Eugène Figuière (p. 155-173).


CHAPITRE XI


Les cris et les appels de Madame de l’Écluse avaient été entendus par Tiennet — le vieux jardinier — que ses cheveux blancs n’avaient pas exempté des brutalités de la soldatesque. Sa vieille femme et lui avaient tenté de courir au secours de leur maîtresse, mais toujours une baïonnette leur avait fait rebrousser chemin. Les bons serviteurs pleurèrent impuissants devant leur lit, qu’ils avaient préparé pour elle.

— Et Lida qui ne vient pas ! dit la jardinière, vers la minuit.

— Pourvu qu’on ne lui fasse aucun tourment…

— Elle aurait crié comme Madame ! se rassurait le père. Je voudrais bien voir ça, d’ailleurs.

— Voir quoi !… et que ferais-tu, vieil imbécile ?

— Ah ! bien ! ah ! bien ! on verrait de quel bois je me chauffe !

— Tais-toi donc ! Regarde tes mains. Est-ce qu’avec ça, on peut étrangler un homme ?

En effet, l’arthritisme avait déformé les doigts et les poignets du brave gardien ; sa soixantaine le laissait aussi débile qu’un octogénaire.

— Vlà ce que c’est que de se marier si tard, reprocha Tiennette dont la patiente idylle avait jadis attendu dix ans le mariage. On ne peut plus défendre ses petits !

— Fallait pas exiger le conjungo ; je t’aurais prise plus tôt, tête de mule… Mais qu’on y touche à Lida, qu’on y touche un peu…

Tandis que le couple usait ses nerfs en querelles et en menaces, la femme de chambre — leur fille — était enfermée à clef dans une des chambres de service, et le caporal, qui la trouvait à son goût, lui offrait de rudes hommages. Si des rubans fanés poussaient au paroxysme les désirs du soldat, la menace d’un révolver avait assez vite découragé la résistance de la fille. On ne lui rendit la liberté que le lendemain ; quand elle put enfin se réfugier auprès de sa mère, l’acte infâme avait été depuis longtemps, accompli et répété.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Madame Breton de l’Écluse reprit connaissance, sa mémoire encore absente lui fit seulement trouver étrange l’endolorissement de ses membres. Elle ouvrit les yeux qui tombèrent sur le misérable endormi, et cela suffit pour qu’elle se souvint. Avec une peine inouïe, elle parvint à s’adosser au canapé. Ses peignes et ses épingles à cheveux, dérangés dans la lutte, tombèrent avec des sons mats sur le parquet ciré et cela l’effraya. Est-ce qu’il allait se réveiller et la torturer encore ?

— Non, non ; pas de nouveaux outrages… ou…

La colère se réveillait en elle avec la raison ; et la vengeance lui conseillait le crime. Elle était seule avec son bourreau endormi. Ses ongles s’étaient cassés sur les faces et les habits des souilleurs ; ses jambes et ses bras courbaturés et couverts de taches bleuissantes avaient tout juste assez d’énergie pour la traîner sans la mettre debout. Qu’importe ! Elle ramperait ! elle mit vingt minutes à parvenir près du fauteuil ; et là ; par terre, — sous le siège, — brillaient les ciseaux que la brute avait jetés après, avoir tailladé la robe montante.

— Dans la gorge, murmura-t-elle, je les lui enfoncerai dans la gorge !…

Après de longs efforts, elle put se tenir sur ses genoux, mais elle était trop bas. Elle raidit sa volonté, les yeux haineusement fixés sur la bouche ouverte qui ronflait. Trois fois, elle retomba… mais comme au loin sonnaient les coups réguliers de l’horloge d’une chapelle, elle se dressa, vacillante, redoutable quand même. Au même instant, un cliquetis de sabres et d’éperons glaça son élan et réveilla le Commandant.

C’était la relève de la garde.

La baronne s’affaissa, définitivement vaincue, avec une toute petite plainte ; son corps prit à terre la pose d’une poupée en baudruche dégonflée. L’ivrogne la repoussa du pied pour regagner sa chambre ; et, — afin de montrer à ses inférieurs qu’ils étaient bien les maîtres de l’heure, — il leur indiqua la masse lamentable que formait la victime dans la pénombre.

— Jetez-moi dehors cet article de Paris, dit-il.

Et son pas fit craquer l’escalier.

Heureusement pour la malheureuse, l’homme auquel s’adressait cet ordre, avait longtemps servi dans un hôtel meublé de Montmartre. Il la soutint et la remit entre les mains de Tiennet et de Tiennette qui la veillèrent toute la nuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand au déjeuner, le lendemain, le tortionnaire ne vit pas sa patiente, il s’informa.

— Elle délire, dit un ordonnance ; et les domestiques supplient que l’on autorise la visite d’un docteur.

— Téléphonez au vétérinaire von Schlag ; c’est tout ce qu’il lui faut. Quand je vous le disais, messieurs… ce ne sont pas même des femmes ! Elles passent la vie à parler d’amour, et quand on leur en dit deux mots, elles attrapent la fièvre. Race déchue ! Race d’esclaves !

Par bonheur, le vétérinaire, — qui fut effectivement mandé, — comprit que sa présence aggravait les brutalités de ses congénères ; et, comme rien ne rend humain comme le contact des animaux, il trouva des silences courtois, des prescriptions salutaires, et, surtout, il insista énergiquement pour que la malade ait la solitude qui convenait à son malheur et à sa dignité.

Lida se fit déclarer indispensable, et passa toutes ses heures dans la chambre de sa maîtresse. Mais cela ne faisait pas l’affaire du caporal énamouré qui rôdait, la traquait et trouva moyen de la culbuter encore une nuit, alors qu’elle avait cru pouvoir procéder à l’hygiène des seaux de toilette vers deux heures du matin. La jeunesse de cette fille se révoltait certes, contre les brutalités de ce mâle, mais elle avait juré ses grands dieux à son père, que la nuit du viol s’était passée en menaces vaines et en résistances victorieuses. Aussi n’osait-elle point raconter les défaites de cette guerre des sexes et se refusait à mettre la vie de son père en danger.

Au bout de trois semaines, la baronne allait mieux, — quant à sa courbature, et à la luxation de son épaule droite, — mais des malaises subits la prirent soudain au réveil. Coïncidence étrange, Lida présentait les mêmes symptômes… des nausées… des ballonnements…

— La grippe d’automne, pensa madame Breton de l’Écluse ; si nous avions du pyramidon, cela passerait vite !

Mais les geôliers oublièrent d’aller chez le pharmacien pendant plus d’une semaine, et les désordres gastriques s’accentuèrent. Lida consultait fréquemment le calendrier et le leitmotiv des femmes dont la vertu se venge, revenait toujours sur ses lèvres.

— Quelle date sommes-nous donc ?

Pendant cinq jours, elle se contraignit à l’insouciance. Quand madame de l’Écluse se posa la même question, elles trouvèrent l’une et l’autre dans les émotions passées mille excuses à leur inquiétude. Pourtant, de tout leur être, une lassitude succédait à de lents frissons ; et de la tête aux pieds, toute la vie semblait refluer à leurs reins. Une certaine langueur rendait tout naturellement leur activité plus molle, et leurs pensées plus engourdies. Tandis que le corps éprouvait la gêne d’une infinitésimale présence, le cerveau s’embuait d’une impalpable et troublante émanation nouvelle.

Un matin de novembre, Lida ne put retenir ses larmes en apportant le déjeûner de sa maîtresse.

— Qu’avez-vous, petite, dit madame de l’Écluse.

— Je ne sais pas… J’ai peur de papa !… acheva-t-elle en sanglotant.

— Peur de Tiennet ? Et pourquoi ?

— Il me tuera, bien sûr !… si c’est vrai !…

— ?  ?  ?  ?  ?  ?

— J’ai encore eu des nausées… et c’était hier le quatre…

— Mon Dieu ! sursauta la baronne, est-ce qu’ils t’auraient violentée ?

— Oui madame… Le jour de leur arrivée. Il m’a dit que l’ordre était de mâter les femmes dès leur installation dans une maison, et c’est cela qu’ils appellent mâter.

— Pourquoi n’as-tu rien dit à tes parents ?

— D’abord, j’ai espéré que cela ne tirerait pas à conséquence.

— Tu savais donc, déjà, que toutes les étreintes ne sont pas fécondes ?

— Oh ! voyons, Madame… J’ai vingt-sept ans, et neuf ans d’office…

— Évidemment. À quoi sert de récriminer d’ailleurs ?

— Que va-t-il arriver ? Que vais-je devenir ? Et papa ! papa ! mon Dieu, mon Dieu !

La fille se lamentait, ruisselante de larmes, quand la mère Tiennette entra dans la pièce. Depuis le soir du drame, les gardiens du château avaient cédé l’unique chambre de leur maisonnette à leur maîtresse, et couchaient dans un réduit où s’entassaient des instruments aratoires. La cuisine servait de salle à manger, et de chambre à coucher pour Lida. De cette promiscuité de tous les instants, une familiarité respectueuse s’était substituée à l’étiquette de jadis.

— Quéque t’as donc ? fit la mère inquiète après avoir souhaité le bonjour à sa maîtresse.

— Elle a ?… une chose épouvantable ! Mère Tiennet, j’ai peur que le ciel nous ait réservé le pire des supplices ; car, moi aussi, j’ai les mêmes malaises que Lida ; moi aussi, je redoute…

— Que madame se rassure ! se récria la soubrette.

Elle sourit soudain avec toute la cruauté de sa jeunesse.

— Ce ne peut pas être la même chose pour vous. À l’âge de madame !

Une rougeur monta aux bajoues de la châtelaine ; elle eut honte de ses rides, mais un espoir la rafraîchit. Sans s’offusquer d’une réflexion, qu’autrefois, elle eût frappée d’un renvoi, elle reprit :

— Dieu vous entende ! mais pour Lida, la chose me paraît certaine.

— Quoi donc ? s’impatienta la paysanne ?

— Mère Tiennette, vous y avez certainement déjà pensé, car les femmes sont plus fines que les hommes. Que vous ont fait craindre les malaises de la petite ?… Soyez franche !

— Mais… puisqu’elle a résisté ?

La baronne fit « non » de la tête, ses yeux dans les yeux de la femme.

— Jésus ! nous sommes maudits !

Elle s’écroula sur les deux genoux et longtemps on n’entendit sous ce modeste toit que des sanglots et des prières. De l’intérieur — par la fenêtre — on apercevait le va-et-vient du factionnaire allemand. Son mufle de brute, ses épaules robustes et sa tranquille assurance de vainqueur, donnèrent encore aux trois femmes la certitude de l’inutilité de leur rage.

— Quéque vous voulez qu’on fasse contre des orangs-outangs, dit enfin la mère Tiennet ; c’est pas des hommes, c’est des bêtes ; c’est musclé… et pis… y a la baïonnette !

— Épargnez-moi cette humiliation, suppliait madame de l’Écluse.

Le souvenir du petit qu’elle avait expulsé de ses flancs tenaillait sa mémoire. Serait-il possible qu’ayant refusé une maternité légitime, la semence ennemie puisse germer en elle ? Le châtiment dépassait la faute ! Et elle tendait vers un modeste crucifix ses deux mains blanches, déjà marquées des rousseurs de la gestation.

Désormais, encore plus silencieuses et plus pâles, les trois compagnes de Tiennet se condamnèrent à la réclusion. L’air pénétrait d’ailleurs par toutes les issues mal jointes, et décembre groupait frileusement tous les êtres autour des foyers. Seuls, les loups germains rôdaient dans la campagne de France et nos chasseurs les guettaient à l’affût des tranchées. De nouvelles ? Point ! Les envahis croyaient que Paris était pris ; Calais investi et, — lorsque de rares paroles s’échangeaient entre passants, — ce n’était que des récits de barbarie que l’on se contait à voix basse. La Belgique avait connu des souffrances qui dépassaient les pires conceptions néroniennes, et le carnage avait délié toute comparaison avec les hécatombes du passé.

Une après-midi que Lida, prise de syncope dut enlever son corset, le père Tiennet — qui fumait sa pipe au coin de l’âtre — regarda la silhouette de sa fille. La courbe de l’abdomen le frappa.

— T’es comme les moutons qu’ont le gros ventre… T’as point mangé d’la luzerne ? dit-il en riant.

— Non, fit la mère allant au-devant du danger ; elle a mangé du malheur.

— Quéque tu chantes ?

— Je ne chante point… Je pleure.

— Ah ! çà ! tas de fumelles, qu’est-ce qui se passe ?

Lida, prise de peur, s’enfuit dans la chambre retrouver sa maîtresse et, toutes deux, l’oreille tendue, écoutèrent l’affreuse scène.

— Il se passe que, comme toujours, tu n’y vois pas plus loin que le bout de ton nez ! Est-ce que les hommes y voient jamais clair ? Cette guerre le prouve assez !

— Fiche-moi la paix avec la politique… Pourquoi Lida est-elle malade ?

— Parce qu’elle est enceinte !

— Répète un peu ? fit l’homme, assommé.

— Oui… enceinte ! d’un de ceux-là !

Justement un bruit de sabres et de bottes troublait le calme de l’allée.

— Elle a ?… Elle s’est… la catin !…

Un torrent de grossièretés déferla.

— Tais-toi… Tais-toi ou gare à toi, dit enfin, la vieille menaçante.

— Me taire, tu vas voir si je vais me gêner pour lui flanquer une raclée ; et quant à l’autre, celui qui l’a… suffit ! je vais lui brosser le poil.

Tiennette voyant le vieux redressé en un sursaut d’énergie se plaça devant la porte.

— Naturellement… Il te faut battre quelqu’un et tu commences par la petite, parce que c’est une femme… c’est plus facile que de s’en prendre au coupable.

— Le coupable !… qu’on me le montre, le coupable !… Et puis, ça m’est égal, je vais en abattre un, n’importe lequel.

Ivre de colère, le vieillard se dirigeait vers la sortie.

— Reste ici ! commanda Tiennette en s’accrochant à lui.

Elle eut facilement raison de cette flambée d’énergie, et quand elle eut jeté son homme sur un escabeau, elle soulagea son cœur des récriminations chères à toutes les femmes du peuple.

— C’est pas maintenant que t’es le plus faible qu’il faut crier. Fallait pas les laisser venir… Fallait gagner la guerre !…

— On la voulait pas, nous autres !

— Fallait la vouloir, puisqu’ils la voulaient eux !

— On voit bien que c’est pas les garces qui cognent ! elles vous envoient à la bouillie comme à la kermesse. Est-ce notre faute s’ils sont si nombreux ?

— Vieil imbécile ! j’ai entendu ce qu’ils racontent les Boches. Ils sont rentrés comme dans du beurre. Pas d’armes, pas de munitions ; ils se moquent de nous.

— Mais puisque je te dis qu’on ne voulait pas la guerre !

— On voulait boire… voilà ce qu’on voulait ! Je les ai assez subi tes cuites électorales. Mais, bon Dieu… ils se saoulaient autant que vous… et pourtant, ils préparaient la guerre. Fallait les imiter. En attendant, c’est pas d’avoir serré la main à ton député que ça les sortira du château, et que ça délivrera la fille.

— Quand on pense qu’elle n’est pas morte de honte ; qu’elle a cédé à ces cochons !

— Non, mais… as-tu fini de dire des bêtises ! Il fallait aussi que Lida se suicide ou se fasse égorger parce que toi et tes pareils n’avez pas su la défendre !… Elle a fait ce qu’elle a pu… et ce qu’une femme peut, c’est autant dire rien.

— Qu’il vienne le gosse ! qu’il vienne ! et tu verras quel berceau je lui réserve !

— Tu es idiot ! La mort… toujours la mort ! toujours tuer ! toujours gueuler ! Fiche moi la paix, et n’embête pas la petite. D’abord, ça blesserait Madame, car elle aussi, elle est grosse.

— Madame est ?… oh !

— Oui ! oh ! les hommes peuvent être tranquilles, s’ils sont égaux devant la mort, nous sommes égales devant la vie ! Silence ! et laisse couler le temps. Peut-être que nous serons vainqueurs, et qu’alors l’insulte sera vengée.

— Madame !… à son âge !…

— Bah ! les enfants de vieux sont les plus intelligents : ma mère m’a mise au monde à quarante-deux ans ; et je suis la onzième de la famille, ça ne m’empêche pas d’être plus avisée que toi.

— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

— Je me le demande ! et toi qui sais mieux parler que moi, tu devrais causer avec Madame.

Le danger étant définitivement écarté, la mère, qui s’était sentie invincible tant qu’il lui avait fallu défendre sa fille retomba tout à coup dans son ordinaire effacement. Il lui sembla qu’elle ne trouverait plus les mots nécessaires à une simple explication. Depuis vingt-sept ans qu’elle écoutait le vieux, et qu’elle admirait sa faconde de cabaret, elle lui laissait le soin de débattre les questions épineuses.

Madame de l’Écluse, ainsi que sa compagne d’infortune, avaient tout entendu ; elle ouvrit la porte, et parut :

— Mon pauvre Tiennet, dit-elle, nous sommes tous malheureux, embrassez-la !

— Jamais !… jamais !… Je reconnais que ce n’est pas de sa faute, mais tout de même, il est là.

Toute la haine des races tenait dans le dégoût du vieil homme devant les entrailles hospitalières.

— Pourquoi que tu le gardes ! fit-il.

— On a essayé… répondit la petite.

— Oui, grommela la vieille ! Je lui ai fait avaler des herbes, mais il y a des années où ça tient comme la teigne.

— Et vous, Madame ? qu’est-ce que vous allez faire ?

— Le subir !… en me rappelant que l’enfant n’est pas responsable des fautes des parents. Du crime naîtra de l’innocence, tout le problème est là.

Ces mots parurent apaiser Tiennet, et, ce jour là, comme les suivants, il resta de longues heures silencieux, le front barré. Huit jours plus tard, à table, il ordonna entre deux bouchées de pain :

— Tu vas me montrer le père !

Obéissant aux obscures et multiples forces du cœur et de la nature, Lida répondit :

— Non !

Le jardinier s’emporta et s’entêta.

— Tu vas me montrer le s…

— Non ! c’est inutile. Tu ne peux le corriger et il peut te tuer… Et puis, je ne le veux pas… là !

— Autant dire que tu l’aimes !

— Oh ! non… c’est le père de mon enfant, mais je le déteste.

— Ce n’est pas vrai ! Si tu le haïssais, tu le désignerais à ma vengeance. Je ne suis pas si vieux que vous voulez bien le dire.

— Tiennet ! soyez prudent… S’il se produit un meurtre… ils brûleront tout ici, dit la baronne.

— La vérité est que vous avez un sentiment toutes les deux pour le Père ; c’est l’amour qui fait ça

— Tu perds une belle occasion de te taire et tu manques de respect à Madame. Avec ça qu’on ne peut pas détester le père de ses enfants. Regarde la Vincente… Est-ce que ses trois gosses l’empêchent de galvauder et de battre son mari quand il rentre saoul ? dit la vieille plus logique.

— Alors, tu ne veux pas me montrer celui qui t’a déshonorée ?

— Non… fit Lida tenaillée par de mystérieux mobiles.

— C’est bien… Je le découvrirai !

Ce ne fut pas difficile.

Les envahisseurs se faisaient de plus en plus arrogants et indiscrets. Ils entraient à toute heure du jour dans la bastide du gardien ; et comme l’hiver retenait beaucoup Tiennet à sa demeure, il surveilla le visage de sa fille. Il ne fallait pas être grand clerc, pour remarquer qu’elle tenait tête à tous, ou restait indifférente quand les soldats prussiens se chauffaient ou s’abritaient ; elle ne manifestait de l’effroi que lorsque certain caporal entrait. Cet homme dardait sur elle des yeux qui se souvenaient, et qui désiraient encore. Parfois, il se collait aux vitres, et, du dehors, cherchait à surprendre les mouvements de Lida. Son regard était celui de tous les mâles en ardeur. Il avait la placidité du piège, et, par instants, l’éclair de volonté qui ordonne. Ces appels muets, dont le langage est de tous les mondes et de toutes les latitudes mirent le vieux sur la piste. Il ferma ses paupières pour mieux ouvrir les yeux et surveilla l’Allemand.

Celui-ci, aiguillonné par le bon gîte et le bon souper quotidiens, s’acharnait à se ménager le reste. Le 18 décembre 1914, il parvint enfin à sur­prendre l’objet de sa convoitise au moment où — les jupes mal ajustées — Lida procédait au balayage d’une petite cabane de débarras. Il l’enlaça sans s’attarder à des préliminaires, et l’allait sans doute réduire, quand la femme eut un geste magnifique. Elle se secoua, et les yeux pleins de larmes, elle lui montra son ventre dont le désordre de la toilette exagérait l’ampleur.

— Oh ! fit-il déconcerté.

— Oui. accentua Lida par une pantomime. Voilà ce que vous avez fait !

Ahuri, le caporal ouvrait des yeux effarés ; il hésitait à comprendre.

— Moi ? cela ? baragouinait-il.

Et comme le désespoir de la petite éclatait en sanglots, le soldat fut convaincu de la terrible con­séquence de son acte. Son désir en fut émoussé ; et quelque chose comme une lueur de pitié adoucit son visage. Il n’eut plus l’affreux rictus de la bête qui assaille ; brusquement, il s’était senti inutile, et sa déception d’animal refusé se fondit en un sourire d’orgueil. Il se gratta le front, pour en faire sortir une idée ; mais il ne lui en vint aucune qui le satisfit ; alors, il s’éloigna, penaud.

Le lendemain, le hussard de la mort — qui avait raccompagné madame de l’Écluse le soir du honteux attentat — et qui parlait le français vint à la maisonnette.

— Le caporal Hendrick voudrait pouvoir fréquenter ici, dit-il en riant d’un rire égrillard.

— Qu’est-ce que ça signifie chez vous… fréquenter ? dit le père Tiennet.

— Ben… comme en France, cela veut dire : faire la cour !

— À qui s’il vous plaît ?

— À votre fille bien sûr !

Le vieux trembla de honte et de joie : il allait savoir.

— Dites-lui qu’elle est enceinte !

— Il le sait parbleu bien !

— Alors qu’il vienne, N. de D. qu’il vienne !

Le ton de cette invite ne disait rien qui vaille à l’intermédiaire, et il conseilla fort à son supérieur de ne pas poursuivre son idylle. Mais trop de raisons attiraient l’homme. Ses conceptions germaines de la famille, l’attendrissement de sa paternité, sa chair émue par la jeunesse de la fille, et aussi, et peut-être surtout, la conviction que son prestige de vainqueur devait le faire agréer avec honneur. Bref, il attendit au lendemain pour se présenter dans tout l’éclat d’une barbe fraîchement rasée et d’un uniforme impeccablement astiqué. Il avait même abimé la haie d’une propriété pour aller cueillir en maraude une sentimentale branche de houx.

Lorsqu’il entra, Madame de l’Écluse voyant fuir Lida, la suivit dans la chambre. Seule, Tiennette s’affaira pour atténuer l’inévitable choc. Maladroit par atavisme, et placé dans une situation difficile, Hendrick crut être délicat en posant la branche épineuse sur la table.

— Bour Lida ! dit-il.

— Ah bah ! répondit Thiennet, blême de fureur. Pour la mère, c’est bien ; mais pour l’enfant ? Comme la brute ne comprenait qu’à demi, le jardinier mima.

— Ach ! ach ! le gos…

Et il rit, découvrant une mâchoire formidable. Ce rire énorme exaspéra le père offensé, et, comme un bon vieux chien devant un loup — oubliant que ses crocs sont branlants — il se jeta sur le misérable. Celui-ci, débonnaire d’abord, se détendit soudain comme un ressort et se mit en garde le poing en avant. Tiennet se recula pour aboyer de vaines insultes.

— Boche ! assassin ! incendiaire ! voleur !

Puis il fondit tête baissée sur le caporal. Le pauvre vieux crâne de Tiennet n’arriva pas sur l’adversaire ; son avance fut arrêtée net d’un coup sur la nuque, qui l’étendit sur le parquet. Il essaya de ruer dans les jambes de l’ennemi, mais celui-ci l’immobilisa d’un coup de chaise. Le sang jaillit de la bouche édentée, et le cœur cessa de battre.

La jardinière, affolée, poussait des cris d’orfraie, et comme passait un officier, elle implora justice. Madame de l’Écluse se joignit à elle, plaidant la cause de leurs maternités, et de la légitime colère du vieillard.

Le hauptmann les écouta, l’air amusé, de ces deux grossesses irrégulières ; mais il esquiva toute responsabilité en déclarant :

— Le commandant appréciera !

L’aventure égaya fort le dîner de Messieurs les officiers et provoqua les plaisanteries les plus déplacées. Von Keller après forces gaillardises, accorda le permis d’inhumer, autorisa l’appel d’un prêtre, et — naturellement — ne sévit point contre le caporal Hendrick.

— Si je me suis montré si accommodant, dit-il à Madame de l’Écluse, lors de leur première rencontre, c’est que je suis charmé de voir que deux Françaises se sont fait « embocher ».

Ses courtisans le félicitèrent toute une semaine de cet à peu près cruel.