Eugène Figuière (p. 290-307).


CHAPITRE XIX


Au mois de juin 1915, après les alternatives de succès et d’insuccès que subirent nos armes, on vit apparaître des uniformes français au milieu des uniformes russes. À travers la palissade, les prisonniers civils interrogèrent les nouveaux arrivants et apprirent le statu quo des situations militaires.

Or, Jeanne Deckes pour imposer à son entourage certaines mesures d’hygiène, avait avoué sa véritable position sociale ; ses diplômes lui avaient valu une autorité et une confiance générales. Ses titres étaient connus des soldats du parc mitoyen ; et il arriva que souvent de pauvres diables lui contèrent leurs indispositions. Elle donnait ainsi, en plein vent, des consultations dont les ordonnances ne pouvaient pas souvent être suivies, mais, — parce qu’elle y ajoutait toujours des mots de réconfort, — sa clientèle augmentait chaque jour. Grâce à ses conseils, ses compatriotes comprirent l’obligation d’une propreté scrupuleuse ; mais les Russes, découragés, rendaient leurs soins souvent inefficaces.

Un jour d’octobre deux fantassins français lui amenèrent — près des planches hérissées de fil de fer, — un géant dont les yeux étaient injectés de sang, la face terreuse et qui se plaignait, dans un baragouin pittoresque, de maux de tête et de maux de reins. Le hasard d’un de ses gestes découvrit ses poignets, et des taches retinrent l’attention de la doctoresse. Elle le questionna et apprit qu’il avait une éruption semblable et très forte dans le dos. Le diagnostic était indubitable. La couleur spéciale des plaques ne laissait aucun doute sur le mal ; c’était le typhus exanthématique. Elle renvoya l’homme en lui enjoignant la diète et des lotions froides, mais elle prévint les Français du danger de ce voisinage.

Quelques jours plus tard une véritable épidémie de ce terrible fléau sévissait sur tout le camp. Jeanne Deckes se multiplia auprès des malades, et, dans une de ses tournées dans les baraques 60 et 65, elle eut la joie de rencontrer un de ses anciens camarades d’externat. Ils avaient passé leurs examens le même jour et fêté leur doctorat dans le même banquet. Lui avait été fait prisonnier dans la Somme, et il était précisément question de le rapatrier en même temps que quelques otages civils. En attendant les décisions de la kommandantur, il essayait de sauver ses compatriotes, et réussissait parfois à faire avorter le fléau.

Un matin, Jeanne Deckes lui parut étrangement lasse, ses prunelles avaient la congestion symptomatique et comme elle frissonnait il la mit en éveil.

— Mais, ma chère amie… vous êtes infectée !…

— Je n’ai pas d’éruption, ce n’est peut-être qu’une grippe !

— Croyez-moi, traitez-vous.

— Et si je meurs… que deviendra mon fils !

— Vous avez un enfant ?

— Que je nourris !

— Mettez-le immédiatement à un autre sein et fiez-vous à mon traitement.

Comment elle échappa à la virulence du streptobacille ce fut un miracle. Elle sortit de cette épreuve complètement déprimée avec des désordres pathologiques très graves ; le major Deniset — qui la disputa au typhus — restait très inquiet sur son état.

— Il lui faudrait la France, disait-il à M. Bonfils, si non elle mourra. Jamais elle ne supportera la rigueur d’un hiver, dans des conditions aussi précaires. Pauvre femme ! Que leur a-t-elle donc fait celle-là ?

Depuis le 25 novembre, les gardiens avaient des attentions et des politesses inusitées pour le vieillard. On lui apportait un plat spécial à chaque repas ; et l’obséquiosité des Allemands à son égard le fit réfléchir. Que se préparait-il ?

Le 30, il fut appelé à la Direction, et on lui apprit, avec force courbettes, que le Gouvernement avait négocié son retour ; le papier était à la signature de la place. Au lieu d’éprouver une joie immense, M. Bonfils, en écoutant l’officier pensait à Jeanne Deckes dont la bronchite teintait de rouge le mouchoir à chaque quinte. Il se demandait ce que deviendrait le petit sauvageon que la guerre avait semé et il restait bouche close devant le hauptmann, interdit de tant de calme.

— Ne pourriez-vous, Monsieur, faire partir à ma place Mme Jeanne Deckes et son fils ?

— Une permutation est toujours possible… Mais, quel mobile vous pousse ? Cette femme n’est pas votre parente ? vous risquez…

— De mourir en captivité ? Qu’importe à mon âge, Monsieur ?

— Je vais communiquer votre demande à l’autorité compétente.

M. Bonfils courut à la baraque Nord 64, et tout ému prit les mains de la doctoresse.

— Mon enfant, vous allez probablement partir à ma place. Je vous ai cédé mon tour.

Jeanne Deckes ne put retenir ses larmes.

— Vous avez fait cela ? Pour moi ?

— Pour vous… et pour Lui !

Sa vieille main désignait le berceau fait d’une caisse à provision, bourrée de paille.

— En effet, il a des droits, mais vous aussi…

— Chut ! S’il me faut mourir en exil j’accepte le destin. Songez qu’on me renverrait, non pas auprès de ma chère vieille, ou après de mes enfants, mais seulement en France au milieu de mes compatriotes. Sans doute c’est un adoucissement, mais à mon âge, il faut savoir faire son devoir.

— Mais…

— Nous, les vieux civilisés, nous devons, — comme les feuilles d’automne, — tomber avec grâce parce que nous avons vécu très haut. Avez-vous songé à quoi aboutissent leurs envols et leur chute ? À faire une carapace dorée aux racines des églantiers.

— J’entends bien… Mais…

— L’humus qui sort de leurs cadavres contient tout le soleil qui les fit palpiter pendant les mois de fête, et cela suffit à réchauffer, sous la neige, les sèves qui aspirent au renouveau prochain. Je n’ai pas le droit de ne pas protéger Christian contre les rigueurs de l’hiver, et celles des humains. Vous partirez donc.

— Merci ! Cependant ne pourriez-vous partir aussi ?

— J’en doute !

Des jours passèrent. L’anxiété glaçait encore plus les êtres que le froid. Enfin le 5 décembre le sous-officier qui procédait à l’appel des partants nomma :

— « Madame Jeanne Deckes et son fils ! »

La doctoresse se jeta dans les bras de M. Bonfils qui caressa longtemps le bébé.

— Adieu mes enfants, dit-il, en les regardant se mêler à la file des élus.

Il revenait à pas lents, — le visage seulement un peu plus pâle, quand un gardien l’appela très affairé.

— Monsieur Bonfils ! J’avais oublié votre nom. Partez !

On ne sut jamais s’il y avait eu erreur ou faveur.

Il rejoignit Jeanne Deckes qui pleura de joie, tandis que seule, et plus triste qu’autrefois, la paysanne belge sanglotait comme si on lui avait enlevé son propre enfant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la gare, la doctoresse reconnut dans les infirmières — qui multipliaient les attentions bienveillantes envers les libérés — la matrone à bajoues pendantes qui s’entêtait à regarder Christian d’un œil soupçonneux. Malgré la dépression qui la laissait à demi pâmée, après chaque quinte de toux, Jeanne Deckes plongea ses yeux dans les trous de vrilles qui éclairaient le visage de la femme hostile ; et au moment où le train s’ébranlait, elle cria à la commère :

— Son père est un poméranien !

Des ach ! ach ! ach !… écorchèrent la gorge ennemie ; et la grosse silhouette s’agita sur le quai, de façon si désordonnée, qu’elle faisait penser à une laie dont on aurait dévasté la portée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

De retour à Paris, — après un accueil chaleureux en Suisse — les otages rentrèrent chez eux. Monsieur Denizet accompagna Jeanne Deckes jusqu’à sa porte, et Monsieur Bonfils dut, bon gré mal gré, accepter l’hospitalité de la doctoresse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès les premiers jours de leur arrivée, les prisonniers restèrent stupéfaits de l’attitude de Paris et des Parisiennes. Celles-ci portaient des robes courtes et des bottes hautes qui rééditaient exactement la silhouette tzigane de l’opérette « Rêve de Valse ». Les fourrures au bas des manteaux — de coupe polonaise — donnaient aux Françaises des allures d’Autrichiennes en fête.

— Décidément, dit Monsieur Bonfils, la couture est encore entre les mains des Boches ; ils poussent l’ironie jusqu’à vous habiller en Hongroises. Il est vrai que les jupes larges et courtes sur de hautes bottines rappellent les débardeuses du second empire, l’allusion est délicate. On vous fait flotter entre les souvenirs de 70 et la grâce des orchestres de Viennoises.

Tant d’inconscience anima Jeanne Deckes d’une grande colère. La fièvre montait en elle et lui donna l’audace de jeter un défi à ses sœurs les femmes de France. Elle courut au Lyceum, conta l’histoire de sa détention au groupe chargé d’organiser les réunions littéraires de ce cercle de femmes et demanda que soient convoquées, en une réunion solennelle, toutes les personnalités du féminisme, de la presse, et des arts. Elle veilla au choix des invitations.

— Quel sera le sujet de votre causerie lui demandèrent les déléguées.

— Les Campagneaux et les Campagnelles.

On ne comprit pas, mais comme on lui savait du talent, le 20 décembre une foule nombreuse se pressait dans la salle des fêtes. Il y avait des hommes murs affectant des allures d’officiers en retraite, de jeunes embusqués au bel uniforme clair, des oisifs sans pose, — parmi lesquels se faufila le docteur Horn ; — mais il y avait surtout des femmes intelligentes. Mme Lartineau, sévère en ses voiles de deuil ; Sylvia Mingaud-Bertol ; Mme Destange avec ses deux fils, et cent autres vedettes du féminisme et du snobisme. Toutes étaient accourues, parce qu’une conférence de Jeanne Deckes cela sentait toujours un peu la poudre. Elle les avait si souvent suffoquées par des théories viriles et révolutionnaires, que le public espérait beaucoup de ses souvenirs de captivité.

Il ne fut pas déçu.

Lorsque le rideau se leva, on vit deux tables sur la scène. Celle de gauche était recouverte du tapis vert traditionnel ; mais à côté du verre d’eau traînait un hochet d’ivoire. Sur celle de gauche, un moïse bleu et blanc laissait flotter de gracieuses dentelles ; et une nourrice décorative veillait sur le sommeil d’un enfant de six mois. La doctoresse entra. Quelques mains applaudirent et dans une rumeur appitoyée tout le monde chuchota :

— Comme elle est changée !! Elle est touchée mortellement !

Tout à fait au fond de la salle, M. Bonfils se perdait dans l’anonymat des auditeurs, et le hasard le plaça près du docteur Horn, que sa naturalisation ancienne laissait libre de continuer son service d’espionnage.

— Mesdames, messieurs, articula lentement Jeanne Deckes, je préviens tout de suite que le sujet que je vais traiter va vous inspirer des interruptions, des indignations. J’accepte toutes les répliques que vous voudrez bien m’adresser, et je réfuterai sur l’heure les arguments qui me seront opposés.

En Allemagne — où je viens de passer huit mois dans le camp de Güstrow, — on appelle Campagneau et Campagnelle tout enfant issu des œuvres de soldats germains en pays envahi pendant la campagne actuelle.

— Voici, mesdames un petit « campagneau ! » il est né d’une intellectuelle et d’une brute ivre d’alcool et de crime.

Un grognement de dégoût monta de la salle ; et des rangs de droite, tout près de la conférencière, sortit cette exclamation :

— Oh ! Quelle horreur !

— C’est mon fils ! lança Jeanne Deckes très pâle et redressée dans un défi.

Un silence de mort plana, et des larmes mouillèrent quelques paupières.

C’était à Saint-Pancré…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sans émotion apparente, avec un petit ricanement douloureux, la malheureuse conta l’incendie et le viol. Elle ne se servit ni d’adjectifs ni d’adverbes grandiloquents ; elle revécut simplement cette journée d’août depuis le crépuscule jusqu’à la mi-nuit. Puis elle se tut une seconde, juste le temps de faire un geste.

— Et maintenant, mesdames, voici comment est fait un petit Campagneau.

La nourrice avait au préalable déshabillé le petit Christian, et l’élevait à bout de bras. L’enfant ravi de cette liberté gigota, magnifiquement pur en sa nudité blonde ; et la même personne qui s’indignait tout à l’heure s’écria :

— Oh ! qu’il est mignon !

Ce fut un déchaînement. Toutes les spectatrices furent debout dans une excitation spéciale qui fait prononcer des mots bêtes et charmants dès qu’un bébé offre sa chair aux convoitises féminines. Il y eut des baisers dans toutes les voix, des caresses dans toutes les exclamations. Un second geste de la doctoresse fit jeter sur les trémoussements du baby, la tiédeur d’une couverture ouatée. Les rapides larmes de Christian et l’émotion de la salle se calmèrent peu à peu. Jeanne Deckes reprit :

— Je ne suis qu’un exemple, mais mon fils est un symbole. Combien de nos sœurs, dans les départements envahis ont dû subir la force ? Combien sont aujourd’hui les enfants de la violence ? Quel sort va-t-on réserver à ces innocents ?

— L’assistance publique, dit une dame très sèche et très digne.

— Ce serait une injustice, répondit tranquillement la conférencière. Ces enfants ont droit à la douceur, sinon d’un foyer, du moins d’une affection, et nul ne doit inciter les mères à l’abandon complet, au reniement. Contre quoi ont péché ces petits ?

— Contre la race !

— Plaisanterie ! Nombreux sont en temps de paix les mariages célébrés entre unités de races différentes et les enfants qui en sont issus, nul ne s’avise de les appeler « bâtards », ils n’encourent aucun anathème. Si la race a des exigences si légitimes, que ne se montre-t-on réprobateur lorsqu’il y a consentement réfléchi ! Non, mille fois non ! Pour ces « indésirés » il ne faut user ni de rigueur ni d’exception. Séduite ou violentée, la mère a charge d’âme et de corps, et puisque la Vie n’a cure ni d’amour, ni de haine, puisqu’elle se contente d’un geste inconscient, c’est que l’enfant a surtout besoin pour éclore de l’acceptation maternelle. La nature ne forcerait pas un peu notre volonté, si nos hésitations n’étaient pas coupables. Quant au sauvageon semé par la rafale, il faut avoir vécu dans l’atmosphère de sang, de peur, de feu et d’alcool que surchauffent les combats pour admettre que l’idée de souillure peut être écartée.

— Vous ne vous êtes pas sentie souillée par cet assassin ? dit madame Lartineau, déconcertée.

— Oui, tout d’abord. Mais quand m’est apparu la miniature d’homme que j’avais enrichie de toutes les forces de mon sang, je n’ai plus senti monter à mon front la honte d’une rougeur. Regardez Christian, mesdames… Cette souillure que la nature ne retient pas, — puisqu’elle donne à l’enfant du viol la même grâce qu’aux élus de l’amour — devons-nous la faire supporter à l’Agneau des Camps.

— Le souvenir de la brute ne vous humilie pas ?

— Je n’y songe pas plus qu’un tailleur de diamants ne se préoccupe de la gangue qui enserre les pierres précieuses.

D’autres femmes vont arriver bientôt les bras chargés de Campagneaux et de campagnelles qu’elles auront peur d’apporter au foyer, qu’il soit conjugal ou paternel, eh bien ! il faut les accueillir !

— Vous voulez, madame, que les maris admettent ces progénitures d’ennemis ?

— Hélas ! les maris et les pères n’ont pas le droit de protester. En nous laissant faibles et désarmées devant les forces victorieuses, ils ont perdu tout droit à la révolte. Cette humiliation de leur orgueil est reconnue par les Arabes, qui avouent que la femme est au plus fort. Les Français l’ont aussi pensé, quand, — aux heures glorieuses de notre histoire, — ils allumaient l’étincelle de la force qui nous déborde aujourd’hui.

— Ce n’est pas la même chose ! les grognards du premier empire…

— Tout vainqueur se persuade qu’il plaît aux femmes des vaincus : c’est l’interprétation masculine de la Victoire, mais elle n’est vraie pour aucun conquérant. Dans toute guerre, les mères sont les pitoyables épaves de la gloire  ; il leur faut pleurer sur les enfants qu’on leur tue et sur ceux qu’on leur impose.

— Il n’est pas d’homme qui supportera quotidiennement la vue du parasite, décréta un embusqué.

— Ce parasite paiera des impôts, sera soldat dès sa majorité, et l’homme, qui le répudie aujourd’hui, admettra pourtant que sa vieillesse soit défendue par lui. D’ailleurs, l’abandon des innocents ne résoudrait pas le problème sentimental créé par la longueur des hostilités. Les mères ont eu le temps d’aimer les Campagneaux. Que fera-t-on contre cette tendresse ? Où donc est-elle la femme qui n’a point déjà caressé, embrassé son petit ?

— Enfin, que concluez-vous ? claironna un vieil industriel qui, depuis un an, portait sa moustache à la Joffre.

— Je ne me dérobe pas à cette tâche délicate et je me résume. Depuis trop longtemps, les faiseuses d’anges, l’amour du luxe, la sottise des modes et maintenant le canon, ont anémié notre Race. Eh bien, qu’il soit fait à tous les Campagneaux et à toutes les Campagnelles de cette guerre le même sort sans distinction d’origine, parce que toute unité nouvelle est, en ce moment, un bienfait. Le Nombre seul peut sauver notre avenir ; mais il faut que ce nombre soit béni et non pas maudit. La supériorité latine encadrera les défaillances étrangères et la vanité des sens s’inclinera dans la grave question de vie ou de mort de notre pays. Je viens de là-bas, moi !… J’y ai vu grouiller le Nombre hostile, je l’ai vu défiler au pas de parade, j’ai vu les innombrables cheminées d’usines qui attestent l’industrie de cette foule, et je vous supplie de sauver la France. S’il fallut une pucelle pour délivrer un Roi, il faut des mères pour sauver une République. Les hommes ont donné leur sang, donnons le nôtre : Donnons-le sans souci des traditions. Que soient flétries désormais les tantes ridiculement vierges et les sœurs mystiquement réservées. Plus de mains croisées sur des bustes plats, plus d’égoïstes vertus grassouillettes et gourmandes. Que toutes les femmes enfantent dans la douleur, comme sont morts nos héros des tranchées.

— Créer, passe encore, mais… nourrir ? insinua un vieux beau.

— La femme sait bien, Monsieur, que l’instruction obligatoire l’a conduite au travail encore plus obligatoire. Rémunérez donc son travail de telle sorte qu’elle puisse supporter les chômages de ses maternités et que l’État convienne enfin qu’un berceau coûte moins cher qu’une tombe. Il a trouvé des milliards pour l’Immolation, qu’il cherche quelques millions pour la Résurrection. Et s’il ne fait pas son devoir, faites-le vôtre quand même, mesdames !

Je n’ai plus que peu de temps à vivre et je voudrais avant de partir, confier mon fils — et les parias ses frères — au cœur de toutes les femmes de France. Je vous adjure de faire trève à l’égoïsme du passé. Vous avez pleuré, vous avez tremblé, vous ne pouvez pas ne pas avoir compris la leçon de l’heure. Organisez — quelles que soient les résistances que vous rencontrerez — l’élevage gratuit de l’enfance jusqu’à l’école, et de l’école jusqu’au Travail. J’affirme qu’il y aura des maternités généreuses si la mère remonte sur le piédestal dont on l’a renversée. Que l’Opinion poursuive mieux que les tribunaux les matrones complaisantes et criminelles, et que soient mises au plus tôt en commun les charges et les gardes du jeune âge. Mais que, sous aucun prétexte, la mère ne puisse ou ne doive perdre contact avec son enfant ; qu’elle ait tout loisir de le voir, de l’aimer et d’en être aimée.

Ressaisissons-nous !… Mettons la Vie en balance avec la Mort. Pour une caserne qui s’élève, bâtissons trois crèches  ! Que la berceuse soit la Marseillaise du foyer : formons les bataillons des futures épopées  !

Enfin, mesdames, que l’adoption des Campagneaux et des campagnelles soit le prélude d’une ère de fécondité : Proclamez les droits de l’Enfant en défendant ceux de ces déshérités. Femmes de France prenez pour devise, ces mots prometteurs d’hommes et de victoires :

De la poudre et du lait !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette péroraison souleva quelques applaudissements discrets, et Jeanne Deckes, vaincue par la fatigue et l’exaltation, s’affaissa prise d’une quinte de toux affreuse. Christian — apeuré par le bruit — se mit à pleurer, et ses cris d’effroi dominèrent longtemps le tumulte de la sortie.

— Quelle femme étrange ! disait-on de tous côtés.

— Nul n’est prophète en son pays ! murmura Daniel Destange, pendant que Gilette et Sylvia dirent ensemble, en baissant la voix :

— Elle a raison, plus de Rhœa !

— Pourquoi pas ? songeait madame Lartineau.

— De la poudre et du lait !!! bougonnait le docteur Horn ; … si nous voulons bien le permettre ! Nos soldats seront à Paris avant que soit construite la première crèche !

Tout en martelant l’asphalte à coups de canne rageurs, le Docteur se dirigea vers Passy. Il arriva chez les Tétraèdres dans un état de colère si intense qu’il négligea les rites d’accueil et s’écria dès l’entrée :

— Savez-vous la devise qu’on propose aux Françaises ?

— « Cotillon simple et souliers plats ! » railla une affiliée.

— Non !… De la poudre et du lait.

Tous les sourires se figèrent. Il sembla qu’un danger émanât de ces six mots. Après un silence, le Chef Suprême qui s’était recueilli déclara :

— Bah ! nous sommes en France… Rions très fort et Jeanne Deckes passera pour folle.

— De la poudre !!!! et du lait !!!! Veillons, messieurs, dit le docteur. Depuis la bataille de la Marne, il faut s’attendre à tout.

Odette DULAC.




FIN