G. Charpentier (p. 287-330).

VIII

L’ennui était au fond des tristesses de Lazare, un ennui lourd, continu, qui sortait de tout comme l’eau trouble d’une source empoisonnée. Il s’ennuyait du repos, du travail, de lui-même plus que des autres encore. Cependant, il s’en prenait à son oisiveté, il finissait par en rougir. N’était-ce pas honteux qu’un homme de son âge perdît ses années de force dans ce trou de Bonneville ? Jusque-là, il avait bien eu des prétextes ; mais rien ne le retenait maintenant, et il se méprisait de rester inutile, à la charge des siens, lorsqu’eux-mêmes avaient à peine de quoi vivre. Il aurait dû leur gagner une fortune, c’était une banqueroute de sa part, car il se l’était juré, autrefois. Certes, les projets d’avenir, les grandes entreprises, la richesse conquise en un coup de génie, ne lui manquaient toujours pas. Seulement, quand il sortait du rêve, il ne trouvait plus le courage de se mettre à l’action.

— Ça ne peut pas durer, disait-il souvent à Pauline, il faut que je travaille… J’ai envie de fonder un journal à Caen.

Chaque fois, elle lui répondait :

— Attends la fin de ton deuil, rien ne presse… Réfléchis bien, avant de lancer une pareille affaire.

La vérité était qu’elle tremblait, à l’idée de ce journal, malgré son désir de le voir occupé. Un nouvel échec l’aurait achevé peut-être ; et elle se rappelait ses continuels avortements, la musique, la médecine, l’usine, tout ce qu’il entreprenait. Du reste, deux heures plus tard, il refusait même d’écrire une lettre, comme écrasé de fatigue.

Des semaines coulèrent encore, une grande marée emporta trois maisons de Bonneville. À présent, quand les pêcheurs rencontraient Lazare, ils lui demandaient si c’était qu’il en avait assez. Bien sûr qu’on n’y pouvait rien, mais ça faisait tout de même rager, de voir tant de bon bois perdu. Et, dans leurs doléances, dans la façon dont ils le suppliaient de ne pas laisser le pays sous les vagues, il y avait une goguenardise féroce de matelots, fiers de leur mer aux gifles mortelles. Lui, peu à peu, s’irritait, au point qu’il évitait de traverser le village. La vue, au loin, des ruines de l’estacade et des épis lui devenait insupportable.

Prouane l’arrêta, un jour qu’il entrait chez le curé.

— Monsieur Lazare, lui dit-il humblement, avec un rire de malice aux coins des yeux, vous savez, les morceaux de bois qui pourrissent là-bas, sur la plage ?

— Oui, après ?

— Si vous n’en faites plus rien, vous devriez nous les donner… Au moins, nous nous chaufferions avec.

Une colère contenue emporta le jeune homme. Il répondit vivement, sans même y avoir pensé :

— Impossible, je remets les charpentiers au travail la semaine prochaine.

Dès lors, tout le pays clabauda. On allait revoir la danse, puisque le fils Chanteau s’entêtait. Quinze jours se passèrent, les pêcheurs ne l’apercevaient plus sans lui demander si c’était qu’il ne trouvait point d’ouvriers. Et il finit par s’occuper réellement des épis, cédant aussi à sa cousine, qui préférait lui trouver une occupation près d’elle. Mais il s’y remettait sans coup de passion, sa rancune seule contre la mer le soutenait, car il se disait certain de la dompter : elle viendrait lécher les galets de Bonneville comme une bête obéissante.

Une fois encore, Lazare dessina des plans. Il avait calculé de nouveaux angles de résistance, et il doublait les jambes de force. Pourtant, la dépense ne devait pas être très élevée, on utiliserait la plus grande partie des anciens bois. Le charpentier présenta un devis, qui montait à quatre mille francs. Et, devant la faible importance de cette somme, Lazare consentit à ce que Pauline en fit l’avance, persuadé, disait-il, qu’il allait enlever sans peine la subvention du conseil général ; c’était même l’unique façon de rentrer dans les premiers déboursés, car le conseil n’accorderait certainement pas un sou, tant que les épis resteraient en ruine. Ce point de vue de la question l’échauffa un peu, les travaux furent menés bon train. D’ailleurs, il était très occupé, il se rendait à Caen chaque semaine, pour voir le préfet et les conseillers influents. On achevait de poser les charpentes, lorsqu’il obtint enfin qu’un ingénieur serait délégué et ferait un rapport, sur lequel le conseil voterait ensuite la subvention. L’ingénieur demeura tout un jour à Bonneville, un homme charmant qui voulut bien déjeuner chez les Chanteau, après sa promenade à la plage ; ceux-ci évitèrent de lui demander son avis, par discrétion, ne voulant pas l’influencer ; mais, à table, il se montra si galant pour Pauline, qu’elle-même crut dès lors au succès de l’affaire. Aussi, quinze jours plus tard, lorsque Lazare revint d’un voyage à Caen, la maison fut-elle stupéfaite et consternée des nouvelles qu’il rapportait. Il étranglait de colère : est-ce que ce bellâtre d’ingénieur n’avait pas fait un rapport abominable ! Oh ! il était resté poli, mais il avait plaisanté chaque pièce de bois, avec une abondance extraordinaire de mots techniques. Du reste, on aurait dû s’y attendre, ces messieurs n’admettaient pas qu’on pût bâtir une cabane à lapins officielle en dehors d’eux. Et le pis était que, sur la lecture du rapport, le conseil général avait repoussé la demande de subvention.

Ce fut, pour le jeune homme, une nouvelle crise de découragement. Les épis étaient terminés, il jurait bien qu’ils résisteraient aux plus fortes marées, et tous les ponts-et-chaussées réunis en crèveraient de rage jalouse, mais cela ne ferait pas rentrer l’argent entre les mains de sa cousine, il se désolait amèrement de l’avoir entraînée dans ce désastre. Elle, pourtant, victorieuse de ses instincts économes, réclamait la responsabilité entière, rappelait qu’elle l’avait forcé à accepter ses avances ; c’était une charité, elle ne regrettait rien, elle aurait donné encore, pour sauver ce malheureux village. Cependant, quand le charpentier envoya son mémoire, elle ne put réprimer un geste de surprise douloureuse : les quatre mille francs du devis montaient à près de huit mille. En tout, elle avait jeté plus de vingt mille francs dans ces quelques poutres, que la première tempête pouvait emporter.

À cette époque la fortune de Pauline se trouva réduite à une quarantaine de mille francs. C’étaient deux mille francs de rente, bien juste de quoi vivre, si elle se trouvait un jour seule sur le pavé des rues. L’argent s’en était allé peu à peu dans la maison, où elle continuait à payer, les mains ouvertes. Aussi veilla-t-elle dès lors aux dépenses, avec une vigueur de ménagère prudente. Les Chanteau n’avaient même plus leurs trois cents francs par mois ; car, à la mort de la mère, on s’était aperçu de la vente d’un certain nombre de titres, sans pouvoir découvrir où avaient passé les sommes touchées. En joignant ses propres rentes aux leurs, elle ne disposait guère que de quatre cents francs, et la maison était lourde, il lui fallait faire des miracles d’économie, pour sauver l’argent de ses aumônes. Depuis le dernier hiver, la curatelle du docteur Cazenove avait pris fin, Pauline était majeure, disposait absolument de ses biens et de sa personne ; sans doute, le docteur ne la gênait guère, car il refusait d’être consulté, et sa mission avait cessé légalement depuis des semaines, lorsque l’un et l’autre s’en étaient avisés, mais elle se sentait plus mûre et plus libre pourtant, comme devenue tout à fait femme, en se voyant maîtresse de maison, sans comptes à rendre, suppliée par son oncle de tout régler et de ne jamais lui parler de rien. Lazare avait aussi l’horreur des questions d’intérêt. Elle tenait donc la bourse commune, elle remplaçait sa tante, avec un bon sens pratique qui stupéfiait parfois les deux hommes. Seule, Véronique trouvait que mademoiselle était joliment « chienne » : est-ce qu’il ne fallait pas, maintenant, se contenter d’une livre de beurre, chaque samedi !

Les jours se succédaient avec une régularité monotone. Cet ordre, ces habitudes sans cesse recommençantes, qui étaient le bonheur aux yeux de Pauline, exaspéraient davantage l’ennui de Lazare. Jamais il n’avait promené dans la maison autant d’inquiétude, que depuis la paix souriante dont elle endormait chaque pièce. L’achèvement des travaux sur la plage venait d’être pour lui un véritable soulagement, car toute préoccupation l’obsédait ; et il n’était pas plus tôt retombé dans l’oisiveté, qu’il s’y dévorait de honte et de malaise. Chaque matin, il changeait de nouveau ses projets d’avenir : l’idée d’un journal était abandonnée comme indigne ; il s’emportait contre la pauvreté qui ne lui permettait pas de se livrer tranquillement à une grande œuvre littéraire et historique ; puis, il avait fini par caresser un plan, se faire professeur, passer des examens, s’il le fallait, pour s’assurer le gagne-pain nécessaire à son travail d’homme de lettres. Entre Pauline et lui, il ne semblait rester que leur camaraderie d’autrefois, comme une habitude d’affection qui les faisait frère et sœur. Lui, dans cette familiarité étroite, ne parlait jamais de leur mariage, soit oubli complet, soit chose trop répétée et qui allait sans dire. Elle, aussi, évitait d’en parler, certaine qu’il consentirait au premier mot. Et, cependant, un peu du désir de Lazare s’était retiré d’elle chaque jour : elle le sentait, sans comprendre que son impuissance à le sauver de l’ennui n’avait pas d’autre cause.

Un soir, au crépuscule, elle montait l’avertir que le dîner était servi, lorsqu’elle le surprit cachant en hâte un objet qu’elle ne put reconnaître.

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle en riant. Des vers pour ma fête ?

— Mais non, dit-il très ému, la voix balbutiante. Rien du tout.

C’était un vieux gant oublié par Louise, et qu’il venait de retrouver derrière une pile de livres. Le gant, en peau de Saxe, avait gardé une odeur forte, cette odeur de fauve particulière, que le parfum préféré de la jeune fille, l’héliotrope, adoucissait d’une pointe vanillée ; et, très impressionnable aux senteurs, violemment troublé par ce mélange de fleur et de chair, il était resté éperdu, le gant sur la bouche, buvant la volupté de ses souvenirs.

Dès ce jour, par-dessus le vide béant que la mort de sa mère creusait en lui, il se remit à désirer Louise. Il ne l’avait jamais oubliée sans doute ; mais elle sommeillait dans sa douleur ; et il fallait cette chose d’elle, pour l’éveiller vivante, avec la chaleur même de son haleine. Quand il était seul, il reprenait le gant, le respirait, le baisait, croyait encore qu’il la tenait à pleins bras, la bouche enfoncée dans sa nuque. Le malaise nerveux où il vivait, l’excitation de ses longues paresses, rendaient plus vive cette griserie charnelle. C’étaient de véritables débauches où il s’épuisait. Et s’il en sortait mécontent de lui, il y retombait quand même, emporté par une passion dont il n’était pas le maître. Cela augmenta son humeur sombre, il en arrivait à se montrer brusque avec sa cousine, comme s’il lui gardait rancune de ses propres abandons. Elle ne disait rien à sa chair, et il se sauvait parfois d’une causerie gaie et tranquille qu’ils avaient ensemble, pour courir à son vice, s’enfermer, se vautrer dans le souvenir brûlant de l’autre. Ensuite, il redescendait, avec le dégoût de la vie.

En un mois, il changea tellement, que Pauline, désespérée, passait des nuits affreuses. Le jour encore, elle demeurait vaillante, toujours debout dans cette maison qu’elle dirigeait, de son air de douce autorité. Mais, le soir, lorsqu’elle avait fermé sa porte, il lui était permis d’avoir ses chagrins, et tout son courage s’en allait, et elle pleurait comme une enfant débile. Il ne lui restait aucune espérance, l’échec à sa bonté s’aggravait sans cesse. C’était donc possible ? la charité ne suffisait pas, on pouvait aimer les gens et faire leur malheur ; car elle voyait son cousin malheureux, peut-être par sa faute. Puis, au fond de son doute, grandissait la crainte d’une influence rivale. Si elle s’était longtemps rassurée, en expliquant cette humeur noire par leur deuil récent, l’idée de Louise maintenant revenait, cette idée qui s’était dressée en elle, le lendemain même de la mort de madame Chanteau, qu’elle avait chassée avec une confiance orgueilleuse en sa tendresse et qui renaissait chaque soir, dans la défaite de son cœur.

Alors, Pauline fut hantée. Dès qu’elle avait posé son bougeoir, elle tombait assise sur le bord de son lit, sans trouver le courage d’ôter sa robe. Sa gaieté depuis le matin, son ordre et sa patience, l’écrasaient, ainsi qu’un vêtement trop lourd. La journée, comme celles qui avaient précédé, comme celles qui suivraient, venait de s’écouler au milieu de cet ennui de Lazare, dont la maison prenait la désespérance. À quoi bon son effort de joie, puisqu’elle ne savait plus chauffer de soleil ce coin aimé ? L’ancienne parole cruelle retentissait, on vivait trop seul, la faute en était à sa jalousie, qui avait écarté le monde. Elle ne nommait pas Louise, elle voulait ne pas songer à elle, et quand même elle la voyait passer avec son air joli, amusant Lazare de ses langueurs coquettes, l’égayant du vol de ses jupes. Les minutes s’écoulaient, elle ne pouvait chasser leur image. C’était cette fille sans doute qu’il attendait, rien ne serait si facile que de le guérir, en allant la chercher. Et, chaque soir, Pauline, lorsqu’elle montait chez elle, ne s’abandonnait plus de lassitude au bord de son lit, sans retomber dans la même vision, torturée par la croyance que le bonheur des siens était peut-être aux mains de l’autre.

Des révoltes, pourtant, continuaient à la soulever. Elle quittait son lit, allait ouvrir la fenêtre, prise de suffocations. Puis, devant l’immensité noire, au-dessus de la mer, dont elle entendait la plainte, elle demeurait accoudée des heures, sans pouvoir dormir, la gorge brûlante aux souffles du large. Non ! jamais elle ne serait assez misérable pour tolérer le retour de cette fille. Ne les avait-elle pas surpris au bras l’un de l’autre ? N’était-ce pas la trahison la plus basse, près d’elle, dans une chambre voisine, dans cette demeure qu’elle regardait comme sienne ? Cette vilenie restait sans pardon, ce serait être complice que de les remettre l’un en face de l’autre. Sa rancune jalouse s’enfiévrait aux spectacles qu’elle évoquait ainsi, elle étouffait des sanglots en cachant sa face contre ses bras nus, les lèvres collées à sa chair. La nuit s’avançait, les vents passaient sur son cou, emportaient ses cheveux, sans calmer le sang de colère dont battaient ses veines. Mais, sourdement, invinciblement, la lutte se poursuivait entre sa bonté et sa passion, même dans l’excès de ses révoltes. Une voix de douceur, qui lui était alors comme étrangère, s’entêtait à parler très bas en elle des joies de l’aumône, du bonheur de se donner aux autres. Elle voulait la faire taire : c’était imbécile, cette abnégation de soi poussée jusqu’à la lâcheté ; et, tout de même, elle l’écoutait, car il lui devenait bientôt impossible de s’en défendre. Peu à peu, elle reconnaissait sa propre voix, elle se raisonnait : qu’importait sa souffrance, pourvu que les êtres aimés fussent heureux ! Elle sanglotait plus bas, en écoutant le flot monter du fond des ténèbres, épuisée et malade, sans être vaincue encore.

Une nuit, elle s’était couchée, après avoir pleuré longtemps à la fenêtre. Dès qu’elle eut soufflé sa bougie et qu’elle se trouva dans le noir, les yeux grands ouverts, elle prit brusquement une décision : le lendemain, avant toutes choses, elle ferait écrire par son oncle à Louise, pour prier celle-ci de venir passer un mois à Bonneville. Rien ne lui semblait plus naturel ni plus aisé. Aussitôt, elle s’endormit d’un bon sommeil, il y avait des semaines qu’elle ne s’était reposée si profondément. Mais, le lendemain, quand elle fut descendue pour le déjeuner, et qu’elle se revit entre son oncle et son cousin, à cette table de la famille où les places des trois bols de lait étaient marquées, elle étouffa tout d’un coup, elle sentit son courage s’en aller.

— Tu ne manges pas, dit Chanteau. Qu’as-tu donc ?

— Je n’ai rien, répondit-elle. Au contraire, j’ai dormi comme une bienheureuse.

La seule vue de Lazare la rendait à son combat. Il mangeait silencieusement, las déjà de cette nouvelle journée qui commençait ; et elle ne trouvait plus la force de le donner à une autre. L’idée qu’une autre le prendrait, le baiserait pour le consoler, lui était insupportable. Quand il fut sorti, elle voulut cependant faire ce qu’elle avait décidé.

— Est-ce que tes mains vont plus mal, aujourd’hui ? demanda-t-elle à son oncle.

Il regarda ses mains que les tophus envahissaient, en fit jouer péniblement les articulations.

— Non, répondit-il. La droite a même l’air plus souple… Si le curé vient, nous ferons une partie.

Puis, après un silence :

— Pourquoi me demandes-tu ça ?

Sans doute elle avait espéré qu’il ne pourrait pas écrire. Elle rougit, elle remit lâchement la lettre au lendemain en balbutiant :

— Mon Dieu ! pour savoir.

À partir de ce jour, elle perdit tout repos. Dans sa chambre, après des crises de larmes, elle arrivait à se vaincre, elle jurait de dicter au réveil la lettre à son oncle. Et, dès qu’elle rentrait dans la vie quotidienne du ménage, entre ceux qu’elle aimait, elle devenait sans force. C’étaient des petits faits insignifiants qui lui brisaient le cœur, le pain qu’elle coupait pour son cousin, les souliers du jeune homme qu’elle recommandait à la bonne, tout le train vulgaire et coutumier de la famille. On aurait pu être si heureux pourtant, dans ces vieilles habitudes du foyer ! À quoi bon appeler une étrangère ? pourquoi déranger des choses si douces, dont ils vivaient depuis tant d’années ? Et, à la pensée que ce ne serait plus elle, un jour, qui couperait ainsi le pain, qui veillerait aux vêtements, un désespoir l’étranglait, elle sentait crouler le bonheur prévu de son existence. Ce tourment, mêlé aux moindres soins qu’elle donnait à la maison, empoisonnait ses journées de ménagère active.

— Qu’y a-t-il donc ? disait-elle parfois tout haut, nous nous aimons, et nous ne sommes pas heureux… Notre affection ne fait que du malheur autour de nous.

Sans cesse, elle tâchait de comprendre. Cela venait peut-être de ce que son caractère et celui de son cousin ne s’accordaient pas. Cependant, elle aurait voulu plier, abdiquer toute volonté personnelle ; et elle n’y réussissait guère, car la raison l’emportait quand même, elle était tentée d’imposer les choses qu’elle croyait raisonnables. Souvent sa patience échouait, il y avait des bouderies. Elle aurait voulu rire, noyer ces misères dans sa gaieté ; mais elle ne le pouvait plus, elle s’énervait à son tour.

— C’est joli ! répétait Véronique du matin au soir. Vous n’êtes que trois, et vous finirez par vous dévorer… Madame avait des jours bien désagréables, mais au moins, de son vivant, on n’en était pas encore à se jeter les casseroles à la tête.

Chanteau, lui aussi, éprouvait les effets de cette désaffection lente, que rien n’expliquait. Quand il avait une crise, il gueulait plus fort, comme disait la bonne. Puis, c’étaient des caprices et des violences de malade, un besoin de tourmenter continuellement le monde. La maison redevenait un enfer.

Alors, la jeune fille, dans les dernières secousses de sa jalousie, se demanda si elle avait le droit d’imposer à Lazare son bonheur à elle. Certes, elle le voulait heureux avant tout, même au prix de ses larmes. Pourquoi donc l’enfermer ainsi, le forcer à une solitude dont il paraissait souffrir ? Sans doute, il l’aimait encore, il lui reviendrait, quand il la jugerait mieux, en la comparant à l’autre. En tout cas, elle devait lui permettre de choisir : c’était juste, et l’idée de justice restait en elle debout, souveraine.

Chaque trimestre, Pauline se rendait à Caen, pour leurs rentes. Elle partait le matin, rentrait le soir, après avoir épuisé toute une liste de menus achats et de courses, qu’elle dressait pendant les trois mois. Cette année-là, au trimestre de juin, on l’attendit vainement jusqu’à neuf heures pour dîner. Chanteau, très inquiet, avait envoyé Lazare sur la route, dans la crainte d’un accident ; tandis que Véronique, d’un air tranquille, disait qu’on avait tort de se tourmenter : Mademoiselle, bien sûr, en se voyant en retard, s’était décidée à coucher, désireuse de faire toutes ses commissions. On dormit fort mal, à Bonneville ; et, le lendemain, dès le déjeuner, les terreurs recommencèrent. Vers midi, comme son père ne tenait plus en place, Lazare se décidait à partir pour Arromanches, lorsque la bonne, qui était en faction sur la route, reparut en criant :

— La voilà, mademoiselle !

Il fallut qu’on roulât le fauteuil de Chanteau sur la terrasse. Le père et le fils attendaient, pendant que Véronique donnait des détails.

— C’est la berline de Malivoire… J’ai reconnu de loin mademoiselle à ses rubans de crêpe. Seulement, ça m’a semblé drôle, on dirait qu’il y a du monde avec elle… Qu’est-ce qu’il fiche donc, cette rosse de cheval !

Enfin, la voiture s’arrêta devant la porte. Lazare s’était avancé, et il ouvrait la bouche pour interroger Pauline, qui avait légèrement sauté à terre, lorsqu’il resta saisi : derrière elle, une autre jeune fille, vêtue d’une soie lilas à mille raies, sautait également. Toutes deux riaient en bonnes amies. Sa surprise fut si forte, qu’il revint vers son père, en disant :

— Elle amène Louise.

— Louise ! ah ! c’est une bonne idée ! s’écria Chanteau.

Et, lorsqu’elles furent côte à côte devant lui, l’une encore en grand deuil, l’autre dans sa gaie toilette d’été, il continua, ravi de cette distraction qui lui arrivait :

— Quoi donc ? vous avez fait la paix… Vous savez que je n’ai jamais compris. Hein ? était-ce bête ? Et comme tu avais tort, ma pauvre Louisette, de nous garder rancune, dans tout le chagrin que nous avons eu !… Enfin, c’est fini, n’est-ce pas ?

Un embarras tenait les jeunes filles immobiles. Elles avaient rougi, et leurs regards s’évitaient. Louise embrassa Chanteau pour cacher son malaise. Mais il voulait des explications.

— Vous vous êtes donc rencontrées ?

Alors, elle se tourna vers son amie, les yeux humides d’attendrissement.

— C’est Pauline qui montait chez mon père. Justement, je rentrais. Et il ne faut pas la gronder d’être restée, car j’ai tout fait pour la retenir… Comme le télégraphe s’arrête à Arromanches, nous avons pensé que nous serions ici en même temps qu’une dépêche… Me pardonnez-vous ?

Elle embrassa encore Chanteau, avec sa câlinerie d’autrefois. Lui, n’en demanda pas davantage : quand les choses allaient pour son plaisir, il les trouvait bonnes.

— Et Lazare, reprit-il, tu ne lui dis rien ?

Le jeune homme était demeuré en arrière, souriant avec contrainte. La remarque de son père acheva de le troubler, d’autant plus que Louise rougissait de nouveau, sans faire un pas vers lui. Pourquoi se trouvait-elle là ? pourquoi sa cousine ramenait-elle cette rivale, qu’elle avait si rudement chassée ? C’était une stupeur où il ne se retrouvait plus.

— Embrasse-la, Lazare, puisqu’elle n’ose pas, dit doucement Pauline.

Elle était toute blanche dans son deuil, mais la face apaisée et les yeux clairs. De son air maternel, de cet air grave qu’elle prenait aux heures importantes du ménage, elle les regardait l’un et l’autre ; et elle se contenta de sourire, quand il se décida à effleurer de ses lèvres les joues tendues de la jeune fille.

Du coup, Véronique, qui voyait ça, les mains ballantes, s’en retourna au fond de sa cuisine, absolument suffoquée. Elle non plus ne comprenait pas. Après ce qui s’était passé, il fallait avoir bien peu de cœur. Mademoiselle devenait impossible, quand elle se mettait à vouloir être bonne. Ce n’était donc pas assez de toutes les petites pouilleuses, traînées jusque dans la vaisselle : elle amenait maintenant des maîtresses à monsieur Lazare ! La maison allait être propre. Quand la bonne se fut soulagée en bougonnant au-dessus de son fourneau, elle revint crier :

— Vous savez que le déjeuner attend depuis une heure… Les pommes de terre sont en charbon.

On déjeuna de grand appétit, mais Chanteau seul riait franchement, trop égayé pour remarquer le malaise persistant des trois autres. Ils étaient ensemble d’une prévenance affectueuse ; et ils semblaient garder pourtant un fond de tristesse inquiète, comme après ces querelles où l’on s’est pardonné, sans pouvoir oublier les injures irréparables. Ensuite, on employa l’après-midi à l’installation de la nouvelle venue. Elle reprit sa chambre du premier étage. Le soir, si madame Chanteau était descendue se mettre à table, de son petit pas rapide, on aurait cru que le passé tout entier renaissait.

Pendant près d’une semaine encore, la gêne continua. Lazare, qui n’osait interroger Pauline, ne s’expliquait toujours pas ce qu’il considérait comme un singulier coup de tête ; car la pensée d’un sacrifice possible, d’un choix offert simplement et grandement, ne lui venait point. Lui-même, dans les désirs qui ravageaient son oisiveté, n’avait jamais songé à épouser Louise. Aussi, depuis qu’ils se retrouvaient ensemble tous les trois, en résultait-il une situation fausse, dont ils souffraient. Ils avaient des silences embarrassés, certaines phrases restaient à moitié sur leurs lèvres, par crainte d’une allusion involontaire. Pauline, surprise de ce résultat imprévu, était obligée d’exagérer ses rires, pour retourner à la belle insouciance d’autrefois. Mais elle eut d’abord une joie profonde, elle crut sentir que Lazare lui revenait. La présence de Louise l’avait calmé, il la fuyait presque, évitait de se trouver seul avec elle, révolté à la pensée qu’il pourrait tromper encore la confiance de sa cousine ; et il se rejetait vers celle-ci, tourmenté d’une tendresse fiévreuse, la proclamant d’un air attendri la meilleure de toutes les femmes, une vraie sainte dont il se déclarait indigne. Elle, bien heureuse, jouissait divinement de sa victoire, quand elle le voyait si peu aimable pour l’autre. Au bout de la semaine, elle lui adressa même des reproches.

— Pourquoi te sauves-tu, dès que je suis avec elle ?… Cela me chagrine. Elle n’est pas chez nous pour que nous lui fassions mauvais visage.

Lazare, évitant de répondre, eut un geste vague. Alors elle se permit cette allusion, la seule qui lui échappa jamais :

— Si je l’ai amenée, c’est pour que tu saches bien que depuis longtemps vous avez mon pardon. J’ai voulu effacer ce vilain rêve, il n’en reste rien… Et, tu vois je n’ai plus peur, j’ai confiance en vous.

Il la saisit entre ses bras, et la serra très fort. Puis, il promit d’être aimable pour l’autre.

À partir de ce moment, les journées coulèrent dans une intimité charmante. Lazare ne paraissait plus s’ennuyer. Au lieu de remonter chez lui, de s’y enfermer en sauvage, malade de solitude, il inventait des jeux, il proposait des promenades, dont on rentrait grisé de grand air. Et ce fut alors, insensiblement, que Louise le reprit tout entier. Il s’accoutumait, osait lui donner le bras, se laissait pénétrer de nouveau par cette odeur troublante, que le moindre bout de ses dentelles exhalait. D’abord, il lutta, il voulut s’éloigner, dès qu’il sentit monter l’ivresse. Mais sa cousine elle-même lui criait d’aider la jeune fille, le long des falaises, lorsqu’ils avaient un ruisseau à sauter ; et elle sautait gaillardement, en garçon, tandis que l’autre, avec un léger cri d’alouette blessée, s’abandonnait entre les bras du jeune homme. Puis, au retour, il la soutenait, leurs rires étouffés, leurs chuchotements à l’oreille recommençaient. Rien encore n’inquiétait Pauline, elle gardait son allure brave, sans comprendre qu’elle jouait son bonheur, à n’être pas lasse et à n’avoir pas besoin d’être secourue. L’odeur saine de ses bras de ménagère ne troublait personne. C’était avec une sorte de témérité souriante qu’elle les forçait à marcher devant elle, au bras l’un de l’autre, comme pour leur montrer sa confiance.

D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne l’aurait trompée. Si Lazare se laissait reprendre à cette griserie, il se débattait toujours, il faisait effort ensuite et se montrait plus affectueux pour elle. Il y avait là une surprise de sa chair, à laquelle il cédait délicieusement, tout en jurant bien que, cette fois, le jeu s’arrêterait aux rires permis. Pourquoi se serait-il refusé cette joie, puisqu’il était résolu à rester dans son devoir d’honnête homme ? Et Louise avait plus de scrupules encore ; non qu’elle s’accusât de coquetterie, car elle était naturellement caressante, elle se donnait sans le savoir, dans un geste, dans une haleine ; mais elle n’aurait ni fait un pas ni prononcé un mot, si elle avait cru être désagréable à Pauline. Le pardon du passé la touchait aux larmes, elle voulait lui prouver qu’elle en était digne, elle lui avait voué une de ces adorations exubérantes de femme, qui se traduisent par des serments, des baisers, toutes sortes de cajoleries passionnées. Aussi la surveillait-elle sans cesse, pour accourir, si elle pensait lui voir un nuage au front. Brusquement, elle quittait le bras de Lazare, venait prendre le sien, fâchée de s’être abandonnée un instant ; et elle tâchait de la distraire, ne la quittait plus, affectait même de bouder le jeune homme. Jamais elle n’avait paru si charmante que dans cet émoi continuel, dans ce besoin de plaire qui l’emportait et qui la désolait ensuite, emplissant la maison du tourbillon de ses jupes et de ses langueurs câlines de jeune chatte.

Peu à peu, Pauline retomba à ses tortures. Son espoir, son triomphe d’un moment en augmentait la cruauté. Ce n’étaient pas les secousses violentes d’autrefois, les crises jalouses qui l’affolaient pour une heure ; c’était un écrasement lent, comme une masse tombée sur elle, et dont le poids la broyait davantage à chaque minute. Désormais, il n’y avait plus de répit possible, plus de salut : son malheur était quand même au bout. Certes, elle n’avait aucun reproche à leur faire, tous deux la comblaient de prévenances, luttaient contre l’entraînement qui les poussait l’un vers l’autre ; et, précisément, elle souffrait de ces prévenances, elle recommençait à voir clair, depuis qu’ils semblaient s’entendre, pour lui épargner la douleur de leurs amours. La pitié de ces deux amants lui devenait insupportable. N’étaient-ce pas des aveux, ces chuchotements rapides lorsqu’elle les laissait ensemble, puis ces brusques silences dès qu’elle reparaissait, et ces baisers violents de Louise, et ces humilités affectueuses de Lazare ? Elle les aurait préférés coupables, la trahissant dans les coins ; tandis que ces précautions d’honnêteté, ces compensations de caresses, qui lui disaient tout, la laissaient désarmée, ne trouvant ni la volonté ni l’énergie de reconquérir son bien. Le jour où elle avait ramené sa rivale, sa pensée était de lutter contre elle, s’il le fallait ; seulement, que faire contre des enfants qui se désolaient ainsi de s’aimer ? Elle-même avait voulu cela, elle n’aurait eu qu’à épouser Lazare, sans s’inquiéter si elle lui forçait la main. Mais, aujourd’hui encore, malgré son tourment, l’idée de disposer ainsi de lui, d’exiger l’accomplissement d’une promesse qu’il regrettait sans doute, la révoltait. Elle en serait morte, qu’elle l’aurait refusé s’il en aimait une autre.

Cependant, Pauline restait la mère de son petit monde, soignait Chanteau qui allait mal, était obligée de suppléer Véronique dont la propreté se gâtait, sans compter Lazare et Louise qu’elle feignait de traiter en gamins turbulents pour pouvoir sourire de leurs escapades. Elle arrivait à rire plus haut qu’eux, de ce beau rire sonore qui sonnait la santé et le courage de la vie, avec des notes limpides de clairon. La maison entière s’égayait. Elle, du matin au soir, exagérait son activité, refusait d’accompagner les enfants à la promenade, sous le prétexte d’un grand nettoyage, d’une lessive ou de conserves à conduire. Mais c’était surtout Lazare qui devenait bruyant : il sifflait dans l’escalier, tapait les portes, trouvait les journées trop courtes et trop calmes. Bien qu’il ne fît rien, la nouvelle passion dont il était envahi, semblait l’occuper au-delà de son temps et de ses forces. Une fois encore, il conquérait le monde, c’étaient chaque jour au dîner d’autres projets d’avenir extraordinaires. Déjà la littérature le dégoûtait, il avouait avoir abandonné la préparation des examens, qu’il voulait subir afin d’entrer dans le professorat ; longtemps, il s’était enfermé chez lui sous cette excuse, si découragé, qu’il n’ouvrait pas même un livre ; et il raillait aujourd’hui sa stupidité, n’était-ce pas idiot de se mettre un fil à la patte, pour écrire plus tard des romans et des drames ? Non ! il n’y avait que la politique, son plan désormais était bien arrêté : il connaissait un peu le député de Caen, il le suivrait à Paris comme secrétaire, et là, en quelques mois, il ferait son chemin. L’Empire avait grand besoin de garçons intelligents. Lorsque Pauline, inquiète de ce galop d’idées, tâchait de calmer sa fièvre en lui conseillant un petit emploi solide, il se récriait sur sa prudence, l’appelait « grand-mère », en façon de plaisanterie. Et le tapage recommençait, la maison retentissait d’une joie trop grosse, où l’on sentait l’angoisse d’une misère cachée.

Un jour, comme Lazare et Louise étaient allés seuls à Verchemont, Pauline, ayant besoin d’une recette pour rafraîchir du velours, monta fouiller la grande armoire de son cousin, où elle croyait l’avoir vue, sur un bout de papier, entre les deux feuillets d’un livre. Et là, parmi des brochures, elle découvrit le vieux gant de son amie, ce gant oublié dont il s’était grisé si souvent, jusqu’à une sorte d’hallucination charnelle. Ce fut pour elle un trait de lumière, elle reconnut l’objet qu’il avait caché avec un si grand trouble, le soir où elle était montée brusquement lui dire qu’on se mettait à table. Elle tomba sur une chaise, comme achevée par cette révélation. Mon Dieu ! il voulait déjà cette fille avant qu’elle revînt, il vivait avec elle, il avait usé ce chiffon de ses lèvres, parce qu’il gardait un peu de son odeur ! De gros sanglots la secouèrent, tandis que ses yeux noyés restaient fixés sur le gant, qu’elle tenait toujours dans ses mains tremblantes.

— Eh bien ! mademoiselle, l’avez-vous trouvée ? demanda du palier la voix forte de Véronique, qui montait à son tour. Je vous dis que le meilleur moyen est de le frotter avec une couenne de lard.

Elle entra, et ne comprit pas d’abord, en la voyant en larmes, les doigts crispés sur ce vieux gant. Mais elle flaira la chambre, elle finit par deviner la cause de ce désespoir.

— Dame ! reprit-elle de l’air brutal qu’elle prenait de plus en plus, vous deviez bien vous attendre à ce qui arrive… Je vous avais prévenue autrefois. Vous les remettez ensemble, ils s’amusent… et puis, peut-être que Madame avait raison, cette minette-là l’émoustille plus que vous.

Elle hocha la tête, elle ajouta, en se parlant à elle-même, d’une voix sombre :

— Ah ! Madame voyait clair, malgré ses défauts… Moi, je ne peux toujours pas avaler ça, qu’elle soit morte.

Le soir, dans sa chambre, lorsque Pauline eut fermé sa porte et posé sa bougie sur la commode, elle s’abandonna au bord de son lit, en se disant qu’elle devait marier Lazare et Louise. Toute la journée, un grand bourdonnement qui lui ébranlait le crâne, l’avait empêchée de formuler une pensée nette ; et c’était seulement à cette heure de nuit, lorsqu’elle pouvait souffrir sans témoins, qu’elle trouvait enfin cette conséquence inévitable. Il fallait les marier, cela retentissait en elle comme un ordre, comme une voix de raison et de justice qu’elle ne pouvait faire taire. Un moment, elle si courageuse, se retourna épouvantée, en croyant entendre la voix de sa tante qui criait d’obéir. Alors, toute vêtue, elle se renversa, elle enfonça la tête dans l’oreiller, pour étouffer ses cris. Oh ! le donner à une autre, le savoir entre les bras d’une autre, à jamais, sans espoir de le reprendre ! Non, elle n’aurait pas ce courage, elle aimait mieux continuer à vivre de sa vie misérable ; personne ne l’aurait, ni elle, ni cette fille, et lui-même sécherait dans l’attente ! Longtemps elle se débattit, secouée d’une fureur jalouse, qui levait devant elle des images charnelles abominables. Toujours, le sang l’emportait d’abord, une violence que ni les années ni la sagesse n’apaisaient. Puis, elle tomba à un grand épuisement, sa chair était anéantie.

Dès lors, allongée sur le dos, sans trouver la force de se déshabiller, Pauline raisonna longuement. Elle arrivait à se prouver que Louise ferait plus qu’elle pour le bonheur de Lazare. Cette enfant si faible, aux caresses d’amante, ne l’avait-elle pas déjà tiré de son ennui ? Sans doute il la lui fallait ainsi, pendue continuellement à son cou, chassant de ses baisers les idées noires, les terreurs de la mort. Et Pauline se rabaissait, se trouvait trop froide, sans grâce amoureuse de femme, n’ayant que de la bonté, ce qui ne suffit point aux jeunes hommes. Une autre considération acheva de la convaincre. Elle était ruinée, et les projets d’avenir de son cousin, ces projets qui l’inquiétaient, allaient demander beaucoup d’argent. Devait-elle lui imposer la gêne où vivait la famille, la médiocrité dont elle le voyait souffrir ? Ce serait une existence terrible, de continuels regrets, l’amertume querelleuse des ambitions manquées. Elle lui apporterait toutes les rancunes de la misère, tandis que Louise, qui était riche, lui ouvrirait les grandes situations dont il rêvait. On assurait que le père de la jeune fille gardait pour son gendre une place toute prête ; sans doute il s’agissait d’une situation dans la banque, et bien que Lazare affectât le dédain des gens de finance, les choses s’arrangeraient certainement. Elle ne pouvait hésiter davantage, maintenant il lui semblait qu’elle commettrait une vilaine action, si elle ne les mariait pas. Ce mariage, dans son insomnie, devenait un dénouement naturel et nécessaire, qu’elle devait hâter, sous peine de perdre sa propre estime.

La nuit entière se passa au milieu de cette lutte. Quand le jour parut, Pauline se déshabilla enfin. Elle était très calme, elle goûta dans le lit un profond repos, sans pouvoir dormir encore. Jamais elle ne s’était sentie si légère, si haute, si détachée. Tout finissait, elle venait de couper les liens de son égoïsme, elle n’espérait plus en rien ni en personne ; et il y avait, au fond d’elle, la volupté subtile du sacrifice. Même elle ne retrouvait pas son ancienne volonté de suffire au bonheur des siens, ce besoin autoritaire qui lui apparaissait à cette heure comme le dernier retranchement de sa jalousie. L’orgueil de son abnégation s’en était allé, elle acceptait que les siens fussent heureux en dehors d’elle, C’était le degré suprême dans l’amour des autres : disparaître, donner tout sans croire qu’on donne assez, aimer au point d’être joyeux d’une félicité qu’on n’a pas faite et qu’on ne partagera pas. Le soleil se levait, lorsqu’elle s’endormit d’un grand sommeil.

Ce jour-là, Pauline descendit très tard. En s’éveillant, elle avait eu la joie de sentir en elle, nettes et solides, ses résolutions de la veille. Puis, elle s’aperçut qu’elle s’était oubliée et qu’elle devait pourtant songer au lendemain, dans la nouvelle situation qui allait lui être faite. Si elle avait le courage de marier Lazare et Louise, jamais elle n’aurait celui de rester près d’eux, à partager l’intimité de leur bonheur : le dévouement a des limites, elle redoutait le retour de ses violences, quelque scène affreuse dont elle serait morte. Du reste, ne faisait-elle point assez déjà ? qui aurait eu la cruauté de lui imposer cette torture inutile ? Sa décision fut donc prise sur-le-champ, irrévocable : elle partirait, elle quitterait cette maison, pleine d’inquiétants souvenirs. C’était toute sa vie changée, et elle ne reculait pas.

Au déjeuner, elle montra cette gaieté tranquille, qui ne la quittait plus. La vue de Lazare et de Louise, côte à côte, chuchotant et riant, la laissa vaillante, sans autre faiblesse qu’un grand froid au cœur. Puis, comme on était au samedi, elle imagina de les pousser tous deux à une grande promenade, afin de se trouver seule, lorsque le docteur Cazenove viendrait. Ils partirent, et elle prit encore la précaution d’aller attendre ce dernier sur la route. Dès qu’il l’aperçut, il voulut la faire monter dans son cabriolet, pour la ramener. Mais elle le pria de descendre, ils revinrent à petits pas, tandis que Martin, à cent mètres devant eux, conduisait la voiture vide.

Et Pauline, en quelques paroles simples, vida son cœur. Elle dit tout, son projet de donner Lazare à Louise, sa volonté de quitter la maison. Cette confession lui semblait nécessaire, elle n’avait pas voulu agir dans un coup de tête, et le vieux médecin était le seul homme qui pût l’entendre.

Brusquement, Cazenove s’arrêta au milieu de la route et la saisit entre ses longs bras maigres. Il tremblait d’émotion, il lui mit un gros baiser sur les cheveux, en la tutoyant.

— Tu as raison, ma fille… Et, vois-tu, je suis enchanté, car ça pouvait finir plus mal encore. Il y a des mois que ça me tourmente, j’étais malade d’aller chez vous, tellement je te sentais malheureuse… Ah ! ils t’ont joliment dévalisée, les bonnes gens : ton argent d’abord, ton cœur ensuite…

La jeune fille tâcha de l’interrompre.

— Mon ami, je vous en supplie… Vous les jugez mal.

— Possible, ça ne m’empêche pas de me réjouir pour toi. Va, va, donne ton Lazare, ce n’est pas un beau cadeau que tu fais à l’autre… Oh ! sans doute, il est charmant, plein des meilleures intentions ; mais je préfère que l’autre soit malheureuse avec lui. Ces gaillards qui s’ennuient de tout, sont trop lourds à porter, même pour des épaules solides comme les tiennes. Je te souhaiterais plutôt un garçon boucher, oui, un garçon boucher qui rirait nuit et jour à se fendre les mâchoires.

Puis, voyant des larmes lui monter aux yeux :

— Bon ! tu l’aimes, n’en parlons plus. Et embrasse-moi encore, puisque tu es une fille assez brave pour avoir tant de raison… L’imbécile qui ne comprend pas !

Il lui avait pris le bras, il la serrait contre lui. Alors, ils causèrent sagement, en se remettant à marcher. Certes, elle ferait bien de quitter Bonneville ; et il se chargeait de lui trouver une situation. Justement, il avait à Saint-Lô une vieille parente riche, qui cherchait une demoiselle de compagnie. La jeune fille serait parfaitement là, d’autant plus que cette dame, n’ayant pas d’enfant, pourrait s’attacher à elle, peut-être l’adopter plus tard. Tout fut réglé, il lui promit une réponse définitive avant trois jours, et ils convinrent de ne parler à personne de ce projet formel de départ. Elle craignait qu’on n’y vît une menace, elle voulait faire le mariage, puis s’en aller le lendemain sans bruit, en personne désormais inutile.

Le troisième jour, Pauline reçut une lettre du docteur : on l’attendait à Saint-Lô, dès qu’elle serait libre. Et ce fut ce jour même, pendant une absence de Lazare, qu’elle emmena Louise au fond du potager, sur un vieux banc abrité par une touffe de tamaris. En face, au-dessus du petit mur, on ne voyait que la mer et le ciel, une immensité bleue, coupée à l’horizon d’une grande ligne simple.

— Ma chérie, dit Pauline de son air maternel, nous allons causer comme deux sœurs, veux-tu ?… Tu m’aimes un peu…

Louise l’interrompit, en la prenant à la taille.

— Oh ! oui.

— Eh bien, si tu m’aimes, tu as tort de ne pas tout me dire… Pourquoi gardes-tu tes secrets ?

— Je n’ai pas de secrets.

— Si, tu cherches mal… Voyons, ouvre-moi ton cœur.

Toutes deux, un instant, se regardèrent de si près, qu’elles sentaient la tiédeur de leurs haleines. Cependant, les yeux de l’une se troublaient peu à peu, sous le regard limpide de l’autre. Le silence devenait pénible.

— Dis-moi tout. Les choses dont on cause sont bien près d’être arrangées, et c’est en les dissimulant qu’on finit par en faire de vilaines choses… N’est-ce pas ? ce ne serait guère beau de nous fâcher, d’en arriver encore à ce que nous avons tant regretté.

Alors, violemment, Louise éclata en sanglots. Elle la serrait à la taille de ses mains convulsives, elle avait laissé tomber sa tête et la cachait contre l’épaule de son amie, en bégayant au milieu de ses larmes :

— Oh ! c’est mal de revenir sur cela. On ne devait jamais en reparler, jamais !… Renvoie-moi tout de suite plutôt que de me faire cette peine.

Vainement, Pauline tâchait de la calmer.

— Non, je comprends bien… Tu me soupçonnes encore. Pourquoi me parles-tu d’un secret ? Je n’ai pas de secret, je fais tout au monde pour que tu n’aies aucun reproche à m’adresser. Ce n’est pas ma faute, s’il y a des choses qui t’inquiètent : moi, je surveille jusqu’à ma façon de rire, sans que ça paraisse… Et, si tu ne me crois pas, eh bien ! je vais m’en aller, m’en aller tout de suite.

Elles étaient seules, dans le vaste espace. Le potager, brûlé par le vent d’ouest, s’étendait à leurs pieds comme un terrain inculte, tandis que, au-delà, la mer immobile déroulait son infini.

— Mais écoute ! cria Pauline, je ne t’adresse aucun reproche, je désire au contraire te rassurer.

Et, la prenant aux épaules, la forçant à lever les yeux, elle lui dit doucement, en mère qui questionne sa fille :

— Tu aimes Lazare ?… Et il t’aime aussi, je le sais.

Un flot de sang était monté au visage de Louise. Elle tremblait plus fort, elle voulait se dégager et s’enfuir.

— Mon Dieu ! je suis donc bien maladroite, que tu ne me comprennes pas ! Est-ce que j’aborderais un pareil sujet pour te tourmenter ?… Vous vous aimez, n’est-ce pas ? eh bien ! je veux vous marier ensemble, c’est très simple.

Louise, éperdue, cessa de se débattre. Une stupeur arrêta ses larmes, l’immobilisa, les mains tombées et inertes.

— Comment ? et toi ?

— Moi, ma chérie, je me suis interrogée sérieusement depuis quelques semaines, la nuit surtout, dans ces heures de veille où l’on voit plus clair… Et j’ai reconnu que j’avais uniquement pour Lazare une bonne amitié. Ne le remarques-tu pas toi-même ? nous sommes camarades, on dirait deux garçons, il n’y a pas entre nous cet emportement des amoureux…

Elle cherchait ses phrases, afin de rendre vraisemblable son mensonge. Mais sa rivale la regardait toujours de ses yeux fixes, comme si elle avait pénétré le sens caché des mots.

— Pourquoi mens-tu ? murmura-t-elle enfin. Est-ce que tu es capable de ne plus aimer, quand tu aimes ?

Pauline se troubla.

— Enfin, qu’importe ! vous vous aimez, il est tout naturel qu’il t’épouse… Moi, j’ai été élevée avec lui, je resterai sa sœur. Les idées passent, quand on s’est attendu si longtemps… Et puis, il y a encore beaucoup de raisons…

Elle eut conscience qu’elle perdait pied, qu’elle s’égarait, et elle reprit, emportée par sa franchise :

— Oh ! ma chérie, laisse-moi faire ! Si je l’aime encore assez pour désirer qu’il soit ton mari, c’est que je te crois maintenant nécessaire à son bonheur. Est-ce que cela te déplaît ? est-ce que tu n’agirais pas comme moi ?… Voyons, causons gentiment. Veux-tu être du complot ? veux-tu que nous nous entendions ensemble pour le forcer à être heureux ? Même s’il se fâchait, s’il croyait me devoir quelque chose, il faudrait m’aider à le persuader, car c’est toi qu’il aime, c’est toi dont il a besoin… Je t’en prie, sois ma complice, convenons bien de tout, pendant que nous sommes seules.

Mais Louise la sentait si frissonnante, si déchirée dans ses supplications, qu’elle eut une dernière révolte.

— Non, non, je n’accepte pas !… Ce serait abominable, ce que nous ferions là. Tu l’aimes toujours, je le sens bien, et tu ne sais qu’inventer pour te torturer davantage… Au lieu de t’aider, je vais tout lui dire. Oui, dès qu’il rentrera…

Pauline, de ses deux bras charitables, l’étreignit de nouveau, l’empêcha de continuer, en lui serrant la tête contre sa poitrine.

— Tais-toi, méchante enfant !… Il le faut, songeons à lui.

Le silence retomba, elles restèrent dans cette étreinte. Déjà épuisée, Louise cédait, s’abandonnait avec sa langueur caressante ; et un flot de larmes était remonté à ses yeux, mais des larmes douces, qui coulaient lentement. Sans parler, elle pressait par moments son amie, comme si elle n’eût rien trouvé de plus discret ni de plus profond pour la remercier. Elle la sentait au-dessus d’elle, si saignante et si haute, qu’elle n’osait même lever les yeux, de peur de rencontrer son regard. Cependant, au bout de quelques minutes, elle se hasarda, renversa la tête dans une confusion souriante, puis haussa les lèvres et lui donna un baiser muet. La mer, au loin, sous le ciel sans tache, n’avait pas une vague qui rompît son bleu immense. C’était une pureté, une simplicité où longtemps encore elles égarèrent les paroles qu’elles ne disaient plus.

Lorsque Lazare fut rentré, Pauline le rejoignit dans sa chambre, cette vaste pièce aimée où ils avaient grandi tous deux. Elle voulait, le jour même, aller au bout de son ouvrage. Avec lui, elle ne chercha point de transition, elle parla résolument. La pièce était pleine des souvenirs d’autrefois : des algues sèches traînaient, le modèle des épis encombrait le piano, la table débordait de livres de science et de morceaux de musique.

— Lazare, demanda-t-elle, veux-tu causer ? J’ai des choses sérieuses à te dire.

Il parut surpris, vint se planter devant elle.

— Quoi donc ?… Est-ce que papa est menacé ?

— Non, écoute… Il faut enfin aborder ce sujet, car cela n’avance à rien de nous taire. Tu te rappelles que ma tante avait fait le projet de nous marier ; nous en avons parlé beaucoup, et il n’en est plus question depuis des mois. Eh bien, je pense qu’il serait sage à cette heure d’abandonner ce projet.

Le jeune homme était devenu pâle ; mais il ne la laissa pas finir, il cria violemment :

— Quoi ? que chantes-tu là ?… Est-ce que tu n’es pas ma femme ? Demain, si tu veux, nous irons dire à l’abbé d’en finir… Et c’est ça que tu appelles des choses sérieuses !

Elle répondit de sa voix tranquille :

— C’est très sérieux, puisque tu te fâches… Je te répète qu’il faut en causer. Certes, nous sommes de vieux camarades, mais je crains fort qu’il n’y ait pas en nous l’étoffe de deux amoureux. À quoi bon nous entêter dans une idée, qui ne ferait peut-être le bonheur ni de l’un ni de l’autre ?

Alors, Lazare se jeta dans un flot de paroles entrecoupées. Était-ce une querelle qu’elle lui cherchait ? Il ne pouvait pourtant pas être tout le temps à son cou. Si l’on avait remis de mois en mois le mariage, elle savait qu’il n’en était point la cause. Et c’était injuste de lui dire qu’il ne l’aimait plus. Il l’avait tant aimée, dans cette chambre précisément, qu’il n’osait l’effleurer de ses doigts, par terreur d’être emporté et de se mal conduire. À ce souvenir du passé, une rougeur monta aux joues de Pauline : il avait raison, elle se rappelait ce court désir, cette haleine ardente dont il l’enveloppait. Mais combien ces heures de frissons délicieux étaient loin, et quelle froide amitié de frère il lui témoignait maintenant ! Aussi répondit-elle d’un air triste :

— Mon pauvre ami, si tu m’aimais réellement, au lieu de plaider comme tu le fais, tu serais déjà dans mes bras, et tu sangloterais, et tu trouverais d’autres choses pour me persuader.

Il pâlit davantage, il eut un geste vague de protestation, en se laissant tomber sur une chaise.

— Non, continua-t-elle, c’est clair, tu ne m’aimes plus… Que veux-tu ? nous ne sommes sans doute pas faits l’un pour l’autre. Quand nous étions enfermés ici, tu étais bien forcé de songer à moi. Et, plus tard, l’idée t’en a passé, ça n’a pas duré, parce que je n’avais rien pour te retenir.

Une dernière secousse d’exaspération l’emporta. Il s’agita sur la chaise, en bégayant :

— Enfin, où veux-tu en venir ? Qu’est-ce que tout cela signifie, je te le demande ? Je rentre bien tranquille, je monte pour mettre mes pantoufles, et tu me tombes sur le dos, et sans crier gare tu entames une histoire extravagante… Je ne t’aime plus, nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, il faut rompre notre mariage… Encore une fois, qu’est-ce que cela signifie ?

Pauline, qui s’était approchée de lui, dit lentement :

— Cela signifie que tu en aimes une autre, et que je te conseille de l’épouser.

Un instant, Lazare resta muet. Puis, il prit le parti de ricaner. Bon ! les scènes recommençaient, encore sa jalousie qui allait mettre tout en l’air ! Elle ne pouvait le voir gai un seul jour, il fallait qu’elle fît le vide autour de lui. Pauline l’écoutait d’un air de douleur profonde ; et, brusquement, elle lui posa sur les épaules ses mains tremblantes, elle laissa éclater son cœur dans ce cri involontaire :

— Ô mon ami, peux-tu croire que je cherche à te torturer !… Tu ne comprends donc pas que je veux uniquement ta joie, que j’accepterais tout pour t’assurer un plaisir d’une heure ! N’est-ce pas ? tu aimes Louise, eh bien ! je te dis de l’épouser… Entends cela, je ne compte plus, je te la donne.

Il la regardait, effaré. Dans cette nature nerveuse et sans équilibre, les sentiments sautaient aux extrêmes, à la moindre secousse. Ses paupières battirent, il sanglota.

— Tais-toi, je suis un misérable ! Oui, je me méprise pour tout ce qui se passe dans cette maison depuis des années… Je suis ton créancier, ne dis pas non ! Nous t’avons pris ton argent, je l’ai gaspillé comme un imbécile, et voilà maintenant que je roule assez bas, pour que tu me fasses l’aumône de ma parole, pour que tu me la rendes par pitié, comme à un homme sans courage et sans honneur.

— Lazare ! Lazare ! murmura-t-elle épouvantée.

D’un mouvement furieux, il s’était mis debout, et il marchait, il se battait la poitrine de ses poings.

— Laisse-moi ! Je me tuerais tout de suite, si je me faisais justice… N’est-ce pas toi que je devrais aimer ? N’est-ce pas abominable de désirer cette autre, parce que sans doute elle n’était pas pour moi, parce qu’elle est moins bonne et moins bien portante, est-ce que je sais ? Quand un homme tombe à ces choses, c’est qu’il y a de la boue au fond… Tu vois que je ne cache rien, que je ne cherche guère à m’excuser… Écoute, plutôt que d’accepter ton sacrifice, je mettrais moi-même Louise à la porte, et je m’en irais en Amérique, et je ne vous reverrais jamais, ni l’une ni l’autre.

Longuement, elle s’efforça de le calmer et de le raisonner. Ne pouvait-il donc une fois prendre la vie comme elle était, sans exagération ? Ne voyait-il pas qu’elle lui parlait avec sagesse, après avoir beaucoup réfléchi ? Ce mariage serait excellent pour tout le monde. Si elle en causait d’une voix si paisible, c’était que loin d’en souffrir maintenant, elle le souhaitait. Mais, emportée par son désir de le convaincre, elle eut la maladresse de faire une allusion à la fortune de Louise et de laisser entendre que Thibaudier, le lendemain du mariage, trouverait pour son gendre une situation.

— C’est cela, cria-t-il, repris de violence, vends-moi à présent ! Dis tout de suite que je ne dois plus vouloir de toi, parce que je t’ai ruinée, et qu’il me reste à commettre la vilenie d’aller ailleurs épouser une fille riche… Ah ! non, tiens ! tout cela est trop sale. Jamais entends-tu ? jamais !

Pauline, à bout de force, cessa de le supplier. Il y eut un silence. Lazare était retombé sur la chaise, les jambes brisées, tandis qu’elle, à son tour, marchait dans la vaste pièce, mais avec lenteur, en s’attardant devant chaque meuble ; et, de ces vieilles choses amies, de la table qu’elle avait usée de ses coudes, de l’armoire où les jouets de son enfance étaient enfouis encore, de tous les souvenirs qui traînaient là, lui remontait au cœur un espoir qu’elle ne voulait pas entendre, et dont la douceur pourtant la gagnait peu à peu tout entière. S’il l’aimait réellement assez pour refuser d’être à une autre ! Mais elle connaissait les lendemains d’abandon, cachés sous la fougue première de ces beaux sentiments. Puis, c’était lâche d’espérer, elle craignait de céder à une ruse de sa faiblesse.

— Tu réfléchiras, finit-elle par conclure, en s’arrêtant devant lui. Je ne veux pas nous tourmenter davantage… Demain, je suis certaine que tu seras plus raisonnable.

Le lendemain pourtant se passa dans une grande gêne. Une tristesse sourde, une sorte d’aigreur assombrissait de nouveau la maison. Louise avait les yeux rouges, Lazare la fuyait et passait les heures enfermé dans sa chambre. Puis, les jours suivants, cette gêne se dissipa peu à peu, et les rires recommencèrent, les chuchotements, les frôlements tendres. Pauline attendait, secouée d’espérances folles, malgré sa raison. Avant cette incertitude affreuse, il lui semblait ne pas avoir connu la souffrance. Un soir enfin, au crépuscule, comme elle descendait à la cuisine prendre une bougie, elle trouva Lazare et Louise qui s’embrassaient dans le corridor. La jeune fille s’enfuit en riant, et lui, encouragé par l’ombre, saisit Pauline à son tour, lui planta sur les joues deux gros baisers de frère.

— J’ai réfléchi, murmura-t-il. Tu es la meilleure et la plus sage… Mais je t’aime toujours, je t’aime comme j’ai aimé maman.

Elle eut la force de répondre :

— C’est une affaire arrangée, je suis bien contente.

De crainte de s’évanouir, elle n’osa entrer dans la cuisine, tellement elle se sentait pâle, au froid de son visage. Sans lumière, elle remonta chez elle, en disant qu’elle avait oublié quelque chose. Et là, dans les ténèbres, elle crut qu’elle expirait, étouffant, ne trouvant pas même des larmes. Que lui avait-elle fait, mon Dieu ! pour qu’il eût ainsi poussé la cruauté jusqu’à élargir la blessure ? Ne pouvait-il accepter immédiatement, le jour où elle avait toute sa force, sans l’amollir d’une espérance vaine ? Maintenant le sacrifice devenait double, elle le perdait une seconde fois, et d’autant plus douloureusement, qu’elle s’était imaginé le reprendre. Mon Dieu ! elle avait du courage, mais c’était mal de lui rendre sa tâche si affreuse.

Tout fut rapidement réglé. Véronique, béante, ne comprenait plus, trouvait que les choses marchaient à l’envers depuis la mort de Madame. Mais ce fut surtout Chanteau que ce dénouement bouleversa. Lui, qui d’ordinaire ne s’occupait de rien et qui hochait la tête d’approbation à chaque volonté des autres, comme retiré dans l’égoïsme des minutes de calme qu’il volait à la douleur, se mit à pleurer, quand Pauline elle-même lui annonça le nouvel arrangement. Il la regardait, il balbutiait, des aveux lui échappaient en paroles étranglées : ce n’était pas sa faute, il aurait voulu agir autrement jadis, et pour l’argent, et pour le mariage ; mais elle savait bien qu’il se portait trop mal. Alors, elle l’embrassa, en lui jurant que c’était elle qui forçait Lazare à épouser Louise, par raison. Au premier moment, il n’osa la croire il clignait les yeux avec un reste de tristesse, en répétant :

— Bien vrai ? bien vrai ?

Puis, comme il la voyait rire, il se consola vite et devint même tout à fait joyeux. Enfin, il était soulagé, car cette vieille affaire lui barrait le cœur, sans qu’il osât en parler. Il baisa Louisette sur les joues, il retrouva, le soir, au dessert, une chanson gaillarde. Pourtant, en allant se coucher, il eut une dernière inquiétude.

— Tu restes avec nous, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Pauline.

Elle hésita une seconde ; et, rougissant de son mensonge :

— Mais sans doute.

Il fallut un grand mois, pour les formalités. Thibaudier, le père de Louise, avait agréé tout de suite la demande de Lazare, qui était son filleul. Il n’y eut entre eux une discussion que deux jours avant les noces, lorsque le jeune homme refusa nettement de diriger à Paris une compagnie d’assurances, dont le banquier était le plus fort actionnaire. Lui, entendait passer encore un an ou deux à Bonneville, où il écrirait un roman, un chef-d’œuvre, avant d’aller conquérir Paris. D’ailleurs, Thibaudier se contenta de hausser les épaules, en le traitant amicalement de grande bête.

Le mariage devait avoir lieu à Caen. Pendant les quinze derniers jours, ce furent des allées et venues continuelles, une fièvre extraordinaire de voyages. Pauline s’étourdissait, accompagnait Louise, rentrait brisée. Comme Chanteau ne pouvait quitter Bonneville, elle avait dû promettre d’assister à la cérémonie, où elle serait seule à représenter la famille de son cousin. L’approche de cette journée la terrifiait. La veille, elle s’arrangea pour ne pas coucher à Caen, car il lui semblait qu’elle souffrirait moins, si elle revenait dormir dans sa chambre, au bercement aimé de la grande mer. Elle prétendit que la santé de son oncle lui donnait des craintes, qu’elle ne voulait pas s’éloigner de lui si longtemps. Vainement, lui-même la pressait de passer quelques jours là-bas : est-ce qu’il était malade ? au contraire, très surexcité par l’idée de ces noces, de ce repas dont il ne serait point, il méditait sournoisement d’exiger de Véronique un plat défendu, un perdreau truffé par exemple, ce qu’il ne mangeait jamais sans être certain d’une crise. Malgré tout, la jeune fille déclara qu’elle rentrerait le soir ; et elle comptait aussi être de la sorte plus libre, pour faire sa malle le lendemain, et disparaître.

Une pluie fine tombait, minuit venait de sonner, lorsque la vieille berline de Malivoire ramena Pauline le soir du mariage. Vêtue d’une robe de soie bleue, mal garantie par un petit châle, elle était frissonnante, très pâle, les mains chaudes pourtant. Dans la cuisine, elle trouva Véronique qui l’attendait, endormie sur un coin de la table ; et la chandelle qui brûlait très haute, fit battre ses yeux, d’un noir profond, comme emplis des ténèbres de la route, où ils étaient restés grands ouverts, depuis Arromanches. Elle ne put tirer que des mots sans suite de la cuisinière ensommeillée : monsieur n’avait pas été sage, maintenant il dormait, personne n’était venu. Alors, elle prit une bougie et elle monta, glacée par la maison vide, désespérée jusqu’à la mort de l’ombre et du silence qui lui écrasaient les épaules.

Au deuxième étage, elle avait hâte de se réfugier chez elle, lorsqu’un mouvement irrésistible, dont elle s’étonna, lui fit ouvrir la porte de Lazare. Elle haussa la bougie pour voir, comme si la chambre lui semblait emplie de fumée. Rien n’était changé, chaque meuble était à sa place ; et, cependant, elle avait une sensation de désastre et d’anéantissement, une peur sourde, ainsi que dans la chambre d’un mort. À pas ralentis, elle s’avança jusqu’à la table, regarda l’encrier, la plume, une page commencée qui traînait encore. Puis, elle s’en alla. C’était fini, la porte se ferma sur le vide sonore de la pièce.

Chez elle, la même sensation d’inconnu l’attendait. Était-ce donc sa chambre, avec les roses bleues du papier peint, le lit de fer étroit, drapé de rideaux de mousseline ? Elle vivait là pourtant depuis tant d’années ! Sans poser la bougie, elle si courageuse d’habitude, fit une visite, écarta les rideaux, regarda sous le lit, derrière les meubles. C’était en elle un ébranlement, une stupeur, qui la tenait debout devant les choses. Jamais elle n’aurait cru qu’une pareille angoisse pût tomber de ce plafond, dont elle connaissait chaque tache ; et elle regrettait, à cette heure, de n’être pas restée à Caen, elle sentait cette maison plus effrayante, si peuplée de souvenirs et si vide, aux ténèbres si froides par cette nuit de tempête. L’idée de se coucher lui était insupportable. Elle s’assit, sans même ôter son chapeau, resta quelques minutes immobile, les yeux grands ouverts sur la bougie qui l’aveuglait. Brusquement, elle s’étonna, que faisait-elle à cette place, la tête pleine d’un tumulte, dont le bourdonnement l’empêchait de penser ? Il était une heure, elle serait mieux dans son lit. Et elle se mit à se déshabiller, de ses mains chaudes et lentes.

Un besoin d’ordre persistait, dans cette débâcle de sa vie. Elle serra soigneusement son chapeau, s’inquiéta d’un coup d’œil si ses bottines n’avaient pas souffert. Sa robe était déjà pliée au dossier d’une chaise, elle n’avait plus qu’un jupon et sa chemise, lorsque son regard tomba sur sa gorge de vierge. Peu à peu, une flamme empourpra ses joues. Du trouble de son cerveau, des images se précisaient et se dressaient, les deux autres dans leur chambre, là-bas, une chambre qu’elle connaissait, où elle-même, le matin, avait porté des fleurs. La mariée était couchée, lui entrait, s’approchait avec un rire tendre. D’un geste violent, elle fit glisser son jupon, enleva sa chemise ; et, nue maintenant, elle se contemplait encore. Ce n’était donc pas pour elle cette moisson de l’amour ? Jamais sans doute les noces ne viendraient. Son regard descendait de sa gorge, d’une dureté de bouton éclatant de sève, à ses hanches larges, à son ventre où dormait une maternité puissante. Elle était mûre pourtant, elle voyait la vie gonfler ses membres, fleurir aux plis secrets de sa chair en toison noire, elle respirait son odeur de femme, comme un bouquet épanoui dans l’attente de la fécondation. Et ce n’était pas elle, c’était l’autre, au fond de cette chambre, là-bas, qu’elle évoquait nettement, pâmée entre les bras du mari dont elle-même attendait la venue depuis des années ?

Mais elle se pencha davantage. La coulée rouge d’une goutte de sang, le long de sa cuisse, l’étonnait. Soudain elle comprit : sa chemise, glissée à terre, semblait avoir reçu l’éclaboussement d’un coup de couteau. C’était donc pour cela qu’elle éprouvait, depuis son départ de Caen, une telle défaillance de tout son corps ? Elle ne l’attendait point si tôt, cette blessure, que la perte de son amour venait d’ouvrir, aux sources mêmes de la vie. Et la vue de cette vie qui s’en allait inutile, combla son désespoir. La première fois, elle se souvenait d’avoir crié d’épouvante, lorsqu’elle s’était trouvée un matin ensanglantée. Plus tard, n’avait-elle pas eu l’enfantillage, le soir, avant d’éteindre sa bougie, d’étudier d’un regard furtif l’éclosion complète de sa chair et de son sexe ? Elle était fière comme une sotte, elle goûtait le bonheur d’être une femme. Ah ! misère ! la pluie rouge de la puberté tombait là, aujourd’hui, pareille aux larmes vaines que sa virginité pleurait en elle. Désormais, chaque mois ramènerait ce jaillissement de grappe mûre, écrasée aux vendanges, et jamais elle ne serait femme, et elle vieillirait dans la stérilité !

Alors, la jalousie la reprit aux entrailles, devant les tableaux que son excitation déroulait toujours. Elle voulait vivre, et vivre complètement, faire de la vie, elle qui aimait la vie ! À quoi bon être, si l’on ne donne pas son être ? Elle voyait les deux autres, une tentation de balafrer sa nudité lui faisait chercher ses ciseaux du regard. Pourquoi ne pas couper cette gorge, briser ces cuisses, achever d’ouvrir ce ventre et faire couler ce sang jusqu’à la dernière goutte ? Elle était plus belle que cette maigre fille blonde, elle était plus forte, et lui ne l’avait pas choisie cependant. Jamais elle ne le connaîtrait, rien en elle ne devait plus l’attendre, ni les bras, ni les hanches, ni les lèvres. Tout pouvait être jeté à la borne, comme un haillon vide. Était-ce possible qu’ils fussent ensemble, lorsqu’elle restait seule à grelotter de fièvre, dans cette maison froide !

Brusquement, elle s’abattit sur le lit, à plat ventre. Elle avait saisi l’oreiller dans ses bras convulsifs, elle le mordait pour étouffer ses sanglots ; et elle tâchait de tuer sa chair révoltée, en l’écrasant sur le matelas. De longues secousses la soulevaient, de la nuque aux talons. Vainement, ses paupières se serraient pour ne plus voir, elle voyait quand même, des monstruosités se levaient dans l’obscurité. Que faire ? Se crever les yeux, et voir encore, voir toujours peut-être !

Les minutes passaient, elle n’avait plus conscience que de l’éternité de sa torture. Un effroi la remit debout. Quelqu’un était là, car elle avait entendu rire. Mais elle ne trouva que sa bougie presque achevée, qui venait de faire éclater la bobèche. Si quelqu’un pourtant l’avait vue ? Ce rire imaginaire courait encore sur sa peau comme une caresse brutale. Était-ce vraiment elle, qui restait nue ainsi ? Une pudeur la prenait, elle avait croisé les bras devant sa gorge, dans une attitude éperdue, pour ne plus s’apercevoir elle-même. Enfin, vivement, elle passa une chemise de nuit, elle retourna s’enfouir sous les couvertures, qu’elle monta jusqu’à son menton. Son corps grelottant se faisait tout petit. Quand la bougie fut éteinte, elle ne bougea plus, anéantie par la honte de cette crise.

Pauline fit sa malle dans la matinée, sans trouver la force d’annoncer son départ à Chanteau. Cependant, le soir, il fallut tout lui dire, car le docteur Cazenove devait venir la chercher le lendemain et la mener lui-même chez sa parente. Lorsqu’il eut compris, l’oncle, bouleversé, leva ses pauvres mains infirmes, dans un geste fou, comme pour la retenir ; et il bégayait, il la suppliait. Elle ne ferait jamais ça, elle ne le quitterait pas, car ce serait un meurtre, il en mourrait à coup sûr. Puis, quand il la vit s’entêter doucement et qu’il devina ses raisons, il se décida à confesser le tort qu’il avait eu de manger du perdreau la veille. Des pointes légères le brûlaient déjà aux jointures. C’était toujours la même histoire, il succombait dans la lutte : mangerait-il ? souffrirait-il ? et il mangeait, certain de souffrir, à la fois contenté et terrifié. Mais elle n’aurait pas le courage peut-être de l’abandonner, au beau milieu d’un accès.

En effet, vers six heures du matin, Véronique monta prévenir mademoiselle qu’elle entendait monsieur gueuler dans sa chambre. Elle était d’une humeur exécrable, elle grondait par toute la maison que, si mademoiselle s’en allait, elle filerait également, parce qu’elle en avait assez de soigner un vieux si peu raisonnable. Pauline, une fois encore, dut s’installer au chevet de son oncle. Quand le docteur se présenta pour l’emmener, elle lui montra le malade, qui triomphait, hurlant plus fort, lui criant de partir, si elle en avait le cœur. Tout fut retardé.

Chaque jour, la jeune fille tremblait de voir revenir Lazare et Louise, que leur nouvelle chambre, l’ancienne chambre d’ami, arrangée à leur intention, attendait depuis le lendemain du mariage. Ils s’oubliaient à Caen, Lazare écrivait qu’il prenait des notes sur le monde de la finance, avant de s’enfermer à Bonneville, pour commencer un grand roman, où il voulait dire la vérité sur les bâcleurs d’affaires. Puis, un matin, il débarqua sans sa femme, il annonça tranquillement qu’il allait s’installer avec elle à Paris : son beau-père l’avait convaincu, il acceptait la place dans la compagnie d’assurances, sous le prétexte qu’il prendrait ainsi ses notes sur le vif ; et plus tard il verrait, il reviendrait à la littérature.

Quand Lazare eut rempli deux caisses des objets qu’il emportait, et que la berline de Malivoire fut venue le chercher avec ses bagages, Pauline rentra étourdie, ne retrouvant plus en elle ses volontés anciennes. Chanteau, encore très souffrant, lui demanda :

— Tu restes, j’espère ? Attends donc de m’avoir enterré !

Elle ne voulut pas répondre immédiatement. En haut, sa malle était toujours faite. Elle la regardait pendant des heures. Puisque les autres allaient à Paris, c’était mal d’abandonner son oncle. Certes, elle se défiait des résolutions de son cousin ; mais, si le ménage revenait, elle serait libre alors de s’éloigner. Et Cazenove, furieux, lui ayant dit qu’elle perdait une position superbe, pour gâcher son existence chez des gens qui vivaient d’elle depuis sa jeunesse, elle se décida tout d’un coup.

— Va-t’en, lui répétait maintenant Chanteau. Si tu dois gagner des écus et être si heureuse, je ne peux pas t’obliger à traîner la savate avec un éclopé comme moi… Va-t’en.

Un matin, elle répondit :

— Non, mon oncle, je reste.

Le docteur, qui était là, partit en levant les bras au ciel.

— Elle est impossible, cette petite ! Et quel guêpier, là-dedans ! Jamais elle n’en sortira.