LA HOLLANDE.

VI.[1]
Établissemens des Hollandais dans l’Inde.

Si j’étais membre de cette riche société de Hollande si connue sous le nom de Handels Maatschappii, ou tout simplement citoyen du royaume de Guillaume II, je demanderais qu’on élevât à la pointe du Helder un monument sur lequel serait gravé le nom de Houtmann. La pierre et le bronze ont été souvent employés à consacrer des souvenirs moins mémorables. C’est de cette côte du Helder que partit, il y a plus de deux siècles, la flotte qui devait ouvrir à la Hollande une source immense de richesses. Les liens qui avaient longtemps uni les Pays-Bas à la maison de Bourgogne et à l’Espagne étaient rompus. La ténacité prudente et adroite de Guillaume-le-Taciturne avait vaincu la puissance farouche de Philippe II. Une troupe de paysans, de pêcheurs, conduits par quelques gentilshommes portant avec orgueil le nom de gueux, qui leur avait été donné par une amère dérision, avait arrêté dans ses projets sanguinaires l’orgueilleux duc d’Albe. Le traité d’Utrecht sanctionnait l’accord et l’affranchissement des Provinces-Unies, et des bords de la Meuse jusqu’aux rives septentrionales de la Frise, tout le pays, naguère asservi à une domination étrangère, proclamait avec une mâle fierté son indépendance, et s’organisait en république. Après cette longue lutte mêlée de tant d’incidens dramatiques et d’épisodes glorieux, après cette victoire si chèrement achetée par le sang qui coula sur la place de Bruxelles, par les souffrances du siége de Leyde, par les cruautés espagnoles qui atteignirent les plus nobles têtes, la république naissante était menacée d’un grand péril. Elle ne pouvait subsister que par le commerce, et Philippe II lui interdisait toutes les routes qu’elle avait sillonnées jusqu’à cette époque avec tant d’ardeur. Victorieuse dans ses frontières, elle trouvait au dehors une flotte puissante qui l’arrêtait dans ses excursions. Elle avait eu par le Portugal le bénéfice du commerce de l’Inde ; le Portugal venait d’être réuni à l’Espagne, et nul navire hollandais ne pouvait pénétrer dans le Tage. Nous avons dit[2] comment les états-généraux essayèrent de surmonter cet obstacle en cherchant au nord un passage pour arriver dans l’Inde, et comment échouèrent ces courageuses tentatives. L’inutile navigation de Heemskerke et de Barentz ayant enlevé aux pilotes des Pays-Bas l’espoir de trouver l’issue septentrionale qu’ils avaient rêvée, il fallut aviser à un autre moyen de reconquérir le commerce des denrées du sud. Un hasard révéla tout à coup à la république inquiète ce que ses géographes eussent peut-être long-temps encore et vainement cherché. Un négociant hollandais, nommé Cornelius Houtmann, fut arrêté à Lisbonne, et condamné comme agent d’un pays ennemi à une amende considérable. C’était un homme intelligent et hardi. Il profita du temps qu’il passa en prison pour s’enquérir auprès des Portugais de la route qui conduisait aux Indes, et de la manière dont on y faisait le commerce. Puis, quand il se crut suffisamment instruit, il fit secrètement prévenir quelques armateurs d’Amsterdam que, s’ils voulaient payer son amende et le faire élargir, il retournerait auprès d’eux muni d’importantes instructions. Si vague que fût sa promesse, les hommes auxquels il s’adressa n’hésitèrent pas à lui envoyer l’argent dont il avait besoin, dans l’espoir d’obtenir de lui d’utiles renseignemens. De retour en Hollande, Houtmann raconta ce qu’il avait appris, et inspira tant de confiance à ses libérateurs, qu’ils équipèrent pour les Indes quatre navires.

Le 2 avril 1595, la petite flotte mit à la voile. Houtmann en avait la direction. Il devait doubler le cap de Bonne-Espérance, que les Hollandais n’avaient pas encore atteint, recueillir sur les côtes qu’il visiterait tous les documens propres à faciliter le commerce, et il lui était enjoint d’éviter autant que possible les établissemens portugais.

Houtmann accomplit avec courage et habileté la mission dont il s’était chargé. Il reconnut chemin faisant les côtes d’Afrique et du Brésil, relâcha à Madagascar, aux Maldives et aux îles de la Sonde. Arrivé à Java, il se présenta, avec le titre d’amiral, au principal souverain de l’île, et contracta avec lui un traité d’alliance. Les Portugais établis dans le pays ne pouvaient voir sans une violente jalousie cette expédition hollandaise dans des contrées qu’ils avaient eux-mêmes découvertes, et dont ils se croyaient en droit de conserver le monopole. Ils suscitèrent toutes sortes d’entraves à Houtmann et engagèrent avec lui plusieurs luttes à main armée. L’heureux navigateur surmonta tous les obstacles, remporta la victoire sur ses rivaux, et, le 14 août 1597, il ramenait en triomphe ses quatre navires sur la côte de Hollande. Il avait acheté aux îles de la Sonde, à très bon prix, une cargaison de poivre et d’autres épices. Cependant, sous le rapport purement financier, son voyage n’était pas fort avantageux ; mais il avait d’autres résultats plus importans : il tranchait la grande question de commerce jusqu’alors indécise, il ouvrait aux Hollandais la route qu’ils désiraient tant parcourir, et ce qui valait mieux pour l’avenir que la cargaison de poivre et d’épices, c’était un pilote de Surate connaissant très bien les côtes de l’Inde, que Houtmann avait eu l’adresse d’engager à son service et de conduire en Hollande.

Une seconde expédition fut aussitôt résolue. Houtmann partit de nouveau avec une flotte plus nombreuse que la première, aborda à Madagascar, à la Cochinchine et à Sumatra. Le souverain de cette île lui fit d’abord un accueil favorable et lui permit de charger, comme il le désirait, ses navires ; puis, à l’instigation des Portugais, il changea subitement de conduite envers lui et le fit enfermer. Les navires revinrent en Hollande avec une riche cargaison. Houtmann resta en prison. Il fut mis en liberté quelque temps après, mais à la condition de ne jamais revoir son pays. Exilé dans un des districts de l’île, abandonné des siens, et soumis à la rigoureuse surveillance de ceux qui l’avaient fait arrêter, des Portugais qui ne lui pardonnaient pas d’avoir montré à ses compatriotes la route des Indes, le pauvre Houtmann mourut de douleur. Le nom de ce navigateur, qui a tant fait pour la Hollande et auquel la Hollande n’a pas même consacré une pierre funéraire, est un nom de plus à ajouter à ce triste et glorieux martyrologe des hommes dont l’ame ardente se dévoue à une idée féconde, à un sentiment de patriotisme, et qui meurent oubliés ou méconnus dans les fers ou dans l’isolement, victimes de leur zèle et de leur noble ambition.

Le retour des compagnons de Houtmann éveilla dans toute la Hollande de nouvelles espérances. Outre les renseignemens que ces navigateurs rapportaient sur les productions, sur le commerce des contrées qu’ils venaient de visiter, ils révélaient à leurs compatriotes la situation réelle des Portugais dans ces mêmes contrées. Jusque-là, on les croyait tout puissans sur les côtes qu’ils avaient découvertes, maîtres absolus des lieux où ils avaient fondé des établissemens, et l’on apprenait que leur avidité cruelle, leur fanatisme, avaient soulevé contre eux les diverses populations de l’Inde, et qu’ils ne se maintenaient, sur plusieurs points, que par la force et par des luttes continues.

Tous les armateurs des Pays-Bas voulurent alors faire leur croisade dans les Indes. C’était la terre promise des marchands, c’était là que la fortune apparaissait aux yeux des spéculateurs rayonnante de gloire et de splendeur comme un nouveau Messie. Une société de commerce pour l’exploitation de ces parages lointains venait de s’établir à Amsterdam ; plusieurs autres se formèrent, à son exemple, dans les diverses provinces. Chacune de ces compagnies avait ses agens particuliers, ses comptoirs, et l’on ne tarda pas à reconnaître qu’elles se portaient toutes par la concurrence un grand préjudice. De plus, elles avaient souvent à se défendre contre les attaques des Portugais ou des princes indiens. Isolées l’une de l’autre, elles ne résistaient que difficilement à leurs ennemis ; réunies en un même corps, elles pouvaient leur opposer une force redoutable.

Les Hollandais avaient le coup d’œil trop juste pour ne pas saisir la portée de ces considérations, et l’esprit trop sensé pour ne pas s’y soumettre. En 1602, les diverses associations des provinces furent réunies en une seule grande société, qui prit le titre de société des Indes orientales. Les états-généraux lui accordèrent un privilége de vingt-un ans. Il était dit dans cet acte solennel que la société aurait seule le droit de négocier, sur toutes les côtes situées à l’est du cap de Bonne-Espérance, qu’elle pourrait mettre sur pied des troupes, élever des forteresses, faire des conquêtes, signer des traités. Le capital de cette compagnie s’élevait à 25 millions. La ville d’Amsterdam en avait à elle seule fourni la moitié ; le reste provenait des négocians de Rotterdam, Hoorn, Enkhuizen et autres villes.

La fécondité du sol de Java, la commodité de la principale rade de cette île, décidèrent la société à y établir son comptoir principal. Quelques mois après son organisation, elle équipa pour l’Inde quatorze bâtimens et plusieurs yachts. L’amiral Warwick, à qui le commandement de cette flotte fut confié, fonda le comptoir de Batavia, en établit un autre dans les états du roi de Jahor, et fit des traités d’alliance avec plusieurs princes du Bengale. L’année suivante, treize bâtimens, commandés par l’amiral Van der Hagen, partirent du Texel et revinrent, quinze mois après, chargés de denrées précieuses.

Toutes ces tentatives de commerce ne pouvaient cependant se poursuivre qu’à travers de grands obstacles et de nombreux périls. Les Hollandais avaient contre eux les Anglais, les Portugais, les Espagnols et les princes du pays, qui commençaient à comprendre les dangereux projets des Européens. Les bâtimens de la société ne pouvaient s’arrêter sur aucune côte sans courir risque d’y rencontrer une flotte ennemie. En pleine mer, ils engageaient souvent le combat avec les Espagnols, qui les guettaient comme des oiseaux de proie, mais qui s’en retournaient souvent démâtés et criblés de boulets. À Batavia, les Hollandais avaient également de rudes luttes à soutenir ; tantôt c’étaient les insulaires qui voulaient les empêcher de construire une forteresse, tantôt les Portugais et les Anglais qui poursuivaient leurs navires jusque dans la rade. Les riantes et fécondes plaines de l’Inde étaient comme une pâture livrée à la rapacité des Européens ; c’était à qui en prendrait la plus grande part, à qui en éloignerait ses voisins par force ou par ruse.

Malgré ces obstacles sans cesse renaissans, ces attaques continuelles, ces batailles sanglantes, la compagnie hollandaise prospérait et grandissait. Par sa prudence et sa ténacité, elle surmontait les entraves que lui opposaient ses rivaux. Par le courage de ses marins, elle effrayait les flottes de Philippe II, et portait son pavillon victorieux sur toutes les plages. Déjà elle ne se contentait plus d’occuper Java ; elle envahissait les îles Moluques, elle pénétrait dans le golfe de Bengale et s’emparait de l’île de Ceylan, cette île précieuse qui lui a été enlevée par les Anglais ; elle fondait un comptoir au Japon et s’avançait vers la Chine. C’est de Java qu’elle partait pour faire toutes ces conquêtes ; c’était là le point d’appui de ses flottes, le joyau de sa couronne, le champ fécond de son commerce. Batavia devenait peu à peu une grande et belle ville. Une vingtaine d’années après que les Hollandais y eurent établi le siége de leur société, elle faisait l’admiration des peuplades de l’Océanie, des navigateurs européens, et on l’appelait la reine de l’Orient. Les princes de Java, effrayés de cette puissance toujours croissante des Hollandais, et suscités d’ailleurs par les Anglais, résolurent de chasser de leur île la colonie marchande et guerrière qui s’y était en peu de temps si bien implantée. Deux fois ils s’avancèrent avec une armée considérable devant la forteresse construite à Batavia, deux fois ils en firent le siége avec opiniâtreté, deux fois ils furent repoussés par une troupe peu nombreuse, mais intrépide.

Nous ne dirons pas toutes les autres guerres que la Hollande eut à soutenir pour se fixer dans l’Inde, tous les exploits par lesquels elle se signala dans sa longue lutte avec des nations jalouses de son accroissement, tous les noms glorieux qu’elle inscrivit dans ses annales à la suite de ses batailles. Notre but n’est pas d’écrire l’histoire militaire de la compagnie hollandaise des Indes : nous voulons montrer par quel système d’administration cette compagnie est parvenue à tirer un si grand produit de ses possessions coloniales, et par quelles phases différentes elle a passé pour atteindre ce résultat.

Quand cette société fonda le comptoir de Java, elle ne possédait pas, dans toute l’étendue de l’île, la moindre parcelle de terrain. Plus tard, elle acquit l’espace nécessaire pour bâtir ses magasins et élever sa forteresse. Tout son domaine alors fut renfermé dans ses remparts. Cet état de choses dura pendant soixante-dix ans (de 1602 à 1672), et jamais, si l’on en excepte ces années dernières, sa situation ne fut plus florissante. Ses efforts étaient alors concentrés dans les spéculations de commerce. Habile et économe, éloignée de toute fausse idée de luxe et de toute vaine ambition, sans cesse elle apprenait à restreindre ses dépenses et à augmenter ses bénéfices. Son commerce était, du reste, établi sur des bases fort peu compliquées ; c’était simplement un commerce d’échange dont elle avait bien vite saisi le côté le plus avantageux. Elle expédiait à Java des marchandises européennes achetées à bas prix, et les échangeait contre des denrées coloniales qu’elle faisait arriver dans les ports de Hollande et vendait fort cher. Elle n’avait de relations d’affaires qu’avec les princes et les chefs de l’île ; c’était à eux qu’elle livrait ses cargaisons, c’étaient eux qui lui remettaient les productions de leur sol récoltées par leurs sujets et entassées dans leurs magasins. Tout se traitait ainsi par voie d’échange, et tout était bénéfice pour la compagnie. D’année en année, son revenu s’augmentait dans des proportions énormes. En 1653, après avoir payé ses frais d’achat et de transport, et les intérêts de son capital, elle réalisait un bénéfice de 25,526,682 florins (51,153,364 francs). En 1673, ce bénéfice s’élevait à plus de 44  millions de florins, et, en 1693, à 48,319,507 florins, c’est-à-dire près de 100 millions de francs. À partir de cette époque, elle commença à déchoir, et ce qui semblait devoir assurer plus que jamais sa grandeur fut la première cause de son désastre[3].

En 1672, la compagnie avait soutenu l’empereur de Mattaram dans une guerre où il était engagé avec plusieurs de ses voisins. Ce prince, pour la récompenser de ses sacrifices et de l’appui qu’elle lui avait prêté, lui abandonna la partie occidentale de l’île de Java jusqu’au fleuve Pamanukan. Plus tard, en lui demandant de nouveaux secours, il lui céda les ports et les provinces de la côte septentrionale de l’île. Il mourut en 1749, et, par son testament, lui légua toutes ses possessions. C’est ainsi que la Hollande est devenue maîtresse de Java.

Dès l’année 1672, la compagnie hollandaise se présente aux yeux de l’observateur sous une double face. Ce n’est plus cette simple société de commerce qui emploie tout son temps et toute son habileté à fréter des navires, à échanger et à vendre ses marchandises aux conditions les plus favorables. C’est une puissance administrative et militaire qui a un pays à régir, des sujets à gouverner, des troupes à solder, qui fait la loi à des princes et commande à des millions d’hommes. Dans cette nouvelle situation, elle eut le bon esprit de respecter l’autorité héréditaire des familles souveraines du pays. La nature du Javanais est douce, résignée, passive. Le despotisme oriental, l’ardeur du climat, l’ont réduit à cet état de soumission servile et timide. Une rigueur extrême peut seule le faire sortir de son apathie et le jeter dans le désespoir. Il a pour ses princes et pour leur famille un dévouement profond, une sorte d’affection idolâtre. Il leur livre sans murmurer le fruit de son travail, il se courbe sans regret sous leur joug. Si la tâche qui lui est imposée devient trop rude, si les sacrifices qu’on lui demande le réduisent à la misère, il ne se révolte pas, il dit adieu au sol qui ne peut plus le nourrir, au foyer où une loi cruelle le poursuit : il émigre. C’est là le seul acte de protestation qu’il ose faire contre la tyrannie de ceux que ses pères lui ont appris à vénérer. Avec ces habitudes de résignation, il accepte l’autorité étrangère, pourvu qu’elle ne pèse que sur lui et n’atteigne pas la famille de ses princes. Il respecte ceux qui respectent ses souverains. Si on les offense, tout ce qu’il y a en lui d’énergie secrète, de force morale, s’éveille à l’instant même. À la voix de ses chefs, il se lève en colère, et la main puissante qui lui a fait signe de prendre les armes peut seule l’arrêter dans ses projets farouches.

En s’alliant aux princes de Java, en s’assurant de leur fidélité, la société hollandaise s’assurait par là même de celle de leurs sujets ; mais ses relations avec les princes n’étaient plus les mêmes. Jusqu’alors elle achetait au plus bas prix possible les denrées de Java ; peu lui importait de quelle manière, par quelles exactions les chefs du pays amassaient ces denrées. Dès qu’elle eut la souveraineté de l’île, elle voulut l’asservir toute entière à son intérêt, sans tenir compte des habitudes prises, des règles établies jusqu’à cette époque. Son désir était d’accroître sans cesse ses bénéfices, d’amasser de l’argent, et, pour arriver à ce résultat, elle froissa, elle appauvrit sans ménagemens ses nombreux sujets. Si une culture particulière lui offrait quelque chance de gain plus considérable que les autres, elle imposait à tous les champs une nouvelle transformation, elle condamnait toutes les familles à un nouveau travail. Si une branche de commerce obtenait quelque succès, elle en prenait le monopole absolu et l’abandonnait quand elle était épuisée. Entraînée par son avidité, aveuglée par l’ambition de ses calculs, elle déviait de la marche simple et régulière qui l’avait enrichie, elle allait impitoyablement d’essai en essai, et chacun de ces essais avait des suites fatales pour elle et plus fatales encore pour la contrée qu’elle exploitait.

En même temps elle était astreinte à des dépenses énormes qu’elle n’avait pas eu à supporter jusqu’alors. Tant qu’elle ne possédait que ses magasins et sa forteresse, elle n’avait à payer que les intérêts de ses capitaux, les dividendes de ses actionnaires. Elle n’entretenait que le nombre de soldats et d’employés strictement nécessaire. Investie de la souveraineté du pays, elle eut des troupes considérables à sa solde, des fonctionnaires dans les divers districts de l’île. Ces fonctionnaires, qui achetaient leur place à un prix élevé, commettaient, pour s’enrichir, toute sorte de fourberies et d’exactions. Il fallait en outre que la compagnie fît de temps à autre de riches présens aux familles princières de l’île, afin de conserver leur bienveillance et d’assurer par là sa domination sur les Javanais.

À la même époque à peu près où les Hollandais s’établissaient à Java, les Anglais jetaient les fondemens de l’immense empire qu’ils se sont créé en Asie. Comme les Hollandais, ils organisèrent d’abord une société de commerce qui fréta des navires pour l’Inde ; comme les Hollandais, ils s’enrichirent par l’échange et la vente de diverses denrées ; comme les Hollandais enfin, ils devinrent souverains d’un pays où ils étaient entrés à titre de marchands. Mais là s’arrête la similitude des deux entreprises. Les deux compagnies ne se trouvaient point placées dans les mêmes conditions. La compagnie anglaise brisa le pouvoir des princes et de la noblesse dans les provinces qu’elle conquérait, rallia la population à son intérêt, et la soumit à son autorité directe. La compagnie hollandaise, au contraire, fut forcée de prendre les princes du pays pour intermédiaires entre elle et les habitans de Java, de respecter l’ascendant des familles souveraines, et de se rendre en quelque sorte tributaire de leur puissance. La première, en prenant possession de ses vastes royaumes, sépara très nettement l’administration du pays des intérêts du commerce. La seconde ne songea qu’à l’exploitation du moment. De cette différence de situation provint en grande partie la différence des résultats dans la fortune des deux compagnies.

Vers la fin du XVIIIe siècle, les revenus de la compagnie anglaise s’élevaient par année, terme moyen, à plus de 100 millions de francs, et la compagnie hollandaise, obérée de dettes, s’affaissait sous son propre fardeau. Pour maintenir autant que possible son crédit, elle continuait à payer un dividende considérable à ses actionnaires ; elle cachait avec soin les brèches faites à son édifice. Un malheur inattendu trahit son secret et révéla au public l’abîme profond où elle était près de tomber. En 1780, pendant les hostilités qui avaient éclaté entre l’Angleterre et la Hollande, les Anglais s’emparèrent de plusieurs navires qui revenaient des Indes richement chargés. La compagnie des Pays-Bas, à laquelle appartenaient ces navires, les attendait avec impatience pour en vendre en toute hâte la cargaison et remplir ses coffres vides. Privée de cette ressource, hors d’état de payer l’intérêt de ses capitaux, elle fut forcée d’avouer sa détresse et de solliciter un délai pour acquitter ses dettes les plus pressantes. Les états-généraux accédèrent à sa requête, mais en même temps ils exigèrent qu’elle fît connaître jusque dans ses plus rigoureux détails l’état réel de ses finances.

Une commission spéciale fut nommée pour s’enquérir, sur les lieux mêmes, des causes de décadence de cette société jadis si florissante, de la situation de son budget, et des moyens de remédier à ce désastre. En 1791, les commissaires partirent pour Java, et le résultat de leur enquête jeta la consternation en Hollande. Dès l’année 1694, les dépenses de la société avaient outrepassé ses recettes de plusieurs millions. Chaque année, le déficit n’avait fait que s’accroître. Les agens de la société le couvraient en contractant des dettes. En 1779, ces dettes s’élevaient à plus de 84 millions de florins (168 millions de francs). Pendant la guerre de l’Angleterre avec la Hollande, elles augmentèrent bien plus rapidement encore, et en 1791, à l’époque où les commissaires nommés par le gouvernement arrivèrent dans l’île, ils eurent à constater dans les finances de la compagnie un passif de 119,055,675 florins (238,111,350 francs). Les grands évènemens qui survinrent bientôt en Europe, l’invasion, la conquête de la Hollande, les changemens successifs de gouvernement imposés à ce pays, les guerres du nord et du midi, l’empire, le consulat, détournèrent l’attention du bilan de la société de commerce. Elle subsista encore jusqu’en 1808. Alors elle fut dissoute. Le gouvernement hollandais prit lui-même la gestion des colonies et la confia au général Daendel, qui partit immédiatement, très désireux de réformer les abus signalés dans l’enquête de la compagnie. Avant de raconter les résultats de son système, nous devons dire quelle était, lorsqu’il y arriva, l’organisation de Java.

Toute la population indigène de l’île, dispersée dans les villages, était divisée en tiatias ou familles. Chacune de ces familles se composait d’un chef et de plusieurs parens, amis, ouvriers, dépendant de lui. Le nombre des personnes appartenant à cette association variait selon la nature des lieux. Dans quelques districts, il était de quinze ou dix-huit, dans d’autres de vingt ou vingt-deux. Tous les membres de la tiatia travaillaient sous les ordres immédiats ou sous la direction de leur chef, et devaient lui remettre, selon le degré de fécondité de l’année, la moitié ou les deux cinquièmes de leur récolte de riz.

Les princes de l’île avaient droit à un cinquième de la récolte dans toutes les terres soumises à leur autorité. Ils pouvaient échanger ce tribut contre une corvée ; dans ce cas, le chef de la tiatia désignait ceux de ses subordonnés qui devaient travailler pour la famille du prince et les exemptait de leur redevance envers lui-même.

La compagnie hollandaise, en s’emparant de la souveraineté du pays, prit pour elle l’impôt annuel que les Javanais payaient aux descendans de leurs rois. Les fonctionnaires de chaque district étaient chargés d’en régler la quotité dans chaque tiatia et de la recevoir. Dans ce travail annuel de contrôle et de recensement, ils commettaient souvent de graves injustices, ils exerçaient de coupables rigueurs, dont on a fait un amer reproche à la compagnie, qui les ignorait complètement. La compagnie remplaça la corvée irrégulière à laquelle les princes avaient droit, par l’obligation pour chaque tiatia de planter annuellement mille pieds de café, d’en récolter les fruits, de les faire sécher et de les lui livrer. Une telle tâche exigeait soixante jours de travail. À cette condition, la famille avait la libre jouissance de ses champs de riz ; elle devait seulement remettre un dixième de sa récolte au fonctionnaire du district. La compagnie avait du reste, comme nous l’avons dit, établi dans ses possessions le monopole du commerce.

Le général Daendel était un homme d’une intelligence remarquable et d’une rare fermeté, un de ces hommes comme la Hollande en a produit beaucoup, qui voient de loin leur but, qui s’attachent de cœur à une idée et la suivent opiniâtrement à travers tous les obstacles. Il arrivait à Java dans les circonstances les plus difficiles. La Hollande, épuisée d’hommes et d’argent, menacée par l’Angleterre, obligée de se tenir en garde contre un danger imminent, avait besoin d’être secourue par ses colonies et ne pouvait les secourir elle-même. Les princes de Java, voyant sa faiblesse, pensaient à secouer le joug qu’elle avait fait peser sur eux et à reconquérir leur ancienne souveraineté. Dans une telle complication d’embarras et de périls, Daendel comprit que les demi-mesures ne feraient qu’aggraver la situation et qu’il fallait nécessairement faire preuve d’énergie. On l’a accusé d’avoir agi avec dureté. Cette dureté était nécessaire pour corriger les abus tolérés par la compagnie.

Il commença par rendre aux habitans de Java la liberté du commerce. En les délivrant des entraves du monopole, il les astreignit à un travail plus rigoureux, à des corvées plus nombreuses. Il les obligea non-seulement à cultiver le café, mais à construire des édifices et des fortifications, et à faire des routes. Une partie des revenus du pays était affermée à des Chinois qui tiraient de leur bail un revenu considérable et commettaient d’odieuses exactions. Il abolit leur contrat et rendit au gouvernement la perception directe des impôts. Il assigna aux fonctionnaires un traitement proportionné à leur grade, et leur interdit, sous les peines les plus sévères, tout acte arbitraire. L’administration des forêts, des salines, négligée depuis plusieurs années et livrée au pillage, fut entièrement réorganisée. Batavia devint le siége réel du gouvernement, le point central d’où le général expédiait ses ordres et où il recevait les rapports de ses subordonnés. Une police active surveillait les employés des diverses administrations, et une justice rigoureuse sévissait contre les coupables. En même temps que Daendel s’occupait ainsi des détails de son gouvernement, il prenait ses mesures pour se défendre contre les Anglais en cas d’attaque. Il augmentait le nombre des troupes, il élevait des remparts et des forteresses, et ouvrait çà et là dans le pays de nouvelles voies de communication et de nouvelles routes.

Grace à cette justesse d’esprit, à cette probité austère et à cette énergie, Daendel accomplit, dans l’espace de quelques années, de grandes réformes et prit une imposante attitude. Il croyait toucher à son but, il avait établi son budget, et voulait que non-seulement les colonies ne coûtassent rien à la Hollande, mais qu’elles lui donnassent 10 millions de florins par an. Les circonstances trahirent ses efforts et firent échouer ses calculs. Les relations de Java avec la Hollande étaient entravées par les Anglais. L’Angleterre entretenait dans les mers des Indes une flotte puissante ; la Hollande, déchue de son ancienne puissance, n’avait que quelques vaisseaux. Par suite de cette situation, les denrées coloniales rapportèrent beaucoup moins que ne l’avait présumé le général Daendel, et les dépenses du pays s’élevèrent plus haut. Il en résulta qu’au lieu de l’excédant de recette que le général espérait obtenir, il éprouva, en 1808, un déficit de plus de 8 millions de florins, en 1809 de 2 millions, et en 1810 de 3 millions et demi.

Pour comble de malheur, Daendel négligea ou dédaigna d’employer les ménagemens dont la compagnie avait toujours usé envers les princes du pays. Deux d’entre eux se révoltèrent, et il s’ensuivit une guerre longue, sanglante, coûteuse. Sur ces entrefaites, Daendel fut rappelé en Hollande. Beaucoup de gens l’accusaient d’avoir mal compris sa mission ; mais, s’il eut des adversaires ardens, il trouva aussi des partisans zélés. Le fait est qu’il méritait plus d’éloges que de blâme.

Son successeur, le général Janssen, ne fit qu’un rapide séjour à Java, et n’eut le temps de rien réformer. Quelques mois après son arrivée, les Anglais s’emparèrent de la colonie. On eût dit que le nouveau gouverneur était venu là tout exprès pour les recevoir.

L’expédition que l’Angleterre dirigea, en 1811, sur Java, était commandée par lord Minto, qui, dans son orgueil britannique, amenait avec lui une cohorte de fonctionnaires auxquels il voulait donner des emplois dans le pays, tant il se croyait d’avance certain du succès de son entreprise. Il eut le bonheur, en effet, de prendre presque sans coup férir possession de Java, et il y installa, en qualité de gouverneur, Raffles, qui a publié sur la situation, les ressources et l’administration de ce pays, un ouvrage curieux, mais partial et trop hostile à la Hollande.

Le premier soin du nouveau gouverneur, en entrant en fonctions, fut d’examiner le système d’administration mis en pratique avant lui et de se demander quel pouvait en être le résultat. Convaincu qu’il ne devait raisonnablement en attendre aucun fruit avantageux, il résolut de l’abandonner et d’en fonder un nouveau, sur le modèle de celui que lord Cornwallis avait établi dans le Bengale.

Dans les districts de l’île de Java, il y avait eu autrefois des institutions populaires assez semblables à celles du Bengale. Les habitans de chaque village, ou du moins les principaux d’entre eux, jouissaient du droit de se choisir eux-mêmes un chef. Ce chef formait, avec les vieillards, le conseil magistral de la communauté, décidait les questions litigieuses, répartissait les impôts, et distribuait le travail aux divers habitans du village, en épargnant les vieillards et les femmes mariées.

L’administration générale de la contrée était confiée à un certain nombre de députés des différentes tribus, lesquels ne pouvaient prendre aucune décision, prononcer aucun vote, sans l’aveu de leurs commettans ; et lorsqu’une question était mise en délibération dans l’assemblée générale, elle ne pouvait être résolue à la pluralité des voix. Chacun des délégués ayant à soutenir les intérêts de son village, il fallait, pour promulguer un règlement, que tout le monde en acceptât les dispositions ; sinon les dignes mandataires se rendaient sur le champ de bataille, et le vaincu cédait à la volonté du vainqueur.

Au XVe siècle, l’islamisme s’était répandu dans les divers districts de Java et avait détruit ces institutions. Le despotisme oriental avait aboli les droits du peuple ; la volonté du prince avait remplacé l’élection. Mais le souvenir de ces anciens priviléges s’était perpétué par la tradition et vivait encore dans la mémoire des Javanais. Ce fut sur ces anciens priviléges que les Anglais fondèrent leur nouveau système d’administration. Ils assignèrent un traitement déterminé aux princes de l’île, et s’emparèrent de leurs revenus. Ils choisirent dans chaque village un Javanais, qu’ils nommèrent chef de sa tribu, et auquel ils affermèrent, moyennant une rente fixe, toutes les propriétés appartenant à son village, à charge par lui de les livrer à la culture et d’en recueillir le produit. Leur but, en agissant ainsi, était d’annuler autant que possible, comme ils l’avaient fait avec succès dans le Bengale, l’influence des princes du pays, et d’agir eux-mêmes directement sur les insulaires. Ils ne furent pas plus heureux dans leur nouvelle combinaison que le général Daendel, et ne purent échapper à un déficit qui s’élevait, au bout de trois années, à près de 20 millions de francs. De plus, ils eurent une rude guerre à soutenir contre un des principaux souverains de l’île, et tandis qu’ils organisaient leurs troupes, ils découvrirent une conspiration dont le chef avait des affidés nombreux dans chaque district de Java, et dont le but était d’égorger les Européens. En suivant dans toute leur étendue les longues ramifications de ce complot, en luttant contre les princes révoltés et en examinant l’état de son budget, Raffles fut bien obligé de reconnaître qu’il s’était trompé dans ses plans de finance et d’administration. Les traités de 1814 vinrent fort à propos le tirer de sa perplexité. La Hollande rentra en possession de ses colonies.

Une commission générale, composée de MM. Buyske, Elout, Van der Capell, fut chargée d’examiner l’état de Java. Après maint calcul et mainte délibération, après avoir tour à tour étudié le système de la compagnie, celui du général Daendel et celui des Anglais, elle résolut d’adopter au moins pour quelque temps ce dernier, et la Hollande le suivit pour son malheur pendant quinze ans. Le revenu des terres fut affermé aux chefs de chaque village ; ils divisaient entre leurs subordonnés le travail de culture et de récolte, et dans le cas où leur communauté ne suffisait pas pour faire ce travail, ils étaient obligés d’abandonner une portion de leur territoire aux habitans du village voisin. Chaque année, à l’époque de la récolte, le bail était renouvelé, et un contrat, rédigé en malais et en hollandais, en réglait les conditions. Les premières années de ce nouveau mode de perception furent très infructueuses. Les Anglais, soit par négligence, soit par haine pour les Hollandais qui devaient leur succéder, avaient laissé en partant un grand désordre dans leurs livres de compte. On trouva des baux faits à des époques irrégulières, des inventaires sans commencement ni fin, des quittances sans date, tout ce qu’il fallait enfin pour jeter le nouveau gouvernement dans l’embarras, et l’exposer ou à faire payer injustement deux fois les fermiers des différens villages, ou à perdre les arrérages qui lui étaient dus. Les commissaires hollandais, dans leur probité, préférèrent cette dernière chance, et, pendant trois années, tout bail indéterminé, toute réclamation douteuse, furent abandonnés. Il n’y eut de compte régulier qu’à partir de 1818.

Bientôt l’administration reconnut que le système de fermage adopté par les Anglais ne serait pas plus avantageux à la Hollande que ceux qui avaient été mis en pratique précédemment. Pour prévenir les pertes qu’elle était menacée d’éprouver, elle voulut joindre un produit de plus aux revenus ordinaires de l’année. Le café se vendait alors fort cher, elle obligea chaque village à planter un certain nombre de pieds de café, deux cents ou trois cents, selon l’importance de la communauté. Elle prenait pour elle les deux cinquièmes de la récolte, et abandonnait le reste aux cultivateurs. En agissant ainsi, elle espérait pouvoir tout à la fois réaliser un bénéfice considérable et ménager l’intérêt des paysans. L’une de ces prévisions n’était pas mieux fondée que l’autre. Tant que le café se vendit à un prix élevé, les étrangers et surtout les Chinois en prenaient la plus grande part. Les Chinois entraient dans la maison du chef de la communauté l’argent à la main. Ils parlaient la langue du pays, ils savaient par expérience quels étaient les meilleurs moyens à employer pour séduire les Javanais, et cette connaissance, jointe à leur esprit naturellement rusé et subtil, leur donnait un grand avantage sur les Hollandais. Il leur arrivait souvent de tromper les fonctionnaires les plus zélés et d’acheter en entier la récolte de plusieurs villages.

Cette culture du café, qui augmentait si peu les revenus de la Hollande, était en même temps une rude corvée pour les insulaires. Souvent, pour obéir à la volonté de l’administration, il fallait abattre une forêt, défricher un terrain, poursuivre pendant quatre années un labeur pénible avant de recueillir un seul grain de café, et les trois cinquièmes de la récolte, abandonnés aux ouvriers, ne pouvaient, à beaucoup près, compenser tant de peines. Ces malheureux ouvriers étaient d’ailleurs souvent victimes d’une injustice cruelle. C’était le chef du village qui leur assignait leur tâche, qui prenait le fruit de leurs sueurs et le distribuait à son gré. De combien d’actes arbitraires, de combien de cruautés ne se rendait-il pas coupable, sans que l’administration hollandaise fût instruite de ces méfaits et pût les réprimer !

Au bout de l’année, les revenus de l’île n’atteignaient pas le chiffre des dépenses, et toute une population laborieuse, patiente, vraiment digne de pitié, avait été froissée, pressurée, maltraitée, pour enrichir des marchands chinois ou des chefs de village. C’était un système plus dur et plus dangereux que celui du général Daendel ou de l’ancienne compagnie.

En 1823, le prix des denrées coloniales baissa considérablement. L’année suivante, une guerre éclata entre le gouvernement hollandais et un prince puissant. L’administration de Java était si appauvrie, que, pour subvenir à ses dépenses ordinaires et aux frais imprévus occasionnés par cette guerre, elle fut forcée de recourir à l’emprunt. Elle reçut de la maison Palmer et compagnie, de Calcutta, 10 millions de florins, à 9 pour 100 d’intérêt, en lui donnant une hypothèque sur les revenus, sur les propriétés mobilières et immobilières de l’île. Le capital devait être payé en vingt ans, et pour l’amortir peu à peu, pour en acquitter les intérêts, les Hollandais devaient livrer chaque année à la maison Palmer autant de denrées coloniales qu’elle pourrait en vendre avantageusement à Calcutta.

En 1826, M. du Bus de Ghisignies fut envoyé à Java en qualité de commissaire général, pour examiner l’état de la colonie et aviser aux moyens de réparer ses pertes. Il tâcha d’accroître les impôts et de diminuer les dépenses ; il présenta au gouvernement un budget approximatif d’après lequel les revenus devaient s’élever à 106 millions de florins et les dépenses à 104 millions, ce qui aurait donné chaque année un excédant de recette de 2 millions. Mais la guerre, le prix variable des denrées, les accidens imprévus, trompèrent ses prévisions, et, deux ans après son arrivée dans la colonie, il fallut de nouveau recourir à l’emprunt. Plusieurs maisons de Hollande qui faisaient le commerce dans l’Inde liquidèrent alors leur entreprise à 20 et 30 pour 100 de perte ; plusieurs autres maisons firent faillite.

En abolissant le monopole, le général Daendel n’avait pas prévu toutes les conséquences de cette mesure, et la commission générale envoyée dans l’île en 1814 ne fut pas mieux avisée à cet égard. Dès que la liberté de commerce eut été rendue à Java, on vit arriver en foule dans les divers ports de l’île des Anglais, des Français, des Américains, qui apportaient sur leurs bâtimens des denrées de diverse nature, et formaient ainsi une concurrence dangereuse pour les Hollandais. Celle des Anglais surtout était terrible. Ils répandaient dans la colonie, à un prix modique, des produits industriels bien supérieurs à ceux des Hollandais, et ne tardèrent pas à s’emparer complètement de cette branche de commerce. Les Hollandais en furent réduits à n’apporter dans l’île que des approvisionnemens. Pour subvenir à leurs dépenses, les capitaines de navires exigeaient un fret considérable ; les Anglais au contraire, qui gagnaient sur la vente de leurs objets de fabrication à Java et sur la vente des denrées coloniales en Angleterre, s’occupaient à peine des frais de transport. Chaque année, d’ailleurs, soixante à soixante-dix bâtimens anglais s’en allaient à Botany-Bay, à la Nouvelle-Hollande et dans d’autres établissemens avec une cargaison dont le transport leur était chèrement payé. En s’en revenant, ils passaient à Java et prenaient pour 80 ou 100 florins le même chargement que les navires hollandais ne pouvaient accepter à moins de 150 ou 160 florins. Une ordonnance du parlement qui fixait à 9 pence le droit d’importation du café venant de Singapour, tandis que celui des autres contrées devait payer 1 shelling, portait encore un grand préjudice à la navigation . hollandaise. Les Anglais achetaient le café à Java, le portaient à Singapour, de là en Angleterre, et réalisaient à chaque cargaison un bénéfice considérable. En outre, les capitalistes hollandais, si riches qu’ils fussent, ne pouvaient rivaliser avec ceux de l’Angleterre. Leurs navires revenaient des Indes à des époques irrégulières. Tantôt les denrées coloniales étaient rares en Hollande et se vendaient très cher, puis soudain elles arrivaient en quantité, et leur valeur baissait subitement. Toutes ces hausses et ces baisses si rapides et si fortes donnaient lieu à des spéculations dangereuses qui troublaient la sécurité du commerce et ébranlaient souvent le crédit des maisons les plus respectables.

Pour obvier à ces graves inconvéniens, pour relever autant que possible la navigation hollandaise, on résolut de former une société de commerce qui, en réunissant ses capitaux, pourrait plus facilement rivaliser avec les armateurs anglais et diriger avec plus d’ordre et de régularité ses entreprises. En 1824, la Handels Maatschappii fut organisée dans ce but. Le roi lui-même était à la tête des actionnaires ; ce roi qui vient d’abdiquer la couronne et de quitter le pays dont il fut pendant vingt-cinq ans le premier négociant. Pour la favoriser dès son origine, le gouvernement lui vendit d’avance toute la récolte du café de plusieurs années ; il la chargea exclusivement de pourvoir aux approvisionnemens de l’administration indienne. Il lui abandonna le transport des troupes nécessité par la guerre qui éclata contre Diepo Negoro. La société de commerce manquant alors de navires, paya aux armateurs de Hollande un fret considérable, et fit de grands bénéfices.

Mais tandis que cette société s’enrichissait par le privilége qui lui était accordé, par l’habileté avec laquelle elle l’exploitait, le pays n’en souffrait pas moins de l’état de la colonie. Chaque année, le déficit s’accroissait, et la guerre entraînait la Hollande dans un abîme de dépenses. À l’appel de Diepo Negoro, des populations nombreuses avaient pris les armes, les chefs des villages et des districts essayaient en vain de les maintenir sous la domination hollandaise. Les malheureux Javanais, long-temps froissés, opprimés, condamnés à de rudes travaux, à l’injustice et à la misère, se levaient en fureur et s’en allaient le fer à la main, à travers les champs qu’ils arrosaient naguère de leurs sueurs, ravageant et incendiant tout ce qu’ils rencontraient sur leur passage ; massacrant sans pitié tous les Européens. Ce fut une guerre d’extermination, une guerre qui dura cinq ans de suite, et dans laquelle périrent plus de deux cent mille Javanais, et plus de trente mille hommes servant sous le pavillon hollandais.

La colonie était alors dans un état déplorable. Depuis environ cinquante ans, la Hollande avait sacrifié pour elle des troupes superbes et plus de 150 millions de florins (300 millions de francs), sans retirer de tant d’essais difficiles, de tant de luttes opiniâtres, un avantage réel. On m’a dit en Hollande qu’il fut alors sérieusement question d’abandonner cette terre ruineuse. Mais c’est souvent au moment où l’on désespère le plus d’une grande entreprise qu’on est près de recueillir le fruit de ses efforts. La fortune a de ces caprices. Elle met à l’épreuve les nations comme les individus, elle les tient haletans au bout de sa baguette magique, s’amuse de leur impatience, se joue de leur hésitation, et ne couronne que ceux qui persévèrent. Depuis plus de deux siècles, la Hollande cherchait un moyen d’administrer de la manière la plus avantageuse ses possessions indiennes, et le problème si long-temps, si vainement étudié allait être enfin résolu.

En 1830, le général Van der Bosch fut nommé gouverneur de Java. La guerre touchait à sa fin. Les principaux chefs de la rébellion avaient été arrêtés, ou avaient fait volontairement leur soumission, et Diepo Negoro s’était retiré dans les montagnes de Diokiokarta, suivi d’une troupe peu nombreuse. Cependant aussi long-temps que cet homme audacieux était en liberté, on n’osait mettre l’armée sur le pied de paix, et elle se composait encore de plus de trente-cinq mille hommes. Enfin Diepo Negoro fut fait prisonnier, et après cette importante capture l’armée fut licenciée. Cependant il fallait entretenir encore les troupes qui avaient servi sous les ordres des rebelles, et rompre peu à peu leur union afin de prévenir une nouvelle révolte. Il fallait donner à leurs chefs des sommes d’argent considérables pour achever de les soumettre. Enfin il fallait réparer les pertes que les princes fidèles à la cause hollandaise avaient éprouvées pendant cette longue guerre. C’était là une lourde charge pour la Hollande, qui était déjà venue si souvent au secours de la colonie, et tandis qu’elle tâchait de pacifier Java, la révolution éclatait en Belgique.

Le général Van der Bosch eut le bonheur de surmonter toutes les difficultés de sa situation, de faire face avec peu de ressources à toutes les dépenses, et la gloire de rendre utile à son pays une contrée qui, jusque-là, avait été pour les Hollandais une cause perpétuelle d’anxiété.

Ce fut au milieu des discussions de la Belgique avec la Hollande, des récits de bataille dont il écoutait le retentissement dans son île lointaine, qu’il combina son système d’administration. La Providence semblait l’avoir envoyé tout exprès pour donner à la noble patrie des Nassau une nouvelle source de prospérités, au moment où elle en avait si grand besoin. Son désir était d’imaginer un mode d’administration qui, en ménageant les coutumes traditionnelles et les intérêts des Javanais, donnât à la Hollande tout ce qu’elle avait raisonnablement droit d’attendre d’une terre si vaste et si féconde. Ce mode d’administration, il le trouva après une étude patiente de la nature physique et morale de la colonie, et, après en avoir fait çà et là un essai heureux, il le mit à exécution dans toute l’étendue de l’île.

Les habitans de chaque tiatia étaient, comme nous l’avons dit, astreints envers leurs chefs soit à un travail d’une soixantaine de jours, soit à un impôt qui leur enlevait le cinquième de leur récolte. Daendel et ses successeurs avaient parfois doublé cet impôt et augmenté le nombre des corvées. Van der Bosch renonça entièrement à leur système, ainsi qu’au système de fermage établi par les Anglais. Il demanda à chaque communauté de lui abandonner la cinquième portion de ses champs de riz, d’ensemencer cette portion des plantes qui avaient le plus de prix en Europe. À cette condition, il l’exemptait de l’impôt, des corvées, auxquels elle était astreinte autrefois, et lui assurait même une part dans le bénéfice des denrées dont il exigeait la culture. Il déclarait en outre que, si la récolte venait à manquer, non point par la faute des ouvriers, mais par un accident quelconque, le gouvernement subirait cette perte et ne demanderait à la communauté aucune compensation. De la sorte, il dégrevait les Javanais des charges qu’ils avaient eu à supporter autrefois, et les intéressait à un labeur dont ils pouvaient retirer quelque fruit.

Ce premier point une fois réglé, il établit des fabriques et organisa les ouvriers en diverses sections. Les uns étaient chargés seulement de la culture des plantes, d’autres de leur récolte, ceux-ci de les porter à la fabrique, ceux-là de leur faire subir les préparations nécessaires pour les vendre plus facilement en Europe ; et comme ces derniers avaient un travail plus long et plus pénible que les autres, on leur donnait gratuitement à l’atelier une portion de riz et de sel. La plupart des fabriques furent confiées à des Chinois et à des Européens qui avaient appris à les diriger et qui y plaçaient des capitaux. Cependant le gouverneur, reconnaissant la répugnance que les Javanais éprouvent à travailler sous la surveillance immédiate des Européens, ménagea cette susceptibilité, et leur donna, autant que possible, des indigènes pour chefs.

Dans les districts où les habitans ne connaissaient pas la culture des plantes qui leur était imposée, on envoya des ouvriers habiles pour la leur enseigner. Dans ceux où la communauté refusait d’abandonner un cinquième de ses propriétés, on désigna une certaine partie de terrain libre pour les membres de cette communauté qui travaillaient selon les indications du gouvernement, et qui obtenaient par ce travail l’exemption de l’impôt. Le chef du village choisissait, pour accomplir cette tâche, un certain nombre d’hommes qui se mettaient l’un après l’autre à l’œuvre pendant un mois ou une semaine. Dans cette féconde contrée de Java, la culture est une œuvre facile, il ne faut que jeter la semence en terre pour qu’elle germe et porte ses fruits. Le plus difficile est de vaincre l’apathie des habitans alourdis par la chaleur du climat.

Peu à peu le système du général Van der Bosch a mis en mouvement cette sorte d’indolence innée, en donnant au Javanais un mobile nouveau, en lui offrant une récompense assurée pour prix de son travail. Déjà, dans l’espace de quelques années, la population est devenue active et industrieuse. Elle a profité des leçons que lui donnait son habile gouverneur. Elle s’est mise à cultiver pour son propre compte les plantes qui rapportent le plus grand bénéfice. Elle les vend à la société de commerce, et enrichit la Hollande et s’enrichit elle-même par son travail et ses spéculations. Deux fois par an, la Handels Maatschappii importe en Hollande, pour le compte du gouvernement, les denrées de Java, et les vend aux enchères à Rotterdam, Amsterdam et Middelbourg. Depuis 1830, la quantité de ces denrées a été presque triplée. La colonie a payé avec ses propres revenus 45 millions de dettes ; elle suffit à toutes ses dépenses, elle sert à fréter une quantité de navires, elle anime tout le commerce, toute la marine de la Hollande, et rapporte au gouvernement un revenu dont le chiffre réel a été pendant plusieurs années caché mystérieusement dans les cartons du ministre des finances, mais qui doit être considérable, au dire de tous les hommes compétens.

Maintenant, Java ressemble à un immense jardin couvert d’une végétation abondante, traversé par de larges routes, parsemé d’élégantes habitations et animé par une foule de laboureurs, d’ouvriers, de marchands. Batavia est une ville de soixante mille ames, où l’on trouve tout le luxe des habitudes européennes joint aux merveilleuses richesses de l’Orient. À quelques lieues de là est la résidence du gouverneur et des principaux fonctionnaires, véritable palais de roi au milieu d’une nature féerique.

Les Chinois arrivent chaque année à Java en grand nombre. Accablés d’impôts, parqués dans certaines rues comme des êtres contagieux, honnis et maltraités, ils bravent tout pour échapper à la misère affreuse dont ils seraient victimes dans leur pays. La population les méprise et cependant a besoin d’eux. Ingénieux et actifs, ils se jettent dans toutes les entreprises, ils sont prêts à faire tous les métiers ; aujourd’hui matelots, demain laboureurs, un autre jour ils entreront comme ouvriers dans une raffinerie de sucre, ou prêteront de l’argent à gros intérêts. Peu leur importe de quelle manière ils emploient leurs bras, leur habileté, leur temps, pourvu qu’à la fin de leur labeur ils trouvent quelque bénéfice ; et comme à toute leur patience et leur adresse ils joignent un grand esprit d’ordre et d’économie, il est rare qu’au bout d’un certain nombre d’années ils n’aient pas amassé une fortune assez convenable. Ce sont les juifs de ce pays lointain ; ils en ont les qualités, les vices, la destinée. Repoussés et méprisés par les Européens et les Javanais, un beau jour, en mesurant leur valeur industrielle et financière, ils en viennent à rire à leur tour de celui qui les traite avec arrogance. Pendant la dernière guerre de la Hollande avec les princes de Java, le gouverneur, ayant besoin d’une somme considérable, la demanda en vain aux négocians de sa nation. Nul d’entre eux n’était en état de la lui fournir ; ce fut un Chinois qui la lui prêta.

Les employés du gouvernement, les officiers sont tous Hollandais. Beaucoup de négocians, d’artisans hollandais, vont ainsi chaque année s’établir dans la colonie. Le climat de ce pays si beau, si riche, est cependant fatal aux Européens, et la plupart de ceux qui tentent de séjourner au milieu de ces plaines si riantes et si parfumées courent grand risque de n’en jamais revenir. Un fonctionnaire de Java me disait, il y a quelques mois : « En 1816, je partis du Texel pour Batavia avec trois cents de mes compatriotes appelés à exercer là-bas diverses fonctions. L’année dernière, je voulus compter ce qui restait de cette colonie d’émigrans qui, au jour du départ, étaient tous jeunes et robustes. Nous n’étions plus que quatre. » Mais le désir de s’enrichir l’emporte sur les idées de danger. Les fonctionnaires sont assez bien payés pour pouvoir, sans trop de parcimonie, amasser peu à peu un capital respectable ; les négocians ont à chaque instant l’occasion de faire quelque spéculation avantageuse. Après dix ou quinze ans d’essais et de travail, ceux qui ont eu le bonheur d’échapper à l’influence meurtrière du climat reviennent dans leur pays, achètent une maison de campagne en tête de laquelle ils placent une inscription idyllique, vivent paisiblement de leurs revenus, et élèvent leurs enfans dans l’amour de la Hollande et de l’île de Java.

Il n’y a pas plus de dix ans qu’un grand nombre de gens sensés désespéraient des colonies hollandaises et en demandaient l’abandon. Ces mêmes colonies sont aujourd’hui l’une des premières ressources de la Hollande. Ne pourrait-on se souvenir de cet exemple quand on discute la question d’Alger ? Ici, je le sais, les conditions ne sont pas les mêmes. Le sol d’Afrique ne vaut pas celui de l’Inde, et l’Arabe est plus difficile à dompter que le Javanais. Cependant une leçon de persévérance pourrait bien aussi porter parmi nous ses fruits. Pendant deux siècles, la Hollande a lutté avec opiniâtreté contre tout ce qui entravait la prospérité de ses colonies. Elle a lutté contre trois puissantes nations jalouses de la voir s’avancer dans l’Inde, contre les souverains du pays effrayés de ses tentatives d’accroissement, contre une population nombreuse fanatisée par les descendans de ses anciens souverains. Elle a fait, pendant deux siècles, des essais de cultures inutiles, elle espérait toujours recueillir le fruit de ses efforts, de ses sacrifices, et cette terre de Java était comme un gouffre où elle engloutissait ses meilleurs soldats et ses trésors. Nous ne luttons dans l’Algérie que depuis dix ans, et déjà nous y avons fait plus de progrès que la Hollande n’en avait fait dans le même espace de temps à Java. Qui sait jusqu’où la constance, secondant notre courage, pourrait nous conduire, quelle œuvre de conquête et de civilisation l’avenir nous réserve sur le sol barbare de l’Afrique ?

En terminant cette dernière lettre sur la Hollande, je voudrais pouvoir donner une idée précise de la situation matérielle et des ressources financières de ce pays ; mais ce n’est pas chose facile. On ne trouve pas là, comme en France, le compte annuel des recettes et des dépenses. Nulle nation n’agit sous ce rapport avec une sincérité semblable à la nôtre. L’Angleterre elle-même, qui affecte de publier à chaque session du parlement un budget détaillé, tient toujours quelques chiffres en réserve, tandis que nous livrons franchement à la publicité l’état minutieux de nos finances. De tous les pays de l’Europe, la Hollande est celui qui garde le plus grand mystère sur sa situation. La discrétion que ses habitans observent dans leurs affaires de commerce, ils veulent l’avoir aussi dans leurs affaires d’administration, et il n’est pas douteux que cette discrétion ne soit parfois fort utile. Cependant les Hollandais ont fini par trouver que le roi Guillaume Ier la portait un peu trop loin. Peut-être auraient-ils voulu qu’il usât de ses mystérieuses combinaisons avec les étrangers, et fût très explicite envers ses sujets. Or, c’était là ce dont le bon roi ne se souciait aucunement. Depuis 1815 jusqu’à 1830, il eut toujours une gestion secrète qu’il dissimulait de son mieux à l’investigation des chambres, et, après la révolution de la Belgique, il s’entoura d’un voile plus épais encore que par le passé. Il voulait à tout prix reconquérir les provinces révoltées ; il repoussait avec une inflexible ténacité, malgré le vœu unanime de la Hollande, les protocoles de Londres, et, pour mieux suivre ses projets obstinés, il puisait dans le trésor de l’état des sommes considérables dont il cachait strictement l’emploi à ses sujets. On dit aussi qu’il envoya plusieurs fois de l’argent à don Carlos ; mais le fait n’est pas avéré, et je ne le donne que comme il m’a été donné, sans preuves positives. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, pendant dix années consécutives, il y a eu un déficit constant dans les finances de la Hollande, que ce déficit était couvert par des emprunts successifs, et qu’on n’a pas su au juste ce que les colonies avaient produit. En 1839, la chambre des députés, lassée des vaines promesses du gouvernement et de ses nouvelles demandes de crédit, ne voulut voter le budget que pour six mois ; l’année suivante, la constitution fut réformée, et M. Rochussen fut appelé à la direction des finances. En acceptant le poste qui lui était confié, le jeune et intelligent ministre y mit pour condition que l’état réel des finances lui serait révélé, et qu’il pourrait le révéler au pays. L’abdication du roi, qui seul pouvait s’opposer à ce compte explicite, le maintien de M. Rochussen aux affaires, les preuves qu’il a déjà données de la lucidité de ses vues et de la fermeté de son caractère, font espérer que la Hollande saura bientôt la situation exacte de ses ressources et de son passif. À l’heure qu’il est, le public ne la connaît guère que par approximation ; il n’y a pas dans tout le pays un seul livre de statistique où elle soit nettement indiquée.

Essayons cependant de pénétrer dans l’examen de cette situation, de voir quelle peut être la force actuelle de la Hollande et sa tendance.

Le royaume de Hollande, tel qu’il est constitué depuis la séparation de la Belgique, présente une surface de 533 milles carrés, non compris le duché de Luxembourg et le Limbourg, et renferme 2,510,000 ames.

Son budget, pour l’année 1840, s’élevait à la somme de 58,227,215 florins (116,454,430 francs). Près de la moitié de cette somme (21,458,205 florins) est employée à acquitter les intérêts de la dette publique, dont une partie est cotée à 2 et demi pour 100, une autre à 1 un quart.

La marine de guerre, si forte et si redoutable au XVIIe siècle, la marine qui, sous les ordres de Ruyter et de Tromp, effrayait Louis XIV et occupait du bruit de ses victoires l’Europe entière, se compose à présent de 12 vaisseaux de ligne de 64 à 84 canons, 24 frégates de 32 à 60 canons, 44 bricks et corvettes de 7 à 28 canons, 103 bateaux armés de différentes grosseurs. L’état-major se compose d’un amiral, 3 vice-amiraux, 6 contre-amiraux, 18 capitaines, 41 capitaines-lieutenans, 84 lieutenans de première classe, 174 lieutenans de seconde classe, et 74 enseignes.

La marine marchande est aussi considérablement amoindrie, quoiqu’elle se soit relevée dans les derniers temps. Les Hollandais avaient, au XVIIe siècle, le monopole du commerce dans plusieurs contrées, et notamment dans le Nord. En 1690, on comptait en Europe 22,000 bâtimens de transport ; la Hollande en avait à elle seule 11,400, l’Angleterre 2,500, la France 1,300, l’Espagne et l’Italie, le Danemark et la Suède 6,000. Aujourd’hui les relations de commerce sont tout autres. La Hollande n’a plus que la vingtième partie des bâtimens existans, l’Angleterre sept vingtièmes, la France deux vingtièmes et demi, les peuples qui avoisinent la mer baltique trois, les États-Unis quatre et demi ; les nations riveraines de la Méditerranée n’en ont que deux.

La grande plaie de la Hollande est sa dette, qui s’élève à un milliard et demi de francs, son lourd budget, qui se monte à 38 francs par tête, sans compter les octrois des villes et plusieurs autres impositions locales.

Une telle charge est énorme pour une contrée qui a peu de fabriques et de produits agricoles. Cependant il y a dans ce pays de très grandes fortunes, et ceux qui possèdent des capitaux considérables ont en général au plus haut degré l’amour du travail, l’esprit d’ordre et d’économie, et tous sont prêts à faire de nouveaux sacrifices pour améliorer les finances publiques, dès qu’ils en sauront la situation exacte ; car les Hollandais ont dans le cœur un sentiment de probité austère qui se manifeste constamment dans leurs relations privées, et qu’ils veulent apporter dans les affaires de l’état. Avec de telles fortunes particulières et un tel patriotisme, un pays, si obéré qu’il soit, présente encore de puissantes garanties, et la Hollande a d’ailleurs une immense ressource dans ses colonies.

Celles d’Afrique sont peu importantes. La Hollande n’a là que quelques comptoirs et quelques forts. Les principaux sont ceux d’Orange, Saint-Sébastien, Nassau, Vredenhurg, Elmina ; en tout à peu près 8 milles carrés de terrain et 15,000 habitans.

En Amérique, elle a le gouvernement de Surinam, les îles de Curaçao et de Saint-Eustache, de Saba et une partie de l’île Saint-Martin. Dans cette contrée, ses possessions ont eu une étendue de 510 milles et une population de 85,000 ames, dont 5,800 blancs, 3,000 indigènes libres, et 38,290 nègres esclaves.

Son véritable empire est dans l’Océanie. Elle a là d’importantes possessions dans l’île de Sumatra, des garnisons dans le pays des Lampongs, l’ancien empire de Monang-Kabou, le royaume de Palembang.

Les chefs des différentes îles composant l’archipel de Sumbawe-Timon sont presque tous ses tributaires.

L’archipel des Célèbes, qui renferme plus de 3,000,000 d’habitans, est en grande partie soumis aux Hollandais.

L’archipel des Moluques est tout entier sous leur domination ; plusieurs petits états de l’île de Bornéo dépendent aussi de la Hollande, et enfin elle occupe l’île de Java, qui a 2,350 milles carrés d’étendue et près de 5 millions d’habitans.

De Surinam elle tire le cacao, des Moluques la muscade et le girofle, de ses autres possessions le poivre et différentes épices. À Bama elle a de riches mines d’étain, à Bornéo des mines d’or.

Java lui donne du coton, de la soie, du riz, de la cochenille, du tabac et plusieurs autres denrées.

En 1839, cette île merveilleuse a produit 50 millions de kil. de café, plus de 40 millions de kil. de sucre et 680,000 d’indigo.

Le monopole du commerce a été, comme nous l’avons dit, aboli dans cette île. Tous les bâtimens étrangers peuvent y porter des marchandises et y acheter des denrées ; mais ils sont frappés à leur entrée et à leur sortie d’un droit assez considérable. Ils doivent payer 16 pour 100 de la valeur des marchandises dont ils sont chargés. Pour chaque quintal de café qu’ils emportent, ils paient 10 francs ; pour chaque quintal de sucre, 2 francs. Les bâtimens hollandais ne sont soumis qu’à la moitié de cet impôt. Par suite de cette différence de tarif, par l’influence que les autorités hollandaises exercent naturellement sur le pays, presque toutes les productions de Java sont livrées à la Handels Maatschappii, et le commerce, proclamé libre par la loi, est de fait à peu près entièrement livré à la Hollande.

C’est par ce commerce qu’elle se relèvera peu à peu de la dangereuse situation dans laquelle elle est tombée, et assurera son avenir. Pour en venir là, il lui faut encore de longs jours d’efforts, de travail, d’économie, il lui faut surtout plusieurs années de paix. Une guerre compromettrait en un instant tout le résultat de ses heureuses tentatives et de ses spéculations. Une guerre exposerait à l’envahissement d’une puissance étrangère ses précieuses colonies, et la rejetterait, faible et sans ressources, sous le poids de ses lourds impôts et de sa dette énorme. Il lui en a assez coûté de rester pendant dix ans dans un état d’hostilité envers la Belgique, d’entretenir une armée nombreuse pour satisfaire au vain espoir de son roi. Que serait-ce si elle se trouvait engagée dans une guerre contre la France ou contre l’Angleterre, qui déjà l’a harcelée sur toutes les mers, qui a gouverné Java pendant quatre ans, et qui envie aujourd’hui cette florissante colonie, comme elle envie tout ce que les autres peuples acquièrent par leur courage ou leur industrie

Dans le cas où une rupture violente éclaterait entre quelques-unes des nations de l’Europe, la Hollande ne doit prendre parti ni pour l’une ni pour l’autre. Sa situation matérielle, ses espérances d’avenir l’obligent à rester neutre, et c’était là l’attitude qu’elle était résolue de prendre, l’année dernière, quand un cri de guerre parti des bords de la Seine, retentit jusqu’aux rives du Nil. « Nous ne pouvons avoir, me disait alors un de ses principaux publicistes, qu’une politique commerciale. Notre ministre des finances devrait être en même temps notre ministre des affaires étrangères ; ce qu’il y aurait de mieux, ce serait d’abdiquer une fois pour toutes nos prétentions de petit royaume, de ne pas nous mêler aux questions politiques et de former purement et simplement une honnête nation marchande. »

Au XVIIe siècle, un tel langage aurait sans doute révolté la puissante république qui prenait une si grande part au mouvement général de l’Europe ; mais les temps d’héroïsme, de chevalerie, s’en vont. L’amour du bien-être matériel l’emporte, dans le cœur des nations comme dans le cœur des individus, sur les généreux élans auxquels on s’abandonnait autrefois. Du haut de son char la fortune régit la pensée, l’industrie fascine les regards. En vain quelques poètes, fidèles au culte du passé, essaient de faire revivre, par leur parole enthousiaste, les nobles traditions qu’ils vénèrent ; le monde marche à la conquête de la toison d’or, et n’accepte plus les chants sacrés, les chants d’amour et de gloire qui ébranlaient l’ame de nos pères, que comme un son harmonieux pour le distraire dans le cours de sa morne pérégrination.


X. Marmier.
  1. Dernier article. — Voyez les livraisons des 1er janvier, 1er février, 1er avril, 15 juin et 1er août 1841.
  2. Voyez La Revue du1er août 1841.
  3. Voyez l’ouvrage intitulé : Uber die vergangene und gegenwaertige Lage der Insel Java, von Ed. Selberg.