Eugène Figuière (p. 139-154).


CHAPITRE X


Par suite de la débandade et du désordre inhérents à toute évacuation précipitée, Madame Breton de l’Écluse mit trois jours pour arriver à son château, lequel n’était qu’une belle maison de campagne, mais admirablement située entre Prémontré et Coucy. Quand elle arriva devant la grille du parc, elle hésita à tirer la sonnette ; elle resta ainsi plus d’un quart d’heure, épiant le calme de sa demeure.

Sa hantise était de voir un casque à pointe surgir de ses magnifiques bosquets. Mais la brise agitait lentement les branches d’arbres de l’allée principale, et cet éventail naturel semblait l’inviter à goûter une fraîcheur exquise. Haletante encore de la marche qu’il lui avait fallu faire en plein soleil, elle s’épongea ; et, du bout de son ombrelle, déclancha le levier de la clochette. Elle put ainsi pénétrer chez elle sans attirer l’attention de la vieille Tiennette, dont le mari jardinait à quelques mètres de là. Les chiens la trahirent comme elle arrivait au perron, et une soubrette vint nonchalamment s’enquérir :

— Oh ! Madame… enfin !… voilà Madame !

Tout le personnel se groupa joyeux, souhaitant la bienvenue.

— Pourquoi Madame n’a-t-elle pas prévenu ? faisait chacun à l’unisson.

— Vous n’avez donc pas reçu mes dépêches ?

— Quelles dépêches ?

— Sont-ils venus ici ?

— Qui ?

— Mais les Prussiens ! fit la châtelaine impatientée.

— Les Prussiens ? Ils ne sont donc pas toujours en Belgique ?

Ainsi,… pendant qu’à quelques kilomètres, des milliers de Français passaient par toutes les angoisses de la peur, les gens de madame Breton de l’Écluse attendaient leurs maîtres dans la trompeuse sérénité de la nature. Un espoir vint à la maîtresse de céans. Les ennemis, hypnotisés par la tour Eiffel, qu’on leur avait indiquée comme le poteau d’arrivée de cette course à la gloire, les ennemis, pensa-t-elle, épargneront peut-être ce coin de France. Cela s’était vu. Dans les précédentes guerres, il y avait eu des régions privilégiées, restées indemnes entre deux champs de batailles.

Après tant de fatigues physiques et morales, le calme profond de la forêt voisine et la splendeur des parterres fleuris rendirent la confiance et l’équilibre à ses nerfs excédés. Elle était venue pour diriger et assurer la retraite de ceux dont elle avait la responsabilité, mais, dès son réveil, le lendemain, elle succomba à l’amollissement de l’ambiance. On était si bien, loin du fracas des gares, des galopades des patrouilles, et du grouillement de la foule mal odorante. À tout prendre, elle pouvait faire là son devoir. Elle louerait une automobile, et, — grâce à l’autorité que lui conférait son titre de vice-présidente honoraire dans la Croix-Rouge, — elle pourrait inspecter les hôpitaux de la région, et rédiger des rapports. Son mari devait suivre la fortune du gouvernement ; par conséquent, il serait toujours à l’abri. Seul, le souvenir de son fils troublait le bien-être de sa villégiature.

— Est-ce que Madame a des nouvelles de monsieur André, disait parfois la femme de chambre que les vingt-sept ans de son jeune maître avaient parfois troublée.

Elle était la fille de Thiennet ; et, depuis son enfance, admirait son « petit patron » comme on l’appelait à l’office.

— Comment voulez-vous que j’en aie ? Nous sommes isolés, je vous l’ai déjà dit.

— Quel malheur qu’il ne soit point ici !… Il me semble qu’on aurait moins peur !

Jusqu’au milieu de septembre, madame Breton de l’Écluse ne se cacha point ; mais on ne la vit pas sortir de sa confortable demeure. Elle restait — avec beaucoup d’allure dans ses gestes — à l’ombre de ses volets clos, et la broderie qu’elle prenait par contenance, ne faisait aucun progrès. Sur ses lèvres rougies de fard, par habitude, un nom flottait : « André ».

Est-ce qu’on allait le lui tuer, ce beau garçon que toutes les femmes se disputaient, il y a trois semaines ? Est-ce que cela était possible que les fils de riches soient déchiquetés par la mitraille comme de simples rustres ? Et s’il disparaissait ! Que lui resterait-il pour égayer sa vieillesse toute proche ? Certes, — en sa qualité de parisienne, — malgré la quarantaine, elle pouvait encore jouer avec les étincelles du flirt et brûler encore quelques ailes de jouvenceaux ; mais ce jeu ne l’attirait pas et ne la retenait que par vanité… pour la galerie… Ah ! si elle avait l’Autre !.

Quand elle était seule, elle rêvait parfois de celui qu’elle avait chassé de son sein ; même, un jour, — entre deux larmes, — elle l’avait baptisé Jack.

— À quoi bon me désoler… S’il avait vécu ; il serait aussi soldat se disait-elle pour s’absoudre aujourd’hui. Un de plus… voilà tout !…

Mais en murmurant un de plus, elle sentait pénétrer en elle un remords qui vrillait sa conscience. La force mécanique de cet un de plus lui apparut avec son formidable appoint d’intelligence et de morale. Un de plus, c’était l’officier qui commande la charge décisive, le soldat qui fait sauter la mine, l’inventeur qui… Un de plus ! ce pouvait être le numéro gagnant à la loterie du génie humain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Madame, madame !… Tiennette dit que son mari revient de la ville et que les Allemands sont partout ! cria la cuisinière un matin de septembre.

— Parfaitement, renchérit la soubrette. Père raconte que les Prussiens arrivent en désordre et qu’ils sont de très méchante humeur. On dirait qu’ils ont été vaincus quelque part. Pourvu qu’ils ne viennent pas ici !

— Taisez-vous, ma fille, et soyez sans crainte. Ils ne traiteront pas la baronne de l’Écluse comme une fermière. S’ils viennent… eh bien ! on les recevra. Même et surtout avec les ennemis, ce qu’il faut avoir, petite, c’est la manière.

— Oui… Oui… parle toujours, marmotta la jeune fille ; ils ne feront pas tant de manières pour nous zigouiller si ça leur plait. J’ai plus de confiance dans la forêt que dans la manière, moi…

En effet, le 16 septembre, à dix heures du matin, des cavaliers forcèrent les grilles, et l’officier qui était à leur tête entra dans le château. Madame de l’Écluse était encore à sa toilette, et serrait un élégant corset rose quand Tiennette entra dans la chambre de sa maîtresse :

Ils sont là !… Ils sont là !… cria-t-elle.

Il était inutile de questionner, car un militaire dont le bonnet portait les insignes macabres des hussards de la mort pénétrait sans vergogne dans la pièce.

— Mal élevé ! protesta madame de l’Écluse, furieuse d’être surprise dans un costume qui ne permettait aucun effet d’attitude.

— Madame, voici l’ordre de réquisition. Il me faut quatre belles chambres, en plus des salons du bas, lesquels seront suffisants ; le commandant von Keller voudra bien s’en contenter. Où sont les chambres ?

Imperturbable, l’envahisseur ouvrit des portes, des fenêtres, et, — très prompt dans ses décisions — revint à la maîtresse du logis.

— Il me faut aussi cette chambre, dit-il.

— Ma chambre ? et où voulez-vous que je couche ? dit la baronne outrée, mais drapée cette fois dans un peignoir d’étoile souple.

— Je m’en f…

Pendant ce dialogue, des cavaliers avaient pris possession des communs ; et, une heure plus tard, des ordonnances supérieurement stylés, s’activaient devant les fourneaux, dans les chambres et dans les buffets. Les trois domestiques féminins étaient reléguées au rôle d’esclaves et Tiennet avait déjà reçu des coups de pied au bas du dos.

À midi, une automobile s’arrêta sur la grande route et trois officiers en descendirent. Deux d’entre eux prodiguaient des marques de respect et d’empressement au troisième qui s’avançait le front haut, l’œil mauvais, et la voix cassante.

— Est-ce ainsi qu’on reçoit le comte von Keller, fit-il, devant le perron ? J’exige que les châtelains me fassent les honneurs.

Un officier fouilla rapidement les salons et découvrit madame de l’Écluse, pâle et vêtue de noir, sur une causeuse.

— Venez ! ordonna-t-il. Le Commandant attend.

Cette brute avait un accent si impératif qu’elle se leva et obéit sans résistance. Elle se trouva ainsi, debout, sur le seuil de sa porte, aveuglée autant par les larmes que par les rayons du soleil.

— Décidément, ces Français n’ont aucune noblesse. Sachez, Madame, que lorsque von Keller paraît à la cour, le chambellan le précède de vingt pas. Je vous prie de me souhaiter la bienvenue !

Les mots d’impertinence ne la blessaient point, parce que le timbre qui les prononçait la préoccupait étrangement. Où l’avait-elle entendu ?… Il lui était familier !… Au lieu de s’indigner, elle fit un pas, et, du bras, esquissa un mouvement qui pouvait à la rigueur signifier :

— Entrez !

Puis elle attendit que les officiers gravissent le perron. Les éperons d’argent de leurs bottes molles tintèrent à chaque marche, et le commandant allait passer devant la châtelaine quand il ordonna :

— Une révérence s’il vous plaît ? Une révérence, sacrebleu !

Mais il éclata de rire, tant la figure de son hôtesse marquait d’ahurissement.

— Eh oui ! c’est moi ! Quelle rencontre, hein ? Je ne m’attendais pas au plaisir de vous avoir enfin sous ma coupe. On va s’amuser un peu, Messieurs ! J’ai faim ! que l’on serve au plus tôt.

Immobile et pâle de rage, Mme Breton de l’Écluse s’accrochait à la rampe de fer forgé, y cassant ses beaux ongles polis. Prise d’une peur subite, elle se mit à courir, tout à coup vers la route. Un coup de sifflet retentit, et, — quand elle arriva essoufflée près du portail, — des Allemands la saisirent et la ramenèrent au logis.

— Que signifient ces manières ? Vous resterez ici pour me servir, Madame. C’est bien votre tour. À table ! Mettez-vous en face de moi et pas de « chichis » n’est-ce pas ! Car il faut vous dire, Messieurs, que la baronne — dont les parchemins sont illusoires — était la plus horripilante de mes clientes.

— Oui, expliqua Mme de l’Écluse avec hauteur, Fritz était mon essayeur chez Nadoff.

— Et Fritz… c’est moi, reprit fièrement le commandant.

Les deux officiers d’ordonnance le saluèrent très bas.

— Que voulez-vous… la Patrie à des exigences bien rudes parfois, et je n’ai oublié aucun des froissements que m’ont infligé ces stupides Françaises. Il est vrai que j’ai retenu aussi les propos imprudents que ces perruches débitaient devant moi… Ce déjeuner est bien banal, Madame. Veuillez, ce soir, soigner un peu plus le menu et l’arroser de vos meilleurs vins. Autre chose… ajouta-t-il, le monocle solidement ancré, j’exige la tenue décolletée pour les lumières ; ce matin, vous êtes vraiment fagottée ! Nous prendrons le café entre hommes ; il nous faut travailler pour ravager de fond en comble votre pays.

— Cela prouve que vous n’avez pas l’intention d’y rester, répliqua la malheureuse.

À partir de ce moment, les convives parlèrent en allemand, et la maîtresse de maison put se ressaisir dans le silence. Au fromage, l’ordonnance versa du champagne et le commandant se leva :

— Madame, dit-il, la France se targue trop d’hospitalité pour que vous refusiez de boire à son hôte actuel ?

— À notre Kaiser et à sa gloire ! dit l’un des officiers.

— Au Kaiser et à l’Allemagne ! dit le second.

— Que Dieu garde notre Kaiser ! pontifia le commandant.

Dans un silence impératif, les trois verres s’immobilisèrent.

— Vive la France ! lança madame de l’Écluse, magnifique d’audace en brisant sa coupe.

Lentement et à reculons, elle gagna la porte. Là, très calme en apparence, mais farouche et fière, elle laissa tomber :

— Mufles !

Elle entendit — de l’escalier — le rire vexé du soudard et aussi la phrase inquiétante qu’il répéta plusieurs fois :

— Laissez-moi faire… elle me le paiera…

Arrivée dans sa chambre, elle la trouva transformée. Des uniformes s’étalaient sur le lit ; une pipe inclinait son fourneau sur les dentelles de sa coiffeuse, et, dans le cabinet de toilette, un bavarois débalait un nécessaire. Elle s’enfuit. Dans chaque chambre, elle trouva des traces de prise de possession, et, vaincue, elle grimpa vers les mansardes de service. De là encore, elle fut chassée par la présence de fourniments de campagne.

Exaspérée par tant de sans-gêne, elle bondit au salon. Les trois officiers se congestionnaient sur des cartes d’Etat-Major et d’autres militaires s’étaient joints à eux.

— Messieurs, fit-elle avec hauteur, on a pris toutes les pièces de mon château, et vous me retenez prisonnière ; où me faudra-t-il donc coucher ?

— C’est vrai… répondit le commandant. Récapitulons… Mes autos ont besoin du garage, il y a deux chevaux à l’écurie mais vous m’avez bien dit, Krieger, qu’il y avait encore un box de libre ?

— Oui, mon commandant.

— La litière est fraîche ?

— Oui, mon commandant.

— Alors, madame, votre couverture est faite, dit-il en la congédiant d’un geste tellement définitif que les hommes se penchèrent à nouveau sur les cartes d’État Major.

Tout l’après-midi, il y eut un mouvement inouï sous les platanes de la Cerisaie, — car c’est ainsi que, dans le Tout-Paris s’intitulait la résidence d’été de Monsieur et Madame Breton de l’Écluse. — Le soir, le téléphone était installé et les nouvelles de la guerre devaient être malheureuses pour nos armes puisque le Grand Chef rentra rayonnant.

— Son excellence est servie ! dit un valet comme sonnait huit heures.

— Je ne vois pas la baronne ? Est-ce qu’elle va me faire poser ? Qu’on me l’amène à l’instant. Quelques minutes plus tard, la châtelaine, toujours vêtue de sa robe noire montante fut poussée dans le salon. Elle se tint droite et silencieuse à l’entrée.

— Pas encore habillée ? dit le goujat.

— Non, Fritz. Je n’ai rien à me mettre, riposta-t-elle aggressivement railleuse.

— Vraiment ?… Eh bien, Messieurs, je vais vous montrer mon savoir-faire de couturier, fit-il. Des ciseaux et des épingles tout de suite ! Voici ce qu’on apprend à faire à Paris. D’une part, une robe quelconque, d’autre part, un brise-bise banal et une fleur dans un vase. Je vous demande une minute et demie.

Comme si Madame de l’Écluse eut été le dernier des mannequins, il la fit pirouetter, prit les ciseaux qu’on lui apportait et, vivement, se mit en devoir d’échancrer largement le corsage qu’elle portait. Il allait d’un tel entrain que la peur d’être blessée empêcha la patiente de bouger. Puis, il arracha le vitrage, trancha le tulle et, en un clin d’œil en fit un colifichet gracieusement drapé d’ailleurs. Une fleur compléta la métamorphose. Très fier, il quêta les applaudissements ; on ne les lui ménagea pas.

— Ne m’obligez plus à recommencer, daigna-t-il concéder à la malheureuse femme, tout en passant dans la salle à manger.

Pendant tout le repas, l’infortunée baronne souffrit mort et passion. Il ne lui fut épargné aucune cruauté. Complaisamment, l’ancien couturier racontait ses exploits d’antan.

— Vous comprenez, Messieurs, dit-il, qu’avant d’attaquer un ennemi la prudence la plus élémentaire commande de l’affaiblir par tous les moyens. Notre génial empereur — il y a vingt ans — s’avisa de trouver que les Françaises malgré leur buste en vase de fleur, avaient encore le droit d’étaler leurs hanches. Cela laissait place aux lois de la fécondité, dont il cherchait surtout à limiter l’action. C’est alors que les banquiers germains commanditèrent des dessinateurs à la mode qui changèrent peu à peu la silhouette parisienne. Il fallut que les corsetières élargissent la taille au détriment des hanches ; puis le ventre disparut et rentra en lui-même. Enfin — quand celui-ci n’osa plus se montrer — on supprima la croupe. Ah ! les ridicules poupées que nous avons équipées.

— Que leur importe, riposta Madame de l’Écluse, elles n’en ont pas moins été aimées ; et l’amour triomphe de tous les ridicules.

— Non, Madame, l’amour n’a pas triomphé chez vous ! c’est chez nous qu’il est victorieux. L’amour aime ses aises, et l’amour est assez beau, pour se moquer d’être joli.

— C’est pour cela sans doute qu’en Allemagne les femmes sont épaisses et larges !

— Parfaitement, elles sont larges ! non pas comme chez vous selon les caprices de la mode, larges par les chapeaux ou les volants, mais larges de lianes et puissantes de mamelles.

— Comme cela doit-être excitant !

— Et pourquoi seraient-elles excitantes ? Avons-nous besoin qu’on harcèle notre désir pour qu’il s’exprime ? Nous ne sommes pas des dégénérés… nous sommes des mâles… nous savons fermer les yeux sur la matière et les ouvrir sur notre idéal.

— Bravo ! Bravo ! murmuraient comme des courtisans les officiers d’ordonnance enthousiasmés.

— Aussi, reprit l’orateur emballé, nous formons une race d’élite ; et nous n’aurions pas à vous opposer les superbes hussards qui vous vaincront, si nos femmes avaient été des « ventres plats ».

— Où placez-vous donc la platitude qu’on se plaît à vous reconnaître dans le monde entier ? dit froidement la baronne.

Cette impertinence tomba sur l’éloquence du commandant comme une hache bien affilée. Il faillit étrangler car il buvait au même moment.

— Raillez, raillez, Madame. J’aurai mon heure ! Je suis d’ailleurs bien bon de vous laisser vous mêler à nos propos.

Les plats succédèrent aux plats, et les vins succédèrent aux vins, sans que l’appétit des reîtres semblât s’apaiser. Trois fois Madame de l’Écluse voulut se retirer ; trois fois, sur un signe, deux hussards lui avaient barré la porte. L’ivresse allumait les yeux des ennemis ; une sérosité poisseuse suintait de leurs joues, et leurs lèvres aveulies bavaient autour de leur cigare. Le spectacle était écœurant. Ne pouvant rester plus longtemps impassible et muette, elle éleva la voix.

— Je vous souhaite le bonsoir, Messieurs ! et me retire.

— Ta bouche Nini ! j’ai besoin d’une femme les jours de victoire, répondit le commandant.

Un frisson d’horreur parcourut la malheureuse. Est-ce que… cet outrage allait être tenté ? Le chef se levait et titubait.

— Vous êtes libres, Messieurs ! à demain ! dit-il.

Soudain raidis et corrects, les officiers d’ordonnance joignirent les talons, saluèrent et disparurent.

— À nous deux, vieille rombière ! L’heure a sonné… Deux hommes de planton, commanda-t-il la voix pâteuse.

Les deux soldats qui avaient fait office de maître d’hôtel prirent faction à la porte du salon où venait de disparaître les deux antagonistes.

— Me direz-vous enfin ce que signifient ces vulgarités, dit Madame de l’Écluse, qui tremblait autant de peur que de fureur.

— Pas de chichis ! tais-toi ! Je cherche ma vengeance.

Il alluma un cigare et parut réfléchir : tout à coup, il se frappa la cuisse, rit et déclara :

— Il faut que tu sois violée…

— Par vous ? Laissez-moi rire !!!

— Bien sûr pas par moi ! j’en ai trop déshabillé des femmes. J’en ai trop rembourré… pouah ! elles me dégoûtent.

— Comme elles dégoûtaient le comte d’Eulenbourg ?

— Mais il y a Hans, mon brosseur, tout lui est bon !

Il sonna et donna un ordre au planton.

Pendant qu’ils restèrent seuls, l’ignoble soudard s’esclaffait tout seul, puis se taisait ; puis recommençait à exubérer. Un immense hussard avança l’air piteux au milieu de la pièce. Quand il eut entendu l’ordre qui lui fut donné, l’homme élargit la bouche en un rire muet, mais ne bougea point. Une menace le rendit gauche et grave ; et il fallut un coup de botte en plein siège pour le pousser vers le canapé où la baronne, les griffes prêtes, haletait.

— Va ! dit le commandant, et si elle résiste, fais-toi aider.

Là-dessus, il s’enfonça dans un fauteuil, indifférent au drame ; et les fumées de l’alcool commencèrent leur œuvre soporifique.

Ce qui se passa là, sous ses yeux de bête repue, défie la plume la plus impure. On entendit les cris du brosseur mordu et griffé, mais les deux plantons vinrent prêter main forte au camarade, et l’élégance des lingeries fines tenta les trois bandits.

Quand ils laissèrent leur victime râlante et meurtrie sur le parquet, le chef ronflait comme un orgue, et des borborygmes d’ivrogne militarisaient sa cuvée de salves retentissantes.