La Jeune Proprietaire/7

chez Martial Ardant frères (p. 141-178).

CHAPITRE VII.

Suite des instructions de l’abbé de Montenay. La ferme, les écuries, les étables, la laiterie, la bergerie, les granges, la basse-cour.

Après vous avoir entretenue avec un grand détail de votre habitation, je réclame votre attention, ma chère Olympe, pour un sujet d’une importance infiniment supérieure ; c’est l’établissement des bâtimens indispensables à l’exploitation de vos terres, tels que les écuries, étables, bergeries, granges, et enfin les logemens pour les utiles habitans de la basse-cour. Sur ces divers objets repose votre fortune. Une des choses qui a le plus contribué à décider la métamorphose du château de Saint-Julien en une métairie, c’est l’admirable disposition du terrain et des bâtimens. Des fenêtres de votre salle vous embrassez d’un coup-d’œil toute l’étendue de votre cour de ferme pas une bête de somme, pas une pièce de bétail ne peut entrer ni sortir sans être inspectée par vous en tout temps. Vous pouvez juger si le charretier a trop chargé ses chevaux, le berger trop attardé ses moutons. Grâce aux démolitions résolues, chacun de vos corps de ferme sera séparé, ce qui, en cas d’incendie, sauve d’uue ruine complète.

Le rez-de-chaussée de la tour de l’est va être converti en étable à vaches et en écurie. La forme circulaire se prête on ne peut mieux à cet arrangement. Elle est fort usitée en Lombardie. On dressera, au centre de cette vaste pièce, un certain nombre de piliers disposés en cercle. D’un côté de ce cercle seront placés les mangeoires et les rateliers des chevaux, de l’autre, les crêches des vaches. Chaque extrémité du croissant formé par les attaches des bestiaux restera libre, parce que l’intérieur contiendra un réservoir d’eau pour désaltérer les bêtes et laver l’étable. À cet effet, on adaptera, de chaque côté du réservoir, un large robinet. L’espace occupé par les bêtes devra être recouvert d’un plancher exhaussé d’un pouce ou deux, dont les planches ne seront pas exactement jointes. Il y aura, sous ce plancher, des rigoles pour recevoir l’urine qui filtrera par les interstices, et la conduire ensuite à un égout général : de là un trou à fumier. Comme l’instinct des animaux les porte à se reculer lorsqu’ils ont besoin de satisfaire un besoin de nature, les excrémens tomberont en dehors des planches, et vos bêtes auront de la litière propre pour se coucher. Aux parois de la tour, et de chaque côté, seront attachés les ustensiles de la vacherie et de l’écurie, ainsi qu’une forte lanterne. Vous ne devez pas souffrir que vos gens aillent et viennent une lumière à la main.

Comme la voûte a une grande élévation, il sera possible d’y pratiquer un plancher soutenu par les piliers déjà placés au centre. On pourra serrer, sur cette soupente, une provision de fourrage, et y placer des lits de sangle pour coucher un de vos charretiers et le bouvier, chacun à portée de surveiller ses bêtes et de donner des secours en cas d’accident ou de maladie. Les chevaux et les vaches doivent être attachés à l’est et à l’ouest. En été, la porte qui est en plein midi, ainsi que les baies ouvertes à l’ouest, devront être exactement fermées. Il suffira, pour donner de l’air, des ouvertures pratiquées au nord et au levant. En hiver, on laissera passage au soleil. Le nord sera fermé, et l’on ouvrira une fenêtre du côté où le vent ne soufflera pas.

Vos 70 hectares ou 160 arpens exigent deux charrues, qui, à leur tour, demandent six chevaux, et les six chevaux deux charretiers. Vous devrez joindre encore à vos deux attelages un modeste baudet pour le service de la maison.

Je sais qu’à la rigueur on peut n’avoir que deux chevaux pour charrue, mais c’est une mauvaise économie ; les chevaux auxquels on n’accorde pas de repos s’usent plus vite, et c’est un capital qui disparaît souvent avant d’avoir été remboursé par les produits. D’ailleurs, un cheval paie presque sa nourriture en fumier ; car sans engrais vos terres rapporteront moins et finiront par s’épuiser. Une considération encore, c’est que pour quatre chevaux il faut deux charretiers aussi bien que pour six. Puisque ce mot charretier est encore une fois venu sous ma plume, je vais vous faire tout de suite mes recommandations au sujet de cette espèce d’homme. Vous devez tenir à ce que les gens que vous employez soient non-seulement probes, mais encore patiens, sobres et intelligens. Quelles que soient ses fonctions, un homme emporté, ivrogne, stupide, apporte plus de trouble dans une maison qu’il ne rend de services. Mais s’il est chargé de soigner les chevaux, il causera un notable préjudice à son maître. J’ai vu de ces brutes à figure humaine éreinter de coups un malheureux cheval engagé souvent par leur ineptie dans un mauvais chemin, et cela, faute d’apercevoir les moyens ordinairement bien simples par lesquels un charretier intelligent l’eût aidé à se tirer de ce pas difficile. La santé du cheval demande, à peu de chose près, les mêmes ménagemens que celle de l’homme. Le charretier doit donc être en état de comprendre et de pratiquer certains principes d’hygiène recommandés par tous les ouvrages sur l’art vétérinaire, ce qui n’empêchera pas votre surveillance de s’exercer. C’est un proverbe très-juste que celui qui dit : « l’œil du maître engraisse le cheval. » Choisissez de préférence vos charretiers et tous vos gens de service mariés. C’est une garantie pour la moralité. Quand ils devraient vous coûter un peu plus cher et que cela vous obligerait à quelques générosités envers les femmes et les enfans, vous y gagneriez encore. Jamais l’homme marié ne donuera autant de temps à son ménage, que le célibataire en perdra au cabaret. Mais, je le répète, que les bonnes mœurs soient une condition indispensable pour entrer dans votre maison. Les gages de chaque charretier sont de 300 francs et quinze hectolitres de blé pour sa nourriture. Vous y ajouterez, par munificence, du laitage, de gros légumes et un logement qu’il habitera avec sa famille.

Le fumier de vaches formant un médiocre engrais pour les terres, et le laitage n’étant pas un objet de commerce dans ce pays, vous n’aurez que six vaches dont vous élèverez les veaux pour vous indemniser de la dépense qu’elles vous occasionneront. Une ou deux laitières, donnant, année commune, de sept à huit litres de lait dans les vingt-quatre heures, fourniront de lait, beurre et fromage ce qu’il en faut pour la consommation de votre maison. Les autres vaches rempliront le rôle de nourrices ; car, pour les veaux que l’on veut engraisser, il faut la traite de deux mères. À portée des villes on trouve un grand avantage à engraisser les veaux pour le boucher. Dans les pays agricoles, il vaut mieux faire de élèves que l’on vend à dix-huit mois ou deux ans. Le temps et la pratique pourront seuls vous apprendre ce qui convient à Saint-Julien. De toutes façons, vous devez garder les plus belles d’entre vos génisses afin de rajeunir votre troupeau, et vous défaire de vos vieilles bêtes avant qu’elles aient perdu toute valeur. Le bouvier vous coûtera 150 francs par an, et comme c’est ordinairement un jeune garçon, il sera nourri chez vous.

La laiterie.

Votre exploitation étant sérieuse, je ne vous enseignerai pas comment on fait d’une laiterie un amusement dispendieux. Le nombre de vos serviteurs est bonné au strict nécessaire, et vous-même n’aurez point de temps à donner à ces jeux d’enfans où de belles dames singent les fermières pendant trois mois de l’année en écrémant très-mal avec des coquilles de prix du lait contenu dans des jattes de porcelaine du Japon. Votre luxe doit être la propreté, et vous devez, par-dessus tout, vous attacher à ne rien faire de superflu.

La laiterie sera placée près de l’étable, dans la pièce souterraine de la tour de l’est, celle dont le soupiral ouvre au levant. Une lucarne pratiquée à la porte établira un courant d’air. À la profondeur où se trouve cette pièce, la température’se maintient entre huit et douze degrés, ce qui est très-convenable pour une laiterie. On aura soin de mettre un grillage au soupirail pour interdire l’entrée aux chats.

Les murs et la voûte seront recrépis une fois l’an, afin qu’il ne s’en détache aucune ordure. Le pavé doit être aussi lavé avec soin pour éviter la poussière. Il ne faut cependant pas que ces lavages soient répétés assez souvent pour entretenir une humidité qui moisirait le laitage. Il doit régner autour de votre laiterie une tablette en pierre, élevée de trois pieds au-dessus du sol. On dépose sur cette table les terrines à lait ainsi que les ustensiles employés dans la laiterie, seaux, barattes à battre le beurre, clayons à fromages, étamines, tamis, etc.

Il faudra faire construire, dans la chambre attenant à la laiterie, un fourneau sur lequel sera établie la chaudière uniquement consacrée à chauffer l’eau pour le lavage. Chaque jour, la femme chargée de ce soin doit passer à l’eau bouillante les terrines, les seaux, les tamis. En Suisse, on se sert, pour écurer, d’une brosse de chien-dent ; en Normandie, on emploie un bouchon d’orties fraîches. Je préfère la brosse ; elle est toujours prête.

Si l’on peut, sans une trop grande dépense, mener l’eau de la source dans la laiterie, ce sera le mieux ; autrement, il faudra construire un réservoir que vous aurez soin de faire emplir aussi souvent qu’il le faudra. À la fin d’une journée, tout votre monde puisant de l’eau à la fontaine et la portant à la laiterie occasionnera moins de perte de temps que la fille de basse-cour allant chercher seau à seau ce qui lui est nécessaire. Une fois pour toutes, ma chère Olympe, vous devez appliquer votre industrie à ménager les forces et le temps de vos serviteurs, à éviter les allées et les venues que les paysans flâneurs, avant tout, ne sont que trop disposés à multiplier. En ayant cette attention, vous ferez faire à un homme l’ouvrage de deux. Ainsi donc on doit trouver à l’écurie les brosses, les étrilles, les fourches, les balais ; à l’étable, la sellette et les seaux à traire les vaches, ceux à puiser l’eau, les balais, les éponges, la fourche pour remuer le fourrage. De même à la laiterie et partout ailleurs, afin que ce qui doit se faire dans une partie de la ferme s’y accomplisse sans. être obligé de passer dans une autre pour chercher l’instrument nécessaire. Et pour que chaque chose reste plus sûrement à sa place et serve à l’usage qui lui a été destiné, il faut faire estampiller sur les outils une marque qui serve à les reconnaître, de sorte que si vous trouvez à la cuisine les seaux de l’étable, ou dans la basse-cour les brouettes du jardin, vous puissiez réprimander celui qui se sera rendu coupable de cette contravention.

Pour revenir à la laiterie, chapitre que nous n’avons pas épuisé, vous devez surveiller la propreté des terrines à lait, avoir l’œil à ce que, sur les traites du matin et du soir, on prélève la consommation pour les vingt-quatre heures, et l’on mette de la presure dans la portion de lait chaud destiné aux fromages. Il y a des ménagères qui emploient le lait écrémé à cet usage ; mais c’est de la parcimonie : le lait bleu doit entrer uniquement dans la nourriture des porcs et des volailles. Les terrines une fois remplies ne seront plus dérangées. On enlève la crême lorsque elle est bien montée, mais avant que la lait ne soit caillé dessus. On battra le beurre deux fois par semaine, et à jours fixes.

La bergerie.

Un troupeau de moutons est l’un des plus grands profits d’une ferme. Il présente trois branches de revenus. La tonte, l’abatage des bêtes, et l’amendement qu’il apporte aux terres, tant par la litière que l’on tire de l’étable que par l’engrais que les moutons laissent sur les terres où on les parque. Nous profiterons des bonnes chances qui se présenteront pour vous former un troupeau de 70 à 80 bêtes de choix. Pendant deux ans vous en tirerez peu de profit, parce que vous vous appliquerez à faire des élèves, afin d’avoir de 200 à 250 moutons de belle qualité. Alors vous commencerez à rentrer dans vos fonds.

La tour de l’ouest sera la bergerie. Les moutons seront attachés au pourtour. Au centre seront disposées des claies où l’on enfermera les brebis et les agneaux : entre deux, un passage assez grand pour voiturer facilement la nourriture et enlever les fumiers.

Les montons passent plus d’un tiers de l’année dans les champs, mais lorsque viennent les grands froids ou les pluies trop abondantes, il faut avoir soin que la bergerie leur présente un abri sec et chaud. Le choix d’un berger est très-important. Un homme stupide et ignorant peut faire périr de maladie votre troupeau, soit en le menant, en automne ou au printemps, au pacage avant que la rosée ne soit entièrement tombée, soit en négligeant de le faire rentrer, en été, pendant la grande chaleur du jour. L’hiver, on ne le fait sortir que quelques heures, après midi, et dans les temps de neige, on se contente de les mener à l’abreuvoir pendant que l’on renouvelle le fourrage dans les râteliers et que l’on aère la bergerie.

Un bon berger doit connaître les maladies des moutons et les premiers remèdes à leur apporter, le régime à leur faire suivre pour avoir de belles laines, s’entendre au croisement des races, au choix des béliers, toutes choses qui demandent de l’intelligence et du zèle pour sa profession ; et comme le mercenaire intelligent et zélé a le droit d’attendre un profit raisonnable de ces qualités, je vous engage à intéresser votre berger à la prospérité de vos troupeaux par une prime sur chaque toison vendue à un prix supérieur à celui obtenu par vos voisins.

Les gages du berger sont de 300 francs et 15 hectolitres de blé. Vous y ajouterez les menues gratifications que je vous ai indiquées pour les charretiers, mais sans vous y engager ; s’il n’était pas marié, vous ne lui donneriez que 250 francs et le nourririez. Dans la bergerie et les étables on peut se contenter de rafraîchir la litière, et avoir un jour désigné, chaque semaine, pour laver et nettoyer à fond, tandis que les écuries doivent être lavées tous les jours.

Les granges.

Nous convertirons en granges la partie de bâtimens placée du côté du couchant, entre le château et la bergerie. Toutes les cloisons du rez-de-chaussée abattues, vous aurez un emplacement de quarante mètres de long sur seize de large, ayant, de distance en distance, des piliers pour assurer la solidité de l’étage supérieur. Toutes les ouvertures extérieures seront bouchées, à l’exception d’une vaste porte très-élevée, qui occupera le milieu de la grange. En face de cette porte sera l’aire où l’on battra la grain ; les fléaux, vans, cribles et balais seront placés, en cet endroit, à la portée du batteur en grange. À droite et à gauche de l’aire seront rangées les pailles. Les grains séparés de la paille seront portés dans les salles hautes des jumelles. Ces salles, dont les murs de grès offrent peu de retraites aux animaux malfaisans, seront, en outre, crépies avec soin, afin que les charançons ne puissent s’y loger. Si la totalité du grain n’est pas vendue dans l’année, il faut avoir soin de le faire remuer souvent. Mais le mieux, dans ce cas, c’est de laisser les céréales dans les gerbières. Ces gerbières sont de grandes meules de six à huit mètres de hauteur sur une circonférence de huit pas de diamètre, et qui peuvent contenir cinq à six mille gerbes. Les grains s’y conservent d’une année sur l’autre.

Tout le premier étage, depuis le plancher de la grange jusqu’aux combles, formera un magnifique grenier pouvant contenir au moins deux récoltes de fourrages. Les pièces voûtées, qui règnent sous la totalité de ce bâtiment, serviront de serres pour préserver de la gelée les racines destinées à la nourriture des bestiaux.

Ici, ma chère Olympe, je dois placer les conseils sur la culture de vos terres. Je compte bien que vous repousserez le système des jachères comme absurde et ruineux. Absurde, parce que la terre, n'ayant point de sucs nourriciers qui lui soient propres, et n'en recevant, dans l'état de nature, que des plantes qui vivent et meurent sur son sein, moins elle produit, plus elle s'appauvrit, tandis que, au contraire, les racines que laissent vos semences après la récolte, les engrais et les façons par lesquels vous préparez la terre, ne peuvent qu'augmenter sa fécondité. Ruineux, parce qu'il réduit d'un tiers les produits de vos champs. Ainsi donc, après les céréales on sème les plantes légumineuses telles que trèfles, haricots, vesces, lentilles, qui font, les uns une très-bonne nourriture pour les animaux, les autres d'utiles provisions d'hiver pour les hommes. On peut alterner les racines avec les plantes légumineuses, de sorte que le champ qui une année, a rapporté des fèves ou des lentilles, donnera, l’année d’ensuite, des navets[1]. De toutes les plantes potagères mises en grande culture, la plus utile est, sans contredit, la pomme-de-terre. Ce précieux. tubercule peut, en temps de disette, remplacer le froment. Il est aussi salutaire à l’homme qu’au bétail. Je ne puis trop vous. recommander de mettre tous vos soins à l’améliorer sur vos terres. Gardez-vous cependant de donner des pommes-de-terre coupées pour unique nourriture à vos vaches, l’hiver ; elles vous donneraient une grande quantité de lait, mais clair et sans-saveur.

La totalité de vos terres ne doit pas être soumise au labour ; un quart au moins doit rapporter de la luzerne et du sainfoin. Ces prairies artificielles, qui durent onze ou douze ans, sont indispensables pour la nourriture du bétail. Il faudra, de temps à autre, semer du chanvre et du lin pour filer. S’il y a dans les environs de Saint-Julien une manufacture d’huile, vous cultiverez des pavots blancs, ou œillettes, dont on tire une huile bonne pour la table, et du colza pour votre éclairage. C’est un axiome reçu chez tous les cultivateurs, qu’il faut tirer de son propre fonds le plus que l’on peut, et faire face aux besoins de la consommation à force de travail et d’industrie. Ce principe est bon, mais je crois qu’il ne serait pas prudent de trop le généraliser. Avant de donner des soins, de consacrer de l’argent et du temps plus précieux encore, à se procurer tel ou tel produit étranger à la localité qu’on habite, il faut bien considérer si l’on ne doit pas obtenir plus d’avantages de l’échange que de la production.

Je ne prétends pas vous donner ici un enseignement complet d’agriculture ; vous devez puiser aux véritables sources : la France, l’Angleterre comptent d’habiles agronomes dont vous devez consulter les écrits. Que la théorie cependant, quelque bonne qu’elle soit, me vous fasse pas mépriser les conseils de l’expérience. En bien des cas, la pratique vaut la science prise dans les livres, car, si elle dégénère en routine, la théorie se change trop souvent en système. Ecoutez donc les avis des vieux laboureurs ; prenez note de ce qui réussit chez nos voisins ; essayez les améliorations qui vous seront proposées ; mais ne tentez jamais d’expériences en grand : vous n’êtes pas assez riche pour rien laisser au hasard.

Maintenant, ma chère nièce, traversons la cour, et rendons-nous aux bâtimens qui font face à la grange.

Basse-cour, poulailler, colombier, toit à porcs.

Comme vous ne vendrez pas vos œufs, et que vous n’avez pas à Saint-Julien les débouchés qui rendent si profitables, en Normandie, l’engrais des volailles, je vous conseille de n’élever des poulets que le nombre nécessaire à la consommation de votre maison. Vingt-cinq poules suffisent pour vous fournir des œufs toute l’année, un rôti de temps en temps, et la poule au pot aussi souvent que le bon Henri l’avait promise à ses sujets. Entre les deux Notre-Dames, c’est-à-dire du 15 août au 8 septembre, vous mettrez à part quelques centaines d’œufs qui seront serrés dans des boîtes bien fermées, en les disposant ainsi qu’il suit : un lit de cendre tamisée, un lit d’œufs, un lit de cendre, ainsi jusqu’à ce que la boîte soit pleine. Ces œufs se conserveront, sans se corrompre, pour vous servir pendant les jours d’hiver où les poules pondent peu.

Votre poulailler sera à l’exposition du levant. Il sera bien aéré, mais sans courans d’air. Comme les poules aiment à se croire cachées pendant qu’elles pondent, la porte du poulailler ne sera ouverte qu’après la ponte, c’est-à-dire entre midi et uue heure. Au bas de cette porte est un guichet par lequel les poules entrent et sortent toute la journée. Ce guichet doit être exactement fermé le soir, aussitôt que les poules sont rentrées. La fenêtre doit être grillée à petites mailles afin d’éviter l’irruption des chats et surtout des fouines dans le poulailler. Cette fenêtre aura un volet que l’on poussera en hiver pour préserver du froid, et l’été, pendant la grande chaleur. Les juchoirs se font avec des perches assez minces pour que les pattes de la poule puissent les embrasser, et pas assez pour qu’elle soit obligée de s’y cramponner. Ces juchoirs seront solidement scellés dans le mur.

Ayant vingt-cinq poules et quatre coqs, il vous faut de la place pour en percher au moins trente-six, ce qui exige que le poulailler ait plus de quatre mètres de long sur trois de large, afin que les poules étant perchées ne salissent pas les nids qui sont attachés contre les murs. Les poules sont les premiers hôtes de la basse-cour auxquels la servante ouvrira. Elle leur fera une première distribution de grain ; on peut suppléer au grain par des pommes-de-terre cuites dans l’eau. Plusieurs bonnes ménagères prétendent se mieux trouver de fournir le premier repas avec des pommes-de-terre, et de réserver legrain pour le soir. Mais quelque chose que l’on donne, il faut avoir soin d’en jeter à plusieurs places. Si toutes les poules mangeaient ensemble, les plus faibles et les moins hardies pâtiraient. Il faut aussi que l’auge à boire soit tout près de l’endroit où l’on mange, parce que la poule boit pendant le repas, et si elle était obligée de s’éloigner, elle ne trouverait plus rien au retour.

Deux réduits seront joints au poulailler : le premier sera une petite chambre chaude et saine destinée aux couveuses ; elle s’y tiendront pendant les vingt-un jours que les œufs mettent à éclore, et y reviendront avec leurs poussins pour coucher et prendre leurs repas, Jesquels se composeront de millet et de patée. Il faut dans ce poulailler un abreuvoir plat, où les poussins puissent se désaltérer facilement et ne risquent pas de se noyer s’ils trébuchent en se posant sur le bord.

Il est essentiel que les mères ne sortent dans la basse-cour qu’après avoir mangé. S’il en était autrement, elles pâtiraient ainsi que les petits. Ne craignez pas qu’il soit difficile de leur faire prendre l’habitude de rentrer dans leur poulailler. On peut se fier à cet égard à l’instinct des animaux. Que les heures de distribution soient régulières et les places invariables : chacun se rendra à son poste avec une exactitude merveilleuse.

Le second réduit recevra les malheureux destinés à la broche. Tuer pour dévorer ensuite est une action de cannibal qui me semble ce qu’il y a de plus injuste et de plus cruel. Jamais je n’ai pu imposer silence à mon cœur ni à ma raison devant un poulet maigre ; mais franchement quand il est bien gras la nature reste muette devant l’œuvre de la civilisation.

Une épinette à engraisser la volaille est une espèce de case à claire-voie au fond, afin que les pattes de l’animal soient préservées de la malpropreté et puissent se replier comme s’il perchait. Chaque cage ne sera pas beaucoup plus grande qu’il ne faut pour contenir un poulet sans que ses plumes soient froissées. Deux fois par jour la fille de basse-cour gorgera la volaille de boulettes faites avec de la pomme-de-terre ou de la farine de maïs délayée dans du lait. Dans l’intervalle, on donnera à l’animal du petit blé ou de l’orge mondé à discrétion, ainsi que de l’eau bien fraîche. Trois semaines suffisent à faire une bonne volaille grasse. Mais pour obtenir ce résultat, il faut que l’épinette soit placée dans un endroit d’où l’on ne puisse voir la basse-cour. Le spectacle des joies des heureux de la terre ferait maigrir le pauvre prisonnier.

Les oies et les canards.

Tout en convenant que les oies et les canards fournissent de très-bonnes plumes, je ne vous engage pas à former de grands troupeaux de ces oiseaux aquatiques. Une demi-douzaine des premiers et le double des seconds suffisent à défrayer votre cuisine et celle de vos gens ; car l’oie grasse figure sur la table des laboureurs en des circonstances traditionnelles, telles que la Saint-Martin et les derniers jours du carnaval. À Noël et aux Rois on fait rôtir le dindon. Revenons à nos canards. Les barboteurs ne perchent pas. Leur étable est tout uniment une pièce saine où ils sont à l’abri des intempéries de la saison, pendant leur sommeil. Il faut avoir soin d’y renouveler la paille au moins deux fois par semaine. Chaque matin on apporte dans des sébilles de bois des pommes-de-terre cuites mêlées avec du son ; on peut se servir deseaux grasses ou du lait caillé pour délayer cette pâtée, si toutefois ces eaux et ce lait ne sont pas consommés par les chiens et les porcs. À deux heures de l’après-midi on renouvelle la distribution, toujours dans l’étable, autrement les oies troubleraient le repos des poules. On ne donne de grain aux barboteurs que lorsque ils sont à l’engrais.

Le canard demande des soins particuliers. D’abord les canes ne s’astreignent pas à pondre à l’étable : il faut chercher les œufs et les conserver. À la fin de février, les canes commencent à vouloir couver. On doit alors les retenir à l’étable, en ayant soin d’éloigner le mâle pendant tout le temps de l’incubation qui est d’un mois. Chaque couveuse couvre sept à huit œufs. Dès que les petits sont éclos, on ouvre l’étable, et la mère les conduit à l’eau. Si pourtant le temps était humide, il faudrait leur donner à couvert de l’eau dans un baquet plat. C’est un fait établi par l’expérience que la pluie tue les canetons. Je consigne ici ce phénomène et ne me charge pas de l’expliquer. Il n’est pas nécessaire de séquestrer les canetons pour les engraisser ; il suffit de leur donner à manger trois fois par jour, au lieu de deux, du grain, du jeune trèfle, des légumes bouillis, et même du gland, si l’on est à même de s’en procurer. Ces mets distribués en abondance réussissent également bien.

Les dindons sont difficiles à élever. Ils exigent une attention particulière jusqu’à ce qu’ils aient pris leur fraise rouge, ce qui est à deux mois environ. Quand on ne se consacre pas entièrement à cette sorte d’élèves, le mieux est d’acheter des dindonneaux de trois mois. Ils sont robustes à cet âge, couchent en plain air, et, le jour, paissent de l’herbe. Vous pouvez les laisser sur le préau ou les envoyer paître dans l’avenue sous la conduite d’un enfant. S’ils restaient à la basse-cour ils y porteraient le désordre. Lorsque il est question d’engraisser un dindon, on le gorge fortement de blé ou de maïs en grain. Le sarrazin s’emploie aussi, mais il rend la graisse jaune. Quelques personnes peu sensibles ont recours aux noix dans leurs coques. Voici comment on s’y prend. On en donne une le premier jour, deux le second, et toujours en augmentaut progressivement jusqu’à vingt-une. Si le dindon n’a pas été étouffé dans le courant de ces trois semaines, il est gras et succulent à mériter d’être truffé.

Le colombier.

Vous avez assez de terres pour avoir droit au vol de pigeons, et cependant je vous engage fort à y renoncer. C’est un triste avantage que celui d’entretenir une horde de pillards dont les produits sont aussi rares que nauvais. Ayez bien plutôt cinq ou six paires de beaux pigeons originaires de Flandre ou du Cambraisie. Logez-les dans une chambre haute, la fenêtre tournée au couchant, parce qu’ils aiment, avant de rentrer, à jouir des derniers rayons du soleil, et que s’ils s’attardent ils se dirigent volontiers vers un point lumineux, tandis que, au contraire, l’obscurité les repousse. Mais l’espèce que je vous recommande est sédentaire ; vos pigeons ne s’éloigneront pas de votre enclos, surtout si, comme je le suppose, ils trouvent dans leur colombier une ample nourriture. Que leur demeure soit bien carrelée, les murs crépis avec soin, et la fenêtre toujours fermée à la nuit, afin que les animaux nuisibles ne puissent pas s’y introduire. Si vous avez six paires de pigeons, il faut avoir trois trémies ayant chacune deux trous d’un côté et deux trous de l’autre, et que ces trous soient assez espacés pour que les pigeons ne se gênent pas en mangeant. Ces animaux sont voraces, et sans ces précautions les plus forts opprimeraient les faibles. Ces trémies seront garnies de graines deux fois par jour. On donne ordinairement aux pigeons de la vesce, mais ils sont plus beaux et produisent d’avantage quand on varie leur nourriture. On place dans le colombier des pains de terre glaise préparés avec de l’huile et du sel : c’est une friandise qui leur plaît. Vous aurez soin que les abreuvoirs soient en nombre suffisant, pas trop profonds, et toujours remplis d’eau fraîche.

Les nids doivent être séparés les uns des autres afin que les pigeons ne se détournent pas mutuellement.

Le poulailler, le canardier et le colombier doivent être nettoyés à fond chaque semaine à jour fixe, et leurs fumiers, soigneusement rassemblés, mis à part dans un coin de la basse-cour.


Le toit à porcs.

Le logement des porcs est très-simple. Six pieds carrés, deux auges et un grattoir qui n’est autre chose qu’une forte planche scellée au mur, et contre laquelle l’animal se frotte. Les bonnes ménagères trouvent de l’économie à avoir une truie de l’espèce nommée tonquine. Cet animal est très productif. Il ne donne pas moins de huit à dix petits par an. Deux suffisant à la consommation de votre maison, vous vendez le surplus au printemps et à l’automne. Un jeune porc de huit mois vaut de douze à quinze francs, et depuis sa naissance, il a trouvé sa pâture dans les immondices de la basse-cour, et ne vous a presque rien coûté. Un mois, six semaines suffisent à l’engrais d’un porc. Une fois retenu à l’étable, on lui sert de copieuses rations de légumes farineux cuits dans l’eau de vaisselle. Des fruits tombés lui reviennent de droit, et s’il se trouvait à l’office des viandes crues avariées, on peut les faire entrer dans la soupe du porc. Les buvées se composent de lait caillé et d'eau de son.

Le fruitier, la serre aux légumes, le hangar.

Ces divers étables occupent le rez de chaussée du bâtiment de l'est. Le premier étage sera divisé en chambres abandonnées à vos charretiers et à votre berger pour loger leurs familles.

C'est aussi dans ce bâtiment que votre jardinier habitera avec sa femme. Cette dernière aura, sous votre surveillance, la direction de la basse-cour. Elle sera secondée par Marguerite. Le jardinier doit avoir dans la dépendance de son logement le fruitier, la serre aux légumes et le hangar.

Le fruitier.

Un bon fruitier doit être sec, clos, et à l'abri de la gelée. L'air étant de tous les agents destructeurs le plus actif, le mieux, pour un fruitier, est de murer les croisées, quitte à l’éclairer au moyen d’une lanterne. L’épaisseur des murs et l’exposition du midi sont de bons préservatifs contre la gelée. Quant à l’humidité, elle est rarement à craindre derrière de bons murs, entre des planchers également éloignés des caves et des combles. D’ailleurs, on pourrait assainir cette pièce en déplâtrant une fenêtre pendant l’été, et ne la bouchant qu’un mois avant de rentrer la récolte.

Tout l’intérieur du fruitier sera garni de tablettes de dix-huit pouces de large, espacées d’un pied, ayant en avant un rebord de deux pouces environ pour empêcher le fruit de rouler, et une petite planchette placée en arrière à une distance d’un pouce du mur, afin d’éloigner de tout contact avec l’humidité. Au milieu du fruitier seront disposées deux perches pour suspendre le raisin.

Le fruit, pour se bien conserver, doit être serré sain et sec. Les poires et les pommes se placent sur l’œil et la queue en l’air, en évitant, autant que possible, qu’un fruit touche l’autre. Il vaut mieux faire quelques cadeaux au moment de la récolte que de souffrir de l’entassement dans son fruitier. Les grappes de raisins se suspendent la queue en bas. Afin d’espacer les grains il ne faut pas essayer de conserver les grappes qui sont tassées, si belles qu’elles soient.

Le jardinier fera la revue, au moins deux fois par semaine, ôtera les fruits avariés, et portera à l’office ceux qui seront arrivés à l’état de maturité. Il doit y avoir dans le fruitier un marchepied pour monter aux dernières tablettes. Je vous conseille d’assister souvent à cette visite, et d’apprendre à choisir vos fruits vous-même. De toutes façons, la clef du fruitier ne doit être confiée qu’à des personnes raisonnables et reconnues pour soigneuses.

La serre aux légumes.

Ce lieu est, plus spécialement encore que le fruitier, sous la direction du jardinier. On y consacrera un caveau dont on bouchera les soupiraux afin d’éviter l’action de l’air, et dont on élèvera le sol pour diminuer l’humidité. C’est dans ce caveau que l’on enfouira dans le sable les chicorées, cardons, céléris, et que l’on mettra à l’abri de la gelée les racines potagères telles que carottes de Flandre, navets de Freneuse, salsifis, etc. Les choux, les poireaux se mettent dans la serre ; les oignons, au contraire, demandent un endroit sec et aéré.

Le hangar.

Un hangar est de la plus grande utilité à la campagne. II abrite, d’un côté les instrumens aratoires et les charrettes ; de l’autre, les outils du jardinier, les arrosoirs, les paillassons, les brouettes. Dans un coin de ce même hangar sera un établi de menuisier ; mais les outils seront fermés dans une boîte scellée au mur, et fermée à clef. Cette clef sera remise à Picot, qui est assez adroit pour mettre un clou dans l’occasion, et donner un coup de rabot. En général, la nécessité rend les gens de la campagne industrieux. Ainsi vous aurez un petit atelier de bourrelier, afin que vos charretiers puissent faire, en cas de besoin, un raccommodage aux harnais. Quand le mauvais temps interrompra les travaux de la campagne, vos gens se réuniront sous le hangar, et vous aurez l’œil à ce qu’ils n’y restent pas désœuvrés.

La cour et la basse-cour.

À partir du préau, une palissade en planches, assez haute pour que les volailles ne cherchent pas à la franchir, séparera la cour de la basse-cour. Dans cet enclos seront enfermés le hangar dont j’ai parlé ci-dessus, le logement du jardinier avec ses dépendances, ceux des autres commensaux, et enfin les poulaillers, colombiers, toits à porcs, etc. La portion du fossé attenante au bâtiment de l’est ne sera point plantée, comme le seront les trois autres. Elle entrera dans la basse-cour. Le ruisseau élargi et glaisé y formera une mare peu profonde où barboteront les oies et les canards. On pratiquera du côté de la cour un vaste trou à fumier. L’écoulement des eaux de l’écurie et de l’étable y aboutira. Une route, assez large pour laisser passer deux charrettes, sera tracée dans la cour principale. Cette route, partant de la porte charretière et aboutissant au château, avec embranchemens, conduisant aux étables, à la bergerie, à la grange et au hangar, sera ferrée en pierres de meulières, laissant entre elles passage à l’eau de la pluie. Sur ces pierres on étendra de la terre battue et du sable. Les portions de la cour, non comprises dans la route et ses annexes, seront semées en trèfle. Elles serviront de pacage aux oies, canards et dindons. Sur le préau, au bas de la fontaine, il y aura un grand abreuvoir où se désaltèreront les chevaux et le bétail. La décharge de cet abreuvoir ira alimenter un lavoir construit dans la basse-cour.

Le soir, après la rentrée des champs, les hommes employés à la ferme prendront chacun balai et balaieront la cour. Les ordures seront ramassées dans des brouettes, et conduites au trou à fumier. On fera de même des épluchures de la cuisine, et, en général, de toutes les immondices sortant de la maison où du jardin. Rien ne doit être distrait du fumier ; ce cloaque immonde et souvent infect est la principale source de vos richesses. Sans engrais point de récoltes.

Ma tâche est finie, ma chère Olympe, et j’espère être parvenu à vous faire comprendre quelle est la vôtre. Elle exige surtout deux qualités : l’activité et la perspicacité. À votre âge, la première manque rarement, une personne spirituelle possède toujours la seconde. Il ne s’agit que de tourner ses facultés vers un but utile.

  1. Au temps où l’abbé de Montenay écrivait, la culture de la besterave était sans importance.