Librairie G. Jacques & Cie (p. 22-29).




Chapitre 2


Les légitimistes ne pardonnent pas à Victor Hugo, l’ultra-royaliste et l’ardent catholique d’avant 1830 d’être passé au parti républicain. Ils oublient qu’un fils de vendéen, M. de la Rochejacquelein, enrôlé dans le Sénat du second Empire, répondit cavalièrement à de semblables reproches : « Il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais ». Le poète, incapable de ce dédain aristocratique, ne lança jamais au parti qu’il désertait cette impertinente excuse : mais il voulut expliquer aux républicains pourquoi il avait été royaliste.

— Ma mère était une brigande de la Vendée ; à quinze ans elle fuyait à travers le Bocage, comme Madame Bonchamp, comme Madame de la Roche-Jacquelein, écrit-il en 1831, dans la préface des Feuilles d’automne. — Mon père, soldat de la République et de l’Empire bivouaquait en Europe ; je vécus auprès de ma mère et subis ses opinions ; pour elle « la Révolution c’était la guillotine, Bonaparte l’homme qui prenait les fils, l’empire du sabre ». Son influence, non contrebalancée,[1] planta dans le jeune cœur de Hugo une haine vigoureuse de Napoléon et de la Révolution, car « il était soumis en tout à sa mère et prêt à tout ce qu’elle voulait[2] ». Le royalisme de Hugo n’était que de la piété filiale et l’on sait que personne, mieux que lui, ne mérita l’épitaphe de bon fils, bon mari, bon père.

Emporté par son imagination, Hugo, le converti de 1830, se figurait les opinions de sa mère, non telles qu’elles avaient été, mais telles que les besoins de son excuse les exigeaient. En effet, cette brigande, qui battait la campagne pour le Roy s’amouracha d’un pataud, du républicain J.-L.-S. Hugo, qui, pour se mettre à la mode du jour, s’était affublé du prénom de Brutus. Elle l’avait connu à Nantes où siégeait une commission militaire, qui, parfois, jugeait et passait par les armes, en un seul jour, des fournées de dix et douze brigands et brigandes. Brutus Hugo remplissait auprès de cette commission les fonctions de greffier. En 1796, la brigande épousa civilement le soldat républicain, qui, plus Brutus que jamais, était pour l’instant et le resta jusqu’en 1797, rapporteur d’un conseil de guerre, qui jugeait expéditivement les royalistes : sans autre forme de procès, il les condamnait à mort, leur identité et inscription sur la liste des suspects, constatées. La brigande suivit son mari à Madrid, orna la cour de Joseph qui sur le trône d’Espagne, remplaçait le roi légitime, et permit à son fils aîné Abel, d’endosser la livrée bonapartiste, en qualité de page. Le royalisme de Madame Hugo, si tant est qu’elle eut une opinion politique, devait être bien platonique : autrement il faudrait admettre que cette femme si courageuse, si fidèle en ses amitiés (pendant 18 mois, au risque de mille dangers, elle cacha aux Feuillantines, le général Lahorie, traqué par la police impériale), aurait ainsi renié sa foi et pactisé avec les plus cruels ennemis de son parti. Hugo a dû ne savoir à quelle excuse se vouer, pour en arriver à prêter à sa mère défunte, des opinions en contradiction si flagrante avec les actes de sa vie et à nous la montrer traître au parti, traître au roi pour qui elle aurait affronté la mort. Lui, le fils pieux, il a du souffrir d’être réduit à flétrir la mère si dévouée à ses enfants, qui les éleva et les soigna si tendrement alors que le père les abandonnait, qui les laissa librement se développer et obéir aux impulsions de leur nature. Mais il lui fallait à tout prix trouver quelqu’un, sur qui rejeter la responsabilité de ses odes royalistes, qui l’embarrassaient davantage que le boulet ne gêne le forçat pour fuir à travers champs : il prit sa mère[3]. Il peut invoquer des circonstances atténuantes. On utilisait, à l’époque, la mère de toutes les façons ; elle était déjà la grande ficelle dramatique : c’était le souvenir de la mère qui au théâtre paralysait le bras de l’assassin prêt à frapper ; c’était la croix de la mère, qui exhibée au moment psychologique, prévenait le viol, l’inceste et sauvait l’héroïne ; c’était la mort de sa mère, qui du Chateaubriand sceptique et disciple de Jean-Jacques de 1797, tira le Chateaubriand mystagogique d’Atala et du Génie du Christianisme de 1800. Victor Hugo qui ne devança jamais de 24 heures l’opinion publique, mais sut toujours lui emboîter le pas, singeait Chateaubriand son maître, et appliquait à son usage privé le truc qui ne ratait pas son effet au théâtre.

Que le royalisme de Hugo fût de circonstance ou d’origine maternelle, peu importe ; il est certain qu’il était grassement payé, et c’était heureux, car le public achetait avec modération ses livres : les éditeurs de Han d’Islande lui écrivaient en 1823 qu’ils ne savaient comment se débarrasser des 500 exemplaires de la première édition, qui restaient en magasin. Louis XVIII octroyait au poète, en septembre 1822, une pension de 1.000 francs sur sa cassette particulière et, en février 1823, une seconde pension de 2.000 francs sur les fonds littéraires du ministère de l’Intérieur. Victor Hugo et ses deux frères, Abel et Eugène, faisaient avec courage et ténacité le siège de ces fonds littéraires ; en 1821, ils se plaignaient amèrement de ce que le ministère n’avait pas subventionné leur revue bimensuelle, Le Conservateur littéraire[4]. Ils défendaient avec âpreté le fond des reptiles en même temps qu’ils l’attaquaient avec convoitise ; ainsi le Conservateur s’indignait contre Benjamin Constant, cet « ex-homme de lettres qui a fait refuser à la Chambre une somme de 40.000 francs destinée à donner des encouragements aux gens de lettres. Le but du député libéral est, dit-il, d’empêcher que cette somme ne serve à soudoyer quelque pamphlétaire ministériel »[5]. Rogner les fonds secrets du ministre, c’était porter la main sur la propriété des Hugo. A la fin de l’année 1826, Victor réclamait au vicomte de la Rochefoucauld une augmentation de la part qui lui revenait sur ces fonds : depuis que ma pension a été accordée, écrivait-il, « quatre ans se sont écoulés et si ma pension est restée ce qu’elle était, j’ai eu du moins la joie (qui ne le réjouissait pas) de voir la bonté du roi augmenter les pensions de plusieurs hommes de lettres de mes amis et dont quelques-uns la dépassent de plus du double. Ma pension seule étant restée stationnaire, je pense, monsieur le vicomte, n’être pas sans quelque droit à une augmentation... Je dépose avec confiance ma demande entre vos mains, en vous priant de vouloir la mettre sous les yeux de ce roi qui veut faire des beaux-arts, le fleuron le plus éclatant de sa couronne. » On ne tint nul compte de la demande si pressante et si motivée du fidèle serviteur, qui pour se consoler, épancha son désappointement, dans une pièce de vers, où il traita Charles X de « roi-soliveau » et ses ministres de malandrins, qui « vendraient la France aux cosaques et l’âme aux hiboux. » Mais afin de conserver les pensions acquises, il garda ses vers en portefeuille jusqu’en 1866 : ils sont publiés dans Les chansons des rues et des bois sous le titre : « Écrit en 1827. »

Il est regrettable que Victor Hugo, au lieu de prêter à sa mère ses opinions royalistes pour pallier son péché de royalisme, n’ait pas simplement avoué la vérité, qui était si honorable. En effet qu’y a-t-il de plus honorable que de gagner de l’argent ! Hugo vendait au roi et à ses ministres son talent lyrique, comme l’ingénieur et le chimiste louent aux capitalistes leurs connaissances mathématiques et chimiques, il détaillait sa marchandise intellectuelle en strophes et en odes, comme l’épicier et le mercier débitent leur cotonnade au mètre et leur huile en flacons. S’il avait confessé qu’en rimant l’ode sur la naissance du duc de Bordeaux ou l’ode sur son Baptême, ou n’importe quelle autre de ses odes, il avait été inspiré et soutenu par l’espoir du gain, il aurait du coup conquis la haute estime de la Bourgeoisie, qui ne connaît que le donnant-donnant et l’égal échange et qui n’admet pas que l’on distribue des vers, des asticots ou des savates gratis pro deo. Convaincue que Victor Hugo ne faisait pas de « l’art pour l’art », mais produisait des vers pour les vendre, la bourgeoisie aurait imposé silence aux plumitifs envieux qui, sous Louis-Philippe, reprochaient à l’écrivain, ses gratifications royales.

Si le poète avait, sans ambages et détours exposé le véritable motif de sa conduite royaliste, il aurait rendu à la poésie française un service plus réel qu’en écrivant Hernani, Ruy Blas et surtout la préface de Cromwell : il aurait doté la France de plusieurs Hugo, bien qu’un seul suffise et au-delà à la gloire d’un siècle.

Baudelaire, cet esprit mal venu dans ce siècle de mercantilisme, ce mal appris qui abominait le commerce, se lamentait de ce que lorsque :

« Le poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes,
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié. »

Pourquoi, dans les familles bourgeoises, des imprécations et des colères accueillent le poète à sa naissance ? Parce que, on a si souvent répété que les poètes vivent dans la pauvreté et meurent à l’hôpital, comme Gilbert, comme Malfilâtre, que les pères et mères ont dû finir par croire que poésie était synonyme de misère. Mais si on leur avait prouvé que dans ce siècle du Progrès, les romantiques avaient domestiqué la muse vagabonde, qu’ils lui avaient enseigné l’art de « jouer de l’encensoir, d’épanouir la rate du vulgaire, pour gagner le pain de chaque soir »[6], et si on leur avait montré le chef de l’école romantique recevant à vingt ans trois mille francs de pension pour des vers « somnifères » les parents, jugeant que la poésie rapportait davantage que l’élève des lapins ou la tenue des livres auraient encouragé, au lieu de réprimer, les velléités poétiques de leur progéniture[7].

La bourgeoisie industrielle et commerciale n’aurait pas attendu sa mort pour ranger Victor Hugo, parmi les plus grands hommes de son histoire, si elle avait connu les sacrifices héroïques qu’il s’imposa et les tortures mentales qu’il supporta pour acquérir ces deux pensions.

Notes : modifier

  1. Victor Hugo. Philosophie et littérature mêlées, 1831. Vol. 1, p. 203.
  2. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Vol. 1, p. 147. Première édition.
  3. De 1817 à 1826 aucun événement heureux ou malheureux ne pouvait arriver à la famille royale, sans qu’il ne saisit aussitôt sa bonne plume d’oie : tantôt c’est une naissance, un baptême, une mort ; tantôt un avènement, un sacre, qui allume sa verve. Hugo est le Belmontet de Louis XVIII et de Charles X ; il est le poète officiel, attaché au service personnel de la famille royale.
  4. La plainte de ces intéressants et intéressés jeunes gens est touchante. « Le Conservateur n’a reçu aucun encouragement du gouvernement, disent-ils. D’autres recueils ont trouvé moyen de faire bénéfice sur les faveurs du ministre du roi, lesquels se sont souvenus des avantages de l’économie lorsqu’il s’est agi d’encourager un ouvrage assez maladroit pour se montrer royaliste et indépendant. » (Préface du troisième volume du Conservateur littéraire). – Cependant page 361 du même recueil on lit : « L’ode sur la mort du duc de Berry, insérée dans la septième livraison, ayant été communiquée par le comte de Neufchâteau au duc de Richelieu, président du conseil des ministres et zélé pour les lettres, qui l’ayant jugée digne d’être mise sous les yeux du Roi, sa Majesté daigna ordonner qu’une gratification (sic), de 500 fr. fût remise à l’auteur, M. V. Hugo, en témoignage de son auguste satisfaction. »
  5. Le Conservateur littéraire, vol. 2, p. 245.
  6. Baudelaire, Les fleurs du Mal. (Bénédiction ; La Muse vénale).
  7. Cette impertinente épithète est de Stendhal, qui pas plus que Baudelaire n’entendait rien au commerce des lettres. « L’Edinburgh Review, écrit-il, s’est complètement trompé en faisant de Lamartine le poète du parti ultra... le véritable poète du parti, c’est M. Hugo. Ce M. Hugo a un talent dans le genre de celui de Young, l’auteur des Night Thoughts, il est toujours exagéré à froid... L’on ne peut nier au surplus, qu’il sache bien faire des vers français, malheureusement il est somnifère ». Correspondance inédite de Stendhal. Vol. I, p. 22.




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