Eugène Figuière (p. 276-289).


CHAPITRE XVIII


Jeanne Deckes, les flancs lourds et le cœur plein d’amertume, subit avec assez de courage la longue odyssée des otages. On cahota pendant six jours les malheureux civils que la rage allemande expulsait de leur pays, et ils arrivèrent enfin au camp de Güstrow dans le Mecklembourg ; la baraque Nord 64 fut assignée à la doctoresse.

Elle y fut accueillie par un vieillard de soixante-dix-huit ans — Monsieur Bonfils, — qui avait été châtié pour avoir protesté contre le fusillement clandestin de deux adolescents de seize ans. Ceux-ci — plus robustes qu’on ne l’est ordinairement à leur âge, — avaient excité les soupçons des Germains. Comme ces derniers sont passés maîtres dans l’art de fabriquer de faux états civils, nulle preuve ne put les convaincre. Pour avoir le dernier mot — une nuit — ils firent exécuter les jeunes gens dans leur cellule. Quand Monsieur Bonfils apporta, le lendemain matin, au gouverneur, les registres du village où ils étaient nés, le commandant boche prit une mine de bon apôtre et répondit :

— Quel malheur que ces enfants n’aient pas eu la patience d’attendre. Figurez-vous qu’ils se sont suicidés.

— Qui donc leur a donné des mausers ? Je sais qu’ils ont tous deux une balle dans la tête ; répliqua le maire de V…

— La justice, appuyée par la force, Monsieur. Au nom de ses principes sacrés dont nous sommes les défenseurs devant Dieu, je confisque ces registres, et vous envoie en Allemagne. Cela vous apprendra à reconnaître la supériorité de notre race sur votre espèce dégénérée.

Par un miracle d’énergie, le vieillard avait supporté les brutalités de la soldatesque qui fit de son transport un douloureux martyre. Il connut les famines inséparables des organisations hâtives ; il fut de l’heure où les Allemands — n’ayant pas prévu leur propre barbarie — tâtonnaient pour fonder et administrer de kolossales prisons. Peu à peu il avait vu surgir les baraquements dans lesquels on parquait les troupeaux humains. Les premières promiscuités lui semblèrent le pire supplice, et toutes les tares de l’humanité qui émane de nos pores, ou de nos organes, choquèrent ses habitudes d’hygiène. Il faut avoir vécu dans l’atmosphère fétide de ces salles, où respiraient pêle mêle des enfants à la mamelle, où toussaient des catarrheux, où suffoquaient des asthmatiques ; où de toutes les chevelures, de toutes les transpirations montait un relent de fièvre et de son mouillé ; pour comprendre que cette seule torture de l’odorat pouvait suffire à décourager un civilisé. Fatalement la vermine naquit de cette misère surchauffée ; et la malpropreté qu’engendre la passivité des désespérés, favorisa le pullulement des poux les plus divers. La horde des cafards, qu’on voit sourdre de toute humilité malsaine, rôda sous les minces couches de paille. Leurs pattes crissaient aux brins desséchés, ou s’empêtraient dans les nattes des femmes ; et, — dans l’ombre des longues nuits d’hiver, — les enfants épouvantés par ces frôlements d’insectes sans essor, pleuraient et aggravaient les cauchemars voisins. Le jour, chacun mesurait à la pâleur des autres l’étiage de la souffrance commune ; et quand la mort raidissait un cadavre, on ne le pleurait pas, on enviait son évasion. Si le poète a pu écrire :

— Partir, c’est mourir un peu.

Les prisonniers ont pu rêver :

— Mourir, c’est partir un peu.

Les mois succédèrent aux mois. L’accoutumance était venue adoucir certaines répugnances ; et la discipline — à force de s’imposer — avait militarisé jusqu’au désespoir. Une sorte d’automatisme fit agir tous les accablés. Une propreté relative rendit supportable les contacts permanents, et les sympathies se dessinèrent dès que la réclusion fut tenue pour durable. Des querelles éclataient parfois entre prisonniers ; toutes finissaient par des larmes qui pleuraient bien plus sur la France que sur le sujet de la discorde. Les seules distractions consistaient à regarder passer des Russes, internés dans une sorte de parc mitoyen ; les infortunés des deux races se considéraient muets et stupides. Quelquefois, un cosaque essayait de prononcer des mots d’amitiés, mais les nôtres n’entendaient rien à leur idiome, et chacun s’éloignait plus triste. Alliés, mais étrangers l’un à l’autre, leur captivité s’aggravait de cette incompréhension mutuelle.

Pourtant, un jour, un grand diable noir et barbu jeta par dessus la palissade une phrase en français. Aussitôt on s’assembla, et, par lui, une sorte de voisinage s’établit qui mit leur misère à l’unisson. Il sembla, qu’à partir de ce jour, l’horizon se fût élargi.

Le vingt mai, Jeanne Deckes — qui partageait avec une brave paysanne belge, une sorte de box humide, — éprouva les premières douleurs de son état. Elle en parla à M. Bonfils, lequel s’enhardit, et courut aux bureaux du gestionnaire. Il plaida si chaudement la cause de cette mère, fit sonner si haut le titre de doctoresse, que des ordres immédiats furent donnés pour que la dolente prisonnière fut transportée dans une sorte de maternité. La nature fit expier, par de longues heures de tortures, les manœuvres qu’on lui avait imposées jadis. Un bel enfant naquit que la sage-femme allemande présenta tout braillant à la mère.

— Il est peau ! Il est peau ! répétait-elle. On tirait t’un Allemand.

Jeanne Deckes les yeux démesurément dilatés regardait cette réduction d’humanité avec une stupeur indicible. Elle avait beau se remémorer la scène qui lui avait imposé ce fardeau, elle ne parvenait pas à détester ce petit. Elle avait pourtant blasphémé, rugi de honte et d’humiliation ; elle avait appelé sur la tête de l’inconnu, qui grossissait à ses dépens, toutes les colères des races ; rien de tout cela ne résistait à cette matérialisation de la vie. Le père ? Qu’avait-il été ? Un valet de ferme qui piétine un sillon, et qui, sans même penser à la moisson, fait machinalement le geste du semeur. Il n’existait pas plus pour elle que le cultivateur n’existe pour la terre, car enfin la graine humaine est elle-même le fruit d’un hymen précédent. Cet atôme eut déjà un père et une mère dont il est l’émanation et l’homme n’est que l’expulseur de l’embryon, qui cherche à parcourir un autre cycle. S’il en était autrement, le geste d’amour ne pourrait pas être accompli sous des impressions de haine et dans un but de souillure. Que fait le vainqueur pour humilier la vaincue ? Il la viole. Que fait le soudard ivre pour cuver son alcool ? Il viole. Que fait l’amant averti devant l’innocence de la vierge ? Il viole. Que peut-il rester d’illusion sur le rite sentimental, devant l’esclavage auquel nous a soumis la nature ? L’homme sème sous l’empire de toutes les excitations, et la femme conçoit suivant un mystère que règle seule une volonté suprême. L’ombre dans laquelle s’accomplit l’évolution de l’être, — et notre ignorance pendant sa première main-mise, — est et sera toujours l’abîme où sombrera l’orgueil humain. Nous sommes des instruments et notre seule gloire est de servir des desseins que nous ignorons. Cette servitude est tellement impérieuse au moment de la naissance, que Jeanne Deckes oubliant l’origine de son enfant s’inquiéta :

— Aurais-je assez de lait pour le nourrir ?

C’était bien cela qu’il fallait dire et faire. La Vie précieuse, la Vie en qui tient toute la splendeur des sciences, des arts et de la bonté, la Vie, tendait vers elle deux petits bras menus. Elle était encore aveugle cette Vie mystérieuse, dont l’origine importait peu ; elle était faible, c’était le point capital ; et des forces obscures parlaient très haut qui disaient à la doctoresse :

— Ta mission est de ne pas laisser éteindre cette lumière. Tu n’as pas à t’occuper de la force que contient cette étincelle, il faut qu’elle grandisse d’abord ; ton devoir est là.

Cette voix était en même temps d’une telle douceur que l’intellectuelle n’eut même pas une hésitation. Comme la plus humble pastoure elle découvrit sa poitrine et offrit un sein gonflé à l’appétit du parasite.

— C’est curieux !… Elle ne l’a pas embrassé ! dit la sage-femme à son aide-infirmière. Est-ce que les Françaises n’aiment pas leurs enfants ? Elle le regarde comme elle observerait un phénomène.

Le visage de Jeanne Deckes avait en effet une gravité si profonde, que les Allemandes qui l’entouraient n’osaient pas la questionner. Quand la première tétée fut achevée, on posa le bébé bien emmaillotté tout près d’elle, sur l’oreiller, et sa méditation continua. Qu’avait-elle engendré ? Une brute ou un homme ? L’atavisme ? Que valaient ses théories ? Elle en était là de ses pensées quand le petiot, dans un gigottement impulsif, posa sa menotte sur la joue maternelle. Jeanne Deckes tressaillit, et sans avoir le temps d’analyser le réflexe de sa tendresse, elle baisa les petits doigts de l’innocent. Ce fut doux à sa chair, doux comme une attirance d’âme, comme une irrésistible sympathie. Alors elle se hasarda. Un peu confuse de son entraînement, elle essaya d’approcher ses lèvres du petit visage pourpre et frippé. C’était chaud, c’était satiné et elle n’en reçut aucune répulsion charnelle. Subitement le baby se mit à crier. D’un élan elle prit son enfant et le berça pour l’apaiser ; et les baisers s’échappèrent en foule de la bouche qui avait proféré tant de malédictions.

Une plantureuse commère vint bientôt près du lit de la nouvelle accouchée. Elle tenait entre ses doigts boudinés un gros livre et un stylo.

— Pour la loi ! dit-elle. Comment allez-vous l’appeler ?

Jeanne Deckes n’ayant pas aimé le petit pendant sa grossesse, n’avait pas éprouvé le besoin de le désigner par un mot. Il n’y avait pas eu, entre la mère et l’étranger, de ces dialogues de rêve qui se traduisent par une recherche de syllabes caressantes à l’oreille et qui sera le prénom du désiré.

— C’est vrai… il lui faut un nom… Eh bien ! inscrivez-le sous celui de… Christian !

— Christian ?… Et après ? Fils de…

— Jeanne Deckes.

— Et de ?…

— C’est tout !

— Une fille-mère ? À votre âge ?

Cette pudeur de matrone grasse fut comique. Les bajoues s’indignèrent en gonflant et en dégonflant le triple menton d’une cinquantaine adipeuse.

— Ces Françaises ! laissa-t-elle tomber… Toutes dévergondées !

Mais elle réfléchit. Une femme instruite, savante, et d’un âge marqué, n’aurait pas désorganisé sa vie pour une fantaisie ; il y avait autre chose.

— Votre mari ? insista la directrice de la clinique.

— Je n’en ai pas !

— Alors… votre amant… fera-t-il son devoir ?

Un dégoût immense passa dans les yeux de Jeanne Deckes.

— C’est pour les papiers… Je dois ! expliqua l’indiscrète.

— Non… cet enfant n’aura qu’une mère.

— Un bâtard, comme vous dites dans votre pays ? ricana l’Allemande dans son parler guttural.

La doctoresse, très lasse, tourna la tête pour dormir, et on l’abandonna. Mais dans le bureau de la direction des femmes en blanc se groupèrent autour de la préposée aux registres, et elles y jacassèrent avec de grands gestes.

— Je vous dis moi, que cette Française est une simple fille de mauvaises mœurs.

— Il faudra s’informer si son attitude fut suspecte avec un prisonnier.

— Mais elle est arrivée grosse de huit mois !

— D’où vient-elle ?

— D’Ostel.

— Y avait-il des nôtres là-bas ?

— Oui, elle soignait nos officiers paraît-il.

— Alors…

Les mains de toutes les femmes se tendirent vers le dortoir comme pour voler le nouveau-né.

— Cet enfant est peut-être à nous ?

— Bien sûr il ne faut pas le laisser à la France. Ce serait un soldat de plus pour elle ; et plus tard ce fils de Germains pourrait tuer ses frères.

— On tâchera de la confesser.

Dès lors Jeanne Deckes vit tourner autour de son lit toutes les infirmières de la maison ; elles venaient surtout aux heures du bain, contemplaient le petit cherchaient en vain un indice de son origine ; et quand on rendait l’enfant à la mère il y avait de la haine dans tous les regards. Au bout de quinze jours, on prévint la doctoresse qu’on allait la renvoyer au camp, et elle prépara son menu paquet de langes et d’objets. Elle s’en allait, son bébé dans les bras, quand la grosse commère l’entraîna dans une petite pièce vide.

— Madame, je dois vous prévenir. Si… Christian… est le fruit de… comment dirais-je… d’une faveur allemande, dites-le moi et vous jouirez de soins spéciaux. Si vous voulez même vous éviter les charges de son entretien, vous pouvez l’abandonner… on vous donnera une prime. Car nous connaissons toute la valeur de la houille rouge, et nous sommes assez riches pour la payer.

Jeanne Deckes sourit d’un sourire qui bravait tous les pièges, et répondit :

— Christian est Français, puisque je suis Française. Hélas ! il est un prisonnier déjà… mais il n’est pas encore un vaincu.

— Prenez garde Madame, votre orgueil finira par nous agacer. Nous sommes les plus forts et s’il nous plaît de l’avoir ce petit soldat de demain, nous l’aurons, comme nous avons les milliers de soldats

d’aujourd’hui !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand elle revint à la baraque Nord no 64, on fit fête à la doctoresse. Toutes les femmes vinrent embrasser le baby, et Monsieur Bonfils posa sur son front ses vieux doigts pour le bénir. La paysanne belge s’institua d’autorité sa nourrice sèche, et tout le monde s’entendit pour que la mère puisse jouir du repos nécessaire à ses relevailles. Sur une paillasse rehaussée d’un matelas, elle resta de longues heures immobile, et ce lit d’infortune constituait un luxe appréciable à côté de la primitive botte de paille.

La présence du nouveau-né, au lieu d’irriter les pensionnaires de la baraque, fut au contraire un prétexte à berceuses et à rires puérils. Tous les mots niais et charmants, qui préludent à l’initiation de la larve humaine, résonnèrent avec bonne humeur.

Un jour que la pluie monotone retenait tous les prisonniers à l’intérieur, Monsieur Bonfils demanda la permission de causer un peu avec la doctoresse. Précisément, comme il entrait dans le box, il trouva la mère, les yeux fixés sur le sommeil de son enfant. Celui-ci — dont le regard encore vitreux réfléchissait les objets extérieurs sans que ceux-ci parussent retenir son intérêt, — souriait à d’invisibles êtres, ou à de claires pensées, et cette joie plongeait la doctoresse dans une perplexité intense. — Tenez, dit-elle au vieillard, voilà un enfant qui pleure dès qu’une souffrance l’importune, et qui sourit à je ne sais quelle vision. De quel monde émane cette gaîté puisqu’il ne perçoit pas encore celui où il est entré ?

— Peut-être de celui vers lequel je m’achemine. C’est d’ailleurs au sujet d’une question qui se rapporte à ce point d’interrogation que j’ai sollicité la faveur d’une conversation, reprit Monsieur Bonfils.

— Je vous écoute, cher Monsieur.

— Avez-vous songé qu’il faudrait peut-être baptiser cet enfant ?

— Le baptiser ? Pourquoi ?

— Vous lui avez donné une patrie en lui donnant votre nom mais cela ne catalogue que son corps. Pourquoi ne donnez-vous pas une patrie à son âme ?

— Vous croyez vraiment qu’un peu d’eau et de sel….

— Non ! Ni l’eau, ni le sel… Mais un acte de volonté, une consécration mentale qui constitue une affiliation sincère. Voulez-vous de moi comme parrain ? Êtes-vous chrétienne ?

— Oui… je me souviens, même, que j’ai fait ma première communion : donc je suis catholique.

— Nous pouvons donc en faire un fidèle de notre Église.

— Pourquoi ne pas attendre qu’il puisse choisir lui-même ?

— Lui avez-vous laissé le choix de sa patrie ?

— Vous avez raison cette responsabilité vaut l’autre. Qui le baptisera ?

— Moi… il est d’usage quand on ne peut avoir un prêtre d’attendre que l’enfant soit en danger, mais ici nous sommes environnés d’embûches, et il vaut mieux ne pas tarder. Demain nous procéderons à cette cérémonie n’est-ce pas ?

Entre la doctoresse et Monsieur Bonfils régnait une parfaite harmonie d’éducation ; elle leur permettait de s’isoler souvent de la foule des malheureux par des conversations où la plus haute philosophie savait toujours rester aimable. Quand la future maman était arrivée, — lourde et lasse, — le vieux avait deviné qu’un secret pesait sur sa tristesse, il eut peur de comprendre ; et ce fut en la voyant arriver vibrante de défi — au retour de sa délivrance, — qu’il provoqua la confidence.

— Ai-je bien fait ? dit-elle.

— Oui… Je vous approuve. Certes vous entendrez les protestations d’hommes jeunes, que la jalousie emportera, mais ce ne seront que des éclats de vigueurs masculines sans importance.

Le lendemain, la paysanne du pays wallon faillit pleurer de joie en apprenant qu’on l’acceptait pour marraine, si l’origine du bébé ne lui faisait point horreur.

— Pauvre meneken… qu’es-ce que ça peut me faire ; je l’aime moi !

Les trois prisonniers se recueillirent donc en un silence pieux. Jeanne Deckes elle-même, se sentit frissonner. L’aïeul pâlit quand il prononça les paroles sacramentelles — et lorsque l’eau perla sur le front de l’enfant — parce qu’il est des paroles qui ne s’envolent pas. Ce fut très court et très solennel.

Un surveillant boche qui passait à cet instant, s’arrêta sans égard et resta médusé de la majesté qui irradiait de ce trio de vaincus. Quand les yeux du vieillard cessèrent de prier, il se vengea de tant de sérénité par un brutal :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— Un catholique, dit Monsieur Bonfils simplement.

— Sales voyous !… Je vais vous en flanquer moi… des baptêmes ?… De l’eau !… Vous voulez de l’eau ? Eh bien ! je vous en donnerai.

À partir de ce jour, chaque fois qu’il pleuvait, le geôlier obligeait la paysanne, Jeanne Deckes, Monsieur Bonfils et l’enfant à rester une demi-heure sous l’ondée. Il ricanait en disant :

— Moi aussi je fais des catholiques ! Ah ! Ah ! Ah !

C’était un huguenot prussien !