville s’était emparé d’un champ dépendant d’une église de saint André. Sur les prières de l’évêque, il fut aussitôt saisi de fièvres. Il demanda donc à l’évêque de prier pour lui, promettant de restituer le champ s’il recouvrait la santé. Mais lorsqu’il l’eut recouvrée, il s’appropria le champ de nouveau. Alors l’évêque, avant de se mettre en prière, brisa toutes les lampes de l’église, en disant : « Que cette lumière ne se rallume pas aussi longtemps que Dieu ne se sera point vengé de son ennemi, et n’aura point fait rendre à l’église le bien qui lui a été ravi ! » Aussitôt voici le préfet ressaisi de ses fièvres. Il envoie demander à l’évêque de prier pour lui ; et comme l’évêque lui répond qu’il l’a déjà fait, et que Dieu l’a exaucé, il se fait porter chez lui et le contraint à entrer avec lui dans l’église, pour prier de nouveau à son intention. Mais à peine l’évêque a-t-il pénétré dans l’église que le préfet meurt ; et aussitôt le champ est restitué à l’église.