La Légende d’un peuple/Première moisson

La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 67-70).


Ce site, c’est Québec.

Ce site, c’est Québec. Au nord montent splendides
Les échelons lointains des vastes Laurentides.
En bas, le fleuve immense et paisible, roulant
Au soleil du matin son flot superbe et lent,
Reflète, avec les pins des grands rochers moroses,
Le clair azur du ciel et ses nuages roses.
Nous sommes en septembre ; et le blond fructidor,
Qui sur la plaine verte a mis des teintes d’or,
Au front des bois bercés par les brises flottantes
Répand comme un fouillis de couleurs éclatantes ;
On dirait les joyaux d’un gigantesque écrin.


Un repos solennel plein de calme serein
Plane encor sur ces bords où la chaste Nature,
Aux seuls baisers du ciel dénouant sa ceinture,
Drapée en sa sauvage et rustique beauté,
Garde encor les trésors de sa virginité.

Cependant un lambeau de brise nous apporte
Comme un refrain joyeux qu’une voix mâle et forte,
Mêlée à des éclats de babil argentin,
Jette dans l’air sonore aux échos du lointain.
Ce sont des moissonneurs avec des moissonneuses.
Ils suivent du sentier les courbes sablonneuses,
Et, le sac à l’épaule, ils cheminent gaîment.
Ce sont des émigrés du doux pays normand,
Des filles du Poitou, de beaux gars de Bretagne,
Qui viennent de quitter leur lande ou leur campagne
Pour fonder une France au milieu du désert.

L’homme qui les conduit, c’est le robuste Hébert,
Un vaillant ! le premier de cette forte race
Dont tout un continent garde aujourd’hui la trace,


Qui, dans ce sol nouveau par son bras assaini,
Mit le grain de froment, trésor du ciel béni,
Héritage sans prix dont la France féconde
Dans sa maternité dota le nouveau monde.
Ils vont dans la vallée où les vents assoupis
Font ondoyer à peine un flot mouvant d’épis
Qu’ont mûris de l’été les tépides haleines.

Bientôt le blé jauni tombe à faucilles pleines ;
La javelle, où bruit un essaim de grillons,
S’entasse en rangs pressés au revers des sillons,
Dont le creux disparaît sous l’épaisse jonchée ;
Chaque travailleur s’ouvre une large tranchée ;
Et, sous l’effort commun, le sol transfiguré
Laisse tomber les plis de son manteau doré.

Le soir arrive enfin, mais les gerbes sont prêtes :
On en charge à pleins bords les rustiques charrettes
Dont l’essieu va ployant sous le noble fardeau ;
Puis, presque recueilli, le front ruisselant d’eau,


Pendant que, stupéfait, l’enfant de la savane
Regarde défiler l’étrange caravane,
Et s’étonne à l’aspect de ces apprêts nouveaux,
Hébert, qui suit, ému, le pas de ses chevaux,
Rentre, offrant à Celui qui donne l’abondance
La première moisson de la Nouvelle-France ![1]


  1. Louis Hébert, apothicaire de Paris, herboriste passionné, grand ami de l’agriculture, suivit Poutrincourt en Acadie dès 1604, et commença des cultures à Port-Royal. Cet établissement ayant été ravagé par les Anglais de la Virginie (1613), Hébert retourna en France, puis repartit (1617) avec sa famille pour aller se fixer à Québec, où il fut le premier colon du Canada qui se nourrît du produit de la terre. (Benjamin Sulte, Notes inédites.)