La Légende d’un peuple/Cavelier de la Salle
Son âme avait la soif des grands aventures.
Il tenait par la race à ces hautes natures
Qui de l’humanité sont les porte-flambeaux.
Mais dont, souvent aussi, la pierre des tombeaux
Marque lugubrement l’âpre route des âges.
Ceux-là trompés d’abord par d’éclatants présages,
Peuvent, lutteurs vaincus d’un combat surhumain,
Voir la fatalité leur barrer le chemin,
Au moment de toucher à la palme suprême…
Écrasés sous leur tâche, ils triomphent quand même :
Leur œuvre, dont le fruit ne peut s’anéantir,
En sacrant le héros sait survivre au martyr !
Il se nommait Robert Cavelier de La Salle.
Déjà, l’esprit hanté par l’ombre colossale
De Cartier, jeune encore il fuit le sol normand
Pour notre Canada, cher pays inclément
Qu’alors les plus hardis n’abordaient qu’avec crainte.
Il rêve d’embrasser le globe en son étreinte,
De consacrer sa vie à d’immortels travaux,
Et, ravissant aux mers des continents nouveaux
— Miracle de courage et de persévérance —
De donner à lui seul un empire à la France !
À son ambition rien ne semble trop grand.
En remontant les flots perdus du Saint-Laurent,
Il veut réaliser ce projet chimérique :
Arriver jusqu’en Chine à travers l’Amérique.
C’est tout un monde étrange, insoumis, menaçant,
Qu’il lui faut conquérir et dompter en passant.
Où sont ses bataillons ? Quelles sont ses ressources ?
Qui le dirigera dans ces lointaines courses ?
Pour franchir ces déserts — solitudes sans fin
Où l’attendent le froid, les fatigues, la faim —
Ces lacs tempétueux, ces pics inabordables,
Ces repaires peuplés de hordes formidables,
Ces abîmes sans fond, ces tragiques forêts
Pleines de pièges sourds et de mornes secrets,
Qui soutiendra l’espoir en son âme meurtrie ?
— Une seule pensée, un seul mot : la Patrie !
L’impossible, à ce nom, pour lui n’existe point…
Le mousquet à l’épaule ou la pagaie au poing,
En route !
Et devant lui, de l’aube au crépuscule,
Le vaste horizon s’ouvre et le désert recule.
Perçant les fourrés noirs où le sombre Iroquois
Sur son torse bronzé fait sonner son carquois,
Il va. Des lacs géants, rivaux des mère géantes,
Le menacent en vain de leurs vagues béantes ;
Au chant du Te Deum il lance le Griffon ;
Et, colosse vaincu, l’Ontario profond
Voit le premier haut-bord se cabrer sur son onde.
Il avance, il découvre, il colonise, il fonde.
Au loin, derrière lui, dans le bruit des rameurs,
Du Niagara grondant, s’éteignent les clameurs ;
Il avance toujours. Monotonie immense,
Où la plaine finit, la forêt recommence.
C’est partout l’inconnu, partout l’illimité,
Dans leur hideur farouche ou leur sublimité.
Enfin de Jolliet la trace encor récente
Le conduit sur la rive où, nappe incandescente,
Dans son lit sablonneux, le grand Mississipi
Déploie en serpentant son long cours assoupi.
Alors — universelle erreur géographique —
La Salle croit tenir son rêve : — Au Pacifique !
Dit-il ; ceci n’est pas un fleuve, c’est un pont
Que Dieu jette entre nous, la Chine et le Japon.
En avant donc ! et si nous gagnons la bataille,
Nous aurons découpé le monde à notre taille ! —
Et le hardi coureur d’aventures partit,
Trouvant presque, à son gré, le monde trop petit.
Ô doigt divin ! bien loin des grands pays d’Asie
Qu’il cherchait — sous des cieux vibrants de poésie,
Que parfument l’orange et le magnolia,
Doux paradis perdu que la France oublia,
Dans un berceau de fleurs, de mousses, de lianes,
C’est vous qu’il découvrit, vierges Louisianes !
Et puis la mer ! la mer ! le beau golfe du Sud !
Écroulement fécond d’un grand rêve déçu.
Poètes, haut les cœurs !… Les Muses ont des rides :
Changez vos luths ! Le vrai jardin des Hespérides
Vous tend ses rameaux verts par le temps rajeunis,
Tout chargés de fruits d’or, de parfums et de nids,
Apollon s’exilait ; — ces féeriques asiles,
Ces bois harmonieux et ces flottantes îles,
Bosquets bercés au flot du grand Meschacébé,
C’est un temple plus neuf offert au dieu tombé.
De poèmes en fleur un essaim se révèle,
Plein de jeunes frissons et de fraîcheur nouvelle,
Adieu le faux éclat des idylles d’antan !
La légende moderne au corsage tentant,
Ouvrant l’aile au milieu de blanches silhouettes,
Prend son vol sur ces bords ; haut les cœurs, ô poètes !
Et La Salle, charmé, contemple en souriant
Cet éden où viendra rêver Châteaubriand !
Plus tard, sur des vaisseaux de France — triste épreuve —
La Salle cherche en vain la bouche du grand fleuve.
Battu par la tempête, envié des jaloux
— Les lions sont parfois tracassés par les loups —
Entouré de périls qu’il brave tête haute,
Avec deux cents colons il se jette à la côte.
Pour atteindre son but il veut tout affronter ;
Deux ans contre le sort on le voit s’arc-bouter,
Et corps à corps lutter avec l’inexorable ;
Révoltes, guet-apens, misère inénarrable ;
L’Indien au dehors, les fièvres au dedans ;
La trahison dans l’ombre ouvrant ses yeux ardents ;
Tous les malheurs sur lui viennent fondre avec rage.
Presque seul contre tous, il tient tête à l’orage ;
Jusqu’à ce que pour vaincre, il n’ait plus qu’un recours :
Franchir le continent pour chercher du secours.
Il part. Des noirs bayous côtoyant les rivages,
À travers les grands bois ou les pampas sauvages,
La savane fangeuse ou le sable mouvant,
Sur un sol ennemi, sous un ciel énervant,
Il marche, il marche encor, sans un mot qui console,
N’ayant que deux amis : son chien et sa boussole.
Il revoit l’Arkansas, le lointain Missouri,
L’Illinois méandreux et l’Ohio fleuri,
Le blond Mississipi, tous ces sillons immenses
Où son bras a jeté d’immortelles semences ;
Et c’est le cœur toujours à son œuvre acharné,
Que le héros, malade, errant, abandonné,
Tombe, le crâne ouvert par la balle d’un traître.
Il expire ; et la main pieuse d’un vieux prêtre
Plante une branche en croix sur sa fosse. En quel lieu
Hélas ! c’est le secret du désert et de Dieu.
La Salle, dors en paix, perdu comme Marquette !
Au moins tu n’auras pas vu ta noble conquête,
Le radieux pays qui t’avait tant coûté,
Pour quelques millions follement brocanté !
Oui, dors en paix au fond de ta tombe perdue,
Ô Cavelier ! Ta gloire, un soldat l’a vendue ;
Le Saint-Laurent, déjà dès longtemps déserté,
Avait dû d’un roi vil payer la lâcheté.
Abandonnée aussi l’héroïque Acadie !
Le fier drapeau français, qui dans ta main hardie
Avait porté si loin son éclat triomphal,
S’est incliné devant un orgueilleux rival ;
Son vol ne plane plus au ciel du nouveau monde…
Mais son ombre, en passant, ne fut pas inféconde.
Sur ce sol où couvaient toutes les libertés,
Des germes pleins de force après lui sont restés,
Ces germes ont produit une race fidèle,
Qui, ravie à la France, a su garder loin d’elle,
Ainsi qu’un legs pieux à jamais vénéré,
Sa mémoire, sa langue et son culte sacré.
C’est un arbre robuste aux racines vivaces,
Qui, cramponné d’abord à toutes les crevasses,
Balance désormais, au vent du ciel serein,
Les mille et un rameaux de son tronc souverain.
Sa force et sa fierté, ses fruits et son ombrage,
C’est à vous qu’on les doit, ô Français d’un autre âge !
Phalange de martyrs et de héros chrétiens,
Des grands projets de Dieu si longtemps les soutiens,
Et dont La Salle en lui résume la légende.
Donc, gloire à toi, Rouen, noble cité normande !
Dresse une fois de plus ton beau front triomphant,
Et vois, pour rendre hommage à ton illustre enfant,
Sous tes antiques murs, dans un transport lyrique,
S’embrasser aujourd’hui la France et l’Amérique ![1]
- ↑ Cavelier de la Salle était natif de Rouen. Il découvrit les bouches du Mississipi en février 1682, et fut massacré par ses compagnons le 21 mai 1687. On lui a élevé un monument commémoratif dans la cathédrale de Rouen, le 26 mai 1887. C’est pour cette occasion qu’a été composée la présente pièce — ce qui explique l’allusion qui la termine.