La Légende des sexes, poëmes hystériques/Europe


EUROPE

À Eugène d’Argence.



L a fille d’Agénor et de Telephasa
Est si belle que nul, jusqu’à ce jour, n’osa
Toucher à la splendeur de sa chair surhumaine.
Elle attend qu’un époux la supplie et l’emmène ;
Mais la beauté céleste est faite pour les cieux,
Et les mortels ont peur d’être rivaux des dieux.
Ainsi, les jours divins se traînent, monotones ;
Les Hivers, les Printemps, les Étés, les Automnes
Suivent cruellement leur immuable cours ;
Vingt fois ils sont passés. — Europe attend toujours.

Triste comme le flot qui chante sur la berge,
Elle pleure. La vierge est lasse d’être vierge.

Seule, et tordant ses bras lassés d’un long repos,
Elle roule son corps sur le poil blond des peaux.
Elle presse ses poings fermés contre ses tempes.
La voilà, haute et nue, à la lueur des lampes,
Devant le grand miroir qui vit tant de secrets :
Sa grâce qu’elle admire excite ses regrets.
Sous le chatouillement lubrique des mains blanches,
Un frisson vient de naître et court le long des hanches.
Elle a pris ses deux seins dans ses mains :

Elle a pris ses deux seins da— « Ô Vénus !
« Regarde ces beaux fruits d’amour, ces fruits charnus,
« Fermes et veloutés comme une pêche mûre.
« Le teint en est si frais et la forme si pure
« Qu’à moins d’être un profane on craindrait d’y poser
« Un autre attouchement que celui du baiser.
« Lorsque sur eux, le soir, je croise et je ramène
« Mes bras, plus blancs que ceux de l’Héra Leucolène,
« On croit voir, s’enroulant comme les flots du Styx,
« Deux torrents de lait clair sur deux roches d’onyx.
« Ma hanche s’arrondit comme une amphore pleine,
« Et mon ventre, pareil à l’urne de Silène,
« Est dur et lisse, avec le reflet chatoyant
« Des tissus satinés qu’on trame en Orient.

« Ma jambe qui s’évase est une urne d’ivoire ;
« Bien douce est au toucher l’épaisse touffe noire
« Que le ciseau sacré coupe au front des brebis,
« Mais plus doux est le poil qui frise à mon pubis
« Là, tout près… N’est-ce pas, déesse de Cythère,
« Je suis belle parmi les filles de la terre ?
« La fleur de ma jeunesse est éclose : mon sang
« Bouillonne à flots pressés dans mon cœur bondissant ;
« Mon torse d’indomptée est mûr pour tes caresses,
« N’est-ce pas ? Et pourtant, ô Mère des Ivresses,
« Personne, entre les fiers et bruns Phéniciens,
« N’a serré mes flancs nus sur la chaleur des siens !
« Oh ! prends pitié de moi, Reine ! Grâce… Je souffre !

« Comme un enfant qui, seul, se penche au bord d’un gouffre

« J’ai le vertige. Grâce… Un baiser ! Un amant…
« Des hommes ! Oh, je brûle ! »

« Des hommes ! Oh, je brûle !Elle dit.

« Des hommes ! Oh, je brûle ! Elle dit.Lourdement
La vierge se laissa retomber sur sa couche.
Les seins dressés, collant son bras chaud sur sa bouche,
Elle se tord, comme un bois vert sur les tisons ;
Ses os craquent. Son doigt, sous les folles toisons,

S’égare, chatouilleux, dans l’ombre qu’il pénètre :
Un spasme d’infini court et crispe son être.
— « Des hommes, Astarté, des hommes !… »

— « Des hommes, Astarté, des hommesElle a pris
Et serre avec fureur contre ses seins meurtris
Les coussins qu’elle étouffe et mord. Menteuse ivresse !
La soie et le velours, sous le corps qui les presse,

Restent froids comme un marbre et mous comme un vieillard.

Rien sur soi ! Rien en soi ! Blond Phoïbos, prête un dard !

Trois fois la volupté la trompe ! — Enfin, brisée,
Râlante, le corps moite, elle s’est affaissée.

Elle s’endort…
Elle s’endort…Kronos pousse l’instant qui fuit.
Mais Zeus, dont l’œil sait voir au travers de la nuit,
A penché vers le lit son front chargé de nues ;
Et, léchant du regard la blancheur des chairs nues,
Il rêve aux lents efforts du baiser virginal,
Aux soupirs étonnés du bonheur qui fait mal,
Aux cris, à la fraîcheur des caresses timides…

Il songe : le désir ferme ses yeux humides
Et dans son cœur divin monte comme les flots.

Il s’enivre, écoutant encor les courts sanglots
Dont le charme lascif envahit l’Empyrée.
La chair gonfle les plis de sa robe sacrée.
Zeus veut ; Eros sourit ; et les dieux immortels,
Oublieux des parfums brûlés sur leurs autels,
S’écartent, croyant voir un signe de colère
Dans la flamme qui luit sous les grands cils du Père.