La Légende dorée (1261-1266)
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin et Cie (p. 689-690).

CLXXVII


AGATHON, ABBÉ


Le solitaire Agathon garda, pendant trois ans, une pierre dans sa bouche, afin de s’accoutumer au silence. Un autre frère, entrant au milieu d’une assemblée, se dit : « Tu n’es qu’un âne. Fais donc comme l’âne, qui brait et ne parle pas, reçoit l’injure et ne réponds rien ! » Un autre frère, chassé de table, ne répondit rien. Plus tard, interrogé sur le motif de sa conduite, il répondit : « J’ai voulu ressembler au chien, qui, quand on le chasse, s’en va ! »

Interrogé sur la plus difficile de toutes les vertus, Agathon répondit : « C’est de prier Dieu ; car, dans les autres travaux, on peut toujours se reposer ; tandis que l’homme qui prie doit toujours lutter. » Et il disait à ses frères : « Vous devez toujours vivre entre vous comme au premier instant où vous vous rencontrez, et ne point vous faire de confidences. Car il n’y a point de pire passion que la confidence, et c’est elle qui engendre toutes les passions. Un homme irrité, même s’il ressuscitait les morts, ne plairait encore ni à Dieu ni aux hommes. Deux frères avaient vécu longtemps ensemble sans que rien pût jamais les irriter l’un contre l’autre. Un jour, l’un d’eux dit à l’autre : « Essayons de nous quereller, comme font les autres hommes ! » Et l’autre : « Mais je ne sais pas comment on fait pour se quereller. » Et son frère : « Tiens, je pose là cette cruche, je dis qu’elle est à moi, tu réponds qu’elle est à toi, et voilà une querelle ! » Ils mettent donc la cruche au milieu de la cellule. Et l’un dit à l’autre : « Ceci est à moi ! » L’autre répond : « Mais non, c’est à moi ! » Et son frère : « Eh bien oui, c’est à toi ! tu peux le prendre ! » Et ainsi ils se séparèrent sans être parvenus à se quereller.

Avant de mourir, Agathon resta immobile pendant trois jours, les yeux ouverts. Ses frères lui demandèrent ce qu’il faisait. Et lui : « J’attends le jugement de Dieu ! » Et eux : « En as-tu peur ? » Et lui : « Je me suis efforcé autant que j’ai pu d’obéir aux ordres de Dieu. Mais je suis homme, et je ne sais pas si mes œuvres plairont au Seigneur ! » Et eux : « Tes œuvres ne sont-elles donc pas suivant Dieu ? » Et, lui : « Je ne saurai cela que quand je comparaîtrai devant Lui. Car la justice de Dieu ne peut pas être la même que celle des hommes. » Et comme ses frères voulaient continuer à l’interroger, il leur dit : « Par pitié, ne me dites plus rien, car je suis occupé ! » Et, cela dit, il rendit l’âme joyeusement. Tout cela est extrait de la Vie des Pères.