La Jeune Proprietaire/3

chez Martial Ardant frères (p. 33-48).

CHAPITRE III.

Les amies de pension. La confession.
Le départ.

On ne dort pas plus dans une pension la nuit qui suit une distribution de prix, que l’on n’a dormi celle qui l’a précédée, et même pendant la nuit de la veille. Les pensionnaires insouciantes, paresseuses, incapables, toute la plèbe enfin, qui est bien tranquille et sûre de n’avoir pas mérité de récompense, repose comme de coutume, tandis que, après la distribution, le spectacle des couronnes reçues avec tant de solennité fouette le sang le plus lourd. Toutes les pensionnaires done parlaient, chacune selon son caractère, du prix d’honneur, de la comédie, des toilettes des dames venues du dehors, des applaudissemens des messieurs ; toutes disaient, les unes tout bas, les autres tout haut : — Ah ! si, l’année prochaine, je pouvais avoir…

Chacune, après cette exclamation, nommait ce qui l’avait le plus frappée dans cette mémorable journée.

— Je voudrais bien, dit Clarisse, jolie personne de dix-sept ans, remporter à mon tour le prix de déclamation ; mais jamais je ne pourrai dépasser Olympe.

— Ne t’inquiète pas, ma bonne Clarisse dit Mlle de Saint Julien, qui veillait sans pourtant se mêler au causeries de ses compagnes, ne t’inquiète pas, tu es à présent la meilleure élève de la maison, car je la quitte demain.

Olympe prononça ces paroles avec des larmes dans la voix. À cette nouvelle toutes. ces jeune filles, qui jasaient la tête sur le traversin, se dressèrent. Un cri unanime sortit de dessous les baldaquins en toile de coton blanc.

— Tu te maries ?

— Non pas vraiment. Mon tuteur m’a seulement annoncé hier que j’allais habiter mon domaine de Saint-Julien.

En ce temps-là on n’osait pas dire château. Un murmure d’indignation, entre-mêlé de marques d’incrédulité, accueillit ce discours. Olympe fut obligée d’affirmer qu’elle ne plaisantait pas, qu’elle disait bien la vérité. M. Dutais voulait qu’elle habitat sa terre, et la fit valoir elle-même.

— En vérité, s’écria Clarisse, voilà une destinée bien divertissante pour une fille si parfaitement élevée ! C’est-à-dire que tu ne danseras plus la gavotte ?

— Hélas ! non.

— Et tu courbes lâchement la tête sans chercher à t’affranchir d’une semblable tyrannie !

— Je ne le dois pas, chère Clarisse.

— Permets-moi de te le dire, Olympe, cette réponse n’a pas le sens commun. On doit toujours être libre.

— Crois-moi, Clarisse, je ne puis pas désobéir.

Alors il s’éleva un grand tumulte dans le dortoir ; une partie des pensionnaires se rangèrent du côté d’Olympe, les autres soutinrent l’avis de Clarisse. Enfin, la nonchalante Amélie, se soulevant sur son coude, dit d’une voix traînante :

— Pourquoi voulez-vous, mesdemoiselles, que cette pauvre Olympe prenne une peine inutile ? vous savez bien qu’on ne divorce point avec son tuteur.

Cette raison péremptoire produisit le plus grand effet sur l’assemblée. Hélas ! il n’était que trop vrai, on ne demandait le divorce que contre son mari ! Les avis s’ouvrirent alors sur le moyen de faire entendre raison au citoyen Jacques Dutais.

— Je lui dirais, reprit Clarisse d’un ton doctoral : monsieur… non, non… citoyen, c’est tout ce qu’il mérite, — citoyen, je sais danser, donc je dois aller au bal ; je sais déclamer, donc je dois parler à des gens capables d’apprécier la beauté de mon organe et la justesse de mes intonations, et non à des rastres de paysans ; je commence à dessiner passablement, cependant j’ai encore besoin de leçons, vous savez que l’on n’a de bons maîtres qu’à Paris ; je puis en dire autant pour la musique ; vous voyez donc que votre projet de me confiner à Saint-Julien est stupide, ainsi je le repousse.

— Très-bien ! très-bien ! crièrent toutes les jeunes filles.

— J’ajouterais, dit Amélie, qu’à la campagne il faut se lever matin, beaucoup marcher, s’occuper de ses valets, de ses ouvriers, toutes choses que je regarde comme contraires aux droits imprescriptibles que nous avons reçus de la nature.

— Oui, oui, son tuteur est un imbécile.

— Un monstre.

— Un aristocrate ; oui, un aristocrate ; il veut l’envoyer dans ses terres, comme on y envoyait les femmes sous l’ancien régime. Je Je sais bien moi ; ma tante a demandé le divorce pour cela.

Olympe ne répondait que par des soupirs aux propos extravagans de ses compagnes ; elle n’osait parler de son père, même à Clarisse et à Amélie, ses meilleures amies. La plus légère indiscrétion pouvait coûter la vie au comte. Olympe regardait l’obligation de rejoindre son père comme une raison sans réplique pour tout quitter à l’instant même. Pourtant elle éprouvait de vifs regrets de changer son genre de vie. Olympe était une personne studieuse et très-avide d’apprendre ; n’ayant jamais étudié qu’en pension, elle se figurait que hors des classes tout travail intellectuel devenait impossible. Elle regrettait donc les arts, dont sa mauvaise éducation de pension ne lui permettait pas de séparer les succès qu’elle avait obtenus du brillant auditoire qui l’avait couronnée ; elle regrettait son institutrice, Mlle Desrosiers ; elle regrettait les pensionnaires, ses compagnes. Combien elle allait se trouver isolée quand elle serait seule avec son père ! son père, pour qui elle aurait donné sa vie ; mais qu’en définitive elle ne connaissait pas.

Il n’y avait que quatre ans que le comte de Saint-Julien avait quitté la France ; mais ces quatre ans, c’était toute son existence à elle. Avant le départ de son père, elle n’était qu’une enfant, n’ayant, comme tous les enfans, que des idées confuses et des sentimens sans portée. Peu à peu cette crainte, que lui inspirait la solitude partagée avec M. de Saint-Julien, éclipsa ses regrets et ses inquiétudes, ou plutôt les absorba en ne faisant qu’un avec eux. Pendant que Mlle de Saint-Julien s’efforçait inutilement de mettre d’accord ses devoirs de fille et ses désirs de pensionnaire, ses compagnes s’étaient endormies. Au milieu du silence qui regnait encore dans la maison, Olympe entendit ouvrir des volets et tirer une table dans une pièce à l’entre-sol ; c’était le bon M. Blondel, l’ex-curé de Vallier, qui venait, à l’heure accoutumée, jouer son rôle de régisseur.

Ce bruit, qui révélait la présence du prêtre, excita un nouvel effroi dans l’âme d’Olympe. Elle se dit :

Si après tant de murmures contre la volonté de Dieu ; si, après m’être montrée fille sans tendresse pour mon père, j’allais mourir dans cette campagne, qui m’y donnerait l’absolution ?

À quinze ans, après sa première nuit d’insomnie, on est disposé à porter les choses à l’extrême. Olympe quitta brusquement sa couche étroite, revêtit, pour la première fois, le costume adopté dans la pension, puis, sortant à pas de loup, descendit l’étage qui séparait le dortoir du cabinet de M. Blondel. La pièce qui servait de bureau au régisseur, et, en même temps, de confessionnal pour Mlle Desrosiers et les élèves qui continuaient à suivre avec elle les devoirs de la religion, était un cabinet de dix à douze pieds carrés ; en face de la porte une table chargée de registres, au-dessus de laquelle une grande pancarte, attachée au mur, portait ces mots : Ici on s’honore du titre de citoyen. Liberté, égalité, fraternité ou la mort. C’était une formule imposée à tous les lieux sujets au public ; ce qui n’empêchait pas que les mères des élèves n’eussent été fort scandalisées si on ne les avait pas appelées madame, et que Mlle Desrosiers ne les trouvât beaucoup plus accommodantes sur les conditions lorsqu’elle avait trouvé le moyen de faire précéder leurs noms bourgeois de l’aristocratique particule de.

C’est bien à tort que l’on attribue la puissance des émotions religieuses à tel ordre ou tel ordre d’architecture ; le vrai temple du Dieu vivant est un cœur pur. Olympe se sentit aussi troublée devant cette petite porte grise sur laquelle était écrit en grosses lettres : Comptabilité, et plus bas ; tournez le bouton S. V. P., que si elle eût posé le pied sur le seuil de la plus imposante des cathédrales gothiques.

— Mon père, dit Olympe en entrant, avant de quitter cette maison, je voudrais soulager ma conscience. J’ai été bien coupable en pensée.

Le prêtre ne répondit que par un signe d’intelligence. Il fut tirer les rideaux de la croisée, mit le verrou d’une porte qui communiquait à l’intérieur, ôta le bouton de celle ouvrant sur l’escalier, revint s’asseoir sur son fauteuil, et, montant un grand écran de damas rouge entre sa pénitente et lui, il se disposa à écouter l’aveu de ces fautes de jeunes filles, qui semblent si pesantes à un cœur de quinze ans. Olympe s’agenouilla dévotement, et commença d’une voix tremblante :

Mon père !

— Parlez plus bas, mon enfant, et ne répétez pas si souvent ces mots : mon père ! on ne sait qui peut rôder ici autour.

Il ne faut pas rire de la pusillanimité du bon curé, il risquait sérieusement sa vie pour entretenir la foi dans le cœur de ses pauvres enfans. Découvert remplissant les fonctions de son ministère sacré, il n’aurait eu que le temps de recommander son âme à Dieu, et pouvait même entraîner Mlle Desrosiers à l’échafaud avec lui. Olympe avoua au curé comment ses regrets de quitter la pension l’emportaient par momens sur la piété filiale.

M. Blondel n’était ni un Bossuet ni un Fénelon. Si la Providence n’avait fait de lui que ce qu’il paraissait être, un commis, on aurait pu dire sans crainte qu’il était d’une nullité complète ; mais celui qui parle au nom du Seigneur ; celui qui suit la morale simple et irrésistible de l’évangile ; celui qui ne veut point écouter, interpréter, démêler les mille caprices du monde, n’a point besoin d’esprit : la croyance lui suffit ; la parole de Dieu est toujours là pour lui fournir le mot éloquent qui commande l’abnégation et décide le sacrifice. Olympe sortit donc du cabinet de M. Blondel entièrement guérie de ses irrésolutions, et prête à soutenir avec un admirable courage les assauts que lui préparait l’éclatante douleur de ses compagnes.

Je ne veux pas médire des amitiés de pension ; il en est, sans doute, qui sont sincères et durables ; mais il en est aussi qui sont un ton que les élèves d’un caractère énergique et passionné imposent aux timides ; car, telle aimable que l’on soit, on ne peut espérer d’être aimée passionnément par soixante personnes à la fois. C’était pourtant ce qui arrivait à Olympe ; toutes les pensionnaires de Me Desrosiers fondaient en larmes à la pensée de son départ. Outre le pouvoir occulte que j’ai signalé, pouvoir qui, pendant l’adolescence des filles, prélude à l’empire que la mode exerce sur les femmes, se trouve encore une cause qui motive ces élans d’enthousiasme et de sensibilité qui s’emparent tout d’un coup du peuple entier d’une maison d’éducation : c’est qu’ils rompent la monotonie des journées. L’émulation des sanglots succède bientôt à celle des larmes, et s’il arrive, par événement, qu’une pensionnaire ne pleure pas assez, ou qu’une autre s’afflige au point d’en avoir des spasmes nerveux, l’indignation ou la pitié mettent en jeu les puissances de ces jeunes âmes, engourdies faute d’occasions de se manifester.

À chaque coup de marteau frappé à la porte de la maison, les trois classes frémissaient comme un seul enfant qui croit entendre venir Croque-Mitaine, et le nom du citoyen Dutais circulait de bouche en bouche. Enfin, à trois heures de l’après-midi, après beaucoup de vaines appréhensions, une petite fille blonde et espiègle, à laquelle la douleur qu’elle ressentait du départ d’Olympe avait suggéré vingt prétextes pour quitter ses devoirs et aller faire le guet à une lucarne haute donnant sur la rue, quitta son observatoire, et vint, tout en pleurant, annoncer à la classe des grandes que cette fois l’abbé cheminait vers la pension ; elle venait de le voir de ses propres yeux. À cette nouvelle, les leçons furent suspendues, c’est-à-dire qu’on cessa de se contraindre.

Olympe avait voulu travailler encore ce dernier jour avec ses compagnes. En apprenant l’arrivée de son tuteur, elle se hâta de serrer ses cahiers dans son pupitre, rassembla ses dictionnaires, mais elle ne put faire ces apprêts sans que de grosses larmes ne coulassent le long de ses joues. Amélie et Clarisse, ses plus chères amies, se jetèrent dans ses bras. En ce moment, la porte s’ouvrit, et une servante annonça d’une voix brisée que Mlle de Saint-Julien était attendue chez madame. Toutes les élèves entourèrent Olympe ; c’était à qui baiserait ses mains, ses cheveux, sa robe. La même scène se renouvela dans les deux autres classes, à mesure qu’Olympe les traversa. Jamais reine enlevée à ses sujets ne reçut de plus vifs témoignages d’amour !

Mlle Desrosiers, très-fâchée de perdre une aussi bonne écolière, reçut les adieux d’Olympe avec un profond attendrissement. Elle voulut l’accompagner jusqu’au fiacre dans lequel les valets rangeaient la malle, le pupitre de bois noirci et les livres recouverts en parchemin de la pensionnaire ; en ce temps-là le bois d’acajou était un luxe hors de la portée d’une jeune fille, et l’art du relieur, bien loin de ce qu’il est de nos jours, ne permettait pas que les couvertures élégantes fussent prodiguées aux livres des pensionnaires.

À toutes les fenêtres du corps de logis principal, on voyait de jeunes visages et de petites mains qui agitaient des mouchoirs blancs en signe d’adieu. Olympe descendant le perron, appuyée sur le bras de Mlle Desrosiers, se retournait à chaque marche pour envoyer des baisers d’adieu à ses jeunes amies : enfin on baisse le marchepied, elle monte en voiture

— Tu nous écriras, Olympe !

— Oui, oui.

— À moi, à moi, s’écrie-t-on de toutes parts.

— Je vous écrirai à toutes ; adieu !

— Ne nous oublie pas.

— Oh ! c’est impossible !…

Le cocher fouette ses haridelles, la porte du pensionnat est fermée ; Olympe est décidément perdue pour ses jeunes amies dont le désespoir prit alors un tel degré de violence que Mlle Desrosiers crut devoir accorder un congé général pour le reste de la journée. À quelque chose malheur est bon.