La Légende d’un peuple/Jean Sauriol
Au détour de la plaine où grandit Montréal,
Dans un site charmant, poétique, idéal,
Que longe le chemin de la Côte-des-Neiges,
Où du matin au soir serpentent les cortèges
Qui vont au rendez-vous de ceux qui ne sont plus,
Dans la déclivité d’un immense talus,
À l’ombre des bouleaux et des bosquets d’érables,
Se dressent les pans noirs, décrépits, misérables,
D’une ancienne masure effondrée et sans toit.
C’est là qu’un jour le morne archange, dont le doigt
Inflige la défaite ou fixe la victoire,
S’arrêta pour dicter une page à l’Histoire !
À l’époque sanglante où nos pères trahis
Défendaient corps à corps leurs foyers envahis,
Et, groupes de héros débordés par le nombre,
Touchaient au dénoûment fatal du drame sombre,
Dans ce logis, alors presque un petit manoir,
Dont les tons vigoureux tranchaient sur le fond noir
De la forêt encor vierge de la cognée,
Vivaient un vieux traiteur à mine renfrognée,
Nommé Luc Sauriol, sa femme et son fils Jean.
Celui-ci, gars robuste à l’œil intelligent,
Avait pour son pays déjà monté la garde.
Des soldats de Montcalm il portait la cocarde ;
C’était un fier tireur, et l’Anglais n’avait point
Plus terrible ennemi la carabine au poing.
Les cohortes d’Amherst avaient conquis la plaine ;
Et nos derniers vengeurs, campés dans Sainte-Hélène,
Attendaient l’arme au bras le signal de mourir,
Lorsqu’un jour Sauriol vit son fils accourir,
Et, grave, s’arrêter sur le seuil de la porte.
― Bonjour, père, dit-il ; c’est moi ! Je vous apporte
Un message pressant au nom du gouverneur.
Ce soir, à la nuit brune, il vous fera l’honneur
De s’arrêter ici pour affaire importante.
On dit, ajouta-t-il d’une voix hésitante,
Qu’il s’agit ― le soldat tâtait ses pistolets ―
D’une entrevue avec un général anglais...
Le soir même, en effet, ― c’était le huit septembre, ―
Le marquis de Vaudreuil, assis dans une chambre
Du manoir isolé dont les derniers lambris
Jonchent en ce moment le sol de leurs débris,
Le désespoir au cœur et l’âme à la torture,
Capitulait, livrant avec sa signature,
Entre les mains d’Amherst surpris de son succès,
Le dernier boulevard du Canada français.
On lui refusait même ― affront d’âme vulgaire ―
Pour nos soldats vainqueurs les honneurs de la guerre !
Le vieux Luc Sauriol, stupéfait, confondu,
En se rongeant les poings avait tout entendu.
Lorsque tomba la plume, il se leva, farouche,
Pris son fils à l’écart, et l’index sur la bouche,
Le regarda longtemps un éclair dans les yeux.
― J’ai compris, lui dit Jean, serrant la main du vieux.
Puis, prenant son fusil de chasse d’un air sombre,
Il entr’ouvrit la porte et disparut dans l’ombre.
Le père ni le fils n’avaient capitulé.
Tout près, un chemin creux serpentait, accolé
Au pied d’un mamelon où des quartiers de roche
Avaient été rangés pour défendre l’approche
Des postes avancés par cette route-là.
Les officiers anglais devaient passer par là,
Au milieu de la nuit, pour rejoindre leurs lignes.
Pour la première fois infidèle aux consignes,
Jean Sauriol y court, prend la chaîne d’un puits,
En barre fortement l’étroit passage, et puis
Monte sur les hauteurs se mettre en embuscade.
Quelques instants après, la noire cavalcade,
Avec un long éclat de rire goguenard,
S’engouffrait au grand trot au fond du traquenard.
Ce fut terrible.
Au choc, la troupe toute entière
― Chevaux et cavaliers ― roula dans la poussière,
Pêle-mêle, criant, hurlant, se débattant ;
Pendant que Sauriol lançait au même instant,
Par vingtaine, du haut de la crête saillante,
De lourds éclats de roc sur la masse grouillante.
Un double éclair aussi perce l’obscurité ;
C’est encor Sauriol qui, dans l’ombre posté,
Tire sur les Anglais et les crible à outrance.
Enfin, poussant trois fois le cri : Vive la France !
Le soldat, déserteur et héros à la fois,
D’un pas ferme gagna l’épaisseur des grands bois.
Ce fut pendant trois mois une chasse enragée.
Lorsque dans le sommeil la ville était plongée,
Un éclair tout à coup s’allumait quelque part,
Et mainte sentinelle, aux créneaux d’un rempart,
Victime sans merci d’une infernale adresse,
Tombait le front percé d’une balle traîtresse.
Parfois, si Montréal respirait, ― vis-à-vis,
Dans l’île où maintenant les soldats de Lévis
Voyaient flotter au vent l’étendard britannique, ―
Le poste anglais, saisi d’une terreur panique,
Entendait résonner l’invisible mousquet,
Et trouvait l’un des siens râlant sur le parquet.
Si quelque cavalier, hardi batteur d’estrades,
Osaient sortir le soir tombé, ses camarades
Voyaient revenir seul le cheval effaré.
Presque toutes les nuits, le guet exaspéré
Trébuchait tout à coup sur une masse informe,
Où l’on reconnaissait le fatal uniforme...
Amherst, la rage au cœur, fit battre tous les bois :
Sur vingt soldats, un jour, il n’en revint que trois !
Enfin l’on n’osa plus se hasarder qu’en plaine...
Un vaincu tenait seul une armée en haleine.
Mais l’âpre hiver allait venir ; les massifs nus
N’offraient plus désormais, sous leurs dômes chenus,
Au pauvre guérillas de retraite bien sûre ;
Et puis l’homme souffrait au bras d’une blessure
Qu’une balle avait faite un soir en ricochant.
Au flanc du Mont-Royal, du côté du couchant,
Dans le creux d’un ravin où chantait une source,
Il avait découvert la tanière d’une ourse ―
Dont un épais fourré dissimulait l’abord,
Jean Sauriol avait tué l’ourse d’abord,
― Pour lui cela n’était rien de bien difficile, ―
Et puis il avait pris la place au domicile.
Son père venait là lui porter à manger.
Que voulez-vous, à tout on ne peut pas songer ;
Lui ne s’était muni que d’un baril de poudre
Avec du plomb, ― assez, disait-il, pour découdre
Dans les règles de l’art un régiment d’Anglais.
Ces derniers avaient eu beau tendre leurs filets,
Sauriol leur glissait dans les doigts comme une ombre ;
Et, lorsque les chasseurs qui le traquaient en nombre
S’applaudissaient déjà du succès obtenu,
Il s’enfonçait sous terre, et... ni vu ni connu !
Cela ne pouvait pas toujours durer. La neige,
Le cernant dans son antre ainsi que dans un piège,
De tout secours humain l’isola tout à coup.
Le malheureux ne s’en désola pas beaucoup :
Il avait fait depuis longtemps son sacrifice.
Pourtant, si le regard à travers l’orifice
De la grotte, dans l’ombre, eût par hasard plongé,
Il eût plus d’une fois vu le pauvre assiégé
Transi, mourant de faim, pleurer dans les ténèbres...
Hélas ! ce n’était pas pour lui ces pleurs funèbres ;
On va le voir.
Un jour ― ses pas l’avaient trahi ―
Sauriol vit soudain son refuge envahi :
On le tenait.
Chez lui pas un muscle ne tremble.
― Messieurs, dit-il, avant que nous partions ensemble,
Écoutez bien ces mots que je dis sans remord :
Je suis un meurtrier, je me condamne à mort !
Mais vous, les agresseurs ! vous, nation vorace !
Oui, vous, les éternels ennemis de ma race !
Bourreaux de mon pays, vous mourrez avec moi !
Il dit, et, froidement, sans hâte, sans émoi,
Tire son pistolet dans le baril de poudre...
Tout disparut. Ce fut comme un éclat de foudre.
La détonation ébranla les rochers ;
Les lourds quartiers de rocs, de leur base arrachés,
― Dans un immense cri d’indicible épouvante, ―
Sautèrent dans l’espace, avec la chair vivante
De cent hommes hachés, brisés, agonisants...
Le lendemain matin, parmi les corps gisants,
Sur les débris glacés d’un désastre qui navre,
On trouvait un vieillard penché sur un cadavre
Qu’il semblait à son cœur presser avec transport...
On s’approcha de lui : le pauvre homme était mort !