La Jeune Proprietaire/2

chez Martial Ardant frères (p. 19-32).

CHAPITRE II.

Le retour du proscrit.

Olympe se rendit en courant au cabinet de mademoiselle Desrosiers. L’éclat naturel de son teint était encore animé par la danse ; la joie de ses succès était si grande que l’on pouvait dire qu’elle lui faisait oublier tout autre sentiment. M. de Montenay, assis le dos tourné à la porte d’entrée, ne vit ni n’entendit sa pupille dont les pieds de sylphide effleuraient à peine le parquet. Olympe trouva plaisant de s’annoncer en posant ses couronnes sur la tête de son tuteur ; M. de Montenay, se retournant brusquement, accueillit cette espiéglerie d’un regard empreint d’une surprise si douloureuse qu’on pouvait dire de lui qu’il avait oublié les fêtes enfantines aussi complètement qu’Olympe oubliait en ce moment les soucis de la vie.

— Ah ! vous voilà, mon enfant.

— Oui, mon oncle ; mais d’où vient que…

— Paix ! nous n’avons pas le temps de nous occuper d’autre chose que de l’objet qui m’amène. Êtes-vous seule ?

— Oui, mon oncle ; tout le monde est occupé au salon.

— C’est bien. Cependant, pour plus de sûreté, voyez s’il n’y a personne dans la chambre de mademoiselle Desrosiers. Moi je vais inspecter le corridor.

— Personne, mon oncle.

— Ni de ce côté non plus. Nous allons laisser les deux portes ouvertes ; nous serons plus en sûreté en voyant ceux qui s’approcheront de ce cabinet avant qu’ils soient à portée de nous entendre.

— Mon Dieu ! qu’y a-t-il donc, mon oncle ? le régime de la terreur va-t-il recommencer ?

— Il n’a jamais cessé, ma chere Olympe, pour les malheureux qui ont cherché à se soustraire aux proscriptions. Venons à ce qui me préoccupe : j’ai des nouvelles de votre père ; il est en France.

À ces mots : J’ai des nouvelles de votre père, Olympe bondit de joie ; mais ce qui suivit la fit retomber désolée sur sa chaise. Revenir dans sa patrie c’était livrer sa tête aux bourreaux. Hélas ! le retour de son père fit oublier à Olympe les couronnes dont elle était si heureuse il n’y avait qu’un instant. Elle promena ses regards inquiets autour d’elle, fureta, en une seconde, toute la maison par la pensée, et s’écria :

— Mon père et pas une cachette ! Mais chez vous, mon oncle, le placard au coin de la cheminée où François enferme vos livres de piété et le grand christ d’ivoire ; du temps des visites domiciliaires jamais on ne s’est douté qu’il y eût là un renfoncement. Ne pourrait-on y cacher mon père ? je veux être seule maîtresse de ce secret, afin que, si on le découvre, je sois…

— Tous ces soins sont inutiles, mon enfant, Saint-Julien a eu le bon esprit de ne point venir à Paris. Votre père n’a point émigré ; il servait dans la Vendée sous les ordres de La Roche-Jacquelin. Dans le courant de la campagne, il ramassa, sur le champ de bataille, après une affaire où l’avantage était resté à l’armée royale, le sac d’un bleu ; les papiers contenus dans ce sac apprirent à Saint-Julien que cet homme avait à Montargis un oncle qui, depuis la mort de ses parens s’était chargé de ses affaires. Lors de la soumission de la Vendée, votre père, muni de tous les papiers du jeune Morel, s’est présenté à Montargis chez le maréchal-ferrant. Il n’a point cherché à le tromper, et cet homme généreux a consenti à le faire passer pour son neveu. Ce jeune homme, né à Briare, n’était jamais venu à Montargis.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! et je ne pourrai donc pas l’embrasser ?

— Si fait, chère Olympe, car il faut, sans perdre de temps, faire sortir votre père de son asile. Le maréchal-ferrant est un parfait honnête homme ; l’action qu’il a faite en accueillant votre père et en le reconnaissant pour son neveu, est des plus belles ; mais, d’un jour à l’autre, la peur peut s’emparer de celui qui s’est conduit en héros la veille ; d’ailleurs des parens de Briare, des amis, de véritables soldats, peuvent découvrir la fraude ; enfin votre père est malade, sans argent, chez des artisans peu aisés, il faut donc le tirer sans tarder de cette situation ; il faut récompenser bien vite son bienfaiteur. Cela vous regarde ; c’est pourquoi je suis venu vous trouver sans perdre une minute.

— Que puis-je faire, mon oncle ?

— Tout, ma chère Olympe. Écoutez-moi bien, je vais vous mettre au fait de votre fortune et de votre position vis-à-vis de votre père, toutes choses que j’ai cru devoir vous laisser ignorer jusqu’à ce jour. Les Saint-Julien n’étaient pas très-riches, du moins depuis le règne de Louis XIV on ne les voit plus figurer que dans des actes de vente. Votre bisaïeul, ayant perdu d’assez fortes sommes en agiotant, lors du système de Law, vendit toutes ses terres argent comptant au fils d’un fermier-général, ne conservant que son château de Saint-Julien et trois cents arpens de bruyères, qu’il concéda par petites portions à des paysans à charge de défrichement, moyennant un cens ou rente, qui devait s’augmenter progressivement pendant soixante ans : si bien, qu’aux premiers jours de la révolution, votre père jouissait d’une jolie fortune. Mais grâce aux nouvelles lois, les paysans ont été affranchis de toute redevance. Plus tard, le comte de Saint-Julien ayant disparu, son château est devenu propriété nationale : voilà pour vos biens paternels, voyons le côté maternel ; votre mère en se mariant apporta à son mari deux cent mille francs en bel et bon argent ; c’est une dot magnifique. Par la mort prématurée de ma pauvre cousine, cette fortune est devenue la vôtre, je vais vous en rendre compte.

— À quoi cela sert-il, mon oncle ?

— Vous le comprendrez plus tard. De ces deux cent mille francs, en entrant en ménage, le comte de Saint-Julien employa vingt-cinq mille francs en achat de diamans et d’argenterie, cent soixante-quinze mille francs qui furent placés ; soixante quinze mille francs chez M. Varanchan, fermier-général, et cent mille chez un quidam nommé Robert. Écoutez-moi donc, Olympe, il y va du salut de votre père.

Ces mots réveillèrent l’attention d’Olympe, dont l’imagination commençait à courir les champs. Le bon abbé continua :

— En 1790, les diamans et la vaisselle furent vendus pour payer quelques dettes et fournir aux dépenses déjà fort restreintes du comte et de la comtesse de Saint-Julien. En 1792, le comte obtint de M. de Varanchan, moyennant un sacrifice, le remboursement de soixante-quinze mille francs placés chez lui. Votre père porta cet argent dans la Vendée, d’où il est revenu sans avoir de quoi acheter un pain de quatre livres. Enfin le 6 ventôse de l’an 3 de la république, présente année 1795, le citoyen Robert m’a fait signifier qu’il avait déposé au greffe du tribunal de première instance la somme de cent dix mille francs pour capital et intérêts par lui dus à la citoyenne Montenay, épouse de l’émigré Saint-Julien ; capital et intérêts qui représentaient alors cinq cents louis de bon argent, et qui aujourd’hui vaudraient bien cinq cents francs.

— Grand Dieu ! ainsi, mon oncle, je n’ai plus rien à offrir à mon père ! n’importe, conduisez-moi vers lui, et je le soignerai, je travaillerai, je mendierai s’il le faut, pour le nourrir.

— Travailler, oui ; mendier, non. Vous n’êtes pas, chère enfant, aussi dénuée que vous le pensez. Avez-vous oublié que je suis devenu Jacques Dutais, et que le citoyen Dutais est un faiseur d’affaires aussi actif que l’abbé de Montenay était un ecclésiastique indigne ?

— Ah ! mon oncle, mon bon oncle ! m’avez-vous conservé quelque bien ?

— Oui, mon enfant ; en même temps que le citoyen Robert effectuait son remboursement, le château de Saint-Julien était mis en vente. Je l’ai acheté et payé en la même monnaie que vous aviez reçue de votre débiteur. Saint Julien vous appartient donc, vous pouvez offrir à votre père un asile dans la maison de ses ancêtres.

— Je dois, mon oncle, rendre Saint-Julien à mon père. Il ne sera pas dit que sa fille consommera sa ruine.

— Je souhaite, pour votre bonheur à tous deux que votre père n’accepte pas cette restitution, et qu’il prête plutôt l’oreille à mon projet de vous faire émanciper pour vous donner le droit d’administrer cette propriété.

— Mais, mon oncle, à mon âge ?

— Vous aurez bientôt seize ans, ma nièce ; les rois sont majeurs à treize.

— Les rois ont des ministres.

— Eh ! qui vous empêchera de consulter, en cas de besoin, votre garçon de charrue, le berger, les filles de basse-cour ? c’est là le conseil privé qu’assemble une fermière. Croyez, Olympe, qu’en bien des circonstances la pratique en remontre à la théorie.

— Mais cette théorie, où la prendrai-je ?

— Dans les meilleurs ouvrages imprimés sur cette matière et dans nos fréquens entretiens.

— Quelle étude !

— Pas si rude que vous le pensez ; d’ailleurs vous l’avez dit vous-même, Olympe, le temps est venu de travailler pour père. La terre de Saint-Julien, telle qu’elle est à présent, n’offre pas à ses propriétaires un sol de revenu. Cependant ses cent trente-huit arpens de parc, les douze que couvrent les cours, les jardins, les bâtimens superflus, peuvent former une jolie métairie de cent cinquante arpens. Dans un temps de calme, et tout me dit que la tourmente révolutionnaire touche à sa fin, dans un temps de calme, dis-je, un fermier calcule ainsi le produit de sa terre : un tiers pour les frais de culture et les charges publiques, un tiers pour ses maîtres et un tiers pour payer ses peines à lui fermier ; plus, les produits de la basse-cour, qui, sous une femme intelligente, doivent répandre une grande aisance dans la maison. À Saint-Julien et dans les environs, les fermages se paient à raison de vingt-quatre francs l’arpent. Ce sont donc deux fois cent cinquante louis, ou sept mille deux cents francs, que vous pouvez percevoir tous les ans pour prix, il est vrai, d’un travail opiniâtre et de la bonne direction que vous saurez donner à vos travaux.

— Hélas ! comment oserai-je commander dans une maison où sera mon père ?

— Le sentiment qui plaide dans votre cœur contre votre émancipation est honorable, ma chère Olympe ; cependant il faut le combattre. Votre père est proscrit, il ne peut paraître dans aucune transaction sans risquer sa tête ; vous devez le soustraire aux regards de l’administration jusqu’à ce que je sois parvenu à le faire rayer de la fatale liste des émigrés. D’ailleurs, vous ne connaissez pas votre père : vous ignorez que ses goûts, ses habitudes, la faiblesse de sa santé, lui feraient, des soins que demande une exploitation agricole, une fatigue et un ennui sans cesse renaissans. C’est donc à vous, Olympe, à rendre à votre père la médiocrité de sa fortune supportable, douce même, si cela se peut ; c’est à vous de cicatriser les plaies que de si cruels malheurs ont faites à son âme. Il revient au gîte comme la volatille de la fable, demi-morte, demi-boiteuse. Loin de rien attendre de lui, c’est vous qui devez le soutenir, le consoler, l’enrichir. Prenez courage : l’esprit d’une femme ne faillit jamais lorsqu’il faut accomplir ce que son cœur projette. Maintenant nous allons rentrer au salon et faire bonne contenance, vous à la danse, moi à la conversation.

— Que je danse, mon oncle ! et si, dans ce moment même, mon père était dénoncé !

— Hélas ! mon enfant, notre vie est aussi bien que la sienne dans les mains de la Providence. Qui peut savoir le nombre de jours qu’il a encore à passer sur cette terre ? Cependant la Providence réprouve un aveugle fatalisme, et nous devons faire tout ce que la prudence commande pour préserver votre père. Ainsi gardons-nous bien de laisser voir ni trouble ni inquiétude à une société aussi nombreuse que celle rassemblée ce soir dans cette maison. Qui sait s’il ne s’y trouve pas des gens tout prêts à les interpréter !

De semblables craintes étaient si communes dans ces temps malheureux, qu’Olympe les comprit tout de suite. Elle chauffa son mouchoir avec son haleine, puis l’appliquant sur ses paupières et sur ses joues, elle effaça complètement la trace de ses larmes. Prenant alors le bras de son tuteur, elle rentra avec lui dans la salle du bal, calme en apparence, mais tout autre au fond du cœur que lorsqu’elle en était sortie.