Librairie G. Jacques & Cie (p. 29-36).




Chapitre 3


Madame Hugo n’aimait pas Napoléon, elle choisissait pour amis ses ennemis ; après la défaite de Waterloo, afin de fouler aux pieds la couleur de l’Empire, elle se chaussa de bottines vertes, ce simple fait caractérise la nature violente de ses sentiments[1]. L’oncle et le père de Hugo nourrissaient de nombreux griefs contre l’empereur, qui refusa de confirmer ce dernier dans son grade de général, conféré par Joseph. Lahorie, qui pendant sa réclusion de 18 mois aux Feuillantines, apprenait au jeune Victor à « lire Tacite », ne devait pas non plus, lui inculquer l’amour de Bonaparte, contre lequel il conspirait. Hugo devait donc épouser la haine de sa mère pour Napoléon, que partageaient son mari et ses amis, en même temps qu’il endossait ses opinions royalistes. Mais il fut réfractaire à toute influence, personne ne put lui imposer ses sentiments, ni père ni mère, ni oncle, ni amis : Napoléon et son extraordinaire fortune emplissaient sa tête ; « son image sans cesse ébranlait sa pensée ». Tous les hommes de sa génération subirent cette action troublante. Il faut lire Rouge et Noir pour comprendre à quel point Napoléon s’empara de l’imagination des hommes de vouloir et de pouvoir. Toute sa vie, il obséda Hugo : tout enfant, il était son idéal. Ses camarades d’école jouaient des pièces de théâtre de sa composition ou de celles de son frère Eugène. « Les sujets habituels de ces pièces étaient les guerres de l’empire... c’était Victor qui jouait Napoléon. Alors il couvrait de décorations sa poitrine rayonnante d’aigles d’or et d’argent. »[2]. En ces temps il songeait fort peu à la Vendée et à ses vierges martyres, à Henri IV et aux vertus des rois légitimes : Napoléon le possédait tout entier ; et oubliant les jeux de l’adolescence, il étudiait ses campagnes, et suivait sur la carte, la marche de ses armées.

Mais que son héros, battu à Waterloo, soit emprisonné à Sainte-Hélène, que son père, pour avoir refusé de rendre à l’étranger la forteresse de Thionville soit accusé de trahison, que Louis XVIII, fasse son entrée triomphale dans Paris, escorté de « cosaques énormes, roulant des yeux féroces sous des bonnets poilus, brandissant des lances rouges de sang et portant au cou des colliers d’oreilles humaines, mêlées de chaînes de montres »[3], et le jeune poète, pare « sa boutonnière d’un lys d’argent », choisit pour sujet de sa première tragédie, une restauration, et injurie Bonaparte « ce tyran qui ravageait la terre. »[4].

Et pendant dix ans, sans éprouver un moment de lassitude, il fit « tonner dans ses vers la malédiction des morts, comme un écho de sa fatale gloire »[5]. Il faut arriver à 1827, pour le voir dans son Ode à la Colonne, essayer de glorifier indirectement l’Empire en glorifiant ses maréchaux ; mais pour se départir de la conduite qu’il s’était imposée et qu’il avait suivie avec tant de fermeté, Hugo avait une excuse. L’insulte faite par l’ambassade d’Autriche, aux maréchaux Soult et Oudinot, indigna si fortement l’armée et la cour, que les Débats et les journaux royalistes prirent leur défense, en écrivant l’Ode à la Colonne, il obéissait au mot d’ordre donné par le parti royaliste. Les Débats l’insérèrent à leur troisième page.

Il serait difficile, si on ne connaissait les mœurs du temps et les qualités de la famille Hugo, de comprendre qu’un jeune homme, fût-il de génie, put posséder d’une manière si parfaite, l’art de se contenir et de dissimuler ses sentiments.

Les régimes politiques s’étaient succédés depuis 1789, avec une rapidité si vertigineuse, que l’art de renier ses opinions et de saluer le soleil levant, était cultivé comme une nécessité de la lutte pour l’existence[6]. La famille Hugo excella dans cet art précieux. Quelques détails biographiques sur le général Hugo et sur son fils aîné, Abel, diminueront peut-être l’admiration des hugolâtres pour le génie machiavélique de leur héros ; mais permettront au psychologue de s’expliquer comment tant de diplomatie pouvait se loger dans un si jeune cerveau.

Brutus Hugo, le farouche républicain de 1793, qui pourvoyait de chouans et de royalistes les pelotons d’exécution et la guillotine, fructidorise le Corps législatif avec Augereau, prend du service dans le palais de Joseph, en qualité de majordome, troque son surnom romain, contre un titre de Comte espagnol, prête serment à Louis XVIII qui le décore de la croix de Saint-Louis, se rallie à Napoléon, débarqué à Cannes, offre de reprêter serment à Louis XVIII, retour de Gand, qui le met à la retraite et l’interne à Blois ; là pour occuper ses loisirs, il écrit ses Mémoires. Abel, son fils aîné, les enrichit d’un précis historique, débutant par cet acte de foi : « Attaché par conviction à la monarchie constitutionnelle, profondément pénétré du dogme de la légitimité, dévoué par sentiment à l’auguste famille qui nous a rendu, etc. ».

Victor Hugo ne pouvait se lasser d’admirer les exemples de conduite loyale que léguait à ses enfants l’ex-Brutus : il lui dit :

« Va, tes fils sont contents de ton noble héritage,
Le plus beau patrimoine est un nom vénéré ! »

Odes. Livre II. VIII. Édition 1823.

Abel, mort en 1873, vécut jusqu’en 1815 presque toujours auprès de son père : il ne pouvait donc rendre sa mère responsable de l’ultra-royalisme qui se révéla subitement dans ses écrits après la chute de l’Empire. Ainsi que Victor, il était spécialement attaché au service personnel de la famille royale. Tandis que Victor chante en vers le sacre du roi, il publie, en prose La vie anecdotique du comte d’Artois, aujourd’hui Charles X : « Aucun prince ne fut plus séduisant que le comte d’Artois... il est rempli de grâce, de franchise, de noblesse, etc... » et cela continue ainsi pendant des dizaines de pages. Le roi encensé, il allonge son coup de pied à « cette révolution, qui se plongeait dans tous les crimes et rampait sous tous les maîtres », il insulte Buonaparte, se pâme à la lecture de la proclamation à l’armée du Comte d’Artois, lieutenant-général du royaume, envoyé à Lyon pour arrêter la marche de Napoléon, et il la commente ainsi : « Plus le langage était noble et délicat, moins il était propre à faire impression sur des esprits qui ne semblaient accessibles, qu’à celui de la séduction. Les traîtres n’y opposèrent qu’un rire moqueur ». Son père, le général Hugo, était parmi ces traîtres. — Charles X exilé, Abel décoré par Louis-Philippe pour « services rendus par la plume », écrivit l’Histoire populaire de Napoléon (1853), elle lui valut les chauds compliments du prince Napoléon.

Abel joignait à cette remarquable souplesse de conduite, un esprit commercial, fécond en ressources. Il publia pour répondre aux engouements du public et pour satisfaire ses goûts, des études sur le théâtre Espagnol, une édition du Romancero, une brochure sur le Guano, sa valeur comme engrais, un guide perpétuel de Paris : Tout Paris pour 12 sous, un mémoire sur la période de Disette, qui menace la France, une Histoire de France illustrée ; il composa un vaudeville en collaboration avec Romieu ; il étudia L’Afrique au point de vue agricole, créa le Journal du Soir, inventa les publications illustrées, par livraison, etc. Abel était un habile industriel de lettres.

Mais ce à quoi on ne devait s’attendre, c’est de rencontrer chez le soldat des guerres de l’empire, cette humanitairie qui, sur la lyre de Victor devait se substituer au roi et au catholicisme. Sous le pseudonyme de Genty, le général Hugo publiait en 1818 une brochure où se mêlent avec bonheur les préoccupations de l’industriel et du philanthrope[7]. Il y résout ce double problème : donner une dot aux enfants trouvés, et procurer des travailleurs blancs aux planteurs, qui ne pouvaient plus, comme par le passé, aller chercher des noirs sur la côte africaine.

Les travailleurs blancs seraient pris aux Enfants trouvés. Le gouvernement élevant ces enfants à ses frais, peut en disposer à son gré : « il se chargerait de fournir aux colons, des enfants dans l’âge de 9 à 10 ans pour les filles, et de 10 à 11 ans pour les garçons. L’engagement pour tous prendrait la date même de leur embarquement et ne pourrait excéder 15 années, à l’expiration desquelles il cesserait de droit. L’administration ferait alors compter à ces enfants à titre de dot, savoir aux hommes 600 francs, et aux femmes 500 francs. » Ce projet satisferait tout le monde, et lierait étroitement les colonies à la métropole. Les colons achetaient leurs négrillons des 2 et 4 cents francs : la mère patrie leur fournit les petits blancs gratis. Les enfants blancs qui résisteraient au régime des coups de fouet et de travail forcé des planteurs, recevraient au bout de 15 ans, une dot de 5 à 6 cents francs. La philanthropie bourgeoise qui a inventé la prison cellulaire, le travail forcé des femmes et des enfants dans les ateliers, qui valse et minaude dans les bals de charité pour apaiser la faim des affamés, devrait reprendre le projet du général Hugo et en faire le complément de la loi des récidivistes[8].

Notes :

modifier
  1. Victor Hugo raconté, vol. 1 . 252.
  2. Victor Hugo raconté, vol. 1
  3. Victor Hugo raconté, vol. 1
  4. Pièce de vers Sur le bonheur de l’Étude, envoyé au concours de poésie de 1817 : tout lui devenait occasion pour outrager son héros.
  5. Odes et Ballades. Les deux Îles, édition de 1826.
  6. Les amateurs d’acrobatie politique trouveront dans le Dictionnaire des Girouettes de Prosny d’Eppe et dans le Nouveau Dictionnaire des Girouettes de 1831, de quoi exciter leur admiration la plus exigeante. Ils s’étonneront avec Chateaubriand « qu’il y ait des hommes, qui après avoir prêté serment à la République une et indivisible, au Directoire en cinq personnes, au Consulat en trois, à l’Empire en une seule, à la première Restauration, à l’acte additionnel, à la seconde Restauration, ont encore quelque chose à prêter à Louis-Philippe ». – « Hé, hé, disait en souriant Talleyrand, après avoir prêté serment à Louis-Philippe, Sire, c’est le treizième ! ».
  7. Mémoire sur les moyens de suppléer à la traite des nègres par des individus libres, d’une manière qui garantisse pour l’avenir la sûreté des colons et la dépendance des colonies, par Genty, in-8, janvier 1828. Blois, imprimerie Verdier.
  8. Monsieur Belton qui a fait des recherches sur la famille Hugo, a découvert que le vieux général écrivait et rimait en diable. À sa mort il a laissé une liste de manuscrits : La Duchesse d’Alba, le Tambour Robin, l’Hermite du lac, l’Épée de Brennus, Perrine ou la Nouvelle Nina, l’Intrigue de cour, comédie en trois actes, la Permission, Joseph ou l’Enfant trouvé, etc., ces ouvrages sont perdus ou égarés. Bien que Victor Hugo ne mentionne jamais les productions poétiques et romantiques de son père, il les admirait beaucoup. Dans une lettre adressée au général, et citée par M. Belton, il parle d’une pièce qui l’a « pénétré jusqu’au fond de l’âme », dans une autre, il mentionne un poème, Lucifer qui l’a « transporté ». Si l’on ne connaissait sa piété filiale, on s’étonnerait qu’il ne se soit jamais occupé de sauver de l’oubli les œuvres « remarquables » de son père, lui qui a recueilli et si précieusement conservé ses moindres excréments littéraires, que pour leur péché d’hugolatrie, Messieurs Vacquerie, Meurice et Lefebvre sont condamnés à publier, sinon à lire.




◄   Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4   ►