La Jeunesse de Mozart
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 185-224).
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LA JEUNESSE DE MOZART

II[1]
LES PREMIERS VOYAGES (1762-1763)


I. — LE VOYAGE DE VIENNE

Ce fut à Salzbourg même, le mardi 1er septembre 1761, que Mozart comparut pour la première fois en public : non pas encore, il est vrai, en qualité de « petit prodige, » mais déjà dans des conditions qui durent sans doute lui faire trembler le cœur d’émotion et de joie. Ce soir-là, dans la grande salle du théâtre de l’Université, eut lieu, comme tous les ans, une représentation dramatique organisée par les étudians avec le concours de leurs professeurs. Le programme annonçait d’abord une cantate, Tobias a Raguele cum gaudio excipitur (car ce théâtre universitaire n’admettait pas d’autre langue que le latin) ; puis venait un « intermède comique, » dont malheureusement nous ignorons le détail ; et la soirée se terminait par une tragœdia finalis, Sigismundus Hungaviæ Rex, qu’avait expressément écrite pour la circonstance un vieil ami de Léopold Mozart, le P. Marianus Wimmer, professeur et « dramaturge » attitré de l’Université : une belle tragédie héroïque, entremêlée d’airs et de chœurs qu’on avait commandés, suivant l’usage, au maître de chapelle de cour Jean-Ernest Eberlin. Tous les rôles étaient tenus par des garçons, l’archevêque ayant interdit, en 1753, que garçons et filles parussent désormais en scène dans un même spectacle. Deux étudians, le comte Platz et le chevalier Ignace de Zollheim, jouaient le roi Sigismond et sa femme, la reine Marie. Il y avait aussi, parmi les acteurs, chanteurs, et musiciens de l’orchestre, des membres de la chapelle archiépiscopale, des collégiens, des enfans des principales familles nobles et bourgeoises de la ville : et c’est dans la longue liste de ces derniers, chargés de la figuration, ou peut-être de quelques faciles parties chorales, qu’on a retrouvé le nom de « Wolfgangus Mozhart. » Le petit figurait un « Salien, » et en quelle brillante et flatteuse compagnie ! Deux comtes Seeau, et d’autres comtes, et des barons et des « prénobles » : de quoi transporter d’aise la naïve vanité paternelle de Léopold Mozart. Le Protocole de l’Université de Salzbourg nous apprend d’ailleurs que la représentation, « avec l’aide de Dieu, a parfaitement réussi. » Et le même Protocole ajoute, à la date du jeudi suivant, 3 septembre : « La tragédie finale a été jouée aujourd’hui pour la seconde fois, en présence de Sa Seigneurie et de toute la cour. Nous comptions d’abord la produire le lendemain, vendredi, mais Sa Seigneurie ne l’a point voulu, estimant qu’en un jour de jeûne les acteurs risquaient d’avoir l’estomac trop vide, die abstinentiæ stomachum nimis inanem esse causatus. Et que des louanges infinies soient rendues à Dieu : car la tragédie a réussi le plus heureusement du monde, et Sa Seigneurie s’en est retournée au Palais tout à fait ravie. »

Chose curieuse : entre tant de « Seigneuries » à qui allait être successivement exhibé le petit prodige, nous n’avons pas connaissance que son père fait officiellement présenté à son propre souverain, le prince-archevêque de Salzbourg Sigismond Schraltenbach. Aucune mention n’est faite du nom de l’enfant dans le journal où un admirateur passionné des deux Mozart, le fourrier de cour Gilofsky, a noté, avec un soin minutieux, jusqu’aux moindres événemens musicaux de la cour archiépiscopale durant les années 1762 et 1763[2]. Et pourtant aucun prince ne semblait mieux désigné que ce saint prélat pour apprécier et pour aimer le petit Mozart : car non seulement il était amateur de musique, et jouait lui-même fort bien du violon, mais, en outre, comme tous les saints, il adorait les enfans. Il adorait aussi les bêtes ; et cela encore aurait été pour le rapprocher d’un chétif et charmant bambin aux grands yeux bleus, qui, dans un troisième étage d’une rue toute voisine de son palais, ne s’interrompait de ses études musicales que pour nourrir dans sa main les oiseaux de sa mère, ou pour se rouler sur le plancher avec un gros chien qu’on lui avait donné. Quand le bon archevêque se promenait par les rues de sa ville, tous les enfans accouraient vers lui, certains de trouver dans ses poches une abondante provision de sous et de friandises ; ou bien il recueillait sur son passage les chiens abandonnés, et les mettait en pension chez de pauvres gens, tout fier de ce moyen, qu’il avait inventé, pour servir à la fois les pauvres et les bêtes. Ce contemporain de Louis XV et de Frédéric faisait revivre sur le trône les vertus de saint Louis ; ce qui ne l’empêchait point d’être, au total, un excellent administrateur, actif, entreprenant, plein de zèle pour la prospérité comme pour la beauté de sa ville. Mais il avait le malheur d’être pieux : et précisément il vivait en un temps où, même chez un évêque, la piété était tenue pour un signe infaillible de sottise et de barbarie. Vénéré de son peuple, les beaux esprits salzbourgeois faisaient profession de le mépriser ; et Léopold Mozart partageait leur sentiment, sans compter qu’il éprouvait aussi pour son souverain un peu de cette malveillance foncière qui est, en quelque sorte, le sentiment naturel d’un serviteur « éclairé » à l’égard de ses maîtres. Rien d’amusant comme de le voir, dans la seconde édition de son École du Violon (1770), s’ingéniant à expurger la dédicace de ce qu’elle avait eu d’abord de trop élogieux. De telle manière que, si même, suivant toute apparence, il n’a guère pu se dispenser de conduire son fils chez l’archevêque, — et cela dès la fin de 1761, avant d’aller le montrer aux cours de Munich et de Vienne, — j’imagine qu’il l’aura fait avec mauvaise grâce, sèchement, ainsi qu’une corvée : ce qui nous expliquerait que Sigismond, ne voyant dans l’enfant qu’un petit « phénomène » pareil à maints autres (et l’espèce en était alors innombrable), n’ait pas cru devoir prendre la peine de le mieux connaître.

C’est au reste d’une façon analogue que le maître de concert, avec ses préjugés de dignité bourgeoise, — où se mêlait probablement, ici, une part de jalousie professionnelle, — n’a point permis à son fils de subir l’influence de l’exemplaire musicien qu’était son collègue J. E. Eberlin. Puis, lorsque, en 1762, à la mort d’Eberlin, Michel Haydn est venu se fixer à Salzbourg, peu s’en est fallu que Léopold Mozart n’empêchât encore Wolfgang d’entrer en contact avec lui : ce n’est que plus de dix ans après, en 1773, que Mozart a pu enfin approcher ce maître de génie, un des plus grands de son siècle, et celui de tous qui, depuis lors, a exercé sur lui la plus profonde action. Oui, assurément, pour salutaire qu’ait été en fin de compte l’éducation musicale qu’a reçue Mozart dans la maison paternelle, cette éducation n’aurait pas eu à beaucoup près d’aussi heureux effets si, dès le début, l’instinct miraculeux de l’élève ne l’avait prémuni contre une bonne moitié des leçons et des exemples de « on professeur.


Mais il est temps que j’arrive au récit du voyage de Vienne. Et puisque ce voyage ne nous est guère connu que par la série des lettres de Léopold Mozart à Hagenauer, je ne saurais mieux faire que de traduire, simplement, les deux premières lettres de la série. Elles suffiront à évoquer devant nous l’image toute vive du petit garçon, tel qu’il était aux environs de sa septième année : gai, familier, toujours prêt à se figurer la vie entière comme un jeu aussi simple et charmant que cette musique dont il n’y avait pas un des secrets que, d’emblée, il ne devinât. La première lettre était datée de Linz, le 3 octobre 1762, quinze jours après que la famille Mozart s’était mise en route :


Vous nous croyiez sans doute déjà arrivés à Vienne, n’est-ce pas ? Mais non, nous ne sommes encore qu’à Linz : et c’est demain seulement que nous comptons partir d’ici, avec l’aide de Dieu… À Vienne, nous y serions déjà depuis longtemps si nous n’avions pas été contraints de perdre cinq journées entières à Passau : et cela par la faute de l’évêque du lieu. Ce retard me coûte à peu près quatre-vingts florins, car sûrement j’aurais récolté cette somme à Linz si j’avais pu y arriver plus tôt, tandis qu’à présent je dois me contenter des quarante florins qui me restent du concert donné ici avant-hier. Il est vrai que Wolfgang a eu, en revanche, l’honneur de se produire en présence du prince-évêque susmentionné : ce pour quoi il a obtenu tout un ducat !

Arrivés à Passau le 20 septembre, nous en sommes repartis le 26, en compagnie du chanoine comte Herberstein. Les enfants sont très gais, et partout comme chez eux. Le gamin est si expansif avec tout le monde, surtout avec les officiers, qu’on croirait qu’il les a connus toute sa vie. Les enfans font d’ailleurs l’émerveillement général, notamment le petit.

Le comte Herberstein et le comte Schlick, le gouverneur d’ici, sont résolus à nous faire à Vienne une énorme réclame. Tout porte à présumer que notre affaire va aller à merveille. Que Dieu seulement daigne nous garder en bonne santé, comme nous l’avons été jusqu’ici ! Je vous prie de faire dire, à notre intention, quatre messes à Maria-Playn, et le plus vite possible.


Nous savons cependant encore, par le témoignage du comte Herberstein, que, durant cette partie du trajet, Wolfgang a eu une grosse émotion dont la lettre du père ne nous parle point. Entre Passau et Linz, il a vu un mendiant tomber à l’eau et se noyer : ce dont il a été si saisi que, jusqu’à l’arrivée à Linz, rien n’a pu le distraire de son épouvante. Et voici maintenant la seconde lettre, écrite de Vienne, — où les Mozart s’étaient logés au coûteux Bœuf Blanc (aujourd’hui À la Ville de Londres), sur le Marché de la Boucherie :


Nous avons quitté Linz le jour de la Saint-François, et sommes allés coucher à Matthausen. Le mardi d’après, nous sommes allés à Ips, où deux minorités et un bénédictin, qui avaient été nos compagnons dans le coche d’eau, ont dit leurs messes dans la chapelle du couvent : alors, pendant ces messes, voilà que notre Woferl s’est arrangé pour grimper jusqu’à l’orgue, et en a si bien joué que les moines franciscains du couvent, qui étaient en train de dîner avec des invités, se sont précipitamment levés de table, sont accourus dans la chapelle, et ont failli mourir d’ébahissement. Le soir, nous avons couché à Stein, et le mercredi, enfin, nous sommes arrivés ici. À la barrière, nous avons été entièrement dispensés de la visite de la douane. Et de cela encore nous avons été redevables à notre M. Woferl, car il s’est aussitôt lié avec le douanier, lui a montré le piano[3], et lui a joué un menuet sur son petit violon.

Depuis notre arrivée, et malgré un temps abominable, nous avons déjà été à une académie du comte Collalto. La comtesse Zinsendorf nous a conduits chez le comte Wilczek, et, le 11, chez le vice-chancelier comte Colloredo, où nous avons eu l’honneur d’adresser la parole aux ministres et aux dames les plus considérables, notamment au chancelier de Hongrie comte Palffy, au chancelier de Bohême comte Chotek, à l’évêque Esterhazy. La comtesse en question se donne beaucoup de peine pour nous ; et toutes les dames sont amoureuses de mes deux mioches. Dès maintenant on nous demande partout. Le 10 octobre, pendant que j’étais à l’Opéra, j’ai entendu l’archiduc Léopold raconter, de sa loge à une autre loge, qu’il y avait à Vienne un petit garçon qui jouait si merveilleusement du clavecin, etc.[4]. Ce même soir, à onze heures, j’ai reçu l’ordre de me rendre à Schœnbrunn le 12. Mais le lendemain on nous a ajournés au 13, parce que le 12 était un jour de gala, et que l’on veut pouvoir écouter les enfans bien à l’aise. Tout le monde est émerveillé du petit, et je n’ai encore entendu personne en parler qui n’ait dit que ses aptitudes sont inexplicables… Je vous aurais rendu compte aussitôt du succès de notre présentation à la cour, si nous n’avions pas dû, tout de suite au sortir de Schœnbrunn, courir en droite ligne chez le prince d’Hildburghausen. Et, ma foi, de cette façon, la perspective de gagner six ducats l’a emporté sur le plaisir que nous aurions eu à vous écrire séance tenante. Et aujourd’hui encore je n’ai que le temps de vous apprendre ceci : que nous avons été accueillis de Leurs Majestés avec tant de faveur que, si je vous le racontais en détail, on ne manquerait pas de prendre mon récit pour une fable. Woferl a grimpé sur les genoux de l’Impératrice, l’a saisie par le cou, et carrément embrassée. Nous sommes restés chez elle de trois heures à six : et l’Empereur m’a emmené dans un salon voisin pour me faire entendre la façon dont l’infante jouait du violon. Hier, pour la Sainte-Thérèse, l’Impératrice nous a envoyé, par son trésorier secret, — qui est venu en carrosse de cour jusqu’à notre porte, — deux costumes de gala, un pour le petit, l’autre pour la fille… Aujourd’hui, après midi, nous allons chez les deux plus jeunes archiducs, puis chez le susdit comte PalfTy. Hier nous avons été chez le comte Kaunitz ; avant-hier, chez le comte Kinskyet le comte Udefeld…


Il y a au Musée de Versailles un assez bon tableau (peut-être apporté en France par Marie-Antoinette), qui nous fait voir, à peu près à l’époque de cette visite des Mozart, toute la famille impériale d’Autriche réunie sur une terrasse du palais de Schœnbrunn. Œuvre d’un intérêt historique considérable ; mais comme l’impression qui s’en dégage est triste et déplaisante. Au premier plan trône l’énorme impératrice, ayant autour d’elle ses douze enfans : douze figures figées en des gestes que vainement elles essaient de rendre familiers, et toutes si pareilles, avec leurs fronts trop hauts et leurs yeux trop fendus, qu’on les croirait toutes peintes sur un même modèle. Encore ne se ressemblent-elles pas tellement que l’une d’elles ne nous frappe et ne nous inquiète par-dessus les autres. Debout près de sa mère, l’aîné des fils, Joseph, n’a pas seulement le front trop haut, mais étroit et fuyant, le front d’un cerveau fêlé, d’un de ces dangereux « idéologues » qui sacrifieraient le monde à leur idée fixe : et l’on devine qu’à celui-là, en particulier, le sacrifice de la vie ou du bonheur d’autrui ne doit guère coûter, tant le bleu de son regard est glacé et dur. Ah ! pauvre « enfant prodige, » pendant qu’avec l’innocence de ton petit cœur tu t’enorgueillis des éloges ou des caresses de toutes ces personnes, tu ne te doutes pas du rôle que la plupart d’entre elles vont jouer dans ta vie, du mal qu’elles vont te faire, et du profond mépris qu’elles auront pour toi ! La grosse dame qui daigne te permettre de grimper sur ses genoux et de l’embrasser « carrément, » lorsque bientôt l’un de ses enfans aura l’idée de t’engager à son service, voici en quels termes elle l’en empêchera : « Vous me demandez, lui écrira-t-elle (en français), de prendre à votre service le jeune Salzburger, Je ne sais comme quoi, ne croyant pas que vous ayez besoin d’un compositeur ou de gens inutiles… Cela avilit le service, quand ces gens courent le monde comme des gueux. Il a, en outre, une grande famille[5]. » La petite archiduchesse Marie-Antoinette, ta préférée, et à qui l’on dit même que tu as promis de l’épouser un jour, un jour elle te saura près d’elle, en France, où elle sera reine, où elle prétendra diriger le mouvement des arts : et elle ne te fera pas l’honneur de t’entendre ! L’archiduc Léopold, l’archiduchesse Caroline, auront moins d’estime pour toi que pour un Sarti ou un Salieri, et cela après que tu auras écrit Don Juan et Cosi Fan Tutte ! Mais aucun d’eux, — ne le devines-tu pas, n’en as-tu pas déjà un pressentiment, sur cette terrasse de Schœnbrunn où tu les vois assemblés ? — aucun d’eux ne t’outragera ni ne te desservira autant que ce long jeune homme à la tête pointue qui, tout à l’heure, a tenu à te montrer son talent sur le violoncelle. Car tandis que sa mère, ses sœurs et son frère, te mépriseront par principe et sans t’avoir connu, Joseph, lui, te connaîtra bien, et affectera même de te protéger : et ce n’est pas à ta condition d’artiste que s’adressera sa haine méprisante, mais à la pure et noble beauté qu’il sentira en toi !

Seul, dans le tableau de Versailles, le mari de l’impératrice ne déplaît pas à voir. C’est un homme épais et sanguin, sensuel, gourmand, probablement colérique, avec l’air un peu commun d’un gros curé de village : mais du moins il regarde droit, et nous laisse apercevoir le fond de son âme. Et le fait est que lui seul semble s’être sincèrement intéressé au petit Mozart. On raconte qu’il l’a mis à l’épreuve en toute façon, et que, même, c’est à lui que « le petit sorcier, » — comme il l’appelait, — a dû l’idée des deux tours de force musicaux qui, depuis lors, sont devenus les deux « clous » favoris de son répertoire. L’empereur l’aurait défié, d’abord, de jouer ses morceaux avec un seul doigt, puis de les jouer sans voir les touches ; et l’enfant se serait mis aussitôt à jouer avec un seul doigt, puis aurait fait recouvrir le clavier d’un drap, et aurait joué ainsi le plus brillamment du monde. C’est encore à François Ier que Mozart a dû, nous affirme-t-on, de connaître la personne et l’œuvre du seul musicien viennois qu’il paraisse avoir rencontré pendant ce voyage : le compositeur de cour Georges-Christophe Wagenseil[6]. « S’étant assis au clavecin, en présence de l’empereur, et comme les courtisans qui l’entouraient ne lui faisaient pas l’effet d’être suffisamment connaisseurs, il demanda : « Est-ce que M. Wagenseil ne se trouve « pas ici ? » Sur quoi l’empereur appela Wagenseil et l’installa, à sa place, près du clavecin. « Je vais jouer une sonate de « vous ! lui dit alors l’enfant. Vous aurez, s’il vous plaît, à me « tourner les pages ! » Ce Wagenseil n’était du reste qu’un compositeur assez médiocre, et le commerce familier d’un maître tel qu’Eberlin, par exemple, aurait pu avoir sur la formation artistique de Mozart une influence autrement précieuse : mais ce n’en était pas moins la première fois que le petit se voyait en face d’un véritable musicien, d’un homme possédant, ainsi qu’il le possédait lui-même, le pouvoir de tirer de soi des œuvres vivantes. Plus d’un an après cette rencontre, sa première sonate nous le montrera se souvenant encore de l’exemple du vieux Wagenseil.


Inutile d’ajouter que, au point de vue de la publicité mondaine et du succès pécuniaire, la présentation de l’enfant à Schœnbrunn eut pour Léopold Mozart tous les résultats qu’il en attendait. Pas une grande maison de Vienne qui, durant les semaines suivantes, ne tînt à avoir ce « maître sorcier » que la famille impériale avait daigné entendre. « de partout on vient nous chercher, — écrivait Léopold le 19 octobre, — et en de magnifiques carrosses, et on nous ramène dans le même équipage… On nous engage quatre, cinq, six, jusqu’à huit jours d’avance, par crainte d’arriver trop tard… Un jour, nous sommes allés dans une maison, de deux heures et demie jusque vers quatre heures : puis le comte Hardegg nous a fait prendre, dans son carrosse, et nous a fait conduire, au grand galop, chez une dame, où nous sommes restés jusqu’à six heures et demie ; et puis nous avons été chez le comte Kaunitz, d’où nous sommes enfin partis vers neuf heures pour rentrer chez nous. » Le frère et la sœur jouaient, sur deux clavecins, des morceaux que leur père avait arrangés pour eux : ou parfois, comme à Schœnbrunn, on demandait à Wolfgang de déchiffrer quelque chose ; mais surtout on lui demandait de jouer avec un seul doigt, et puis de jouer sur un drap, sans regarder ses mains. Et chacun était ravi, mais personne ne l’était autant que l’excellent père et imprésario des deux petits virtuoses. Décidément, il ne s’était pas trompé en espérant que « son affaire allait marcher à merveille. » Déjà il se voyait rentrant à Salzbourg avec une respectable provision de ducats, lorsque, le 22 octobre, un accident se produisit qui, — c’est lui-même qui nous le dit, — le força à se rappeler que « le verre et le bonheur étaient choses fragiles. » La veille, on était encore allé à Schœnbrunn, et « Woferl, » qui cependant « ne se sentait pas aussi bien qu’à l’ordinaire, » avait consciencieusement peiné à divertir la grosse impératrice : le lendemain il n’avait pas pu se lever, et le médecin avait reconnu « une espèce d’attaque de fièvre scarlatine. »

La fièvre scarlatine étant une maladie contagieuse, il y aurait trop d’injustice à vouloir rendre responsable de cette « espèce d’attaque » le surmenage imposé, depuis un mois, au pauvre Woferl. Et cependant on ne peut s’empêcher de songer que, avec des noms de maladies toujours différens, une aventure toute semblable va arriver à l’enfant à Lille, et à La Haye, et de nouveau à Vienne en 1768. Au moment où Léopold Mozart s’imaginera que « son affaire va marcher à merveille, » surviendra tout à coup une « espèce d’attaque, » et les ducats déjà recueillis s’enfuiront ; et quand ensuite le petit phénomène se retrouvera en état de jouer avec un seul doigt sur un clavier couvert, personne, — la mode ayant changé, — ne se souciera plus de payer pour l’entendre. Lamentable aventure dont la répétition projette comme une ombre de tristesse et d’inquiétude jusque sur les plus beaux succès de l’enfant prodige ! Et comment, tout de même, ne pas y voir un résultat, non certes de la dureté de cœur de Léopold Mozart, ni de son avidité au gain, mais de son manque d’observation et de sens pratique ? L’enfant le plus vigoureux, c’est souvent assez de l’émoi d’une fête, du mouvement d’un jeu trop bruyant ou trop prolongé, pour lui donner une sorte de fièvre nerveuse qui le met à la merci de toutes les contagions : qu’on pense donc à l’effet que devaient avoir, ces trois ou quatre séances quotidiennes sur un enfant tel que celui-là, qui frémissait tout entier au battement d’une porte, et qu’un son de voix un peu rude abîmait en larmes !

Par bonheur, la première maladie de Mozart se trouva être bénigne, et de courte durée. Dès le 6 novembre, son père annonçait à Hagenauer qu’on allait recommencer les séances, « pour faire reprendre à l’affaire son ancien cours, qui était excellent. » Mais l’affaire ne voulut point « reprendre son ancien cours. » Les grandes dames viennoises daignaient bien encore s’informer de la santé du « maître-sorcier : » mais elles ne l’invitaient plus à venir chez elles. En vain le père s’obstinait à rester à Vienne, se figurant que c’était « la peur de la contagion » qui, seule, empêchait la reprise de « son affaire ; » en vain, plus tard, pour essayer de regagner une partie au moins de l’argent perdu, il traîna l’enfant convalescent jusqu’à Presbourg en Hongrie, par des chemins atroces, au plus dur de l’hiver : force lui fut de reconnaître que « l’affaire, » pour cette fois, après les plus brillans débuts s’achevait en désastre. Encore une exhibition chez la comtesse Kinsky, le 28 décembre, et toute la famille se remit tristement en route pour Salzbourg, où elle arriva dans les premiers jours de janvier 1763.


Elle rapportait de Vienne, — à défaut de ducats, — les deux costumes donnés aux enfans par l’impératrice, quelques bijoux, dont une jolie paire de boucles de souliers en or, cadeau de la comtesse Thérèse Lodron à Wolfgang, et le manuscrit d’un noème dédié au petit claveciniste salzbourgeois âgé de six ans par le célèbre Puffendorff, qui y disait ingénument sa crainte que l’excès même du génie de Mozart et le développement anormal de son intelligence ne l’exposassent à une fin précoce, destinée trop ordinaire des enfans prodiges. Quant aux deux costumes, — que Marie-Thérèse avait simplement pris dans la garde-robe de ses enfans, — Léopold Mozart (sous la dictée de sa femme, sans aucun doute) les a décrits en détail dans l’une de ses lettres à Hagenauer : « Voulez-vous savoir quelle apparence a l’habit de Woferl ? Il est du drap le plus fin, couleur lilas ; la veste de moire, même couleur ; habit et veste avec une double rangée de gros boutons d’or. Ce costume a été fait pour l’archiduc Maximilien. Et Nannerl, sa robe était une robe de cour de l’une des archiduchesses. Elle est en taffetas blanc broché, avec toute sorte de belles garnitures. »

Mais, au reste, nous n’avons pas besoin de cette description pour connaître l’ancien habit de gala de l’archiduc Maximilien. En effet, — puisque, aussi bien, ce costume constituait le plus clair bénéfice du voyage de Vienne, — Léopold Mozart, sitôt rentré à Salzbourg, s’est empressé de le faire peindre. Et ainsi, du même coup, le cadeau impérial nous a valu le premier portrait que nous ayons de l’auteur de Don Juan[7]. Hélas ! un bien mauvais portrait, et où l’on devine tout de suite que le peintre a eu pour principal objet de reproduire fidèlement, respectueusement, l’habit lilas du modèle avec son galon et ses boutons d’or, la fine dentelle de son jabot, et la garde de nacre de sa petite épée. Le reste, c’est-à-dire le visage, les mains, ne sont là que par surcroît, traités à la hâte comme des accessoires : sans compter qu’il diffère tellement, ce laid et grossier visage, de celui que vont nous montrer bientôt d’excellens portraits (peints par Carmontelle à Paris, par Zoffany à Londres, par Van der Smissen à La Haye), que nous n’avons pas le droit de nous représenter, d’après lui, l’apparence extérieure de Mozart enfant. Non que celui-ci n’ait dû être alors assez laid, avec une grosse tête ronde sur un corps tout menu : ce n’est guère que six ou sept ans plus tard, à l’époque de son séjour en Italie, que, le visage s’étant affiné et les membres enfin un peu détendus, l’ensemble de sa figure a cessé d’avoir l’aspect souffreteux et malingre qui nous frappe dans tous les portraits exécutés jusque-là ; mais, dans ce portrait de Salzbourg, la laideur est d’espèce si vulgaire, si banale, si insignifiante, que la faute en revient certainement à la médiocrité d’âme ou à la maladresse du peintre autant et davantage qu’aux traits mêmes du modèle. Seuls les yeux sont bien les yeux de Mozart ; nous les retrouverons absolument pareils dans tous les portraits, dans ceux de l’enfant, de l’adolescent, et de l’homme. De grands yeux ronds d’un bleu teinté de gris, purs, brillans, transparens, toujours enfantins, toujours ouverts sur le monde avec un abandon à la fois naïf et passionné. Et comme ils se dilatent encore de plaisir, ou d’orgueil, ces beaux yeux, pendant les heures où l’enfant revêt son habit de prince, un tricorne doré sous le bras, et l’épée au côté ! Comme ses jarrets se campent, comme sa poitrine s’enfle, comme toute sa personne nous dit le ravissement ingénu d’un gamin à qui, pour la première fois, ses parens ont donné permission de se déguiser ! Que le poète de cour Puffendorff se rassure ! Avec tout son génie, le « claveciniste salzbourgeois de six ans » n’en est pas moins un enfant, tout rempli de l’insouciante gaîté de son âge, un enfant aussi différent que possible de ces pauvres êtres vieux dès le berceau, ou prématurément vieillis, que sont à l’ordinaire les « petits prodiges. » La merveilleuse musique qui est en lui n’a pas, grâce à Dieu, alourdi son cerveau, ni vicié avant l’heure le sang de ses veines. Et cette musique même, — croyez-le bien, savant Puffendorff ! — elle n’est point pour lui un art, un moyen de célébrer le culte des Muses ou de se préparer un autel au Temple de Mémoire : elle n’est pour lui rien qu’un jeu (comme pour d’autres la danse, la course, ou le tir à l’arc), l’épanchement du besoin naturel de plaisir d’une âme d’enfant qui, par miracle, est faite à ne pouvoir trouver son plaisir que dans la beauté.


C’est aussi, sans doute, au retour de son premier voyage de Vienne que le petit Wolfgang a eu un autre de ses grands bonheurs : il a obtenu de son père l’autorisation d’apprendre le violon. Le trompette Schachtner nous a laissé, des circonstances où a été accordée à l’enfant cette autorisation, un charmant tableau que tout biographe de Mozart est tenu de citer : mais je crains bien que, sous le luxe de menus faits précis dont il ne manque jamais d’appuyer ses anecdotes, le vieux trompette, qui était en même temps un vieil homme de lettres[8], n’ait plus d’une fois permis à sa fantaisie poétique de suppléer aux lacunes de sa mémoire. Il s’est certainement trompé, par exemple, en nous affirmant que Wolfgang avait rapporté de son voyage « un petit violon dont on lui avait fait cadeau à Vienne, » puisque nous savons, par une lettre du père citée plus haut, que, en arrivant à la douane viennoise, « Woferl a joué un menuet sur son petit violon. » Le fait est que tous les témoignages des contemporains de la vie de Mozart, — et particulièrement de son enfance, — abondent en faux renseignemens de ce genre, d’autant plus fâcheux qu’ils proviennent presque toujours du désir de nous faire admirer des qualités qui n’ont rien à voir avec l’essence véritable du génie du maître. Le pauvre Mozart a eu trop à souffrir, toute sa vie, de sa réputation de « phénomène » pour que nous ne soyons pas aujourd’hui tenus à éliminer autant que possible de sa biographie ces ana fantaisistes, dont plusieurs, il faut bien le reconnaître, ont été lancés jadis avec l’assentiment, sinon à la demande expresse, de Léopold Mozart. Et pourtant, d’autre part, comment ne tenir aucun compte de documens présentés avec une aussi parfaite apparence de sincérité que l’histoire du premier concerto de piano de l’enfant[9], ou que l’aimable et vivante scène intime que voici ?


Tout à fait dans les premiers jours après votre retour de Vienne, où l’on avait fait cadeau à Wolfgang d’un petit violon, notre excellent violoniste M. Wentzl, aujourd’hui défunt, soumit à l’examen de monsieur votre papa[10] une série de six trios, qu’il avait composés pendant votre absence ; c’était son premier essai dans la composition. Nous décidâmes donc de jouer ces trios. Votre papa devait faire la basse sur son alto, Wentzl, le premier violon, et moi, le second. Or voici que Wolfgangerl demande qu’on lui permette de faire le second violon ! Votre papa repoussa naturellement une demande aussi insensée, car le petit n’avait pas encore eu la moindre leçon de violon, et son père le croyait tout à fait hors d’état de jouer quoi que ce fût sur cet instrument. Alors Wolfgang : « Mais papa, pour faire la partie de second violon, on n’a pas besoin d’avoir appris ! » Et comme votre papa, là-dessus, lui ordonnait de s’en aller au plus vite et de nous laisser tranquilles, voilà Wolfgang qui se met à pleurer amèrement, tout en s’apprêtant à sortir avec son violon. Et moi, par pitié, je prie qu’on le laisse jouer avec moi, si bien que votre papa finit par lui dire : « Eh bien, soit ! Joue avec M. Schachtner, mais si doucement qu’on ne t’entende pas ; sans quoi, je te fais sortir sur-le-champ ! » Ainsi fut fait, Wolfgang se mit à jouer avec moi. Mais bientôt je découvre, à ma grande stupeur, que je suis absolument superflu. Je pose mon violon sur mes genoux, et je regarde monsieur votre papa, à qui cette scène avait fait monter des larmes dans les yeux. C’est de cette façon que l’on joua les six trios ! Et, quand ce fut fini, nos éloges donnèrent à Wolfgang tant d’audace qu’il nous déclara qu’il pourrait jouer aussi le premier violon. Nous en fîmes l’essai, par plaisanterie, et nous faillîmes mourir de rire, à le voir jouer sa partie avec une foule de mauvaises positions et de maladresses, mais, tout de même, sans rester une seule fois à court jusqu’au bout du morceau.


Les progrès de l’enfant furent en tout cas si rapides, durant les mois qui suivirent son retour de Vienne, que, dans une séance chez l’électeur de Bavière, le 13 juillet de la même année, il se trouvait déjà en état d’exécuter « un concerto de violon. » Mais c’était toujours le clavecin qui formait sa principale étude, une étude qui, maintenant, l’absorbait du matin au soir, sans lui laisser le moindre loisir pour s’amuser à des jeux de son âge, ni non plus, comme je l’ai dit, pour s’occuper de composition. Car l’insuccès matériel du voyage de Vienne, loin, de décourager Léopold Mozart, n’avait fait que stimuler son goût d’aventures. L’excellent homme ne rêvait plus qu’aux moyens de repartir de Salzbourg le plus tôt possible, pour aller tenter la fortune sur d’autres scènes : à Versailles et à Paris, où s’édifiaient les réputations, à Londres, où de fabuleux milords dépensaient leurs millions à protéger les artistes. Sa nomination même à l’emploi de second maître de chapelle, qui venait d’être signée en février 1763, n’avait pas ralenti un seul instant son impatience de se remettre en route. Négligeant son service à la cathédrale, — lui, naguère encore le plus ponctuel et le plus zélé de tous les membres de la chapelle archiépiscopale, — il courait la ville, se prodiguait en démarches et en préparatifs, avec la certitude que l’heureuse combinaison du génie musical de ses enfans et de sa propre ingéniosité pratique ne pouvait manquer de réussir assez brillamment pour le dispenser, au retour, d’avoir encore à se soucier de la faveur de son souverain. Et ainsi s’écoulèrent cinq mois activement remplis, après lesquels, dans la matinée du 9 juin 1763, toute la famille quitta Salzbourg pour la troisième fois.


Ce départ ouvre une période nouvelle dans la vie de Mozart. A l’enfant prodige va d’abord s’ajouter, puis se substituer tout à fait, le compositeur. Chaque jour, à présent, le petit va apprendre à connaître des hommes, des œuvres, qui, derrière les routines inanimées de son père, lui révéleront un monde vivant de musique qu’il ne soupçonnait pas ; et, dans ce monde, il va lui-même se plonger tout entier, avec la fièvre constante de passion dont il est brûlé. Il continuera bien, quelque temps encore, trop longtemps, à s’exhiber dans les cours princières ou devant le public ; mais ses tours de force, désormais, lui seront indifférens ou l’ennuieront, en attendant qu’il finisse par les détester. Aux badauds qui l’applaudiront il ne laissera plus voir que son ombre ; le vrai Mozart, depuis lors, ne sera plus le « phénomène » qui, — parfois dans les salons de Versailles ou de Saint-James, mais plus souvent encore, hélas ! dans de misérables salles d’auberge, et à moitié vides, — jouera des concertos avec un seul doigt ; ce sera l’enfant qui, au sortir de ces humiliantes séances, s’entretiendra avec les meilleurs musiciens de son temps, étudiera leurs partitions, et, ardemment, de toute la force de son cher petit cœur, s’ingéniera à les imiter. L’auteur de la Flûte enchantée, qui jusque-là n’a encore travaillé que pour ses parens, va commencer maintenant à travailler pour nous.


II. — À TRAVERS L’ALLEMAGNE

« À la fois pour l’entretien de notre santé et pour ma réputation auprès des cours, nous sommes tenus de voyager » noblement, » écrivait Léopold Mozart à son propriétaire l’épicier Hagenauer, le 21 septembre 1763, trois mois après le départ de toute la famille pour le grand voyage de Paris et de Londres. De se comporter noblement, en « homme de cour, » c’était un goût que le petit maître de chapelle salzbourgeois avait toujours eu ; et cette fois il avait éprouvé d’autant moins de scrupule à s’y laisser aller que, d’avance, il était certain de la réussite matérielle d’un voyage dont il avait soigneusement prévu et calculé jusqu’aux moindres détails. Mais, en attendant la fortune qui ne pouvait manquer de lui venir bientôt, il se serait trouvé fort empêché de se mettre en route, noblement ou non, si les Hagenauer ne lui avaient avancé l’argent dont il avait besoin. Avec leur confiance en lui, qui était extrême, ces braves gens avaient sans doute pensé faire là tout ensemble une bonne action et une bonne affaire. Ils avaient simplement exigé, — curiosité légitime où s’ajoutait peut-être une nuance de précaution, — que leur illustre ami les instruisît, presque jour par jour, de tous les progrès de son entreprise : de telle sorte que c’est à eux que nous sommes redevables de la longue série de lettres qui, publiées ensuite par Nissen, constituent aujourd’hui notre principale source d’information sur l’une des périodes les plus importantes de la vie de Mozart. Lettres toutes remplies de renseignemens précieux, d’anecdotes, de portraits, d’allusions aux mœurs et coutumes des divers pays visités par les voyageurs ; et chaque ligne y atteste la parfaite véracité de l’homme qui les écrivait : mais encore ne doit-on pas oublier, pour en bien saisir la portée et le caractère, qu’avec leur ton amical, et parfois même un peu protecteur, ces lettres de Léopold Mozart aux Hagenauer sont, avant tout, quelque chose comme les rapports d’un imprésario en tournée à son bailleur de fonds.

Grâce donc à l’argent des Hagenauer, Léopold Mozart s’était vu en état de quitter Salzbourg aussi noblement que pouvait le désirer son âme innocente de bourgeois manqué. Plus de ces chaises de poste, diligences, coches d’eau, de ces moyens de transport économiques et grossiers dont il avait dû se contenter, l’année précédente, pour le voyage de Vienne ! Il était maintenant possesseur d’un magnifique carrosse, ample, moelleux, aéré, le mieux fait du monde pour « l’entretien de la santé » des deux petits virtuoses. Il avait à son service un courrier, presque un intendant, un très intelligent jeune garçon nommé Sébastien Winter, qui allait lui être infiniment utile pour la location des chevaux, les arrêts dans les auberges, et l’organisation des séances publiques. Il s’était muni de lettres de recommandation innombrables, à l’adresse de toute sorte de personnages influens de France et d’Angleterre, ministres, ambassadeurs, prélats, valets de chambre. Et ce n’était pas tout. Peu s’en fallait que l’heureux homme n’eût le droit de se considérer lui-même comme un personnage, l’exécuteur d’une grave mission confidentielle : son souverain, le prince-archevêque de Salzbourg, ayant daigné lui demander expressément une relation écrite de l’accueil qui lui serait fait à la cour de Versailles. Si bien que les petits yeux gris de Léopold Mozart devaient rayonner d’orgueil et de plaisir lorsque, dans la matinée du 9 juin 1763, le noble carrosse, ayant franchi la Clausenthor et dépassé le couvent de Mülln, s’engagea au galop de ses quatre chevaux sur la route de Bavière. Adieu, sainte et chère église de Maria-Playn, toute blanche sur sa colline au soleil du matin ! Adieu Salzbourg, avec sa forteresse, ses clochers, et les toits fleuris de ses hautes maisons, mais aussi avec la monotonie de ses humbles tâches et de ses distractions anodines ! Libérés de sa servitude, voici que les voyageurs s’élancent impatiemment à la conquête du monde : le père recueilli et digne jusque dans sa joie, ainsi qu’il sied à un « homme de cour ; » la mère, d’un enthousiasme plus expansif, souriant à la perspective des triomphes prochains : la fille, une grande et jolie fillette de douze ans, attentive à bien observer au passage toutes les curiosités de la route, afin de les noter, le soir, sur un carnet qu’on lui a acheté à cette intention. Seul le petit Wolfgang paraît un peu triste, sous son sourire ; et deux larmes, prêtes à couler, pâlissent l’éclat de ses gros yeux d’oiseau. Quelques jours plus tard, son père, s’éveillant le matin, le trouvera tout occupé à pleurer, assis dans son lit. « Oh ! papa, j’ai tant de chagrin ! — Et de quoi, Woferl, mon enfant ? — J’ai tant de chagrin de ne plus voir les Hagenauer, et M. Wentzl, et M. Leitgeb, et M. Gaëtan (Adlgasser), et M. Long-Nez (l’organiste Lipp), et tous les autres amis de là-bas ! » (Lettre du 20 août 1763.)


Dès le premier relais, à Wasserbourg, un accident se produisit qui força les Mozart à un arrêt de quarante-huit heures : une des roues du carrosse se trouva rompue. Et comme la vieille petite ville bavaroise, tout en possédant un superbe château, ne possédait point de cour où l’on pût exhiber les enfans prodiges, le père fut fort ennuyé de ce contretemps, qui dérangeait l’ingénieux édifice de ses combinaisons. Mais Wolfgang, au contraire, en fut ravi ; ravi de pouvoir échapper, pendant deux jours encore, à ces exhibitions fatigantes et inutiles qui, désormais, ne devaient plus cesser de lui être à charge ; et ravi de pouvoir profiter de l’arrêt à Wasserbourg pour apprendre enfin à jouer d’un instrument que, toute sa vie, il devait considérer comme le plus beau de tous et le plus précieux. « Pour nous distraire, écrivait Léopold Mozart le 12 juin, nous sommes montés à l’orgue, et j’ai expliqué au petit le mécanisme des pédales. Aussitôt il s’est misa l’épreuve ; écartant le tabouret, il a préludé, debout ; et Je voilà qui attaque les pédales, et aussi habilement que s’il s’y était exercé depuis plusieurs mois ! »

On a vu que déjà, un an auparavant, durant un arrêt au monastère d’Ips sur la route de Vienne, l’enfant était monté à l’orgue et s’était essayé à jouer : mais il n’avait joué qu’avec ses mains, comme sur un clavecin, tandis qu’à présent c’était vraiment l’orgue tout entier qui s’ouvrait à lui. Et tout de suite il dut en pénétrer à fond les ressources et les lois : car son père nous rapporte que, un mois après, à Heidelberg, les autorités de l’église du Saint-Esprit, l’ayant entendu improviser sur l’orgue de cette église, résolurent de faire graver une plaque commémorative, pour célébrer le miracle où elles venaient d’assister.

Ses progrès sur le violon, comme je l’ai dit, n’avaient pas été moins rapides, ni moins étonnans. Au château de Nymphenbourg, le 13 juillet, en présence de l’électeur de Bavière Maximilien-Joseph, il exécuta (ou peut-être déchiffra) un concerto de violon, avec une entrée et des cadences de sa fantaisie. L’excellent électeur, — qu’on voie, au Musée de Versailles, sa rouge et souriante figure de brave homme ! — paraît d’ailleurs avoir été émerveillé, en toute façon, du génie de l’enfant ; et je crois bien que, de tous les princes qu’avaient rencontrés déjà les Mozart ou qu’ils allaient rencontrer dans la suite de leur voyage, aucun ne s’est plus sincèrement intéressé à eux. Après avoir entendu Wolfgang à Nymphenbourg, — où le parc, avec ses bosquets et ses pièces d’eau, dût être pour le petit un enchantement sans pareil, — il l’invita à une « musique de table, » donnée, le 18 juillet, dans son palais de Munich, l’endroit le plus riche du monde en menus et délicieux objets de curiosité. Durant le repas, Maximilien-Joseph s’entretint familièrement avec Léopold Mozart, le questionna sur lui-même et sur ses enfans, lui témoigna son regret de n’avoir pas encore entendu le jeu de Marianne. Il entendit jouer la jeune fille, quelques jours plus tard, la complimenta chaudement ainsi que son frère ; et, pour leur marquer sa satisfaction, il fit remettre à leur père la respectable somme de cent florins, à laquelle l’archiduc Clément, son frère, voulut joindre, pour sa part, un autre cadeau de 75 florins. Cette fois comme toujours, Mozart put emporter de Munich un souvenir charmant.

Le 22 juin, les voyageurs arrivèrent à Augsbourg. C’était la ville natale de Léopold Mozart ; et celui-ci y avait encore sa vieille mère, deux frères, nombre de neveux et nièces à peu près du même âge que ses propres enfans. Mais il ne semble pas s’être beaucoup soucié d’entrer en rapports intimes avec tous ces membres de sa famille. Il n’en dit pas un seul mot, dans ses lettres à Hagenauer. Il y dit seulement que, au cours de tout son voyage, « il n’a eu de commerce qu’avec la noblesse et les personnes de distinction ; » et certes ses deux frères, qui tous deux étaient de petits relieurs, ne pouvaient guère être comptés dans cette catégorie. Il se plaint aussi de ce que, à Augsbourg, les concerts qu’il a organisés « n’aient eu pour auditeurs que des luthériens : » ce qui signifie que ses parens, les amis de ceux-ci, et, en général, toute la petite bourgeoisie catholique dont ils faisaient partie, se sont tenus à l’écart, faute probablement d’avoir trouvé chez lui l’affectueuse sympathie qu’ils avaient attendue. Au reste, lorsque Wolfgang, en 1777, reviendra à Augsbourg avec sa mère, il sera tout surpris de rencontrer là des cousins et des cousines de son âge dont c’est à peine si, jusqu’alors, il aura soupçonné l’existence. Et nous savons enfin que, au lieu d’aller demeurer chez ses frères, ou dans leur quartier, à l’auberge de l’Agneau, par exemple, — qu’il devait recommander plus tard à son fils, — Léopold Mozart a cru devoir s’installer à l’autre bout de la ville, dans cette somptueuse hôtellerie des Trois Maures qui, reconstruite en 1722 avec un luxe princier, reste aujourd’hui encore un des monumens les plus « riches » d’Augsbourg. Je crains même que son séjour de deux semaines dans sa ville natale n’ait eu surtout pour objet de montrer à ses compatriotes quelle « personne de distinction » il était devenu. Et par-là s’explique le bref passage où il résume ainsi toutes les impressions emportées de ce séjour : « Augsbourg m’a retenu longtemps, et m’a peu profité, car tout y est affreusement cher. »

Pour le petit Wolfgang, en revanche, ce séjour dans l’antique cité impériale ne doit pas avoir été tout à fait sans « profit. » J’oserai l’affirmer : c’est à Augsbourg qu’a commencé pour Mozart, par-dessus la grâce un peu menue du goût salzbourgeois, l’initiation à la grande et libre beauté italienne. Car d’abord, de ce que la plupart des lettres qu’on a de lui ne parlent guère que de musique, on se tromperait fort à conclure qu’il ait été indifférent aux autres formes de l’art. Il avait, dans sa grosse tête, un cerveau d’une santé, d’un équilibre parfaits, comme d’ailleurs sa musique suffit à nous le prouver, avec cette plénitude d’humanité qui en est peut-être le trait le plus distinctif. Ses yeux étaient aussi avides de percevoir les lignes et les couleurs que ses oreilles d’entendre les sons ; et, sous tout cela, un esprit constamment en éveil, frémissant tout entier aux moindres impressions. Sa sœur, sa femme (dans le livre de Nissen), s’accordent à nous dire qu’en voyage il regardait tout, s’intéressait à tout, apportait à mille sujets divers la naïve et ardente curiosité d’un enfant. Comment n’aurait-il pas été frappé de la singularité magnifique d’une ville où, depuis les façades peintes des maisons jusqu’aux costumes des femmes, s’étaient gardées vivantes, à travers deux siècles, les plus nobles traditions de la Renaissance italienne ? Les fontaines allégoriques d’Hubert Gerhardt et d’Adrien de Vries, les fresques de Licinio et de Ponzano, les peintures de Burgmair et d’Amberger, ces œuvres d’un italianisme si intense qu’aujourd’hui encore leur ensemble évoque en nous l’étrange impression d’une Vérone ou d’une Padoue allemande, je ne prétends point qu’il se soit arrêté à les admirer : mais il n’a pu s’empêcher de les voir, pendant qu’en compagnie de ses parens il visitait les églises d’Augsbourg, ou que, sa petite épée au côté, il trottinait gaiement par les rues et les places. Elles lui ont pénétré dans les yeux, à son insu, mais très profondément : le préparant déjà à concevoir un idéal de beauté plus hardi et plus large que celui qu’il rapportait du spectacle familier de sa ville natale.

Et il y a plus. C’est à Augsbourg aussi que, vraisemblablement, Mozart est pour la première fois entré en contact avec l’admirable école des compositeurs italiens de la génération précédente. Plusieurs ouvrages importans de cette école avaient en effet paru chez l’imprimeur et éditeur augsbourgeois J.-J. Lotter, celui-là même qui avait publié l’École du Violon de Léopold Mozart : je ne doute pas que Lotter les ait fait voir, ou peut-être offerts en cadeau, à l’enfant prodige. Il a dû lui offrir notamment un recueil de 30 Arias pour orgue et clavecin, publié chez lui, en 1756, par le maître padouan Giuseffo Antonio Paganelli : car c’est assez de parcourir la seule composition de ce maître qui nous soit accessible aujourd’hui, une sonate en fa majeur, rééditée récemment dans la collection Breitkopf, pour constater la vive ressemblance du style de Paganelli avec celui de la première sonate de Mozart, écrite à Bruxelles le 14 octobre 1763. Mélodiste ingénieux et souvent agréable, mais avec une abondance qui trahissait la hâte irréfléchie de l’improvisateur, ce Paganelli, à coup sûr, était bien loin de valoir les véritables maîtres de l’art italien de son temps, les Pescetti et les Galuppi, les Paradisi et les Martini : de telle sorte que son influence sur Mozart ne pouvait être que tout à fait passagère ; mais ce n’en est pas moins lui qui, le premier, et probablement à l’occasion de cette visite à Augsbourg, aura révélé à l’enfant un style musical dont chaque étape du voyage devait, dorénavant, lui faire mieux apprécier l’harmonieuse richesse et la fécondité.


L’étape suivante de ce voyage fut Ludwigsbourg, la résidence d’été du duc de Wurtemberg, aux portes de Stuttgart. Et l’enfant aurait trouvé là une occasion incomparable de se familiariser, bien plus intimement encore, avec l’essence la plus pure du génie italien, si, une fois de plus, les préoccupations intéressées et les sottes préventions de son père ne l’avaient empoché d’en tirer parti.


Nous avons quitté Augsbourg le 6 juillet, — écrit Léopold Mozart, de Ludwigsbourg, le 11 du même mois. — En arrivant à Plochingen, la fatalité a voulu que nous apprissions que le duc de Wurtemberg s’apprêtait à partir pour sa maison de chasse de Grafenegg. Nous nous sommes donc tout de suite rendus ici, pour le trouver encore, au lieu d’aller à Stuttgart, comme nous en avions d’abord le projet. Le 10, je me suis entretenu avec le maître de chapelle Jomelli et l’intendant général baron Pœllnitz, pour lesquels j’avais des lettres de recommandation du comte Wolfegg : mais j’ai dû constater qu’il n’y avait rien à faire. M. Tommasini, qui était ici récemment, n’est point parvenu non plus à se faire entendre. Sans compter que le duc a la belle habitude de faire attendre longtemps les artistes avant de les payer. Tout cela m’apparait clairement comme une machination de Jomelli, qui se donne toutes les peines du monde pour fermer aux Allemands l’accès de cette cour. Voilà un homme qui a marché vite, et qui va continuer à se pousser encore ! En plus de son traitement de 4 000 florins, de l’entretien de quatre chevaux, de l’éclairage et du chauffage, il possède une maison à Stuttgart et une autre ici. Sa veuve, après sa mort, recevra une pension de 2 000 florins. Joignez à cela qu’il a sur ses musiciens un pouvoir illimité, ce qui est une condition excellente pour faire de la bonne musique. Et voulez-vous une preuve du degré de sa partialité pour les gens de sa nation ? Sachez que lui et ses compatriotes, dont sa maison est toujours remplie, ont été jusqu’à déclarer, à propos de notre Wolfgang, que c’était chose incroyable qu’un enfant de naissance allemande pût être un tel génie musical et avoir tant de verve et de feu !


Or nous savons, au témoignage de tous les contemporains, italiens et allemands, que ce Jomelli, l’auteur d’Ezio et de Mérope, et l’un des maîtres les plus hauts de l’art dramatique et religieux du XVIIIe siècle, était en même temps le meilleur des hommes, le plus accueillant, le plus affranchi de la partialité dont l’accuse Léopold Mozart. Loin de vouloir écarter d’auprès de lui les artistes allemands, il se donnait « toutes les peines du monde » pour attirer à Stuttgart tous ceux d’entre eux qu’il croyait capables de relever l’éclat du bel ensemble musical qu’il y avait formé ; et il admirait si fort le génie de l’Allemagne que, plus tard, de retour dans sa patrie, il fut accusé par ses compatriotes d’être lui-même devenu un compositeur « allemand : » accusation qui nuisit au succès de ses dernières œuvres, Armide, Demofont, et le pathétique Miserere pour deux voix et orchestre[11]. Celui-là aussi, comme Eberlin à Salzbourg, comme bientôt à Paris Jean-Philippe Rameau, que de choses il aurait pu apprendre au petit Mozart, si la « fatalité, » — pour employer l’expression de Léopold Mozart, — tout en les rapprochant l’un de l’autre, ne leur avait interdit de se rencontrer !

Les voyageurs purent du moins entendre, à Ludwigsbourg, un des meilleurs artistes de la chapelle de Stuttgart : le violoniste Pietro Nardini. Élève de Tartini, et auteur lui-même de charmantes sonates, c’était un virtuose si remarquable que Léopold Mozart, en l’entendant, faillit se départir de son mépris pour les Italiens. « Pour la beauté, la pureté, l’égalité du son, et dans le goût chantant, personne ne le dépasse, écrit-il à Hagenauer ; mais il n’a rien joué de très difficile. » Et quant à Wolfgang, la rencontre de Nardini dut être pour lui une source nouvelle d’instruction et de plaisir, d’autant plus que lui-même, à ce moment, se livrait avec un redoublement de zèle à l’étude du violon. Le jeu du maître florentin venait à son tour lui dévoiler un aspect de cette beauté lumineuse et « chantante » que n’avait guère pu lui faire soupçonner, jusque-là, le sec et minutieux enseignement de son père.

Mais la journée la plus délicieuse de tout ce voyage à travers l’Allemagne dut être à coup sûr, pour lui, celle du 18 juillet, passée tout entière au château et dans le parc de Schwetzingen, la résidence d’été de l’électeur palatin Charles-Théodore. D’une bonté peut-être moins familière et moins expansive que son cousin l’électeur de Bavière, à qui il allait bientôt succéder, ce prince était, en revanche, un des esprits les plus cultivés de son temps ; à la musique, en particulier, qu’il aimait avec passion, il apportait un goût très délicat et très sûr. Tout de suite il fut si charmé du génie de l’enfant prodige qu’il commanda en son honneur, ce 18 juillet, une grande « académie, » qui occupa toute la soirée, de cinq heures à neuf heures. Jamais encore Wolfgang n’avait été à pareille fête. Il y entendit des chanteurs et cantatrices excellens, ainsi que le premier flûtiste de l’Allemagne, le fameux Wendling ; mais surtout cette mémorable soirée lui permit de faire connaissance avec un instrument qui, bien plus que la flûte, et que l’orgue même, devait désormais l’émouvoir, captiver à la fois son cerveau et son cœur : l’orchestre symphonique. Nulle part en Allemagne, nulle part au monde, il n’y avait alors un orchestre comparable à celui qu’avait formé à Mannheim l’électeur palatin. « Rien que des jeunes gens, écrit Léopold Mozart, mais tous de bonnes mœurs, ni joueurs ni buveurs ; si bien que leur conduite n’est pas moins estimable que leurs productions. » Singulière façon, assurément, d’apprécier un orchestre : mais cela signifiait que ces jeunes musiciens de Mannheim, du fait même de leur jeunesse, et de la sévère discipline où ils étaient tenus, avaient pris l’habitude de subordonner leurs talens individuels à l’effet de l’ensemble, rompant ainsi avec une des plus fâcheuses traditions des orchestres italiens ; et l’admirable chapelle de Jomelli, à Stuttgart, avec l’assemblage de tous ses virtuoses, n’aurait pas pu apprendre à Mozart ce que lui apprirent, à Schwelzingen, ces jeunes gens anonymes. Comme son père, l’enfant dut sentir là, confusément mais profondément, que la vie et la beauté de cet organisme que constituait un orchestre étaient, pour une forte part, affaire de morale : encore que cette morale ne consistât pas seulement, en vérité, à s’abstenir de jouer ou de boire, ni à avoir des mœurs plus sages et une tenue plus convenable que celles de la plupart des confrères de Léopold Mozart dans la chapelle du prince-évêque de Salzbourg ! Et entre toutes les leçons de ce voyage, vraiment providentiel, de 1763, peut-être n’y en avait-il pas qui fût destinée à porter plus de fruits que celle-là : puisqu’en effet la vie entière de Mozart, depuis les premières symphonies de Londres jusqu’à l’ouverture de la Flûte enchantée, va nous montrer une suite continue d’efforts pour réaliser, sans cesse plus pleinement, cette vivante et décisive unification de la grande voix de l’orchestre.

Mais cette belle journée du 18 juillet n’avait pas eu à lui offrir uniquement des leçons. Et si, comme l’écrivait, le lendemain, Léopold Mozart, « tout Schwetzingen avait été émerveillé des deux enfans, » bien davantage encore, sans doute, les deux enfans durent être émerveillés de Schwetzingen : de la splendeur de son château, à peine moins fourni que la résidence de Munich en bibelots amusans ou précieux, et des surprises de son parc, qui déjà commençait à se remplir de pavillons imprévus, de grottes avec des échos les plus drôles du monde, de fontaines ornées d’allégories instructives, de labyrinthes touffus où c’était une joie de se perdre[12]. Plus varié dans son agrément que les jardins d’Hellbrunn, plus élégant et de meilleur goût que ceux de Nymphenbourg, le parc de Schwetzingen n’a pu manquer de ravir le petit Wolfgang ; et cela d’autant plus que, dès lors, un des résultats du voyage avait été de rendre pour toujours, au petit garçon, la gaîté, l’entrain, la curiosité que, d’abord, la poursuite exclusive de la musique avait chez lui un peu étouffés. La musique continuait bien à le passionner ; mais à côté d’elle, il recommençait à chercher d’autres causes de plaisir ou de distraction. « Notre Wolfgang est d’une gaîté tout à fait extraordinaire, mais aussi très diable (schlimm), » écrivait Léopold Mozart le 20 août 1763. Tout l’amusait, de ce qu’il rencontrait sur sa route ; et il gambadait, il riait, il ne cessait point d’inventer de nouveaux jeux, avec cette humeur naïvement espiègle qui, héritée peut-être de sa mère ou peut-être encore de l’atmosphère natale de Salzbourg, allait désormais résister chez lui à toutes les épreuves de la destinée. Tous les soirs, quand on l’avait mis dans son lit, il ordonnait à son père de s’asseoir près de lui, et de chanter la basse d’un air dont il chantait lui-même la première partie : d’un gentil petit air qu’il avait composé, à cette intention, sur d’étranges paroles à désinence italienne : Oragna figata fa marina gamina fa. Et sa sœur, qui nous a conservé la musique de cet air, nous raconte aussi que, « comme les voyages de la famille Mozart à travers l’Allemagne les conduisaient de jour en jour dans des principautés différentes, Wolfgang avait imaginé un royaume fantastique ; c’était lui qui en était le roi, et le courrier (Winter), qui savait un peu dessiner, avait eu à dresser une carte de ce royaume, avec toute sorte de noms de villes, bourgs et villages, que Wolfgang lui dictait. » Toute son âme, maintenant, s’était rouverte à la vie ; et le bonheur qui rayonnait d’elle était si pur à la fois et si chaud qu’il avait fini par fondre même le cœur infiniment plus sec et plus froid de Marianne Mozart. Les lettres du père, en effet, nous laissent deviner que la jeune fille n’avait pas été d’abord sans éprouver quelque jalousie, d’ailleurs bien naturelle, devant la différence de ses propres succès et de ceux de son frère, dans toutes les séances où ils s’étaient produits ; et c’est précisément après avoir parlé à Hagenauer de « l’extraordinaire gaîté » de son fils que Léopold Mozart ajoute que « Nannerl, elle aussi, ne souffre plus maintenant à cause du petit. »


Après une excursion à Heidelberg, et l’étonnante improvisation d’orgue que j’ai notée déjà, les voyageurs s’arrêtèrent tour à tour à Mannheim, à Worms, à Mayence et à Francfort. A Mannheim, « un colonel français fit présent à Nannerl d’une bague, et à Wolfgang d’un charmant petit étui à cure-dents. » A Worms, toute la famille eut l’honneur d’être invitée à la table du baron Dalberg. A Mayence, le prince-électeur, étant malade, ne put pas recevoir les enfans prodiges : mais ils se firent entendre, trois soirs de suite, dans la grande salle de leur hôtel, ce qui valut à leur père un bénéfice de 200 florins. A Francfort, le succès fut tel que l’unique concert projeté eut à être renouvelé trois autres fois. C’est là que Goethe, qui n’était lui-même encore qu’un jeune garçon de quatorze ans, eut l’occasion de voir et d’entendre Mozart. « Je me rappelle fort bien le petit homme, avec sa perruque frisée et son épée, » disait-il plus tard à Eckermann : nous offrant ainsi, en deux mots, une image plus fidèle et plus vivante que tous les portraits. Et c’est aussi du séjour des Mozart à Francfort que date un autre document curieux : un long prospectus, composé par le maître de chapelle salzbourgeois pour annoncer, au public l’Académie du 30 août. De la façon la plus précieuse ce prospectus nous renseigne, on va le voir, non seulement sur les tours de force habituels de Wolfgang, mais sur l’état général de ses connaissances musicales à ce moment du voyage ; et comme il nous renseigne encore, par surcroît, avec son mélange de platitude et de pédantisme, sur le caractère de l’excellent homme qui l’a rédigé !


L’admiration universelle qu’éveille dans les âmes de tous les auditeurs l’habileté, — jamais encore vue ni entendue à un pareil degré, — des deux enfans du maître de chapelle du prince-archevêque de Salzbourg, M. Léopold Mozart, a eu pour conséquence déjà une triple répétition du concert qui ne devait d’abord être donné qu’une seule fois.

Oui, et c’est cette admiration universelle, jointe au désir exprès de plusieurs grands connaisseurs et amateurs de notre ville, qui est cause que, aujourd’hui mardi le 30 août, à six heures du soir, dans la Salle Scharf, Montagne Notre-Dame, aura lieu un dernier concert, mais cette fois irrévocablement le dernier. Dans ce concert paraîtront la petite fille, qui est dans sa douzième année, et le petit garçon, qui est dans sa septième[13]. Non seulement tous deux joueront des concertos sur le clavecin ou le piano[14], — et la petite fille, même, jouera les morceaux les plus difficiles des plus grands maîtres : mais en outre le petit garçon exécutera un concerto sur le violon ; il accompagnera au piano les symphonies ; on couvrira d’un drap le manual (ou la tastature) du piano, et par-dessus ce drap, l’enfant jouera aussi parfaitement que s’il avait les touches devant les yeux ; il reconnaîtra aussi, sans la moindre erreur, à distance, tous les sons que l’on produira, seuls ou en accords, sur un piano, ou sur tout autre instrument imaginable, y compris des cloches, des verres, des boites à musique, etc. Enfin il improvisera librement (aussi longtemps qu’on voudra l’entendre, et dans tous les tons qu’on lui proposera, même les plus difficiles), non seulement sur le piano, mais encore sur un orgue, afin de montrer qu’il comprend aussi la manière de jouer de l’orgue, qui est tout à fait différente de la manière de jouer du piano. Le prix d’entrée sera d’un petit thaler par personne. On peut se procurer des billets à l’Auberge du Lion d’Or.


Et le voyage se poursuivit de ville en ville, le long du Rhin, avec les mêmes alternatives de triomphes inattendus et d’amères déceptions : comme si la réalité s’était amusée à prendre, toujours, le contre-pied des ingénieuses prévisions de Léopold Mozart. A Coblence, cependant, le 18 septembre, l’Électeur de Trêves se trouva disposé à entendre les deux enfans, et fit à leur père un cadeau de dix louis d’or. Mais à Bonn, quelques jours plus tard, le prince-évêque de Cologne était absent ; et les Mozart durent se contenter d’une visite aux appartemens de sa Résidence, où deux lits, une baignoire, et une collection de montres, paraissent avoir tout particulièrement frappé la petite Marianne, chargée du mémorial « pittoresque » de l’expédition. A Aix-la-Chapelle, la princesse Amélie, sœur du roi de Prusse, entendit les enfans prodiges, et en fut ravie : mais, par malheur, cette princesse « n’avait pas d’argent. » Et Léopold Mozart ajoute tristement : « Ah ! si les baisers qu’elle a donnés à mes enfans, et surtout à Wolfgang, étaient des louis-dors, nous aurions bien lieu de nous en réjouir ! Mais ni l’hôtelier, ni le maître de poste ne se laissent payer avec des baisers. »

Enfin, par Liège, Tirlemont et Louvain, on était arrivé à Bruxelles, où résidait alors, en qualité de gouverneur général des Pays-Bas autrichiens, le bon prince Charles de Lorraine, frère de l’empereur François Ier. Ce prince, lui aussi, s’était tout de suite intéressé aux petits virtuoses, et avait exprimé le désir de les entendre. Mais, de même que la princesse Amélie, « il n’avait pas d’argent. » Si bien que Léopold Mozart, dans l’attente d’une séance au palais, se vit contraint à prolonger durant plusieurs semaines son séjour à Bruxelles, n’osant « ni repartir pour Paris, ni même donner un concert public. » Et ce fut là que le pauvre homme reconnut, et dut avouer à son commanditaire salzbourgeois, que, bien loin de lui rapporter les grosses sommes espérées, la première partie du voyage avait été pour lui plus désastreuse encore que le voyage de Vienne.

Déjà le 21 septembre, de Coblence, il avait écrit à Hagenauer : « Que direz-vous quand je vous apprendrai que, depuis notre départ de Salzbourg, nous avons dépensé 1 068 florins ? Heureusement, cette dépense, ce sont d’autres qui l’ont payée pour nous ! » Hélas ! c’étaient surtout les excellens Hagenauer qui avaient eu à « payer cette dépense ; » et l’on ne peut s’empêcher de penser à « ce qu’ils dirent » quand, le mois suivant, ils reçurent de leur ami le pitoyable appel de fonds que voici :


Je suis très en peine pour le paiement de nos dépenses à Bruxelles et de nos frais de route jusqu’à Paris, qui vont me couler au moins 200 florins. Il est vrai que mes enfans ont été comblés de cadeaux précieux : mais je ne puis me résoudre à les monnayer. Wolfgang, par exemple, a eu deux magnifiques épées, l’une de l’archevêque de Malines, l’autre du général comte Ferraris. A Marianne l’archevêque a donné des dentelles flamandes, tandis que d’autres lui ont fait cadeau de mantes, bijoux, etc. Des tabatières, étuis, et autres petites choses semblables, nous pourrions bientôt en monter une boutique. Et déjà nous avons à Salzbourg une cassette toute remplie de trésors du même genre. Mais, en fait d’argent, je suis très pauvre. J’ai bien l’espoir que, lundi, où aura lieu un grand concert, je pourrai faire une abondante récolte de louisdors et de doubles thalers ; mais, comme on doit toujours prendre ses précautions, j’aurai à vous demander de m’envoyer de suite une nouvelle lettre de crédit.


Ainsi, pour Léopold Mozart, tout le voyage à travers l’Allemagne n’avait guère été qu’une suite de déboires. Mais pour son fils, en revanche, il n’y avait pas eu un seul incident de ce voyage, depuis l’arrêt forcé à Wasserbourg jusqu’à l’arrêt forcé à Bruxelles, qui ne fût une cause vraiment miraculeuse à la fois de plaisirs momentanés et de durables profits. Avec la nouveauté sans cesse variée de leurs impressions, ces cinq mois avaient prodigieusement formé son goût, mûri sa raison, développé sa science musicale, ravivé et fortifié le besoin profond de création qu’il portait en lui. Dans cette même lettre du 17 octobre où il demandait aux Hagenauer une nouvelle avance d’argent, Léopold Mozart écrivait : « Si Salzbourg s’est jusqu’ici émerveillé de mes enfans, ce sera bien autre chose encore lorsque Dieu nous permettra d’y revenir ! » Et, en effet, trois jours auparavant, le 14 octobre 1763, dans la chambre d’auberge bruxelloise où le père s’inquiétait et se désolait de l’effondrement de ses glorieuses espérances de fortune, l’enfant, entre deux parties de « cheval » sur la canne paternelle, plus gai, plus insouciant, plus « diable » que jamais, s’était mis à écrire sa première sonate pour le clavecin.


III. — LA PREMIÈRE SONATE[15]

Jusqu’à la moitié environ du XVIIIe siècle, le « genre » le plus habituel de la musique de clavecin, — indépendamment des fugues, toccatas, fantaisies, variations, et autres morceaux isolés — avait été la suite. C’était, comme son nom l’indiquait, une « suite » de courtes pièces, le plus souvent en forme de danses, toutes écrites dans un même ton, et parfois toutes dérivées d’un même motif élémentaire. Chaque pays, d’abord, avait eu sa suite propre, qu’il avait remplie de ses danses nationales ; mais bientôt un échange s’était fait d’un pays à l’autre, de telle sorte qu’à Leipzig et à Londres, à Paris et à Naples, l’allemande s’était unie à la gigue, le menuet à la chaconne, la courante à la sarabande. Et dans chaque pays des maîtres s’étaient trouvés, qui avaient donné à ce genre charmant la plus haute somme de beauté dont il était capable : Pasquini et Zipoli en Italie, Sébastien Bach et Jean-Louis Krebs en Allemagne, François Couperin et Rameau en France, en Angleterre le prodigieux Hændel. Grâce à eux, la suite était devenue un monument de science musicale : après un sévère prélude, ou bien encore après une longue ouverture en style fugué, les cinq ou six danses de la série servaient d’occasion à tous les artifices d’un contrepoint librement varié, depuis les imitations capricieuses de l’allemande et les graves accords de la sarabande jusqu’aux canons précipités de la gigue finale. Mais c’était précisément l’allure savante de ces compositions qui, d’année en année, avait fini par lasser le goût des musiciens et des connaisseurs. On avait eu l’impression que, avec tout leur agrément et toute leur variété, les suites parlaient toujours plus aux oreilles, ou à l’esprit, qu’au cœur ; et qu’avec toute la richesse de leur contrepoint elles n’en restaient pas moins toujours des recueils de danses, c’est-à-dire des œuvres n’exprimant qu’un ordre d’émotions bien restreint, bien superficiel, et bien monotone. Aussi, dès le début du siècle nouveau, avait-on vaguement aspiré à un genre d’une portée à la fois plus haute et plus large, permettant au claveciniste de traduire des sentimens plus intimes, pareils à ceux que traduisaient le chanteur, l’organiste, ou le violoniste. Et ce genre s’était peu à peu constitué, sous le nom même qui avait désigné, au siècle précédent, les créations les plus expressives de la musique d’orgue et de violon. A côté de la suite, peu à peu, s’était ébauchée et développée la sonate de clavecin. C’était Jean Kuhnau, le prédécesseur de Sébastien Bach au poste de cantor de l’église Saint-Thomas à Leipzig, qui, en 1695, à la fin d’un volume d’exercices de clavecin, avait pour la première fois donné à un ensemble de pièces le titre de « sonate ; » et quelques lignes de sa préface expliquaient, le plus clairement du monde, la raison d’être essentielle du grand genre musical qu’il venait de créer :


J’ai ajouté à mon recueil une sonate en si bémol, qui plaira également au connaisseur. Car pourquoi ne pourrait-on pas traiter sur le clavecin les mêmes sujets que sur d’autres instrumens ? Et cela quand aucun autre instrument ne saurait disputer au clavecin la préséance en fait de perfection ?


Ainsi, dès 1695, Kuhnau avait réclamé pour le clavecin le droit d’avoir, lui aussi, sa sonate, afin de pouvoir « traiter, » lui aussi, les « sujets » réservés jusque-là à d’autres instrumens. Mais le vieux maître ne s’était pas soucié encore de donner à cette sonate une forme spéciale, appropriée à la destination qu’il rêvait pour elle. Avec leur alternance régulière de mouvemens lents et vifs, toujours maintenus dans le style contrapontique le plus rigoureux, sa sonate de 1695 et toutes celles qu’il avait publiées ensuite (y compris même celles où il avait prétendu raconter des épisodes de l’Ancien Testament), n’avaient encore été, au total, que des adaptations pour le clavecin de l’ancienne sonate de violon, telle que la pratiquait, à la même époque, le profond génie poétique d’Arcangelo Corelli. Et c’était seulement une dizaine d’années plus tard que les musiciens, sous la poussée sans cesse plus forte du goût public, avaient essayé de créer vraiment une forme nouvelle qui, en distinguant tout à fait la sonate de la suite, lui permît de mieux atteindre l’objet entrevu déjà par le vénérable Kuhnau.

De cette forme nouvelle un des traits principaux avait été, tout de suite, une tendance bien marquée à s’affranchir des liens trop étroits du contrepoint scolastique. Car l’Europe entière, à cette date, commençait à éprouver le double besoin d’une musique qui « chantât » et d’une musique qui, pleinement, franchement, exprimât les nuances des émotions du cœur : et il faut bien reconnaître que le contrepoint traditionnel, sauf quand il était manié par la main souveraine d’un Haendel, d’un Sébastien Bach, ou d’un Corelli, n’avait guère de quoi répondre à ces deux désirs. Restait à savoir, en vérité, si à ce contrepoint fatigué on ne pouvait pas en substituer un autre, d’allure plus spontanée et d’effet plus profond, un contrepoint « expressif » et « chantant » tout ensemble, qui utiliserait toutes les ressources formelles de la musique pour" produire la plus grande somme possible de beauté musicale : c’était là un problème qu’allait se poser bientôt Wolfgang Mozart, et que toute sa vie désormais il allait s’efforcer de résoudre, avant d’aboutir enfin à ces miracles de chant polyphonique qu’allaient être les œuvres de ses dernières années. Mais, à l’époque où naissait la sonate de clavecin, ni les compositeurs ni le public n’avaient l’idée d’une pareille transfiguration du vieux contrepoint. Tout « style fugué » les importunait ou les effrayait ; tout moyen leur paraissait bon pour échapper à une contrainte trop longtemps subie. Encore se résignait-on à la subir dans les suites, les toccatas, les morceaux de science ou de pur agrément ; c’est dans la sonate, surtout, que l’on exigeait une langue nouvelle, plus « chantante, » ou, en tout cas, plus « parlante, » que l’ancienne. Ainsi, d’année en année, et du vivant même des plus forts contrapontistes qu’ait connus la musique, — car on sait que Sébastien Bach n’est mort qu’en 1750, et Hændel en 1759, — la langue de la sonate évoluait vers une homophonie plus complète : soit que le contrepoint n’y intervînt plus que pour faire ressortir ensuite la ligne unique d’un chant, ou qu’il se réduisît déjà à un simple rôle d’accompagnement, enroulant le feuillage léger de ses imitations autour d’une mélodie principale nettement accusée ; en attendant que, aux approches de l’année 1740, le coup mortel lui fût porté par une déplorable invention de l’amateur, vénitien Domenico Alberti. Cette invention, qui longtemps a gardé le nom de basse d’Alberti, — après quoi, hélas ! elle est devenue jusqu’à nous d’un usage si commun que personne ne s’est plus soucié d’en connaître l’auteur, — consistait à briser les accords de l’accompagnement, de façon à occuper la main gauche pendant que la main droite dessinait le chant. Procédé éminemment commode pour les mauvais musiciens, qu’il dispensait d’étoffer le revêtement harmonique de leurs idées ; et plus d’un musicien excellent s’était mis aussitôt à en faire emploi, se réservant de n’en user qu’avec modération, ou de le compenser par la belle qualité des accords ainsi étalés. Pratiquée d’abord par les compatriotes de son inventeur, la basse d’Alberti s’était très vite répandue en Allemagne, en France, en Angleterre, apportant partout avec elle la mode d’un chant homophone, partout détruisant autour d’elle ce qui survivait encore, dans le goût public, du respect séculaire pour la riche et savante beauté du « langage serré. »

Mais cette substitution du chant homophone à la polyphonie d’autrefois n’était pas, fort heureusement, le seul trait distinctif du genre nouveau. Dès le jour où, vers 1725, les musiciens avaient décidément reconnu la légitimité et la nécessité de la sonate de clavecin, ils s’étaient aussitôt occupés de lui donner d’autres règles, en échange de celles dont ils l’affranchissaient. Car les hommes de ce temps n’admettaient pas qu’un genre artistique, si libre qu’il fût, — et celui-là avait précisément pour essence d’être libre, — pût se passer d’un certain appareil de conventions extérieures fixes et stables, délimitant ses ressources et garantissant sa durée. On estimait alors (comme Mozart allait continuer à le penser toute sa vie) qu’une part de contrainte était la condition indispensable de la vraie liberté : en imposant à l’artiste des barrières où il était tenu de s’enfermer, cette contrainte, croyait-on, le mettait plus à l’aise pour approfondir ses idées, comme aussi pour en colorer jusqu’aux moindres détails des nuances les plus variées de sa fantaisie personnelle. Si bien que, d’abord, entre les années 1720 et 1740, plusieurs modèles différens de sonate avaient été ébauchés : mais bientôt, insensiblement, une « sélection » s’était faite entre eux ; et maintenant, l’heure où le petit Mozart s’apprêtait à écrire sa première sonate, il ne restait plus guère, de par le monde, que deux types de sonate, très nettement distincts l’un de l’autre, et tous deux renforcés déjà par un long usage. Et encore que, à une époque aussi profondément cosmopolite que l’était le milieu du XVIIIe siècle, chacun de ces deux types trouvât des représentans d’éminente valeur dans les divers pays de l’Europe, on peut cependant, sans craindre de tomber dans un excès de généralisation, appeler l’un d’eux le type italien, et réserver pour l’autre le nom de type allemand.


La sonate « italienne » avait, dans son ensemble, un caractère plus libre, mais aussi plus léger, et avec une signification expressive presque toujours plus superficielle. Au gré de l’auteur, elle pouvait être faite d’un, de deux, ou de trois morceaux ; et aucune loi, non plus, ne réglait l’ordre des divers morceaux. Au contraire, l’usage étant alors de publier les sonates par recueils de six, les musiciens italiens ou italianisans tâchaient à varier autant que possible la physionomie des sonates d’un même recueil. Le mouvement lent tantôt précédait l’allegro et tantôt le suivait, ou bien encore manquait entièrement ; et, parfois, il n’était qu’un court prélude, tandis que, d’autres fois, c’était sur lui que portait l’effort principal du compositeur. Pourtant une tradition avait fini par s’établir au sujet du final : surtout dans les sonates en trois morceaux, on aimait que le final fût simplement une manière de coda rapide et gaie, un aimable divertissement après les émotions plus sérieuses des morceaux précédées ; et volontiers on lui donnait la forme d’une danse, gigue, menuet, parfois déjà un petit rondo.

Tout autre était la disposition extérieure de la sonate rivale, plus particulièrement cultivée par des maîtres allemands. Celle-là avait invariablement trois morceaux, et se suivant dans un ordre fixe, et ayant tous les trois, pour ainsi dire, la même valeur musicale, au double point de vue de leur signification intime et de l’importance technique de leur mise en œuvre. Un allegro, un andante, et un allegro, les deux allegros écrits dans le même ton, et l’andante dans un ton voisin : tel était le « schéma » de cette sonate, sauf pour le rythme et l’allure du final à être plus vifs et plus serrés que ceux du premier morceau. Et le final avait beau courir plus vite : il n’en restait pas moins une partie essentielle de la sonate, toujours employé, lui aussi, à l’expression approfondie d’un sentiment particulier, toujours traité d’après les mêmes procédés d’élaboration thématique qui avaient servi pour les deux autres morceaux.

Car si les deux sonates différaient par leur disposition extérieure, bien plus encore elles s’opposaient par l’ordre et l’enchaînement des idées à l’intérieur de chaque morceau. Dans la sonate « italienne, » chaque morceau, pour peu qu’il fût développé, se divisait en deux parties, de longueur et d’importance à peu près égales. C’est ce qu’on a pu appeler la coupe binaire. Étant donné, par exemple, un motif initial en ut majeur, ce motif, après avoir été exposé une ou deux fois sous sa forme complète, se fragmentait, se variait, s’entremêlait d’autres motifs secondaires ; et des modulations survenaient, qui, de proche en proche, tendaient à se diriger vers les tons voisins de sol majeur ou de fa majeur, ou encore vers le ton d’ut mineur : puis, après les barres du da capo, la même série d’opérations se reproduisait, mais en sens inverse, c’est-à-dire que, partant du ton voisin ou du mineur, le morceau aboutissait au ton principal, et, dans notre exemple, se terminait en ut majeur, comme il avait commencé. Quant au contenu de cette seconde partie, l’auteur était libre soit d’y introduire des idées nouvelles, ou de reprendre simplement l’idée principale et de répéter, avec des variantes, la première partie : mais toujours à la condition de renverser l’ordre des tons suivi dans celle-ci, c’est-à-dire, de commencer dans un ton voisin pour finir dans le ton principal. Et souvent, de plus en plus souvent avec les années, il arrivait que cette seconde partie du morceau s’étendait, s’enrichissait de passages, d’ornemens, ou même de motifs nouveaux, devenait plus longue et plus travaillée que la première partie : mais la coupe générale en deux parties persistait sous tout cela ; le morceau gardait toujours son type binaire, tel que l’avait créé, vers 1720, le fécond et savant Domenico Scarlatti, que l’on peut considérer comme le véritable fondateur de la sonate « italienne. »

Et, en opposition à ce type « italien, » chacun des trois morceaux de la sonate « allemande » était divisé lui-même en trois parties absolument distinctes. Etant donné un motif initial en ut majeur, lorsque la série des modulations avait amené le ton voisin ou le mineur du ton, l’auteur, après les deux barres, se livrait à un travail nouveau d’élaboration, pour lequel il avait toute liberté d’inventer de nouveaux motifs ou bien de varier, d’analyser ou de resserrer, les motifs de la première partie ; mais il était tenu de ramener ensuite le motif principal dans le même ton qu’au début du morceau, et de reprendre alors toute la première partie, en se maintenant désormais jusqu’au bout dans ce même ton. Si, dans la première partie, il était allé du ton d’ut majeur à celui de sol majeur, il était tenu, après le da capo de revenir d’abord de sol majeur à ut majeur, et puis de reprendre, en ut majeur, toute la première partie, mais cette fois de façon à conclure dans le même ton. Ainsi son morceau était régulièrement composé de trois sections, dont la seconde, constituant comme un intermède libre entre deux parties « obligées, » devait avoir sensiblement la même étendue et la même importance que les deux autres. Et cet intermède, qui a plus tard reçu en France le nom, assez inexact, de développement, appartenait en propre à la sonate « allemande. » Je dois ajouter cependant que, chez les musiciens médiocres, — tels qu’un Léopold Mozart, — il n’était souvent encore qu’une transition, dont ils avaient hâte de se débarrasser pour amener, par une brillante rentrée, la reprise, plus ou moins variée, de la première partie ; mais les maîtres du genre, au contraire, commençaient déjà à voir dans ce développement le centre vivant du morceau tout entier ; et, bien loin de ne le considérer que comme une transition, c’était là que, en pleine liberté, ils approfondissaient l’expression, multipliaient les trouvailles mélodiques, rythmiques et harmoniques, attestaient leur science ou donnaient cours à leur fantaisie. Avec ses trois morceaux divisés en trois parties égales, leur sonate était un monument artistique de l’équilibre le plus harmonieux, élégant et solide, simple et divers, capable de traduire toutes les nuances des passions, et de les revêtir toutes d’une commune beauté.

Ce type de sonate avait d’ailleurs été créé par deux très grands hommes, les deux hommes en qui s’était le plus complètement incarné le génie musical de l’Allemagne durant la première moitié du XVIIIe siècle : Jean-Sébastien Bach et son fils Emmanuel. C’est en effet l’auteur du Clavecin bien tempéré qui, dans son Concerto suivant le goût italien de 1735, en voulant imiter les concertos de violon de Vivaldi, — de même que son devancier Kuhnau avait naguère voulu adapter au clavecin les sonates de violon de Corelli, — avait produit, pour la première fois, un modèle déjà presque achevé de la sonate « allemande » : deux mouvemens vifs séparés par un andante, et, surtout dans le premier morceau, un développement suivi d’une reprise de la première partie. Puis était venu Philippe-Emmanuel, et tout de suite, avec l’admirable intelligence théorique qui s’unissait chez lui à l’âme inspirée d’un poète, il avait conçu et réalisé l’idéal parfait de la nouvelle sonate : dans ses six Sonates au Roi de Prusse (1742) et ses six Sonates au Grand-Duc de Wurtemberg (1743). Toutes les douze étaient traitées suivant la coupe ternaire que je viens de décrire ; et les thèmes y avaient une expression si parlante, et les rentrées s’y faisaient avec un art si varié, et les développemens y étaient si étroitement liés aux premières parties, et, dans chaque sonate, les trois morceaux étaient si étroitement liés l’un à l’autre, que l’on comprend qu’un jour Mozart, déjà parvenu lui-même au plein épanouissement de son génie créateur, ait pu répondre à ceux qui affectaient de dédaigner l’œuvre vénérable de son prédécesseur : « C’est lui qui est le maître, et nous ne sommes que ses écoliers. Tout ce que nous savons de bon, c’est de lui que nous l’avons appris ; et quiconque n’en convient pas n’est qu’un malotru ! »

Comme je l’ai dit, ces deux types opposés de sonate avaient tous deux des partisans dans l’Europe entière ; et le fait est que, en Allemagne même, aux alentours de l’année 1760, beaucoup de compositeurs restaient encore fidèles au type « italien. » D’autres, tout en adoptant la coupe ternaire consacrée par Philippe-Emmanuel Bach, gardaient l’habitude de réserver tout leur effort pour les deux premiers morceaux, et de terminer leurs sonates par l’aimable badinage d’un menuet, ou d’un rondo. Et peu à peu les uns et les autres, sous l’influence de la réaction universelle contre le vieux style « serré, » s’étaient accordés à admettre une coutume nouvelle, qui les dispensait d’une élaboration thématique trop sérieuse et trop prolongée. Peu à peu, entre les années 1750 et 1760, la plupart des auteurs de sonates, italiens et allemands, avaient adopté l’usage d’introduire dans leurs morceaux un second sujet. Après avoir exposé et varié de leur mieux le motif principal d’un morceau, ils exposaient et variaient de la même façon un second motif, tout à fait distinct et indépendant du premier ; et c’était ce second motif qui, présenté d’abord dans un ton voisin du ton principal, revenait ensuite dans le ton principal pour finir le morceau. Ainsi, au lieu d’un seul chant, comme chez Scarlatti et chez, Emmanuel Bach, chaque morceau de sonate contenait deux chants, simplement accolés l’un derrière l’autre : tout au plus s’efforçait-on parfois d’établir entre ces deux chants un certain lien de parenté, ou, plus souvent encore, de varier l’allure du morceau en les opposant l’un à l’autre par un facile contraste.

Tel était, très brièvement esquissé, l’état de la musique de clavecin (ou plutôt déjà de piano, car ces transformations artistiques du style avaient coïncidé avec une transformation non moins importante de la nature et des ressources de l’instrument lui-même) à l’instant où, en octobre 1763, dans sa chambre d’auberge de Bruxelles, le petit Mozart s’était mis à écrire sa première sonate. Substitution du piano au clavecin, substitution de l’homophonie au contrepoint, substitution de la sonate à la suite, rivalité entre deux types de sonate différens : c’était là, non pas en vérité une révolution, comme celle qu’allait amener, un demi-siècle plus tard, le mouvement romantique, mais une crise générale d’évolution et de remaniement. De l’art vénérable du XVIIe siècle on sentait qu’un art nouveau peu à peu se dégageait : mais on n’en voyait pas encore clairement la forme et le caractère définitifs ; si bien que chacun, et jusqu’aux plus grands, hésitait et tâtonnait entre des modèles divers. Malgré son admiration passionnée pour Philippe-Emmanuel Bach, le jeune Joseph Haydn, qui cependant avait résolument adopté la coupe ternaire dans ses symphonies et ses quatuors, conservait encore la coupe binaire italienne dans ses premières compositions de clavecin, le Divertissement de 1763 et les cinq Soir de 1766 ; Philippe-Emmanuel Bach lui-même, dans les deux sonates qu’il avait données en 1761 au recueil des Musikalischen Allerlei, semblait vouloir revenir à des formes anciennes. Comment s’étonner que, dans ces conditions, le petit Mozart ait, lui aussi, oscillé durant plusieurs années d’un système à l’autre, suivant les goûts et les habitudes des différens milieux où il s’est trouvé ? Son génie ne l’empêchait point de n’être encore qu’un enfant ; et il n’y a pas d’enfant qui, transporté d’une province à l’autre, ne prenne involontairement l’accent qu’il entend parler dans chacune d’elles. Le fait est que toute l’histoire des premières œuvres de Mozart va nous le faire voir désormais employant tour à tour, dans ses compositions, la coupe binaire et la coupe ternaire, passant du style allemand au style italien ou inversement, imprégnant d’une même poésie, qui lui vient de son cœur, des formes que lui mettront sous la main les hasards de ses études ou de ses voyages.


S’il avait écrit sa première sonate six mois plus tôt, avant son départ de Salzbourg, tout porte à croire qu’il l’aurait construite, d’un bout à l’autre, sur le modèle « allemand » de celles de Philippe-Emmanuel Bach. Car bien que nous n’ayons aucune donnée positive sur les œuvres qu’il connaissait à cette époque, nous savons cependant que pas un des grands maîtres italiens ne lui avait encore été révélé ; il ignorait aussi la musique de Sébastien Bach et celle de Haendel, que Léopold Mozart méprisait trop lui-même pour les juger dignes de l’attention de son fils ; et sans doute, au contraire, il avait pu lire, dans la bibliothèque paternelle, quelques-uns des recueils de sonates de Ph.-Em. Bach, dont le succès avait été très grand dans l’Allemagne entière. Plus probablement encore il avait pu étudier, dans cette bibliothèque, une série de sonates de divers compositeurs allemands contemporains, dont le luthier Haffner, de Nuremberg, avait commencé la publication vers 1759, sous le titre d’Œuvres mêlées : publication où, avec d’autres musiciens salzbourgeois, avait collaboré Léopold Mozart. Et c’était également suivant la coupe nouvelle de la sonate « allemande » que se trouvaient traitées la plupart des pièces de ce recueil.

Ou plutôt, si le petit Mozart avait écrit sa première sonate avant de quitter Salzbourg, tout porte à croire qu’il y aurait simplement imité les sonates de son père, orgueil de la maison familiale et des rues voisines. Nous connaissons trois de ces sonates de Léopold Mozart, toutes trois gravées dans le recueil nurembergeois que je viens de nommer. Au point de vue du chant et de l’expression, ce sont des œuvres absolument sans valeur : mais toutes paraissent avoir été écrites avec beaucoup de soin, et la première, en si bémol, n’est même pas dépourvue d’un certain agrément. Toutes ont trois morceaux : un allegro, un andante et un autre allegro (sauf pourtant la troisième, qui a pour final un double menuet). Et chaque morceau, après les deux barres, nous présente un développement, à la manière de Ph.-Em. Bach : mais un développement très court et à peu près nul, une transition quelconque ne servant qu’à ramener, le plus vite possible, la rentrée du premier thème dans le ton principal. Enfin chacun des morceaux a déjà un second sujet, mais celui-ci, le plus souvent, n’est pas encore nettement séparé du sujet principal ; ou bien, quand il sépare les deux sujets (comme dans le final de sa seconde sonate), Léopold Mozart, pour mieux les distinguer, imagine d’attribuer à chacun d’eux un mouvement différent, — faisant alterner un andante avec un presto : invention singulière, sortie en droite ligne d’une âme de professeur.

Telles étaient les œuvres que Wolfgang, à Salzbourg, avait été instruit à vénérer comme les modèles les plus parfaits de leur genre. Et en effet sa sonate de Bruxelles, au premier coup d’œil, ne laisse pas de leur ressembler : même coupe « allemande, » dans les deux allégros ; même brièveté rudimentaire du développement ; même façon d’entremêler les deux sujets, au moins dans le premier morceau[16]. Mais déjà, sous cette ressemblance apparente, bien des détails diffèrent, nous révélant que l’enfant a cessé de subir pleinement l’influence paternelle. L’accompagnement, par exemple, au lieu d’avoir la sécheresse guindée et pédante de ceux de Léopold Mozart, est traité, presque d’un bout à l’autre de la sonate, en basse d’Alberti, — une suite d’accords brisés en doubles croches : procédé dont le petit Mozart ne s’était jamais servi jusqu’alors, et qui, pour familier qu’il fût à Léopold Mozart comme à beaucoup d’autres compositeurs allemands, jamais certes n’avait été employé par eux avec une insistance aussi cavalière. Autre différence, plus frappante encore : si les deux allégros sont construits sur le type « allemand, » l’andante, au contraire, nous offre, de la façon la plus formelle, la coupe binaire des sonates italiennes : tout de suite après les deux barres, l’unique sujet, une simple et gentille mélodie en fa majeur, reparaît dans le ton d’ut majeur, et la reprise se poursuit, à peine variée, jusqu’à la fin du morceau. Mais au reste, c’est la sonate entière qui, sous un appareil extérieur emprunté à Léopold Mozart, a déjà une aisance et un abandon, une grâce « chantante, » une indéfinissable allure de liberté mélodique, que l’on chercherait en vain chez le maître de concert salzbourgeois et ses dignes collaborateurs des Œuvres mêlées. Évidemment le petit garçon aura rencontré, sur sa route, des modèles nouveaux qui, aussitôt, auront provoqué en lui le désir ingénu de les imiter. Et si l’on ouvre ensuite la sonate en fa majeur de G. A. Paganelli, dont j’ai parlé plus haut, on ne peut s’empêcher de supposer que c’est là précisément un de ces nouveaux modèles qui, dès 1763, ont commencé l’initiation de Wolfgang Mozart à l’art léger et charmant des maîtres italiens de son temps. Non seulement, en effet, les deux sonates font un emploi pareil de la basse d’Alberti, non seulement le premier allegro et l’andante y sont construits de la même façon : mais c’est comme si l’une et l’autre avaient pour objet de traduire les mêmes sentimens, tant est semblable l’impression générale qui ressort pour nous de l’une et de l’autre[17].

Et Mozart lui-même ? demandera-t-on, quelle part s’est-il réservée dans sa première sonate ? Sous ces influences et ces imitations, qu’y a-t-il mis de son propre cœur ? Fort peu de chose, en vérité, moins peut-être que dans ses menuets de l’année précédente. Le pauvre enfant aura été si pénétré de l’importance de son entreprise, — ne se hasardait-il pas à rivaliser avec son illustre père ? — que, sans doute, il se sera appliqué à son travail comme à un devoir d’écolier. Mais si la sonate ne nous révèle encore presque rien de son génie créateur, déjà elle a de quoi nous renseigner sur quelques-uns des traits les plus caractéristiques de ce qu’on pourrait appeler sa « morale » d’artiste, je veux dire de sa façon de comprendre l’honneur et la dignité de son art. Comparée aux sonates du père, elle nous étonne, d’abord, par une absence complète de tout artifice de virtuosité. Car Léopold Mozart, dans sa musique de clavecin, ne cesse point de prodiguer les passages, les renversemens de mains, etc., toutes pratiques qu’un enfant devait être naturellement tenté de s’approprier ; mais point : il y a dès lors dans l’âme de Wolgang une horreur instinctive de l’ornement inutile, de l’étalage d’adresse, de l’éclat extérieur obtenu aux dépens de la pure beauté musicale. Et comme, en outre, ce gamin de huit ans nous apparaît déjà possédé de l’impérieux besoin, qu’aura toujours l’auteur de Don Juan, de pénétrer le sens profond de toutes les règles qu’il aura l’occasion d’appliquer ! J’ai dit que, après un petit développement, dans le premier morceau, il reprenait l’ensemble de la première partie : en réalité, sous prétexte de le reprendre, il le transfigure. Immédiatement après l’exposé du motif, une modulation imprévue, en fa majeur, vient relever l’accent du morceau, renforcer le rythme, introduire dans la trame facile du chant une émotion nouvelle, qui maintenant va l’imprégner jusqu’aux dernières mesures. Mozart, nous le sentons, ne peut pas se résigner à admettre qu’une « reprise » soit simplement une répétition, plus ou moins agrémentée de variantes inutiles : il veut dès lors qu’un morceau ait une vie totale, que l’action s’y « développe » et y progresse vraiment jusqu’au bout, que chaque retour d’un motif musical revête celui-ci d’une expression plus intense. Et ainsi cette sonate, pour insignifiante qu’elle soit en elle-même, est déjà bien l’œuvre d’un grand musicien : elle nous prépare à la merveilleuse floraison de passion et de poésie qui bientôt, demain, au contact de modèles plus parfaits, va jaillir tout à coup du cœur de l’enfant.


Cependant, à Bruxelles, les Mozart attendaient toujours que l’archiduc Charles fût en état de recevoir les deux virtuoses. Ils eurent à attendre jusque vers le 10 novembre, où, enfin, l’archiduc leur fit savoir qu’il assisterait à un concert public organisé par eux. Et comme, dans l’intervalle, l’excellent Hagenauer avait envoyé la « lettre de crédit » demandée, on se hâta, sitôt le concert dépêché, de payer la note de l’auberge et de faire atteler le « noble » carrosse. Encore un arrêt à Mons, le 15 novembre ; et, le soir du 18, toute la famille arriva à Paris, où le comte Van Eyck, ministre de Bavière, avait daigné lui offrir de demeurer chez lui. C’était un monde nouveau qui, maintenant, allait se découvrir à l’âme étonnée et ravie du petit Wolfgang.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1904.
  2. Des extraits de ce précieux journal ont été publiés, en 1877, par M. Pirkmaier. Le nom de Wolfgang Mozart n’y apparait pour la première fois qu’à la date du 3 janvier 1765.
  3. Évidemment un clavecin que les Mozart amenaient avec eux de Salzbourg.
  4. L’Opéra de Vienne donnait, ce soir-là, l’Orfeo ed Euridice de Gluck, dont la première représentation venait d’avoir lieu le 5 octobre. Mais le petit Wolfgang, sans doute, n’aura pas accompagné son père à cette fête musicale.
  5. Lettre de Marie-Thérèse à l’archiduc Ferdinand, 12 décembre 1771. (Arneth, Briefe der Kaiserin Maria-Theresia an ihre Kinder, t. I, p. 92.)
  6. Joseph Haydn se trouvait alors à Eisenstadt, où il s’occupait d’achever et de mettre en scène sa pastorale Acide. Quant à Gluck, dont l’Orphée était accueilli chaque soir avec plus d’enthousiasme, aucun témoignage n’indique que le petit Mozart lui ait été présenté : et cela nous prouve bien encore que les séances de l’enfant prodige n’étaient guère considérées à Vienne comme un véritable événement musical.
  7. Car il n’est guère possible de prendre au sérieux un méchant dessin ovale qui a autrefois fait partie de la collection Bamberg, à Messine. A supposer même que ce dessin représentât le petit Mozart, il nous apprendrait seulement que l’enfant jouait du clavecin, ce que nous ne sommes pas sans savoir déjà.
  8. Il avait écrit notamment un grand nombre de livrets d’oratorios, entre autres celui d’une « pastorale sacrée », le Bon Pasteur, dont la musique avait été composée par Léopold Mozart.
  9. Voyez la Revue du 1er avril, p. 566.
  10. Le récit de Schachtner est adressé à la sœur de Mozart.
  11. Œuvres où, en vérité, l’influence française de Rameau était plus sensible encore que celle des musiciens allemands.
  12. La machine des eaux, notamment, avait été installée à Schwetzingen l’année précédente.
  13. Wolfang était, en réalité, dans sa « huitième » année : mais son père avait pris déjà l’habitude de le rajeunir.
  14. A noter encore cette distinction, — mentionnée ici pour la première fois, — du « clavecin » et du « piano. » Elle achève de nous faire supposer que c’est durant cette traversée de l’Allemagne que Mozart a, d’abord, rencontré l’instrument nouveau qu’il allait achever de connaître à Paris, mais surtout à Londres.
  15. Je prie que l’on veuille bien excuser le caractère un peu trop « technique, » peut-être, des pages suivantes, où j’ai essayé d’exposer la situation générale de la musique de clavecin aux environs de l’année 1763. Cette exposition m’a paru indispensable pour l’intelligence des progrès ultérieurs du petit Mozart : puisque, aussi bien, le véritable « roman » de la vie de tout artiste, — et de celui-là en particulier, — est infiniment moins dans les menus incidens de son existence privée que dans ses projets, ses efforts, et ses luttes d’artiste, dans les phases diverses de l’incessante formation de son style et de ses idées.
  16. Particularité curieuse : la sonate est composée de quatre morceaux, l’enfant y ayant introduit un menuet entre l’andantino et l’allegro final ; par où elle ressemble à une sonate en ut majeur de Wagenseil, que Mozart aura connue, je pense, durant son séjour à Vienne.
  17. Cette première sonate de Mozart, sous sa forme primitive, n’a jamais été publiée que dans un précieux Mozart-Album édité, en 1871, à Salzbourg, par l’ancien conservateur du Mozarteum, M. F. Jelinek.