Traduction par Hélène Hart.
Stock (p. 32-40).


LA NON-VIOLENCE


Lorsqu’un homme prétend être non-violent, il ne doit point s’irriter contre qui l’a outragé. Il ne lui souhaitera aucun mal ; il lui souhaitera du bien ; il ne le maudira pas ; il ne lui causera aucune souffrance physique. Il acceptera tous les outrages que lui fera subir l’offenseur. La Non-Violence comprise ainsi devient l’innocence absolue. La Non-Violence absolue est une absence totale de mauvais-vouloir contre tout ce qui vit. Elle s’étend même aux êtres inférieurs à l’espèce humaine sans en excepter les insectes et les bêtes nuisibles. Elles n’ont pas été créées pour satisfaire à nos penchants destructeurs. Si la pensée intime du Créateur nous était connue, nous découvririons la place qui leur appartient dans sa création. La Non-Violence, sous sa forme active, consiste par conséquent en une bienveillance envers tout ce qui existe. C’est l’Amour pur. Je l’ai lu dans l’Écriture sainte hindoue, dans la Bible, et dans le Koran.

La Non-Violence est un état parfait. C’est un but vers lequel tend, bien qu’à son insu, l’humanité tout entière. L’homme ne devient pas divin lorsque, dans sa personne, il incarne l’innocence ; c’est alors seulement qu’il devient véritablement homme. Tels que nous sommes actuellement, mi-hommes, mi-bêtes, nous avons la prétention, dans notre arrogante ignorance, de remplir le rôle dévolu à notre espèce, lorsque nous rendons coup pour coup et que nous nous abandonnons à la colère. Nous feignons de croire que la loi du talion est la loi de notre être, alors que dans toute Écriture Sainte nous voyons que la loi du talion n’est nulle part obligatoire, mais seulement tolérée. L’empire sur soi est seul obligatoire. La vengeance est une satisfaction qui nécessite des règles compliquées. La maîtrise de soi est la loi de notre être. La plus haute perfection demande la plus haute maîtrise. La souffrance devient ainsi le symbole de l’espèce humaine.

Le but s’éloigne sans cesse de nous. Plus nos progrès sont grands, plus nous prenons conscience de notre indignité. La satisfaction se trouve dans l’effort accompli, non dans le but atteint. Dans l’effort absolu se trouve la victoire absolue.

Aussi, et tout en me rendant compte plus que jamais de la distance du but, pour moi la loi d’Amour est la loi de mon être[1]. Chaque fois que j’échouerai, et justement à cause de cet échec, mon effort n’en sera que plus résolu.

Mais je ne prêche pas cette loi finale par l’intermédiaire du Congrès ou de l’Organisation pour le Califat. Je sais trop bien ce qui me manque. Je sais qu’une tentative de ce genre est condamnée d’avance à un échec. S’attendre à ce qu’une masse d’hommes et de femmes obéissent spontanément à cette loi, c’est ignorer comment ils vivent. Mais de l’estrade du Congrès et aux réunions de la Société pour le Califat, je prêche ce qui ressort de cette loi. Ce que le Congrès a admis, ainsi que les assemblées pour le Califat, n’est qu’une parcelle de ce que la loi implique. Avec des travailleurs sincères pour la Cause, if serait possible d’en faire appliquer par de grandes masses une partie restreinte en peu de temps. Mais pour arriver au but, il faut que la plus faible partie réponde aux mêmes conditions que le tout. Une goutte d’eau doit à l’analyse donner le même résultat qu’un lac entier. La nature de ma Non-Violence vis-à-vis de mon frère ne saurait être différente de celle de ma Non-Violence vis-à-vis de l’univers. Lorsque j’étends à l’univers entier l’amour que j’ai pour mon frère, il faut que cet amour ait la même composition.

Une manière d’agir particulière est une politique, lorsque son application en est limitée au temps ou à l’espace. La plus haute politique est par conséquent de l’appliquer le plus complètement possible. Mais tant qu’elle dure, l’honnêteté comme politique ne diffère en rien de l’honnêteté par croyance. La différence qui existe entre les deux, c’est que le marchand qui croit à la politique de l’honnêteté ne s’embarrassera plus de son honnêteté lorsqu’elle ne rapportera rien, alors que celui pour qui c’est une conviction continuera d’être honnête, même s’il doit tout perdre.

La Non-Violence politique du Non-Coopérateur ne résiste pas à cette épreuve, dans la majorité des cas. Et c’est ce qui prolonge la lutte. Que nul ne blâme le caractère inflexible de la nature anglaise ! La fibre la plus dure est tenue de se dissoudre au feu de l’amour. On ne pourrait me forcer à changer d’attitude à ce sujet, parce que je sais cela. Quand la nature britannique ou toute autre résiste, c’est que le feu, s’il existe, n’est pas suffisant.

Il n’est pas nécessaire que notre Non-Violence soit forte, mais il faut qu’elle soit sincère. Nous ne devons pas souhaiter du mal aux Anglais ni à nos compatriotes qui coopèrent, tant que nous faisons profession d’être non-violents. Mais le plus grand nombre parmi nous a voulu le mal ; s’ils ne l’a point fait, c’est uniquement par faiblesse ou parce qu’il a cru à tort qu’en s’abstenant de faire le mal physiquement il tenait son serment. Notre vœu de Non-Violence exclut toute possibilité de représailles futures. Quelques-uns parmi nous semblent malheureusement s’être contentés de retarder la date de la vengeance.

Qu’on ne se méprenne pas sur mes paroles : je ne dis pas que la politique de Non-Violence exclue la possibilité de vengeance, lorsque cette politique sera abandonnée. Mais elle exclut absolument la possibilité d’une vengeance future, si la lutte se termine par un succès. Aussi sommes-nous tenus, pendant que nous poursuivons notre politique de Non-Violence, d’être en bons termes avec les administrateurs anglais et leurs coopérateurs. J’ai été rempli de honte, lorsqu’on m’a dit que, dans certaines parties de l’Inde, des Anglais et des coopérateurs bien connus ne pouvaient circuler sans danger. Les scènes honteuses qui se sont produites récemment à une réunion de Madras étaient un reniement absolu de la Non-Violence. Ceux qui ont forcé le président à se retirer par leurs hurlements, parce que celui-ci m’avait insulté, paraît-il, se sont déshonorés et ont déshonoré leur politique. Ils ont blessé au cœur leur ami et leur allié Mr. Andrews. Ils ont fait du tort à leur propre cause. Si le président était persuadé que j’étais un gredin, il avait parfaitement le droit de le dire. Agir par ignorance n’est pas provoquer. Mais un Non-Coopérateur, par sa parole donnée, est tenu de ne pas répondre à la provocation même la plus grave. Le jour où j’agirai comme un gredin, il y aura grave provocation, et j’avoue qu’elle sera suffisante pour délier de son vœu de Non-Violence tout Non-Coopérateur et justifier tout Non-Coopérateur qui voudrait me tuer pour l’avoir induit en erreur.

Vouloir cultiver la Non-Violence, même d’une façon aussi restreinte, est peut-être impossible. Peut-être ne faut-il pas nous attendre à ce que les gens ne désirent pas le mal de leur adversaire, tout en ne leur en faisant pas. Pour être de bonne foi, nous devrions alors cesser de nous servir de l’expression Non-Violence pour caractériser notre lutte. L’alternative ne serait pas de recourir immédiatement à la violence. Mais le peuple ne serait pas tenu de se soumettre à une discipline de Non-Violence, et je ne serais pas dans l’obligation d’endosser la responsabilité de Chauri-Chaura[2]. L’école de Non-Violence restreinte continuera alors à prospérer obscurément, mais sans le fardeau terrible de responsabilité qu’elle porte aujourd’hui.

Pourtant, si la Non-Violence doit demeurer la politique de la nation, nous sommes tenus, pour sa réputation et celle de l’humanité, de la pratiquer à la lettre et selon l’esprit. Et si nous voulons aller jusqu’au bout de cette politique, si nous croyons en elle, nous devons sans tarder nous réconcilier avec les Anglais et les coopérateurs. Il faut qu’ils nous certifient qu’ils se sentent en complète sécurité parmi nous, qu’ils nous considèrent comme des amis, bien que nous appartenions à une école de pensée et à une politique radicalement opposées. Il nous faut les accueillir sur nos estrades, comme des invités de marque, et les rencontrer sur des estrades neutres comme des camarades. Il nous faut élaborer une ligne de conduite pour les rencontres de ce genre. Il ne faut pas que notre Non-Violence donne naissance à la violence, à la haine et au mauvais vouloir. Nous serons jugés selon nos œuvres, comme le reste des mortels. Un programme de Non Violence pour obtenir le Swarâj demande, bien entendu, une certaine habileté pour organiser les affaires sur une base non-violente et nécessite que l’on inculque l’esprit d’obéissance. M. Churchill, lequel ne comprend que l’évangile de la force, a parfaitement raison lorsqu’il dit que le problème irlandais diffère du problème indien. Il entend par là que l’Irlande, ayant obtenu son Swarâj par la violence, saura le conserver par la violence, s’il le faut. D’autre part, si l’Inde obtient effectivement le Swarâj par la Non-Violence il faut qu’elle soit à même de le conserver par des moyens non-violents. À ceci M. Churchill ne croit guère, à moins que l’Inde ne donne une preuve de ce dont elle est capable, par une démonstration visible du principe. Cette démonstration est impossible, tant que la société ne se sera pas imprégnée de l’esprit de Non-Violence, de telle façon que le peuple, dans sa vie politique se conforme à la Non-Violence, ou en d’autres termes que l’autorité civile l’emporte sur l’autorité militaire.

Par conséquent, le Home Rule que nous obtiendrons par des moyens non-violents ne saurait jamais entraîner un intervalle de chaos et d’anarchie. Le Swarâj par la Non-Violence doit être une révolution paisible et progressive, de telle sorte que le transfert des pouvoirs, d’une corporation fermée aux représentants du peuple, s’accomplirait naturellement comme un fruit mûr tombant d’un arbre bien soigné. Je répète qu’il se peut fort bien que la réalisation soit impossible. Mais je sais que la Non-Violence n’implique pas moins. Si nos aides actuels ne croient pas qu’il soit possible d’arriver à une atmosphère relativement non-violente, ils devraient abandonner complètement le programme de Non-Violence et en préparer un autre absolument différent. Si nous nous approchons de notre programme avec la restriction mentale qu’après tout, nous arracherons le pouvoir aux Anglais par la force des armes, nous manquons à notre profession de Non-Violence. Si nous avons foi en notre programme, nous sommes tenus de croire que les Anglais ne seront pas insensibles à la force de l’affection, puisqu’ils sont certainement sensibles à la force des armes. Pour les incrédules, le choix est entre les Conseils qui sont, avec leurs lourds programmes d’humiliations couvrant plusieurs générations, l’école de l’expérience, ou bien une révolution sanglante comme on n’en a jamais vu dans le monde entier. Je n’ai pas le moindre désir de jouer un rôle dans une telle révolution, et je ne veux pas être un instrument consentant à la faire naître. Selon moi, il faut choisir entre la Non-Violence sincère, avec la Non-Coopération comme conséquence directe, ou le retour à une coopération antagonique, c’est-à-dire à la coopération avec obstruction.

9 mars 1920.

  1. Le 23 juin 1919, Gandhi écrivait déjà dans la Jeune Inde :

    « Il se passera peut-être un temps considérable avant que la loi d’Amour soit reconnue dans les affaires internationales. Les rouages des gouvernements s’interposent, masquant au cœur d’un peuple le cœur des autres peuples. Et pourtant, si seulement nous considérions les derniers événements internationaux en Europe et en Asie Orientale, en songeant à ce qui est essentiel, il nous serait possible de voir que le monde en arrive peu à peu à comprendre qu’il en est entre nations comme il en est entre hommes ; que la force seule est impuissante à résoudre les problèmes et que la sanction économique de Non-Coopération est beaucoup plus efficace que les armées et les marines. Les victoires de la guerre n’ont fait qu’ajouter de nouvelles charges aux nations qui sortirent de la lutte apparemment victorieuses. La question des vivres et de l’industrie dans les nations vaincues est une source d’inquiétude non moins grande pour les vainqueurs que pour ces nations elles-mêmes. Toute l’habileté des gouvernements des nations alliées tend à démontrer, et cela sans rien enlever à la gloire des vainqueurs, qu’ils peuvent rendre le peuple vaincu solvable économiquement, heureux et désireux de travailler pour le reste du monde. Si on lit entre les lignes du court télégramme exposant le programme international du parti républicain en Amérique, on peut voir que le Far West commence à se rendre compte que la sanction définitive d’une Ligue des Nations devrait être, non le cercle vicieux de la force des armées, mais la force de ce qui est internationalement en dehors des lois, c’est-à-dire la Non-Coopération. De là, il serait aisé d’arriver à reconnaître absolument la loi d’Amour. Jusqu’au jour où une énergie nouvelle est captée et dirigée, les capitaines des énergies anciennes la traiteront d’idéaliste, de théorique et de non pratique. Nous pouvons avoir la certitude que le marchand de chevaux se moqua de l’ingénieur qui mit en mouvement la machine à vapeur, jusqu’au jour où il s’aperçut que la machine à vapeur était capable de transporter même ses chevaux. L’ingénieur électricien fut probablement traité de maniaque et de fou dans les milieux de locomotion à vapeur, jusqu’au jour où un travail s’accomplit grâce aux fils électriques. Il faudra peut-être longtemps pour poser les fils d’amour international ; mais la sanction de Non-Coopération internationale, telle qu’elle me semble avoir été conçue par le parti républicain en Amérique, est de préférence à la contrainte physique, un progrès sensible vers la solution véritable et définitive…

  2. Des troubles avaient eu lieu au début de l’année à Chauri-Chaura dans les Provinces Unies ; ils forcèrent Gandhi à suspendre la proclamation de la Désobéissance Civile.