La Jeune Proprietaire/8

chez Martial Ardant frères (p. 179-204).

CHAPITRE VIII.

Olympe fermière, dame de château, maîtresse d’école et médecin.

L’Hiver qui suivit l’établissement de la famille du comte de Saint-Julien dans son château, fut entièrement consacré aux travaux de défrichement et de construction. Cet hiver, le premier qu’il passait ainsi, sembla bien long au comte. La vie des camps, malgré ses privations et tout le cortège d’horreurs qui accompagne la guerre civile, avait au moins de nobles émotions, des alternatives d’espérances et de regrets, qui ne laissaient pas sentir aussi lourdement la déchéance de la fortune et du rang. D’ailleurs, la gloire et le dévoûment à ses princes malheureux étaient là pour tout farder. Mais à Saint-Julien, demeurer spectateur du triomphe d’une révolution à laquelle il ne voulait rien accorder de juste ni de bien ; se cacher dans sa propre maison ; trembler devant le premier rustaud qui voudrait le dénoncer, c’était une position aussi triste qu’humiliante, dont l’oisiveté et l’ennui devaient augmenter encore le mal-aise. Aussi Olympe comprit-elle que le moment était venu de faire usage de ce mélange de douceur, de ruse et d’autorité que son oncle appelait le véritable esprit des femmes. Si M. de Saint-Julien s’était bien porté, jamais sa jeune et innocente fille n’aurait pu se rendre maîtresse de son esprit ; mais il était malade, et, sous prétexte de soigner sa santé, Olympe le forçait à se prêter aux distractions que pouvaient lui offrir la musique, la lecture, la conversation. Elle était surtout industrieuse pour animer cette dernière. Tantôt elle forçait son père à entamer le récit des plaisirs de la cour de Louis XVI ; tantôt elle l’écoutait avec enthousiasme raconter les exploits éroïques des paysans vendéens. Ou bien, si elle voulait faire diversion à ces souvenirs qui, de glorieux, devenaient trop souvent déchirans, elle excitait adroitement une discussion entre le comte et madame d’Iserlot. Cette vieille dame possédait la facilité d’élocution que donne l’usage du monde, mais elle était frivole et bornée à l’excès. L’abbé disait d’elle qu’elle voyait tous les événemens par leur pointe, et leur faisait elle-même une pointe aussi effilée que celle d’une aiguille. Ainsi, lorsque le comte déplorait le malheur des contrées soulevées contre la république, la physionomie de Mme d’Iserlot annonçait qu’elle voyait ce tableau sous des couleurs encore plus sombres, puis elle s’écriait :

— Quelle existence que celle de ces pauvres Vendéens ! Plus de société, plus de réunions ; plus de bals, plus de fêtes ! ils sont contraints de vivre comme nous vivons ici.

Quelquefois elle interrompait le récit d’une affaire sanglante où une église, prise et reprise par les deux partis, était changée en un champ de carnage, par cette exclamation :

— Bon Dieu que devinrent les pauvres hirondelles nichées dans le clocher !

Alors M. de Saint-Julien bondissait : les sarcasmes coulaient à flots de ses lèvres ; Mme d’Iserlot se défendait sans jamais rester à court ; Olympe attisait d’une main légère le feu de la dispute, et une longue soirée de décembre avait passé comme une heure.

Mlle de Saint-Julien entourait son père des soins les plus délicats. Ses manières, gracieuses pour tout le monde, étaient charmantes pour lui. Toujours elle l’abordait avec un aimable sourire et de tendres paroles. Ses domestiques campagnards, la voyant si respectueuse, si soumise aux moindres désirs de son père, devinrent respectueux et empressés comme des valets de grand seigneur pliés à la discipline par l’omnipotence d’un maître-d’hotel.

M. de Saint-Julien avait toujours aimé tendrement sa fille, mais de cet amour de père qui aime en son enfant la vie qu’il lui a donnée, les soins qu’il a pris de sa faiblesse, les sacrifices de toutes sortes qu’il s’est imposés pour lui, sans que les qualités ou les grâces de l’objet aimé soient une condition de cette pure et noble affection.

Quelques mois seulement après son retour, M. de Saint-Julien joignait à sa tendresse paternelle une amitié particulière. Il aimait Olympe parce qu’elle était enjouée, spirituelle et bonne. Se séparer d’elle, c’eût été perdre la lumière de ses jours.

L’établissement de cette ferme, établissement qu’il avait laissé faire avec une indifférence qui approchait du dégoût, prit peu à peu de l’intérêt à ses yeux. C’était l’ouvrage d’Olympe, il trouvait beau que sa fille sût commander en souveraine à ce peuple d’ouvriers. Le foin, la paille, les vaches, les moutons, les poules prirent de l’importance du moment où une bonne récolte, de beaux troupeaux, une basse-cour bien tenue représentèrent non-seulement un peu d’argent, mais les succès d’Olympe.

Une seule chose embarrassait encore Olympe, c’était le moyen d’offrir à M. de Saint-Julien sa part de l’excédant des revenus, quand il était dans l’ordre naturel des choses qu’il eût la disposition du tout ; mais son oncle lui avait fait passer des marchés à termes. Elle devait payer tant aux maçons, tant aux terrassiers, tant aux couvreurs, etc., etc. ; sur le surplus de ces dépenses prélever ce que devait lui coûter sa maison, et consacrer le reste seulement à l’entretien de son père et au sien. Enfin elle était propriétaire ; elle allait faire valoir ses terres, et elle seule pouvait connaître les besoins de l’exploitation et fixer les sommes nécessaires à cet usage. Mais comment se résoudre à faire ainsi la part de M. de Saint-Julien ?

Un jour enfin, Olympe, ayant vu son père de joviale humeur pendant le dîner, se hasarda à le suivre dans sa chambre quand il s’y fut retiré. Elle entra chez lui son grand registre sous le bras et un petit sac à argent à la main.

— Monsieur, dit-elle, en contrefaisant la voix nasillarde d’un vieillard, est-il en disposition de recevoir les comptes de son intendant ?

— Que mon intendant s’adresse à mademoiselle de Saint-Julien, répondit le comte sans lever les yeux de dessus le livre qu’il lisait.

— Très volontiers, répartit Olympe de sa voix naturelle, je vous écoute, mon cher monsieur, commencez.

Et courant lestement à l’autre bout du bureau devant lequel était assis M. de Saint-Julien, elle devenait tour à tour, et d’un seul bond, le vieil intendant expliquant sa gestion, ou Mlle de Saint-Julien élevant quelques difficultés que l’intendant résolvait sur-le-champ.

M. de Saint-Julien s’amusa de ce jeu jusqu’à ce que, voyant les piles d’argent disposées sur sa table, il dit, en s’allongeant dans son fauteuil :

— Enfin, mon cher monsieur, que voulez-vous de moi, et que dois-je faire ?

— Me donner quittance, monseigneur, et encaisser vos fonds.

— C’est très-bien, quoique vous méritiez punition pour me donner du monseigneur dans un temps d’égalité et de fraternité. Cependant je n’ai pas vu dans vos comptes quel revenu est assigné à ma fille.

— Mademoiselle de Saint-Julien, monsieur le comte, est une jeune personne passablement coquette qui aimera fort la parure pour peu que vous trouviez du plaisir à la voir bien mise. Mais à présent, vous le savez, c’est tout ce qu’il faut.

M. de Saint-Julien embrassa tendrement Olympe.

— Chère enfant ! chère enfant ! lui dit-il, avec toi le malheur est un bienfait de la Providence.

Le soir même de cette petite scène le comte écrivit à l’abbé de Montenay, qui était retourné à Paris, de lui envoyer les objets de mode les plus recherchés. Cette lettre avait été délibérée en conseil avec Mme d’Iserlot, femme très-experte en cette matière, et qui présentait la plus délicate essence de la mode, alors même qu’elle n’en pouvait juger par ses yeux.

Le sage abbé n’envoya pas la moitié de ce qu’on lui avait demandé, et cela fut encore suffisant pour faire d’Olympe la propriétaire la plus élégante que l’on pût rencontrer depuis Fontainebleau jusqu’à Nemours, et voire même à Montargis.

Mme d’Iserlot aimait aussi beaucoup sa jeune parente, dans la pensée que les folles imaginations de l’abbé, c’est ainsi qu’elle nommait la prudente conduite de M. de Montenay, devaient être impuissantes pour enterrer dans cette ferme une jeune personne aussi jolie, aussi spirituelle qu’Olympe. Elle s’appliquait à lui enseigner ces mille petites manières qui constituent la perfection de l’élégance et du bon ton.

Mademoiselle de Saint-Julien avait trop de bon sens pour ne point apprécier de tels enseignemens. Elle comprenait très-bien qu’il n’est pas indifférent pour une femme de s’habituer à parler en termes choisis, à donner à sa voix des inflexions convenables, de la grâce à ses gestes, de la recherche, sans affectation, à sa mise. Elle avait senti que, surtout à la campagne, lorsque l’on vit loin du monde, au milieu des laboureurs et des ouvriers, il faut exercer une scrupuleuse surveillance sur soi-même pour ne pas s’abandonner à la rusticité.

Au printemps de l’année 1796, les travaux préparatoires étant terminés, l’abbé vint à Saint-Julien pour aider de nouveau sa nièce de ses conseils. Olympe était assez tentée de tirer ses vaches de Hollande, ou, tout au moins, de Normandie, ses moutons d’Angleterre, et jusqu’au plus infime habitant de sa basse-cour, elle prétendait tout faire chercher au lieu où chaque espèce jouissait d’une meilleure renommée.

— Ne faites pas cela, lui dit son tuteur, il ne faut jamais tirer son bétail de dessus de gras pâturages pour l’établir sur des terres de qualité inférieure, si l’on ne veut le voir dépérir. Les vaches du Gatinais, celles de la Sologne, mieux soignées chez vous qu’elles ne le sont ordinairement, deviendront de très-bonnes laitières. Pour améliorer les races, il suffit de se procurer de beaux étalons, de soigner ses élèves, et s’écarter parfois de la routine du canton qu’on habite, en s’appropriant avec intelligence ce qui se pratique dans les pays où l’agriculture est plus avancée que dans le nôtre. Quant à naturaliser dans sa patrie des troupeaux de race étrangère et supérieure, c’est une œuvre de haute philanthropie ; mais s’il est du devoir des gouvernemens et des particuliers riches de s’y livrer, ce serait une folie à un petit propriétaire de l’entreprendre, et surtout dans une idée de lucre ; car ces tentatives coûtent d’ordinaire beaucoup plus qu’elles ne rapportent.

Dès le mois de janvier, Olympe eut à s’occuper des amendemens indispensables au sol encore vierge qu’elle voulait livrer à la culture. Ses livres lui avaient appris quels heureux effets produisait le mélange de la marne avec les terres fortes ; mais dans quelle proportion devait — elle l’employer à Saint-Julien ? Elle eut recours à cette expérience que son tuteur lui avait recommandée de ne jamais négliger, elle consulta Picot, des fermiers, de vieux laboureurs blanchis dans la pratique, qu’elle savait très-bien distinguer de la routine. C’est aidée de ces différens avis que la jeune fille parvint à se faire une idée juste des engrais qui pouvaient convenir à ses terres, de sorte que, en mars, l’orge, l’avoine et la luzerne furent semées sur ce sol où se pavanaient naguère les chênes orgueilleux.

La ferme une fois établie, Olympe songea à disposer de l’emploi de sa journée, heure par heure, sans en abandonner une seule au caprice ou à l’oisiveté. C’est de cette manière seulement que l’on peut trouver du temps pour tout. On pense bien que M. de Montenay fut consulté plus d’une fois sur cette distribution du temps, et sur cette autre question, non moins importante, de savoir quel costume il convenait d’adopter pour éviter d’amuser les gens du pays par un travestissement complet en villageoise, ou de les effaroucher par une toilette de ville. Voici ce qui fut décidé. Olympe, en hiver, devait porter une robe de drap de couleur sombre et d’une coupe simple mais gracieuse, un tablier de soie noire à larges poches, un fichu blanc uni, d’une forme à n’être point sujet à se froisser ; pour sa coiffure, ses cheveux tressés de façon à ce que le vent ni la pluie ne puissent les faire paraître en désordre. Pour sortir, elle se couvrira la tête d’un chapeau de castor noir n’ayant qu’une simple bride de rubans. Sa chaussure, volontiers noire, pourra être légère, puisque Olympe a déjà l’habitude de mettre pour sortir des sabots par dessus ses souliers. En été, un tissu de coton uni ou imprimé remplacera le drap pour la robe, et un chapeau de grosse paille succèdera au castor noir.

Tous les matins, à six heures, hiver comme été, Olympe sortira de son appartement. Sa première visite sera pour les écuries, étables et bergeries. À cette heure, les bestiaux doivent avoir reçu leur repas du matin, les chevaux être pansés, le fumier tiré, les vaches traites, et le lait prêt à être descendu à la laiterie. Après avoir rapidement examiné si chacun a rempli son devoir, donné des louanges à ce qui en mérite, blamé ceux qui se trouvent en faute, Olympe descendra à la laiterie, suivie de Marguerite portant les traites du matin. Mademoiselle de Saint-Julien s’assurera que les terrines et autres ustensiles sont parfaitement propres, et présidera à la distribution du laitage, tant pour la maison que pour le ménage de ses divers commensaux. Puis elle écrémera elle-même la traite du soir précédent et préparera les fromages.

Ce travail fini, Olympe ira à la basse-cour voir si la femme du jardinier n’a rien négligé de ce qu’elle doit faire journellement, tant pour le bien-être des bêtes libres que pour l’engrais des captifs. Elle prendra connaissance des pièces de volailles en état d’être livrées au couteau de la dame Picot. Rentrée chez elle entre sept et huit heures, Olympe ira dans la cuisine où elle commandera, ainsi qu’elle le fait déjà, les trois repas de la journée. Il faut exiger de la cuisinière qu’elle choisisse cet instant pour demander les provisions dont elle peut avoir besoin. De son côté, la maîtresse de maison doit savoir combien elle fera sortir de vin de la cave et livrer de comestibles pour la cuisine. En général, il est utile de s’habituer à être tout à ce que l’on fait dans le moment où on le fait ; on perd beaucoup de temps à revenir sur ses pas pour réparer un oubli, et rien ne nuit à la mémoire comme de laisser ses pensées divaguer d’un sujet à un autre.

En quittant la cuisine, mademoiselle de Saint-Julien ira aux champs inspecter les travailleurs. A neuf heures, au moment où les ouvriers quittent l’ouvrage pour prendre leur premier repas, on peut aisément juger de ce qui a été fait depuis le commencement de la journée. La justice et l’humanité doivent présider à cette appréciation des labeurs du journalier, mais il faut, en même temps, se préserver de montrer de l’indulgence pour les dispositions indolentes et paresseuses ; ce ne serait plus de la bonté, mais de la duperie dont on ne manquerait pas d’abuser.

Il fut encore décidé que, en revenant au château, Olympe traverserait le potager pour s’informer de l’état des semis, si les fleurs et les plantes potagères, levées sur couche, étaient repiquées. Elle s’informerait aussi des fruits prêts à paraître sur la table. Ce coup-d’œil du maître, donné sur le jardin, est très-important. En laissant à part la question de la probité du jardinier, il est de ces hommes qui, pleins d’ardeur pour semer, sont d’une nonchalance extrême quand il faut récolter, et laissent perdre ainsi une grande partie des fruits d’un jardin. Il résulte de ce désordre que, pour défrayer une famille de huit à dix personnes, on fait des dépenses en engrais et en main d’œuvre égales à celles qu’il faudrait pour fournir de fruits et de légumes une maison trois fois plus nombreuse. De là vient que la plupart des propriétaires s’étonnent du peu de différence qu’il y a entre le prix auquel leur reviennent les produits de leurs jardins et celui du marché.

Le déjeuner ne se fait point en famille ; on sert à Olympe une soupe au lait et des fruits. Pendant son déjeuner, elle continuera à faire préparer le chocolat du comte de Saint-Julien et le café à la crème de madame d’Iserlot. Elle porte aujourd’hui le déjeuner à sa parente et de là passe chez son père, où elle reste jusqu’à onze heures ; il ne sera rien changé à cette habitude. De onze heures au dîner, qui se servira à deux heures, l’abbé laisse Olympe maîtresse de l’emploi de son temps ; il sait qu’elle le consacre à un pieux usage.

La commune de Saint-Julien n’a plus ni curé ni maître d’école. Le premier en a été chassé, le second est allé chercher fortune aux armées, à la suite d’une discussion qui s’était élevée entre lui et ses concitoyens, un savant du village ayant lu dans le Moniteur : « La patrie doit l’instruction gratuite à tous ses enfans », en avait conclu que c’était violer la constitution que de payer des mois d’école. Un raisonnement aussi logique ne pouvait manquer de convaincre les habitans de Saint-Julien ; le pauvre magister lui-même n’avait rien trouvé à lui opposer. Il quitta donc la commune. Un beau matin on l’avait vu revenir de Paris en uniforme de soldat du train : un fouet de postillon remplaçait dans sa main la férule du maître d’école. Quittant des disciples ingrats, il allait conduire un fourgon à l’armée de Sambre-et-Meuse.

Depuis son départ et celui du curé, petits garçons, petites filles oubliaient à qui mieux mieux alphabet et catéchisme, lorsque mademoiselle de Saint-Julien, attristée d’un pareil spectacle, entreprit d’acquitter les promesses de la république en donnant un enseignement gratuit à ce petit peuple.

— Envoyez-moi vos enfans depuis onze heures jusqu’à une, je leur apprendrai à lire, écrire, compter ; cela ne vous coûtera rien.

Cette conclusion décida quelques parens. Il est probable que si mademoiselle de Saint- Julien l’avait remplacée par celle-ci : « il vous en reviendra quelque chose », ils se fussent tous décidés à envoyer leurs enfans à la citoyenne du château.

Chaque jour, excepté les décadis et les dimanches que l’on chômait également, Olympe tenait sa classe. Aux leçons ouvertement promises elle en glissait subtilement d’autres, faisant apprendre aux enfans l’ancien et le nouveau Testament. Le nom du Tout-Puissant n’était pas chose nouvelle pour ces enfans. Leurs parens craignaient Dieu moins que la république, à la vérité, mais en revanche, ils espéraient plus en lui. Aussi Olympe pouvait déposer dans ces jeunes cœurs de bons grains que l’ivraie n’étoufferait pas entièrement.

Les maîtres d’école n’étaient pas les seuls qui eussent abandonné les campagnes. Les médecins, les barbiers, les apothicaires, tout ce qui savait manier tant bien que mal la lancette ou le piston, avaient rejoint les armées de gré ou de force, et, à quatre lieues à la ronde, il ne restait, pour les malades de Saint-Julien, qu’un vieux médecin paralytique. Il ne pouvait bouger de son fauteuil, et prétendait avoir sacrifié sa fortune en restant dans le pays par amitié pour ses malades. Aussi, en forme d’indemnité, le docteur avait porté de dix-huit sous à vingt-quatre le prix de sa consultation, et lorsque il était malade ou en ville, c’était sa gouvernante qui la donnait pour lui. Ce Gil-Blas en jupon ne manquait pas d’une sorte de pratique elle était douée surtout d’une rare intrépidité, et n’hésitait sur aucun cas, ayant soin, en bonne ménagère, d’ordonner de préférence les drogues qui pouvaient se détériorer dans les tiroirs, car le docteur, ainsi que cela se pratique à la campagne, avait chez lui une petite pharmacie.

Mademoiselle de Saint-Julien pensa que, puisque Dieu permettait à de telles gens de soulager quelquefois les souffrances de l’humanité, elle ne devait pas hésiter à les seconder à sa manière à elle. Avec des livres de médecine bien choisis par M. de Montenay, un bon cœur, du courage et de l’intelligence, Olympe se plaça bientôt au-dessus de Mademoiselle Bien Aimée, la gouvernante du docteur campagnard. De plus, elle donnait ses soins gratis à ceux que quatre lieues à faire et vingt-quatre sous à débourser empêchaient d’aller trouver le vieux paralytique. Il n’y avait pas d’heures assignées aux malades ; ils prenaient Olympe à l’étable, aux champs, au jardin, chez elle, toujours elle les accueillait et suspendait ses occupations pour les écouter, les consoler et les soulager, quand faire se pouvait. Si le cas était par trop grave, mademoiselle de Saint-Julien n’épargnait ni démarches ni dépenses pour se procurer l’avis d’un véritable médecin. Une fois seulement, depuis qu’elle habitait son château, elle avait été réduite à cette extrémité, et les bénédictions de toute une famille sauvée dans la personne de son chef, l’avaient bien payée de ses peines.

Après le dîner, que l’on prenait en famille, Olympe dut retourner aux champs. Comme c’était l’heure à laquelle M. de Saint-Julien se promenait le plus volontiers, sa fille espéra qu’il consentirait parfois à l’accompagner. En effet, il ressentait un si juste orgueil à voir Olympe chérie et respectée de tout ce qui l’entourait, que ses visites au laboureur traçant ses sillons, au berger gardant son troupeau, aux femmes remuant la luzerne, devinrent de vraies parties de plaisir.

Depuis cette seconde inspection jusqu’à la rentrée des champs, Olympe avait du loisir. Elle s’imposa l’obligation de faire, un jour, de la musique, le lendemain, elle dessinait, le surlendemain, elle lisait ou travaillait à l’aiguille à de beaux ouvrages de broderie dont elle ne voulait pas perdre l’habitude. Ces diverses occupations la conduisaient à six ou sept heures de l’après-midi. Elle songeait alors à sa toilette, passait dans sa chambre, se vêtissait à la mode ; comme son père avait plaisir à la voir. Pendant ce temps, l’ami François enlevait du plancher la poussière ou la boue qui s’y étaient amassées dans la journée, ranimait le feu dans l’âtre, et dressait la table pour le souper.

La journée des ouvriers étant finie, Picot venait rendre un compte définitif des travaux et recevoir les ordres pour le lendemain Olympe écrivait le journal de la ferme ; la famille se réunissait, et de cet instant à celui du coucher, Olympe, dame de château, n’avait plus à s’occuper qu’à distraire ses hôtes.

Pendant les premiers mois du séjour à Saint-Julien, la sûreté du comte avait exigé que l’on vécut dans la plus profonde retraite, au grand regret, non pas d’Olympe, elle était trop occupée pour s’ennuyer, mais de madame d’Iserlot. Heureusement pour la baronne, l’infatigable Jacques Dutais parvint à faire mettre son parent en surveillance, en attendant qu’il fit rayer son nom définitivement de la liste des émigrés. Ainsi plus d’inquiétudes pour M. de Saint-Julien, plus de noms supposés ; Olympe osait nommer son père, le comte pouvait se glorifier de sa fille. Et quand vint la saison des chasses, on chercha autour de soi quels étaient ceux de ses voisins avec lesquels on pouvait souhaiter de se lier. La plupart des châteaux étaient abandonnés et dévastés. Un, cependant, avait abrité ses propriétaires pendant la tourmente révolutionnaire. La famille de Monclard avait eu le bon esprit de ne point quitter le Bourgoin. Respectés des paysans qui n’avaient jamais en ni insolence ni injustice à leur reprocher, ils avaient vécu, sinon heureux, du moins paisibles.

Leur goût commun pour la chasse lia promptement MM. de Monclard et de Saint-Julien. Un même besoin de distractions, un égal désœuvrement rendirent très-fréquentes les visites que se faisaient la baronne et la dame du Bourgoin. Madame d’Iserlot n’avait jamais eu d’enfans ; madame de Monclard n’avait qu’un fils. Sitôt que la tourmente révolutionnaire s’était calmée, M. de Monclard s’était hâté d’envoyer son fils à Paris, sous la conduite de son précepteur, afin qu’il pût perfectionner son éducation. Mais arrivés dans la grande ville, l’abbé était devenu journaliste, et Jules de Monclard, au lieu d’étudier, s’était lancé dans les affaires ; si bien qu’à dix-huit ans il se trouvait associé d’une maison de banque.

L’amitié des Monclard amena naturellement d’autres relations. Les invitations se multiplièrent. Le comte se laissait entraîner à ces parties de plaisir, madame d’Iserlot les acceptait toutes quand elle ne les provoquait pas, la seule Olympe se tenait sur la réserve. Ce n’était pas par sauvagerie ni par dédain qu’elle agissait ainsi : l’élève de mademoiselle Desrosiers figurait volontiers dans un bal champêtre ; mais mademoiselle de Saint-Julien avait accepté la tâche difficile de gérer ou plutôt de créer une fortune rurale, et son tuteur, prévoyant qu’elle pourrait être en- traînée hors du cercle de ses occupations, lui avait fait promettre de ne rien changer à la distribution de ses heures.

Mon enfant, lui avait-il dit, donnez aux plaisirs tous vos momens perdus, je ne m’y oppose pas, mais n’en perdez pas pour eux. En agissant ainsi, vous vous amuserez mieux, et serez moins vite blasée sur tout ce qu’on nomme divertissement.

En effet, Olympe était moins sujette aux désappointemens que ne le sont souvent les jeunes filles. On ne la voyait point, rassasiée de tout ce qui était possible ; bâiller dans les petites fêtes auxquelles elle était invitée ; au contraire, elle s’y plaisait si fort, elle y apportait une gaîté si naïve et si douce, que son exemple répandait la bienveillance et la joie autour d’elle. Aussi était-elle généralement aimée et recherchée. Les maîtres de maison sont reconnaissans qu’on veuille bien profiter des frais qu’ils font pour se rendre agréables.