La Légende de Clémence Isaure
LA LÉGENDE DE CLÉMENCE ISAURE
Clémence Isaure est la fleur de l’Occitanie, comme Laure de Noves, la belle adorée de Pétrarque, a été la fleur de la Provence. Une place d’honneur, à coup sûr, lui est bien due dans le Jardin de beauté, à elle qui a été, sinon la fondatrice certaine, tout au moins la restauratrice de la fête des fleurs, de ces nobles fleurs, du gai savoir, qui, depuis le XIIIe siècle, forment une immortelle couronne au front de la cité Palladienne.
Les souvenirs qui sont restés de cette femme célèbre la représentent comme noble, riche et belle. Elle avait en partage les dons de l’esprit et les grâces du corps, et on admet généralement qu’elle luttait par l’éclat de ses charmes avec cette autre Toulousaine fameuse, sa contemporaine et son amie, qu’on a appelée la belle Paule, et dont la beauté était si merveilleuse qu’il lui fut enjoint, par ordre des Capitouls de la cité, de se montrer en public à des intervalles déterminés, pour satisfaire la curiosité de la foule avide de la contempler et de l’admirer.
Les documents historiques certains font défaut en ce qui touche les évènements et les circonstances de la vie de Clémence Isaure. La tradition populaire la plus répandue lui attribue l’institution de ces joutes poétiques qui ont reçu le nom de jeux floraux. D’un autre côté, des présomptions portent à croire qu’elle n’en fut que la bienfaitrice, et qu’elle trouva fondé ce collège des troubadours et des maîtres de la gaie science, dont les statuts formaient un code célèbre nommé les lois d’amour. Mais ce qui n’est point douteux, c’est qu’elle légua des biens considérables pour consacrer l’existence ou le maintien de cette poétique, institution.
Aussi, les Capitouls et les habitants de Toulouse lui érigèrent-ils par reconnaissance, vers le milieu du XVIe siècle, une statue de marbre blanc, qui a été placée dans la salle des Illustres à l’Hôtel-de-Ville ou Capitole Toulousain, où elle se voit encore et où elle est couronnée de fleurs tous les ans, au 3 mai, jour de la distribution des prix de poésie.
Mais si l’histoire ne nous fournit rien de précis sur la noble dame Toulousaine, sa personnalité du moins nous reste sous la forme légendaire, et nous pouvons ainsi la tirer de l’ombre et la mettre en lumière avec l’auréole d’attraits et de grâces, dont l’imagination populaire s’est plue à la parer.
La tradition en effet vante sa beauté et ses charmes ; elle fait de touchants récits de l’amour dont s’enflamma pour elle le brillant Lautrec, le vaillant chevalier ; amour partagé par la sensible Isaure, et dont le souvenir a été consacré dans des romances que garde encore la mémoire populaire. Enfin la légende nous raconte dans quelles circonstances la noble Clémence fut amenée à concevoir la pensée de fonder ou de restaurer l’institution de ces jeux-floraux, si chers aux troubadours de la Septimanie. Écoutons donc la légende, et bornons-nous à accompagner, pour ainsi dire, aux accords du luth et de la cithare, le mélodieux récit de cette chronique de poésie.
C’était au premier soleil de mai. Ce jour-là l’aurore s’est réveillée dans un ciel enchanté, et bientôt l’horizon étincelant nage dans des flots de lumière. Le matin a laissé s’envoler jusqu’à son dernier voile, les ombres et les brumes entièrement évanouies laissent voir un délicieux jardin, où croissent l’oranger parfumé, le figuier aux fruits savoureux, et l’olivier, trésor de l’heureuse Occitanie. Au milieu s’élève, comme un séjour de féerie, une somptueuse demeure de la plus élégante architecture. Ce n’est point un de ces gothiques donjons armés contre les ennemis et contre les hivers. Cet édifice à l’aspect hospitalier, annonce les temps paisibles, un doux climat et l’empire d’une femme.
Ce lieu charmant réunit une foule de brillants convives. Les uns se promènent sous d’épaisses charmilles, et suivent les sinueux détours des labyrinthes de verdure. D’autres font résonner le théorbe et le luth. Le luth, dans cet asile tout rayonnant de poésie, pourrait-il être muet et ne pas rendre des accords enchanteurs ?…
Des grottes tapissées de mousse et des berceaux de feuillage retentissent de rires joyeux, et les piquantes saillies volent comme des flèches légères. La reine de ces fêtes, la belle Isaure, circule au milieu de ses hôtes, adressant à chacun une aimable bienvenue. Mais, ses devoirs remplis et comblée d’hommages, elle sent le besoin de goûter quelque liberté ; elle s’achemine bientôt vers un bois d’arbres au feuillage sombre, dont les rameaux entrelacés forment une voûte impénétrable aux feux du jour. L’étroit sentier qui serpente sous ce dôme de verdure, conduit au bord d’un limpide bassin appelé la Fontaine du Troubadour. Isaure marche seule et pensive. Elle éprouve cette douce et divine mélancolie, apanage des âmes tendres et contemplatives.
Trop sensible pour n’aimer que le bruit et le faste, elle se dérobe souvent au brillant tourbillon qui l’entoure, pour jouir dans la solitude, de la paix et du charme de la nature. Le lever et le déclin du jour sont pour elle un spectacle dont son âme est toujours vivement émue. Elle aime à voir le soleil verser ses dernières lueurs sur les monts du couchant et disparaître sous un rideau de pourpre et d’or. Elle aime à respirer le souffle embaumé du matin ; elle se plaît à voir la riante aurore s’élever sur les plaines azurées des cieux, en effeuillant sa couronne de roses, et chassant devant elle les ombres fugitives et les astres pâlissants de la nuit.
Voilà les impressions qu’Isaure préfère aux vaines flatteries dont l’entoure un monde dont elle est, par sa beauté, le charme et l’idole.
Absorbée dans ses rêveries, elle s’avance lentement. Un bruit doux et plaintif frappe son oreille : c’est le murmure de la fontaine. Des cyprès couvraient le rocher d’où jaillissait cette source mystérieuse ; mais, plus loin, leurs rameaux s’écartaient, laissant apercevoir par une échappée, un gracieux vallon, digne de la baguette d’un génie dans quelque royaume enchanté. On voyait un petit lac bordé de fleurs, au-dessus duquel les abeilles chargées de leurs doux fardeaux d’ambroisie, bourdonnaient et voltigeaient en toute sécurité. Au milieu, s’arrondissait une île, berceau préparé pour le repos des amoureuses colombes, et sur les bords un arbre solitaire, un saule à la pâle verdure, laissait tomber ses branches flottantes que l’onde semblait baigner de pleurs.
Isaure s’était assise sur la rive à l’ombre d’un arbre antique. On l’aurait prise pour le génie de cette onde et de ces bois. Un voile flottant ramené sur son sein, cachait les perles et les rubis, signes de son rang élevé. Dans son attitude pensive et recueillie, elle était belle, de sa seule beauté. Ses joues avaient cette pâleur séduisante qui accompagne un esprit tendre et méditatif. Telle apparait une touchante madone, à qui l’art du sculpteur a su donner dans la blancheur du marbre, la perfection des traits, et l’expression d’une âme divine. Ses cheveux noirs tombaient en boucles sur son cou, dont ils rehaussaient encore l’éclat transparent. Son front pur et serein était celui d’un ange ; mais ses yeux profonds et baignés de tendresse trahissaient toute la sensibilité d’une femme.
Clémence embrassait d’un long regard le lac et le bois, et l’île et le saule-pleureur. Tous ces objets lui plaisaient et l’attendrissaient par leur mystère et leur mélancolie. Mais sa vue demeura attachée sur un petit tertre de gazon qui s’élevait presque à ses pieds.
Il était surmonté d’une pierre que les années avaient rompue en plusieurs fragments. Peut-être avait-elle pu porter autrefois une inscription, mais il n’en restait pas vestige. Entre ces débris croissait, orpheline délaissée, une jeune fleur, qui, sans doute, y fut semée par quelque brise passagère.
Là, reposait, dit-on, le premier poète, qui, jadis avait accordé le luth des troubadours, mélodieux rival de la Cithare des Trouvères. Depuis longtemps son nom était oublié ; mais on racontait encore une vieille histoire de ses amours, et ses refrains simples et touchants se transmettaient encore de bouche en bouche.
Il avait reçu le jour non loin des rives fleuries du lac ; il les avait célébrées dans ses vers naïfs, et c’était sur ces mêmes bords, assurait-on, que, le théorbe à la main, il s’était endormi au matin de l’âge dans l’éclat printanier de son talent. Tel un cygne de l’Eurotas exhale sa vie avec la douceur de ses chants.
La comtesse Isaure se sentit envahie par une vive émotion en regardant le tertre isolé qui évoquait ses souvenirs :
— « Eh ! quoi, dit-elle, tu n’aurais en partage que le silence et l’oubli, toi qui fus le père de nos troubadours, le maître de cette gaie science de poésie et d’amour qui fait la gloire de notre belle patrie !… Non, Clémence fera retentir pour toi les louanges si chères au poète. Ma demeure s’ouvrira comme un palais pour les fils de la lyre. C’est en ton honneur qu’ils diront leurs chansons d’amour ou de guerre. Et toi, ajouta-t-elle, en se penchant sur l’humble fleur qui parait la tombe ignorée, douce fleur de pensée, emblème de souvenir et de constance deviens la fleur des Troubadours et des trouvères ! Celui qui mieux aura chanté la vaillance ou l’amour fidèle, recevra des mains d’Isaure une violette d’or. »
C’est ainsi que la légende, dans son langage imagé et fleuri, se plaît à raconter les circonstances qui donnèrent naissance à l’institution des jeux floraux, dont le lustre séculaire est dû en réalité à la belle et douce Clémence.
Elle en fut d’abord la reine et, d’après la loi d’amour, y occupa le trône de beauté. Elle eut ainsi à couronner de ses belles mains les vainqueurs de ces luttes poétiques, et entr’autres, Antoinette de Villeneuve, son intime amie, pour une touchante pastorale. Car, à son exemple, les plus nobles dames de Toulouse se firent un honneur de se faire inscrire pour figurer dans ces tournois lyriques, dont les annales rappellent encore le nom vague et doux de cette merveilleuse Paule de Viguier, qui est demeurée célèbre par ses charmes sous le nom de la belle Paule. Aussi, depuis lors, la Fête des fleurs s’ouvre Chaque année par l’éloge de Clémence Isaure, prononcé par un des mainteneurs du gai savoir.
Qu’il nous soit permis d’ajouter, dans le sonnet suivant, un fleuron à sa couronne toujours nouvelle :
Quel songe d’or tombé de l’écrin du sommeil,
Pourrait, riche de grâce et de magnificence,
Peindre l’enchantement de ta noble existence.,
Dont l’éclat virginal luit comme un doux soleil !…
Sur ton visage pur, au chaste lys pareil,
Le beauté répandit ses dons en abondance ;
Le ciel d’Occitanie avec amour, Clémence !
Pour tes jeux[1] fit éclore un parterre vermeil…
Et le génie en fleur, ivre de poésie,
Attachant à ton front l’auréole choisie,
Déposa sur ton front ce baiser immortel
Par qui Pygmalion fit vivre Galathée…
Aussi, divine idole entre toutes vantée,
Chaque siècle à genoux s’empresse à ton autel !
- ↑ Les Jeux-Floraux.