La Légende d’un peuple/Spes ultima

La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 285-291).

 
Tandis qu’un roi sans cœur les marchandait là-bas,
Nos ancêtres avaient, sous le feu des combats,
Conservant jusqu’au bout l’espérance dernière,
En chevaliers sans peur tenu haut leur bannière.

Peuple vingt fois trahi, vendu, sacrifié,
Pour défendre le sol qui leur fut confié,
Et plutôt que de voir leur patrie asservie,
Ils avaient tout donné, leur fortune et leur vie,
Ne réservant pour eux qu’une chose : l’honneur !


Pendant qu’aux Trianons un prince ricaneur
Accueillait, contempteur d’une épopée antique,
Le récit de leurs maux d’un sarcasme sceptique,
Aux excès effrontés des lupanars royaux,
Nos pères, opposant leurs dévoûments loyaux,
Aux yeux de l’univers avaient, dans vingt batailles,
Racheté de leur sang les hontes de Versailles !

Ils en furent payés par l’exil et l’oubli.

Dans les émotions d’un grand pas accompli
Sur les âpres chemins d’une autre destinée,
Tout entière à la gloire, et sans cesse entraînée
Sur les pas du guerrier fatal qui, sans repos,
Aux quatre coins du monde arborait ses drapeaux,
La grande nation oublia la poignée
De braves, par la faim et le glaive épargnée,
Qui, fidèle quand même, aux bords du Saint-Laurent,
Sous un sceptre étranger la nommait en pleurant.

Le temps passe.

                     Au delà de cent ans s’écoulèrent ;
Sous de nouveaux guidons les peuples s’enrôlèrent ;


Mais ― bien que sous un joug inflexible penché ―
Nul peuple sous le ciel n’a vaillamment marché
Comme ce groupe fier d’abandonnés ; la fibre
Du cœur resta chez eux indépendante et libre.

Sous un autre drapeau, sous un autre pouvoir,
Ils durent, il est vrai, se plier au devoir ;
Mais, devenus loyaux sujets de l’Angleterre,
En eux la voix du sang ne sut jamais se taire.
Ils respectent les plis qui flottent sur leurs tours ;
Mais toujours et partout ― chers et touchants retours !
Le plus humble d’entre eux, au seul nom de la France,
Sent encor poindre en lui quelque vague espérance !

À ce sujet voici ce que nous racontait
Notre vieux professeur de droit romain. C’était
Un modeste savant, Parisien de race,
Qui commentait le code et récitait Horace
Par cœur. Un pur hasard l’avait jeté chez nous.
Il avait conservé son accent et ses goûts.
Il grasseyait ;

et puis, tous les matins, à l’heure
Où s’ouvrent les marchés, il quittait sa demeure,
Et, d’échoppe en échoppe et d’étal en étal,
Ainsi qu’un bon bourgeois de son pays natal,
Il s’en allait lui-même acheter ses denrées.

Il aimait la rumeur des foules affairées ;
Bonhomme s’il en fût, marchandant et causant,
Il s’arrêtait parfois auprès du paysan,
Et s’informait du prix des blés, de son ménage ;
Il lui parlait moissons, bestiaux, jardinage ;
Chacun le connaissait et chacun écoutait
Ce parleur dont l’accent surtout les déroutait.

Un jour, une vendeuse, accorte et bonne vieille,
Laquelle à ses discours prêtait souvent l’oreille,
L’interpella disant :

                            ― Monsieur, vous jasez bien
Sans doute, et cependant pas en vrai Canadien ;
Pas en Anglais non plus, faut pas dire ça, dame !

― Moi, fait le père Aubry, je suis Français, madame.

― Français ? eh ben,

pardi, c’est dans nos environs ;
Pour être Canadiens on n’est pas des Hurons.
On est tous des Français, nous aussi, que je pense !

― C’est vrai ; mais moi je suis un Français... de la France.
― De la France ? eh ben, nous, de quel pays est-on ?
Sommes-nous par hasard des Français de Boston ?
Il n’est pas de Français sans France, que je sache !

Le bon vieux professeur riait dans sa moustache.
― Pardonnez-moi, dit-il, vous ne comprenez pas.
Vous êtes née ici ; moi je suis né là-bas...

Né là-bas ! c’était là presque du fantastique.
La marchande, à ces mots, laisse là sa boutique,
Et, tandis que son œil commence à se troubler,
S’avance, et d’une voix que l’émoi fait trembler :


― Vous êtes né là-bas, vous ! dit la femme en transe ;
Vous êtes né là-bas !... dans notre vieille France ?
Vous en venez ?

                      ― Mais oui, dit notre humble savant,
Pour vous servir. Bonjour, madame !

                                          Mais avant
Qu’il eût tourné le dos pour reprendre sa route,
La vieille, qui craint fort que quelqu’un ne l’écoute,
Le saisit par la main, et, furtive, guettant
Si quelque Anglais surtout n’est pas là qui l’entend,
Tandis que son regard aux alentours surveille,
S’approche du bonhomme et lui glisse à l’oreille
Ces mots dits d’un accent qu’on ne peut définir :

― Dites-moi donc, à moi, là... vont-ils revenir ?
Et, comme il achevait de conter cette histoire,
Dans son

émotion brusquant son auditoire,
Le bon vieux professeur, faisant un demi-tour,
S’en allait grommelant :

                             ― Gueuse de Pompadour !