LA HOLLANDE.

IV.[1]
LITTÉRATURE MODERNE.

Je ne connais pas de pays où l’on ait autant mesuré d’hémistiches et façonné de rimes qu’en Hollande ; pauvres et riches, gens de la ville et gens de la campagne, tout le monde rime. Si positif que l’on soit, il faut bien qu’à certaine heure un rayon d’or, un rêve, un son harmonieux ramène le cœur vers les vagues régions du monde idéal. La rime est ce son harmonieux qui vibre comme un accord du monde mystérieux des songes au milieu des occupations matérielles des Hollandais. La rime récrée le marchand à son comptoir et l’ouvrier à son labeur. Vous êtes assis le soir dans une honnête taverne d’Amsterdam avec trois ou quatre bons bourgeois de la cité, fumant de vrais cigares de la Havane, comme il convient à des gens qui ont une position recommandable, et faisant de la simple prose, de la prose comme M. Jourdain, quand tout à coup, après le plus pacifique entretien et le plus innocent verre de genièvre, voilà que l’imagination de vos interlocuteurs s’enflamme, que leur langue s’accentue, se scande, et qu’à la place de cette vulgaire prose, dont vous attendez encore naïvement les longues phrases, résonnent deux fortes rimes comme deux coups d’archet, suivies bientôt de deux autres non moins éclatantes. Vous allez un matin visiter une de ces magnifiques maisons de campagne où les nababs de la finance étalent le luxe de l’Europe et des Indes, et sur la porte d’entrée vous voyez deux rimes solennelles peintes en bleu sur un fond blanc, deux rimes qui vous invitent, comme deux anges de paix, à vous livrer sans arrière-pensée au calme et au bonheur de la vie champêtre. La rime est inscrite aussi sur tous les monumens de pierre et de bronze : la rime mythologique embellit le piédestal de tous ces petits dieux si bien coloriés et si bien lavés qui ornent les allées de jardins ; la rime flotte avec le trekschuit sur les canaux ; elle orne l’enseigne des cabarets, la couverture des almanachs, la boutique ambulante des kermesses et la feuille d’annonces du journal. Un ancien voyageur raconte que l’hiver, dans le Nord, toutes les paroles que l’on prononce sont aussitôt gelées, tant il fait froid dans ces lointaines régions que nous avons encore la folie d’aimer. Au retour du printemps, l’air pénètre peu à peu dans cet amas de phrases interrompues, le soleil les dégage de leur enveloppe de givre, les paroles prisonnières reprennent leur essor et tourbillonnent, et résonnent dans l’air avec l’accent de joie ou de douleur qui leur fut donné. Je vous laisse à penser quelle singulière musique ce doit être, quel vacarme de mots et d’idées, de reproches qui n’ont déjà plus de sens, de promesses faites solennellement à la face du ciel et à jamais oubliées, de soupirs d’amour exhalés dans l’ombre, entre deux jeunes cœurs, qui viennent indiscrètement frapper l’oreille du passant ! De même en Hollande, quand les saules de la prairie ont revêtu leur feuillage vert, quand le jardinier de Harlem voit poindre hors de leur étroit bourgeon les feuilles riantes de la tulipe, le voyageur entend sur les canaux, sur les grandes routes, au milieu des champs, au sein des cités, un bourdonnement confus de paroles flottantes et accentuées. Ce sont autant de rimes auxquelles le soleil de mai, le vent frais des beaux jours, donne l’essor et le mouvement, et qui s’en vont de tous côtés chantant l’amour, la liberté et la morale. Alors vraiment plus d’un étranger, surpris par cette musique sonore, a bien pu se dire : La Hollande est l’un des pays les plus poétiques qui existent au monde. Il a pu se le dire encore en voyant dans les magasins des libraires, dans les bibliothèques, tous ces poèmes anciens et modernes dont la Hollande s’honore. On les compte par centaines, par milliers, et nulle part ils n’ont été publiés avec tant de luxe. Mais la rime, si musicale qu’elle soit, ne constitue pas la poésie, et le poème le plus élégant, le plus correct, peut bien n’être qu’une œuvre de labeur et de patience dénuée de verve et d’inspiration. Or, tel est souvent le cas en Hollande. La patience est l’une des qualités les plus caractéristiques des habitans de ce pays, la nature même de leur sol la leur enseigne ; l’entretien de leurs digues, le dessèchement de leurs marais, les forcent à la mettre sans cesse en pratique ; l’art dont ils se glorifient, l’art des Gérard Dow, des Mieris, des Berghem, en est la plus gracieuse, la plus idéale expression, et leurs poèmes épiques, leurs bergeries, leurs strophes didactiques, ont pour la plupart le même caractère d’élaboration calme, régulière, soutenue.

L’organisation sociale de la Hollande, la tendance pratique des esprits, tendance qui se manifeste déjà dans les plus anciennes annales de cette contrée, n’étaient pas de nature à donner un grand essor à l’imagination de ses poètes. Tandis qu’en France, en Allemagne, les grands seigneurs appelaient la poésie dans leur château, dans leurs tournois, et lui donnaient pour ornement l’écharpe brodée par une main chérie, ou le blason conquis sur un champ de bataille ; tandis que la chevaleresque Espagne chantait sous les orangers de Grenade la grandeur des rois maures et le triomphe du Cid ; tandis que Italie Boiardo et Arioste faisaient revivre dans les merveilleux caprices de leur imagination les riantes et glorieuses traditions du moyen-âge ; tandis qu’en Angleterre Spencer consacrait dans sa Reine des Fées les dogmes symboliques de la chevalerie, et que Shakespeare de sa main gracieuse et puissante broyait tour à tour sur sa palette immortelle les roses de l’Orient et les sombres couleurs du Nord, en Hollande, les grands seigneurs succombaient l’un après l’autre dans le désordre des guerres civiles. La féodalité était vaincue par le commerce, la noblesse par la bourgeoisie. De bonne heure les villes de Flandre et de Hollande s’élèvent et prospèrent par l’habileté de leurs calculs et les efforts de leur industrie ; et s’il y a dans ces villes une corporation qui défend avec intrépidité ses priviléges, un Arteweld qui fait trembler Louis XI, il n’y a point de Médicis.

Cependant, comme il faut que la poésie, cette fleur du ciel, jette partout ses racines et germe sur les rocs sauvages du Nord comme dans les jardins embaumés de Sacountala, sous l’humble toit de l’ouvrier, comme sous les plafonds dorés des châteaux, la poésie éveilla l’attention des bourgeois de Hollande. Ils l’accueillirent avec une grave bienveillance, comme une ingénieuse distraction qui devait être soumise à certaines règles, et qui pouvait avoir ses agrémens à certaines heures. Il se forma de côté et d’autre des sociétés littéraires qui faisaient profession de se dévouer au culte des muses, de travailler aux progrès de la langue nationale et au perfectionnement de la poésie. Kops, qui a écrit une histoire de ces sociétés, fait remonter leur origine très haut. Il y en avait une, dit-il, à Leyde avant l’année 1200, une autre à Diest, fondée en même temps que l’Académie des jeux floraux de Toulouse, la plus ancienne Académie de l’Europe. Cependant nous croyons que l’association des confrères de la passion et des clercs de la bazoche a servi de modèle à la plupart de ces sociétés. Elles prirent seulement à tâche de remplacer ce qu’il y avait de trop aventureux dans les œuvres de leurs confrères de France, de trop gai dans leurs allures, par une tenue décente et des lois respectables. La première avait pris le titre de chambre de rhétorique, toutes les autres suivirent son exemple. Ce mot de rhétorique n’était pas une expression abstraite. C’était le nom d’une belle et puissante reine qui avait dans son empire des princes renommés, tels que Démosthène et Cicéron, Homère et Virgile. On n’entrait point au service d’une si grande dame sans quelque préliminaire. À moins d’un mérite extraordinaire, on n’arrivait pas tout d’un coup au premier rang. Il fallait monter de grade en grade, gagner ses priviléges par ses services. Mais aussi quelle magnifique perspective s’ouvrait aux regards des fidèles sujets de leur reine Rhétorique ! D’abord on était trouveur (trouvère), inventeur de nouveaux sujets et de nouveaux mots. De là on arrivait au grade de doyen qui exerçait déjà une sorte d’autorité magistrale sur les jeunes disciples des muses. Puis on était promu à l’emploi de facteur, et chargé par là de composer les pièces officielles pour les solennités, de préparer le programme des fêtes et des grandes réunions. De cette imposante dignité au titre de prince il n’y avait qu’un pas. Pour une ode, pour une ballade heureusement rimée, on se trouvait un beau matin placé par la société au même rang que Démosthène et Virgile, ce qui ne laissait pas que d’être fort honorable ; et en faisant encore un effort, on avait la chance d’être proclamé empereur, c’est-à-dire quelque chose de plus élevé en grade que dame Rhétorique elle-même. L’histoire ne dit point combien d’heureux poètes hollandais sont arrivés à ce rang suprême, ni par quels chefs-d’œuvre il fut mérité.

Outre ces grades littéraires, les chambres de rhétorique avaient un porte-enseigne chargé de faire flotter leur bannière dans les grandes réunions, et un procureur fiscal qui enregistrait leurs faits et gestes. Elles avaient un nom symbolique, un blason des plus idylliques, et une devise très morale et très religieuse. Celle-ci porte dans ses armes une branche d’olivier, et a pour titre : Ecce gratia ; celle-là prend pour symbole l’églantine, et pour devise : « Nous fleurissons par l’amour. » Une autre s’appelle le Buisson de Moïse, une quatrième la Vallée de Joie ; une quantité d’autres avaient des noms de fleurs : Fleur de Blé, Fleur des Chams, Fleur de Lys. Celle d’Ypres, plus ambitieuse, s’appelait l’Alpha et l’Oméga, celle de Lichterwelde les Voyageurs Pacifiques. Quelques-unes se plaçaient sous le patronage des saints ; d’autres enfin, voyant le ciel et la terre envahis par leurs rivales, descendaient dans les réalités de la vie vulgaire. Une société de Louvain s’appelait tout simplement le Persil, une autre le Boudin. Les devises étaient d’ailleurs toujours une affaire importante à traiter, un grave objet d’examen et de discussion, si grave que quelquefois, pour en finir, il fallait le deus ex machinâ. On raconte qu’un jour les membres d’une nouvelle société de Bruges, qui prit le titre de Saint-Esprit, s’étant réunis pour aviser à la devise qu’ils adopteraient, virent tout à coup entrer par la fenêtre un pigeon qui leur apporta au bout de son bec ces mots : Mon œuvre est céleste (mijn werk es hemmelick)[2]. De nos jours, on attend encore dans les grandes villes de Flandre et de Hollande les nouvelles des pigeons ; ils apportent la cote de la bourse, le taux des actions industrielles et les changemens de ministères. C’est l’œuvre céleste de cette époque.

Toutes ces chambres jouissaient de certains priviléges qui donnaient à beaucoup d’honorables citoyens le désir de s’associer à elles. Les princes leur témoignaient aussi une faveur particulière. Le duc Jean de Brabant était inscrit parmi les membres de la société de Bruxelles. Charles-Quint donna lui-même un blason à celle d’Amsterdam, et Guillaume d’Orange s’honorait de faire partie de celle d’Anvers. Mais on n’était reçu dans ces glorieuses confréries qu’à la condition d’offrir certaines garanties prévues par les règlemens. Plusieurs sociétés, par exemple, exigeaient de leurs candidats qu’ils fussent mariés depuis au moins un an et un jour. C’était le sine quâ non d’éligibilité dans ces temps de mœurs honnêtes ; c’était la loi des chastes sœurs. Aujourd’hui, elles sont moins sévères.

Le but des chambres de rhétorique hollandaises et flamandes était, comme nous l’avons déjà dit, de travailler au progrès de la langue et de la poésie ; mais leur tendance était, à vrai dire, plus morale encore que littéraire. Elles mettaient au concours des questions de dogme et de charité publique qui ne pourraient occuper aujourd’hui que la faculté de théologie de la Sorbonne, ou la commission du prix Monthyon. Elles faisaient représenter, à la manière de nos anciennes confréries, des drames bibliques et des mystères. Pour récompense, elles distribuaient aux lauréats des coupes d’argent ou d’étain, selon l’état de leur budget. Parfois, pourtant, elles abordaient des questions profanes, elles entraient, au grand scandale de quelques-uns de leurs membres, dans le domaine de la mythologie grecque, et mettaient sur la scène les dieux et les héros à la place des saints et des patriarches. En 1519, une des chambres de Gand représenta un drame qui avait pour titre : L’Enlèvement de Proserpine par Pluton. La pièce est précédée d’un long prologue composé d’une foule de maximes fort peu adaptées à un tel sujet, mais fort édifiantes. Puis apparaît un gardien qui s’appelle Monsieur-sait-Tout, et qui chante un hymne à la beauté du printemps et de l’aurore. Un autre personnage symbolique se présente, qui loue, comme un mauvais sujet qu’il est, la volupté des ténèbres ; le sage Sait-Tout le réprimande de cette grossière licence de pensée, et l’invite à voir la pièce que l’on va jouer pour son instruction. Ici se termine le premier acte. Les acteurs se retirent. Le public réfléchit, et bientôt voici venir Jupiter, tenant la foudre à la main, Neptune appuyé sur un trident ; chacun d’eux dépeignant en longs vers les charmes de son empire. Tout à coup leur dialogue dithyrambique est interrompu par Pluton, qui entre en fureur, le visage noir, les mains noires, gesticulant et criant que ses deux frères ont pris la meilleure part de l’héritage paternel, et qu’il bouleversera le ciel et les ondes, si on ne lui fait justice. — Mais que veux-tu donc ? dit Neptune inquiet déjà sans doute d’avoir à prononcer le quos ego. — Je veux une femme, s’écrie Pluton en se redressant de l’air d’un lion dont le vent du désert enfle les naseaux. — Allons, allons, mon cher frère, dit le galant Jupiter d’un air assez fat, tu es par trop noir pour rêver une telle conquête. L’impertinente remarque de l’amant de Léda jette Pluton dans un nouveau transport de fureur, et les deux frères, craignant sa vengeance, promettent enfin de le seconder dans ses vœux et de l’aider à enlever Proserpine. Ils appellent à leur secours Phébus, Pan, l’Aurore, Zéphyre, Cybèle et Vénus. L’amoureux Pluton les suit près de la tour de fer où est enfermée Proserpine. Vénus s’avance au milieu des arbres printaniers que l’on nomme : Désir charnel, Plaisir mondain, Tentation ennemie ; elle séduit par ses chants perfides l’innocente prisonnière, qui, ne sachant point à quel piége elle est exposée, franchit d’un pied léger le seuil de sa retraite. À l’instant même, Pluton se précipite sur elle, en lui criant d’une voix fort peu galante : « Malédiction sur toi, indigne hypocrite, pécheresse de Sodome ! je t’arrache à tes vains plaisirs, je t’emmène dans l’enfer ! » Là-dessus reparaît l’interprète moral du drame, qui prouve par ce qui vient de se passer que, lorsqu’une jeune fille a été enfermée par une mère prudente dans la tour de fer de la continence, elle ne doit point prêter l’oreille à la voix séduisante qui l’appelle, sous peine d’être emportée par le méchant esprit dans les ténèbres de l’enfer.

Parfois aussi les chambres de rhétorique d’une ville adressaient à celles des autres villes une question à résoudre, s’invitaient, se provoquaient au combat poétique, et alors c’étaient des réunions solennelles, des fêtes inscrites dans les annales de la contrée, des olympiades. Nous empruntons à un ancien historien des Pays-Bas, Emmanuel de Meterem, le récit d’une de ces réunions, qui renferme de curieux traits de mœurs : « La chambre des violiers d’Anvers, comme ayant emporté le principal prix à Gand, envoya semblable carte aux villes circonvoysines, en l’an 1562, pour y comparoistre le premier d’aougst, et y apporter leur solution sur cette demande : « Que c’est qui invite l’homme le plus aux arts et sciences. » Il n’y avoit pas seulement des prix pour ceux qui donneroyent la meilleure solution, mais aussi pour ceux qui feroyent leur entrée avec le plus de triomphe, de magnificence, et avec le plus de gens, et qui pourroyent le mieux représenter et faire entendre par figure, ou autrement, comment on pourra s’assembler en amitié et départir amiablement. En quatriesme lieu, pour celuy qui représenteroit le plus artistement sa devise. En cinquiesme lieu, pour celuy qui feroit la plus belle et solennelle entrée à l’église. En sixiesme lieu, pour celuy qui feroit le plus beau feu de joye, soit sur l’eau en des batteaux, soit sur terre, à brusler des tonneaux de poix, à faire des fusées, allumer des torches, des lanternes, paelles à feu, etc. En septiesme lieu, pour celuy qui joueroit le mieux sa comédie. En huictiesme lieu, pour celuy qui, aux prologues de son jeu, pourroit le mieux dire : combien les marchands qui se comportent justement sont profitables aux hommes. Et finalement, pour celuy qui pourroit le plus innocemment ou gaillardement faire le fol, sans injure ou deshonnesteté. En quoy l’on proposa des choses merveilleusement subtiles, profondes et doctes, pleines de sens et de science, et plusieurs autres tels prix.

« Sur cest envoy comparurent en Anvers, le troisiesme d’aougst, quatorze chambres de rhétoriciens, lesquelles viendrent de diverses villes et seigneuries en Brabant. La chambre de la Guirlande de Marie de Bruxelles emporta le plus grand prix pour avoir faict la plus belle entrée, car ils firent leur entrée estant bien trois cent et quarante hommes à cheval, tous habillés en velour et en soye rouge cramoysie, avec des longues casacques à la polonnoise, bordées de passement d’argent, avec des chapeaux rouges, faicts à la façon des heaumes antiques ; leurs pourpoincts, plumages et bottines estoient blanches ; ils avoyent des ceintures de tocque d’argent, fort curieusement tissues de quatre couleurs, jaulne, rouge, bleu et blanc ; ils avoyent sept chariots faicts à l’antique qui estoyent fort gentiment équippés, avec divers personnages qui estoyent portés esdits chariots. Ils avoyent encore septante et huict chariots communs avec des torches ; esdits chariots estoyent couverts de drap rouge bordé de blanc ; tous les chartiers avoyent des manteaux rouges, et sur ces chariots il y avoit divers personnages, représentant plusieurs belles figures antiques qui donnoyent à entendre : comment on s’assemblera par amitié pour départir amiablement. De Malines vint la chambre appelée la Pione ; ils firent leur entrée avec trois cens et vingt hommes à cheval, habillés de robes de fine estamine incarnate, bordées de passement d’or, avec des chapeaux rouges ; les pourpoincts, les chausses et les plumages estoyent de couleur jaune, les cordons d’or et les bottines noires. Ceux-cy avoyent sept chariots de plaisance, faicts à l’antique, et fort bien enrichis et ornés de personnages. Ils avoyent encore seize autres beaux chariots quarrés par en haut et couverts de drap rouge, chasque chariot ayant huict beaux blasons, et deux de la confrairie assis dedans avec des torches, et derrière il y avoit deux paelles à feu. En telle manière vindrent aussi les autres chambres, mais non en telle magnificence et avec tant de gens, et l’on employa quelques jours à faire des feux de joye, à jouer des comédies, des farces, à faire des choses pour rire, et en des banquets jusques à ce que les prix fussent départis. »

Kops, que nous avons déjà cité, parle aussi de cette réunion, et dit qu’on y vit arriver des députations de onze villes et près de quinze cents membres de différentes chambres de rhétorique, tous à cheval. Ceux de Berchem y arrivèrent suivis d’une belle jeune fille qui s’avançait gravement sous un dais porté par quatre hommes, et qui représentait la reine Rhétorique elle-même.

Les chambres de rhétorique se propagèrent dans toute la Hollande et la Belgique. Bientôt les villages mêmes voulurent en avoir une, et chaque ville en eut plusieurs. On en comptait trois à Amsterdam, quatre à Anvers, quatre à Bruxelles, trois à La Haye et à Harlem, quatre à Gand, six à Louvain ; bref, vers le milieu du XVIe siècle il y avait dans les Pays-Bas près de deux cents chambres de rhétorique ayant leur devise, leur blason, leurs doyens et leurs poètes. Les plus anciennes s’arrogeaient le droit de donner des statuts et des privilèges aux plus jeunes. C’étaient des métropoles littéraires autorisant des succursales. En 1493, l’archiduc Philippe, père de Charles-Quint, créa à Gand une chambre suprême de rhétorique, dont il donna la direction à un chapelain. Cette chambre s’appelait : Le divin et révéré nom de Jésus avec la fleur de beaume. Elle devait se composer de quinze membres et de quinze jeunes gens qui seraient tenus d’apprendre l’art de poésie. En outre, il fut décidé que pour honorer notre seigneur Jésus-Christ et la Vierge Marie, on admettrait dans cette religieuse association quinze femmes en mémoire des quinze joies de la sainte Vierge. C’était ainsi que ce pieux moyen-âge se dévouait à l’étude des lettres. Il choisissait un prêtre pour président d’une académie, il plaçait la poésie sur l’autel, la couronne de lauréat dans l’église, et dans sa galanterie même envers la femme il exprimait une pensée de dévotion, il songeait à la mère de Dieu.

Les guerres cruelles du XVIe siècle portèrent un coup funeste aux chambres de rhétorique. En Belgique, le duc d’Albe, croyant voir surgir dans leur sein des germes de protestantisme, les écrasait de sa main de fer. En Hollande, la nation entière, armée pour défendre sa liberté politique et religieuse, ne pouvait plus guère songer à ces naïves idylles d’autrefois. Les unes devinrent tout simplement d’honnêtes confréries de paroisse qui conservèrent un privilège de préséance dans les processions et le droit d’assister en grande pompe aux fêtes de l’église. D’autres servirent à former de nouvelles associations plus sérieuses et plus utiles, notamment celle qui, en 1766, prit le titre de Société de littérature néerlandaise, et qui subsiste encore. D’autres enfin se transformèrent en clubs et en sociétés de lecture. Leurs membres se réunissent chaque soir avec une ponctualité hollandaise dans une salle inondée de journaux. Au lieu de représenter comme autrefois des drames bibliques, ils assistent par la pensée au grand drame des révolutions financières et politiques ; au lieu de se donner des questions dogmatiques à traiter, ils se passent mutuellement les contre-façons belges de nos romanciers, et dans leurs plus longues heures de liberté ils jouent au whist.

Cependant avant de décheoir ainsi de leur ancienne grandeur, les chambres de rhétorique servirent encore de modèles aux sociétés qui s’établirent en Allemagne aux XVIe et XVIIe siècles sous le titre de sociétés de linguistique (sprachgesellschaften), avec les mêmes recherches prétentieuses de symboles, de devises, de blasons.

Le but littéraire que ces sociétés s’étaient proposé, elles ne l’ont jamais atteint. Elles n’ont laissé que des œuvres fades, incorrectes et de mauvais goût, où l’on ne retrouve pas même ces éclairs d’esprit et ces élans de verve qui font supporter les longueurs de nos anciennes poésies. Loin de pouvoir constituer une littérature, elles ne furent pas même en état de maintenir l’entière indépendance de leur langue, de la soustraire aux envahissemens de l’influence étrangère. La France les dominait, la France leur imposait ses bergeries, ses ridicules personnifications de vices et de vertus enseignées par le roman de la Rose et reproduites dans tant de mystères ; elle leur faisait accepter ses tours de phrase, ses expressions, ses images allégoriques. En vain les partisans zélés de la langue hollandaise s’écriaient en vers et en prose : « Conservons la pureté de notre idiome, éloignons-en les mots empruntés à un autre pays. » En écrivant cette exhortation patriotique, ils trahissaient eux-mêmes leurs erremens philologiques, ils proclamaient avec des mots étrangers qu’on ne devait pas faire d’emprunt à ces dialectes étrangers[3]

Au XVIe siècle, l’étude ardente de l’antiquité contribua beaucoup encore à entraver le développement de la langue hollandaise. Les savans s’éprirent d’un tel amour pour le latin, que non contens de lui sacrifier la langue dans laquelle ils avaient reçu les premières leçons de leur mère, ils se laissèrent aller au vain plaisir de travestir leur honnête nom de famille, dans l’espoir de ressembler un peu plus à leurs chers maîtres du siècle d’Auguste : Le caustique et mordant auteur de la Folie eut lui-même cette folie classique. Il s’appelait Gherard Gherardts, et devint Desiderius Erasmus. Son précepteur lui avait déjà donné l’exemple de cette mascarade philosophique. On ne le connaissait à Rotterdam que sous le nom de Hermanzoon ; il prit celui d’Aurelius. Un autre savant, Jan Oudewater, signa fièrement Johannes Palaeonydorus. Le célèbre Groot fut plus raisonnable, il s’appela Grotius. Mais que dire du renégat Jean de Gorp, qui, après avoir écrit tout un livre pour prouver que la langue du paradis terrestre, la langue dans laquelle Adam adressait son cantique d’amour à Ève et son cantique de reconnaissance à Dieu, était le hollandais, réprouve cette langue céleste comme indigne de lui, et s’appelle Goropius Becanus ?

Cette étude passionnée de l’antiquité eut sans doute un heureux résultat pour la Hollande ; elle illustra ses écoles, elle donna à ses savans une célébrité qu’ils n’auraient pas eue, s’ils avaient écrit dans l’idiome si peu répandu de leur pays natal ; elle produisit au sein des cités néerlandaises un grand nombre de poésies latines d’un goût pur et d’un style élégant, mais c’était une confiscation de l’idiome national au profit d’une imitation étrangère et lointaine[4].

Enfin, vers les dernières années de ce siècle d’érudition, un homme apparut qui voulut bien faire servir ses études classiques au progrès de la littérature nationale. C’était Dirk Coornhert, noble et courageux caractère, défenseur des idées de tolérance dans un siècle d’intolérance, cultivant avec amour les lettres au milieu des orages politiques, et chérissant son pays jusque dans ses persécutions. Jeune, il avait parcouru l’Espagne et le Portugal, il avait vu de près l’inquisition et ses cruautés, et il en avait éprouvé un tel sentiment d’horreur, que toute sa vie fut employée à défendre la liberté de conscience. Allié par sa femme à l’illustre maison de Brederode, il devint, dès le commencement de la lutte entre la Hollande et l’Espagne, l’un des plus zélés défenseurs de l’indépendance de son pays et de la réforme. Il fut tour à tour entraîné dans le conflit des questions religieuses et des intrigues politiques, poursuivi par les catholiques, puis par les calvinistes, honoré un jour comme un homme de cœur et de talent, emprisonné le lendemain comme un schismatique, investi d’un haut emploi et banni de sa terre natale, puis rappelé par la clameur publique, et emprisonné de nouveau. On raconte que, lorsqu’il était dans son cachot, sa femme, à laquelle il avait communiqué son énergie, s’en allait dans un hôpital de pestiférés pour y prendre le germe contagieux et le lui rapporter, afin de le soustraire à la honte de l’échafaud. Après toutes ces cruelles vicissitudes d’une existence qui avait un si noble but, Coornhert eut enfin la liberté de se retirer à Gouda, et y mourut presque oublié.

Les œuvres de Coornhert sont l’expression fidèle des idées de dévouement et de liberté qui l’occupèrent toute sa vie. Elles se composent d’un traité de morale, d’un autre qui a pour titre : Dialogues sur le bien suprême. Il traduisit le de Officiis de Cicéron, et publia, avec le concours de la chambre de rhétorique d’Amsterdam, dont il était membre, une grammaire hollandaise. Vers le même temps, un typographe savant, originaire de la France et domicilié à Anvers, Plantin, imprima son Thesaurus linguæ teutonicæ, qui fut modifié, achevé par son prote, Kilian, et publié sous le titre de Vocabulaire étymologique et grammatical, ouvrage excellent, que les érudits aiment encore à consulter. Ainsi, sur la fin du XVIe siècle, la Hollande avait du moins les deux élémens essentiels de sa philologie, la grammaire et le dictionnaire.

Le XVIIe siècle fut pour elle une époque éclatante. Son courage et son opiniâtreté avaient assuré son indépendance. Ses navires parcouraient toutes les mers. Ses amiraux écrasaient, dispersaient les flottes espagnoles ; ses hommes d’état, ses Barneveld, ses Grotius, ses Jean de Witt, étaient célèbres dans l’Europe entière. Ses universités de Leyde, d’Utrecht, de Groningue, de Franecker, se signalaient par leur érudition[5]. Ses Elzévir et ses Blauw se faisaient un nom classique dans les annales de l’imprimerie, et tandis que l’art exaltait le génie fécond de Rubens, la pensée mystérieuse de Rembrandt, la littérature, long-temps égarée dans de frivoles jeux de société, prit enfin son essor. Ce fut une de ces époques de gloire et de prospérité comme la providence en donne, à quelques siècles de distance, une ou deux aux peuples pour les fortifier aux heures de désastre par le souvenir de ce qu’ils ont été et le sentiment de ce qu’ils peuvent être encore.

Au commencement du XVIIe siècle, Hooft fit représenter la première pièce de théâtre à laquelle on pût sérieusement donner le nom de tragédie. Le sujet de cette pièce, qui avait pour titre Gérard de Velzen, était tiré d’une tradition hollandaise du moyen-âge ; la contexture des scènes, les détails, étaient empruntés à différens pays et à différentes époques. Il y avait là des chœurs comme dans le théâtre grec, des personnages allégoriques comme dans les représentations des clercs de la bazoche, et le style était parsemé d’une foule d’antithèses, de concetti, de tours de phrase galans, en un mot de toutes ces pointes de mauvais goût qui régnaient alors, et que Shakespeare et Calderon eux-mêmes ne surent pas éviter.

Dans sa jeunesse, Hooft avait voyagé en Italie. Il s’était passionné pour les bergeries qu’on écrivait alors dans le pays de Dante et le faux brillant de Marino. On sait ce que Boileau a dit à cet égard :

Jadis de nos auteurs les pointes ignorées
Furent de l’Italie en nos vers attirées ;
Le vulgaire, ébloui de leur faux agrément,
À ce nouvel appât courut avidement.

Cette invasion littéraire dont Boileau déplorait les suites, la Hollande la subit comme l’Allemagne, comme l’Europe entière. Hooft s’en revint dans sa bonne ville de Muyden, l’esprit ravi de toutes ces jolies bergères aux robes de gaze, aux doigts de rose, qui parlaient si coquettement des flèches de Cupidon et de son sourire perfide. Son premier essai fut une imitation servile de l’Aminte du Tasse, et du Pastor fido de Guarini. Les deux pièces qu’il écrivit ensuite, Gérard Velzen et Bato, étaient encore entachées du même défaut ; mais enfin il y avait dans ces compositions un talent de style, une harmonie de langage, et une certaine hardiesse de pensée dont on n’avait encore point eu d’exemple en Hollande : ce sont là les qualités qui assurent à Hooft un rang distingué parmi les écrivains de sa nation. Il publia en outre des poésies fugitives, des chansons érotiques qui eurent un grand succès, et qui sont passées de mode avec le mauvais goût qui les inspira. Comme prosateur, il s’est acquis une réputation plus sérieuse et moins contestée. Il écrivit une Vie de Henri IV, une histoire des calamités de Florence, qu’il attribuait à l’élévation des Médicis. Les dernières années de sa vie furent employées à retracer les graves évènemens de la Hollande, à partir de l’abdication de Charles-Quint (1555) jusqu’à l’assassinat de Guillaume Ier (1584). Il aurait voulu continuer cette œuvre nationale jusqu’à l’année 1609, époque de la première trève de la Hollande avec l’Espagne : la mort le surprit au milieu de ses travaux, et l’on ne trouva dans ses papiers que le récit du gouvernement de Leicester.

En se jetant dans cette nouvelle carrière, Hooft avait pris pour modèle Tacite. Il l’avait lu et relu avec amour plus de cinquante fois, dit un de ses biographes, et, pour mieux se familiariser avec son génie, il l’avait traduit. Tous ses livres d’histoire furent écrits sous l’impression de cette longue et ardente étude ; souvent dans sa narration, comme dans les histoires de l’antiquité, l’auteur s’efface. Les personnages entrent en scène ; ils prennent la parole dans les conseils ; ils haranguent les troupes sur les champs de bataille ; l’action tient la place du récit. Si cette manière de dramatiser les évènemens ôte à l’histoire, du moins en apparence, cette vérité austère qui nous séduit par sa simplicité et nous rassure par sa monotonie, elle lui donne un mouvement, une vigueur qui peut produire de grands effets. Hooft avait de la verve, de l’éloquence. Il avait, d’ailleurs, longuement approfondi chacune des époques dont il retraçait les annales, et ses œuvres historiques furent dignement appréciées. Louis XIII, à qui il fit présenter par Grotius sa Vie de Henri IV, lui envoya, avec une reconnaissance filiale, l’ordre de Saint-Michel, une chaîne d’or et des lettres de noblesse. Ses compatriotes lui surent gré d’avoir consacré son génie et ses veilles au récit de leur lutte courageuse. Aujourd’hui encore ils aiment à relire son histoire, et l’on a très justement observé que Schiller avait eu grand tort de ne pas la consulter pour écrire son livre sur la révolution des Pays-Bas.

Vondel, dont les premières œuvres datent aussi du commencement du XVIIe siècle, avait plus de génie poétique que Hooft et plus de goût. Élevé dan une condition obscure, il se développa de lui-même, et n’eut pas, comme son noble rival dans la carrière des lettres, l’occasion de se laisser séduire par des modèles brillans et trompeurs. À trente ans, il ne connaissait guère encore que sa langue maternelle ; plus tard il apprit un peu de français et de latin, et dès qu’il put donner plus d’extension à ses études il se tourna vers l’antiquité, cette immortelle source du vrai beau. À l’âge de cinquante ans, il apprit le grec, et publia, en 1659, une traduction de l’Électre de Sophocle. À prendre l’un après l’autre dans l’ordre chronologique chacun de ses drames, on y voit très bien les transformations progressives qui s’opérèrent dans son esprit. Dans ses premiers essais, il hésite, il va sans savoir où, il est sous l’influence des écoles de rhétorique, les seules qu’il connût alors. Puis peu à peu il s’enhardit, il prend une marche déterminée, l’étude soutient son inspiration, et, s’il tombe encore dans la vulgarité et le mauvais goût, l’éclat de sa chute montre du moins à quelle hauteur il s’était élevé.

Ce qui le charmait dans les tragiques grecs, c’était leur ton solennel et imposant, leur tendance religieuse, l’intervention des dieux dans les évènemens de la vie humaine, et cette terrible loi du destin qui épouvantait l’Olympe même. Mais il comprenait ce que nous avons eu tant de peine à comprendre, que cette mythologie antique, à laquelle on ne croyait plus, ne pouvait plus produire qu’une émotion factice, qu’une autre société demandait d’autres symboles et d’autres traditions. Il essaya de satisfaire au sentiment chrétien de son époque : il remplaça l’inflexible destinée par la Providence que l’Évangile nous a révélée, par ce pouvoir mystérieux et invisible comme la fatalité des Grecs, mais paternel et indulgent. Au lieu des nymphes et des satyres, des furies vengeresses et des divinités pacifiques, il fit apparaître dans ses drames les anges et les démons, les bons et les mauvais génies du christianisme. La plupart de ses tragédies sont empruntées à l’histoire de la Bible. C’est Saül, c’est Salomon, c’est David, Joseph, Jephté, et enfin Lucifer, son chef-d’œuvre.

Les Hollandais, en parlant de cette pièce, ne manquent pas d’observer qu’elle a précédé de treize années la publication du Paradis perdu de Milton[6]. S’ils veulent prouver par là que Vondel ne s’est pas mis à la remorque du poète anglais, rien de mieux. S’ils prétendent au contraire insinuer que l’immortel chantre d’Eden aurait bien pu prendre la première idée de son épopée, dans le drame de leur compatriote, il faudrait pour plus de justice, remonter à quelque vingt ans de là, chercher le premier germe de cette idée dans le poème de Grotius qui a pour titre Adam exilé, et plus loin encore probablement dans mainte œuvre ignorée. Toutes ces questions d’origine qui intéressent l’esprit méticuleux des bibliographes n’altèrent en rien la gloire des grands poètes. Qu’importe que Shakespeare ait pris le sujet du Roi Lear dans une ballade anglaise, le sujet de Roméo et Juliette dans un conte italien, le sujet de Hamlet dans une page de Saxo le grammairien ? qu’importe que Molière se souvienne de Plaute ou de Térence, que Schiller construise tout un drame sur une chronique romanesque, et que Goethe conçoive la mort de Werther en lisant le récit d’un suicide ? La vraie gloire du poète ne consiste pas tant à inventer lui-même l’embryon de son œuvre qu’à lui donner la vie, l’essor, l’espace, comme le sculpteur qui d’un bloc de marbre brut fait une Galathée.

Revenons à Lucifer. Cette pièce ne peut certes être comparée au Paradis perdu, ni pour la hardiesse de l’invention, ni pour la hauteur des pensées, ni pour la pompe du récit et la fraîcheur des descriptions ; mais, en le plaçant au-dessous de l’épopée anglaise, le drame de Vondel n’en est pas moins une grande et belle œuvre qui suffirait à elle seule pour sauver la littérature hollandaise de l’injurieux oubli auquel nous l’avons si long-temps condamnée.

Le premier acte commence par une exposition imposante. Lucifer a envoyé un de ses anges vers la terre récemment créée pour examiner la nouvelle race à laquelle Dieu vient de donner le jour. Le messager tarde à revenir, les esprits célestes s’impatientent, et Belzébuth se plaint, quand tout à coup Bélial s’écrie « Voici venir Apollion, votre envoyé ; de sphère en sphère, il s’élève à nos yeux, son vol est plus prompt que le vent, ses ailes effleurent ou écartent les nuages, et laissent partout un sillon de lumière. Il sent déjà l’air plus pur que nous respirons, il voit ce jour plus beau, ce soleil radieux dont les rayons se jouent dans un azur limpide. Les globes célestes le regardent étonnés de son essor gracieux, de son aspect divin. Ce n’et pas un ange qu’ils croient voir, mais un feu rapide. Nulle étoile ne file aussi vite. Le voilà qui s’approche un rameau d’or à la main ; il a heureusement terminé son voyage. »

Belzébuth accourt au-devant du messager aérien, l’interroge, et Apollion lui décrit avec enthousiasme les richesses de la terre, la saveur de ses fruits, l’éclat de ses pierres précieuses ; puis, quand il en vient à parler de l’homme, son langage exprime l’admiration et l’envie. « J’ai vu, dit-il, le lion ramper aux pieds de son maître et le caresser ; devant lui, le tigre cessait d’être cruel, le taureau baissait humblement ses cornes, et l’éléphant sa trompe ; le griffon et l’aigle s’approchaient pour écouter les accens de l’homme, et avec eux venaient aussi le dragon, le béhémoth et le léviathan. Je ne parle pas des louanges que les oiseaux des bois donnent à l’homme dans les modulations harmonieuses de leurs chants, tandis que les soupirs du vent dans le feuillage et du ruisseau dans son lit bordé de fleurs forment une musique que l’oreille ne se lasse pas d’entendre.

« Jamais un habitant des régions célestes n’enchanta mes yeux comme les deux habitans de la terre. Dieu seul a pu joindre avec tant d’art l’ame et le corps et créer de doubles anges d’os et d’argile. La science du créateur se révèle dans la noble attitude de l’homme et brille surtout sur son visage, miroir de l’ame. Si chaque partie de son corps étonnait mes regards, celle-ci avait pour moi un charme inexprimable, car elle réunit toutes les beautés. Un esprit céleste éclate dans les yeux de l’homme, et l’immortalité resplendit sur sa face. Tandis que les animaux, muets et privés de raison, penchent leur tête vers la terre, lui seul élève fièrement la sienne vers le ciel, vers Dieu, qui lui a donné la vie, et dont il chante les louanges.

— Que pensez-vous, dit Belzébuth, de la femme sortie de ses flancs ?

— Hélas ! répond Apollion, quand je l’ai vue conduite par Adam sous le feuillage des arbres, j’ai de me deux ailes voilé mes yeux et mon visage pour comprimer ma pensée et vaincre mes désirs. De temps à autre, Adam s’arrêtait pour la contempler, et alors une flamme sainte s’allumait dans son cœur. Il embrassait son épouse, et tous deux célébraient leur hymen avec une ardeur et une félicité que vous pouvez deviner, mais que je ne puis dépeindre. Que la solitude est triste ! Nous ne connaissons pas l’union des sexes, l’alliance de la vierge et de l’époux. Hélas ! nous sommes mal partagés, nous ignorons les jouissances de l’hymen dans un ciel sans femmes !

Apollion parle ensuite de la beauté de la femme avec un tel ravissement, que Belzébuth s’écrie : « On dirait que vous brûlez d’amour pour elle ! »

— Qui, reprend le malheureux messager, j’y ai brûlé mes ailes. Ce n’est pas sans peine que j’ai pu me résoudre à quitter la terre pour remonter dans les régions célestes. En m’éloignant des lieux habités par l’homme, je les regrettais, et j’ai détourné la tête plus de trois fois pour les revoir encore. Non, dans toute l’étendue des sphères sublimes, il n’y a pas un séraphin que l’on puisse comparer à la femme. Ses cheveux dorés entourent sa tête comme une auréole et retombent sur ses flancs. Quand elle paraît, on dirait qu’elle sort du sein de la lumière et que sa présence donne au jour un nouvel éclat. La perle et la nacre sont l’image de la pureté, mais la femme est plus pure que la nacre et plus blanche que la perle. »

Les riantes images d’Eden, le récit du bonheur d’homme, le tableau des hautes destinées que Dieu lui réserve éveillent dans l’ame de Belzébuth une jalousie violente, qui bientôt s’empare aussi de Lucifer.

Au second acte, ce prince glorieux des anges apparaît pour donner des ordres aux cohortes qui lui sont soumises, et l’orgueil révolté, la colère, éclatent dans chacune de ses paroles. « Esprits rapides, s’écrie-t-il, arrêtez ici notre char. Déjà notre tête a porté assez haut l’étoile du matin. Il est temps que Lucifer courbe le front devant cette double constellation qui de là-bas s’élève vers les régions supérieures pour faire pâlir la lumière céleste. Ne brodez plus de couronnes dans mon manteau, n’entourez plus mon front d’une auréole d’étoiles et de rayons devant laquelle les archanges s’inclinent. Une autre clarté vient de naître, qui efface la nôtre comme le soleil efface l’éclat des étoiles aux yeux des mortels. La nuit s’étend sur les anges et sur les soleils célestes. Les habitans du nouveau paradis ont gagné le cœur du maître ; l’homme est l’ami de Dieu ; notre esclavage commence. Allez, servez et honorez cette nouvelle race comme il convient à d’humbles sujets. L’homme est créé pour Dieu, et nous sommes créés pour l’homme. Le temps est venu où les habitans de la terre prendront le cou de l’ange pour marche-pied. Veillons sur eux, élevons-les sur nos bras et sur nos ailes vers les trônes éthérés. Notre héritage leur appartient ; notre droit d’aînesse est aboli, et le fils du sixième jour, si semblable au père, porte la couronne. »

Bientôt la jalouse colère de Lucifer éclate sans contrainte. Excité par ses conseillers, séduit par les adulations des milliers d’anges soumis à ses ordres, il ne parle plus de courber le front devant Dieu et de remettre son sceptre aux mains de l’homme ; il veut, dans l’exaltation de son orgueil, lever l’étendard de la révolte, écraser l’homme et régner dans le ciel. « Oui, dit-il, c’en est fait, je placerai mon trône au plus haut de la voûte céleste, entre les sphères éthérées et les astres étincelans. Mon palais sera dans l’empirée et l’arc-en-ciel sera mon siége ; les constellations orneront ma demeure, la terre sera mon marche-pied. Assis sur les nuages rapides, fendant les airs et la lumière, je veux, avec ce tonnerre, réduire en poudre tout ce qui s’opposera à nous, soit en haut, soit en bas, quand ce serait le chef lui-même. Oui, avant qu’on me voie céder, cette voûte d’azur dont les arches sont si solidement construites s’écroulera sous mes yeux, la terre ne sera plus qu’une masse informe, et le monde rentrera dans le chaos. »

La lutte est décidée. Les anges rebelles se rassemblent autour de Lucifer, les bons anges suivent l’étendard lumineux de Michel. Au moment où l’attaque va commencer, Raphaël s’avance un rameau d’or à la main, et tâche de prévenir cette lutte funeste ; ses paroles de paix, de miséricorde, pénètrent dans le cœur de Lucifer et l’ébranlent. Un instant, le chef de la rébellion se sent ému, il hésite, il regarde en arrière ; mais la voix de ses soldats et la voix de l’orgueil raniment sa résolution : il donne le signal du combat, et s’élance à la tête de ses troupes.

Au cinquième acte, Uriel vient raconter la bataille. Le récit de ce combat céleste ressemble à celui d’un combat humain, mais il a cependant de la grandeur et de l’éclat. Trois fois Lucifer est revenu, avec le courage du désespoir, attaquer l’armée de Dieu, trois fois il a été repoussé. Après ces vains efforts, cerné, pressé, battu de tous les côtés, il abandonne le champ de bataille, il fuit, il se retire avec ses troupes éparses et meurtries dans une enceinte de nuages sombres, et là, pour se venger, il jure d’anéantir la félicité de l’homme. Bélial part pour accomplir ses ordres ; Bélial va chercher le plus rusé des animaux, le serpent, et lui souffle son esprit satanique. Adam et Ève succombent, mais après leur chute on voit reparaître le chœur des anges, dont les regards plongent dans l’avenir, et le drame se termine par un chant d’espoir et de miséricorde : « Gloire à vous Seigneur ! un jour vous écraserez la tête du serpent, vous délivrerez le genre humain du péché héréditaire d’Adam, et une demeure splendide s’ouvrira dans le ciel pour les rejetons d’Ève. Nous compterons les siècles, les années, les jours, les heures, jusqu’à ce que votre grace se manifeste, que votre bonté infinie ranime et glorifie la nature languissante dans les corps comme dans les ames, et replace de nouveaux anges sur les trônes qui viennent d’être abandonnés »

Vondel avait composé cette pièce pour le théâtre d’Amsterdam. Elle fut jouée deux fois ; à la troisième, le clergé protestant qui la trouvait peu orthodoxe, en fit interdire la représentation. Cette défense fut plus utile que nuisible au poète. Lucifer est une de ces pièces qu’il est difficile de mettre sur la scène, et qu’il faut lire dans une sorte de recueillement pour en comprendre l’imposant ensemble et les grandes et vraies beautés.

La vie de Vondel est une page de plus à ajouter à la douloureuse légende des hommes de génie. Son père était chapelier à Anvers et faisait partie de la secte des anabaptistes. Effrayé des rigueurs que les Espagnols exerçaient envers tous ceux qui ne professaient pas ouvertement le catholicisme, il quitta sa ville natale et se retira en Cologne. Ce fut là que naquit, en 1587, l’auteur de Lucifer. Quelques années après, la puissance de l’Espagne étant déjà contrebalancée par l’énergie des Hollandais, le chapelier d’Anvers crut pouvoir, sans trop de danger, retourner dans sa patrie. Il employa le peu d’argent qu’il possédait à louer une charrette pour porter son jeune enfant et son bagage. Lui-même marchait à pied avec sa femme, priant et récitant des versets de la Bible, et l’honnête charretier qui les conduisait, touché de leur douceur, de leur piété, du visage riant et candide de leur fils, les comparait naïvement à saint Joseph et à la Vierge emmenant l’enfant Jésus en Égypte[7].

De bonne heure, Vondel se distingua par ses dispositions littéraires. À l’âge de quinze ans, on le comptait déjà parmi les meilleurs poètes de la Hollande. Il fut admis, peu de temps après, dans la chambre de rhétorique d’Amsterdam, puis se maria, et, tout en étudiant les auteurs latins et français, fit le commerce de la bonneterie. Sa première tragédie, intitulée la Destruction de Jérusalem, date de 1620. C’était un essai timide et informe où brillait çà et là une lueur de vrai talent. Quelques années après, il en composa une autre qui produisit dans toute la Hollande une violente rumeur. Elle portait le nom de Palamède. C’était, sous un titre supposé, l’histoire touchante de ce noble et vertueux Olden Barneveld qui mourut victime de son patriotisme et de l’ambition de Maurice, prince d’Orange. Les amis de Maurice intentèrent un procès au poète. Il prit la fuite et s’en alla d’abord chercher un refuge chez son beau-père, qui, dans son effroi, refusa de le recevoir, puis chez d’autres parens, qui ne furent pas plus courageux. Enfin, il trouva un asile dans la demeure d’un de ses amis. Pendant ce temps, on agitait au tribunal la question de sa culpabilité. Un magistrat qui avait les mêmes opinions que lui représenta que le drame de Palamède n’était autre chose qu’une histoire grecque à laquelle le poète avait fait de légers changemens. Vondel en fut quitte pour une amende de trois cents florins. La première édition de sa tragédie fut saisie, mais quinze jours après il en parut une seconde, et dans l’espace de quelques années, il s’en répandit en Hollande des milliers d’exemplaires.

En 1627 il fit un voyage en Danemark et en Suède, et fut accueilli avec distinction par Gustave-Adolphe. En 1638, il ouvrit le théâtre d’Amsterdam par une pièce nationale, Gilbert d’Amstel, que l’on joue encore chaque année une fois sur ce théâtre avec ce pieux respect que les Hollandais conservent aux traditions de leur contrée. Ses dernières années se passèrent dans d’amères sollicitudes. La mauvaise conduite de son fils le ruina. Affaibli par l’âge, épuisé par le travail, le poète dont les œuvres étaient dans toutes les familles, et dont le nom jouissait d’une gloire incontestée, fut réduit à implorer un petit emploi au mont-de-piété. Sur la fin de sa vie, il se fit catholique comme Stolberg, comme Werner, comme tant d’autres hommes d’imagination dont le cœur s’est senti mal à l’aise dans la sécheresse dogmatique du protestantisme. Ce fut dans ces idées qu’il écrivit sa tragédie des Vierges et un poème que l’on regarde comme une de ses meilleures productions, et qui a pour titre Mystères de l’autel. Au milieu de ses souffrances physiques et morales, le pauvre Vondel avait encore une crainte, une singulière crainte, celle de mourir. Sans doute, tandis que les heureux financiers d’Amsterdam le regardaient passer avec ses cheveux blancs, son front ridé, et se disaient dans leur cruelle pitié : Le malheureux ! plaise au ciel de lui envoyer la mort pour le délivrer de sa misère ; sans doute il entendait encore vibrer confusément au fond de son cœur les sons harmonieux de sa lyre idéale, et mourir, c’était dire adieu à tous ces chants inachevés, à tous ces rêves poétiques dont il se promettait peut-être encore un rayon de gloire ou une nouvelle sympathie.

Il mourut en 1679, et fut enterré dans l’église neuve d’Amsterdam. Un siècle après, ses admirateurs lui firent ériger un monument avec cette plate épitaphe classique :

Vir Phœbo et musis gratus Vodelius hic est.

Soyez donc un poète national et un poète chrétien pour que cent ans après votre mort les beaux esprits d’un institut, se rappelant un jour le mérite de vos œuvres, latinisent votre nom et le placent par arrêt académique sous le patronage des vieilles divinités olympiennes.

Cats, qui vivait dans le même temps que Hooft et Vondel, est de tous les poètes hollandais celui qui est resté le plus populaire. Sa naissance, sa carrière brillante, l’éloignaient cependant du peuple et de la bourgeoisie. Né en 1577 à Brouwershaven d’une famille patricienne, il fut envoyé à Orléans pour y terminer ses études en droit, et devint successivement pensionnaire de Middlebourg, ambassadeur en Angleterre et grand pensionnaire de Hollande ; mais dans l’exercice de ces hautes fonctions il conservait un sentiment poétique noble et touchant, et le soir, au sortir du conseil, après avoir traité avec les députés des provinces les affaires du pays, il écrivait une leçon de morale pour le peuple, une fable, un axiome plein de douce sagesse. À l’âge de soixante-quinze ans, il demanda à se démettre de ses emplois, et, lorsque le stathouder eut accédé à ses vœux, il se jeta à genoux au milieu de l’assemblée des états et remercia le ciel de l’avoir soutenu pendant sa longue et laborieuse carrière. Quelques jours après, il était à sa maison de campagne, heureux d’avoir fait son devoir, lisant, rêvant et tirant de chacune de ses lectures et de chacun de ses rêves quelque réflexion utile.

Il mourut en 1660, à l’âge de quatre-vingt-trois ans. L’admiration des Hollandais pour lui est un trait de mœurs caractéristique. Qu’on se figure deux volumes in-folio serrés et compacts, remplis de quatrains, de fables sentencieuses, de madrigaux, qui, sous un voile mythologique, renferment un précepte de morale, de descriptions souvent très froides ; çà et là, des vers latins, des inscriptions, des idylles : ce sont les œuvres de Cats. En France, le plus intrépide lecteur reculerait devant un tel déluge de vers, et si nous essayions d’en traduire des fragmens, je crois qu’ils sembleraient bien fades au public qui a besoin de tant d’accens passionnés pour s’émouvoir. Mais les Hollandais aiment ces compositions didactiques et sérieuses, ces stances qui gravent dans leur souvenir une pensée utile, un dogme de la vie pratique. En Hollande, chacun lit les vers de Cats ; on les retrouve dans toutes les familles à côté de la Bible, on les apprend par cœur, et, lorsqu’on parle de lui, on ne l’appelle que le bon père Cats. Un écrivain hollandais a dit : « Les œuvres de Cats donnent la lumière à plus d’aveugles et font honte à plus de fous que celles de tous les poètes réunis. » C’est pousser l’admiration un peu loin ; ce qu’on peut louer sans crainte d’être démenti, c’est le sentiment d’honnêteté, de vertu, qui éclate à chaque page dans ces œuvres, la douce et sage morale qu’elles expriment, le bien-être que l’on éprouve à rechercher aux jours de doute et de tristesse les pieux enseignemens qu’elles renferment, et je le demande : y a-t-il une destinée de poète plus touchante que celle de l’homme qui, au bout de deux siècles, donne encore des consolations aux vieillards, des préceptes aux jeunes gens, et dont toute une nation ne parle qu’avec un sentiment de respect et d’amour filial ?

Au XVIIIe siècle, la Hollande retomba sous la domination de la France. Boileau fut son maître, Racine et Corneille ses idoles, et la littérature classique son idéal. Désormais, adieu toutes ces tentatives d’indépendance qui avaient fait la gloire de Hooft et de Vondel, et ce caractère national que Cats imprimait à ses œuvres. Les écrivains nouveaux s’étonnent de l’outrecuidance de leurs prédécesseurs et se replacent comme des écoliers dociles sous la férule de la France. On imite la France dans ses modes et ses constructions, dans ses fêtes et ses caprices. Les jardins sont divisés en losanges de fleurs, et les plates-bandes de gazon coupées comme des branches d’éventail ; les arbres, taillés par le ciseau, s’arrondissent en voûte, s’élancent en pyramides, à la grande honte de la bonne nature, qui n’avait pas pensé à leur donner ces formes raffinées. Les nymphes et les muses ornent la façade de chaque maison ou mirent leur visage de marbre dans l’eau trouble d’un étang. Cupidon apparaît au fond d’un bosquet, tenant son arc en main prêt à percer le cœur du premier bourgmestre qui passera par là, avec sa canne à pomme d’or et son habit à paillettes. Plus loin c’est la chaste Diane, dont les épaules nues grelottent huit mois de l’année sous un ciel pluvieux, et Vénus plus nue encore, dont le givre a flétri les traits, dont la gelée a disloqué les membres, et qui est devenue, par suite de ces malheurs, une divinité fort morale, car elle ôte à ceux qui la regardent l’envie de la suivre à Cythère. Toute la mythologie grecque, repoussée par le bon sens de Vondel, reparaît dans les livres, dans les peintures de plafonds, dans les madrigaux qu’un amant envoie à sa maîtresse, dans les conseils qu’un père donne à son fils. Vondel lui-même est banni de la scène comme un ignorant, et ses drames religieux sont remplacés par des pièces d’une galanterie achevée.

Que de tragédies imitées ou copiées servilement du français ! que d’épopées qui commencent par une invocation aux muses et se terminent par le triomphe d’un héros ! que d’idylles langoureuses où les moutons soupirent auprès d’un berger qui soupire encore plus fort qu’eux pour une cruelle Philis ! Pardonnez-moi, mes chers amis de Hollande, de traverser en toute hâte ce temps de froides et fausses contrefaçons. Je me sens saisi d’une indicible terreur rien qu’à voir l’énorme in-4o qui contient à peine les douze chants de Hoogvliet sur le patriarche Abraham, rien qu’à voir les descriptions de Mme de Merken, les traductions de Jean Nomsz, et même les poésies fugitives de Mme de Lannoy. S’il y a dans ces œuvres, qui faisaient la joie de vos pères, une trace d’originalité, je me déclare coupable, et je vous demande de nouveau pardon.

Le poète qui, à cette époque, avait incontestablement le plus de verve et d’esprit, était Langendyk. Il écrivit des comédies humoristiques dont quelque-unes peignent assez bien certains ridicules ; mais il a peu d’invention, et il tombe souvent dans des détails de mœurs par trop grossiers.

Douze vers de Voltaire m’obligent à parler d’un autre écrivain du XVIIIe siècle, dont les productions sont aujourd’hui très oubliées ou tout au moins très négligées. Il s’appelait Guillaume Van Haren. Une partie de son temps fut employée à remplir des fonctions diplomatiques, une autre à écrire en vers fort durs un long poème épique intitulé Friso. C’est le récit des aventures fabuleuses de ce héros batave dont nous avons parlé dans un précédent article, qui des rives fleuries de l’Inde vint peupler les plaines marécageuses de la Hollande. Quelques critiques néerlandais, dans une effusion de patriotisme en vérité on ne peut plus touchant, ont eu la bonté de dire que cette épopée pourrait bien être placée non loin de l’Énéide. Je pense que, pour lui donner cet éloge, ils ne se seront pas cru obligés de la lire, et il est probable aussi que Voltaire s’était dispensé du même labeur de patience lorsqu’il adressait cette flatteuse épître à l’auteur :

Démosthène au conseil et Pindare au Parnasse,
L’auguste vérité marche devant tes pas.
Tyrtée a dans ton sein répandu son audace,
Et tu tiens sa trompette organe des combats.
Je ne puis t’imiter, mais j’aime ton courage ;
Né pour la liberté, tu penses en héros ;
Mais qui naquit sujet ne doit penser qu’en sage,
Et vivre obscurément s’il veut vivre en repos.
Notre esprit est conforme aux lieux qui l’ont vu naître ;
À Rome on est esclave, à Londres citoyen,
La grandeur d’un Batave est de vivre sans maître,
Et mon premier devoir est de servir le mien.

Guillaume Van Haren avait un frère, qui fit comme lui des poésies lyriques et une épopée. Celle-ci n’a pas moins de vingt-quatre chants, divisés en octaves comme la Jérusalem délivrée. Le sujet en est emprunté à l’une des époques les plus mémorables de l’histoire de Hollande, au temps où une troupe de protestans zélés, portant avec orgueil le titre de gueux qui leur avait été donné par les seigneurs espagnols, engageaient énergiquement la lutte qui devait affranchir leur pays. Il y a dans ce poème des scènes tracées avec fermeté, des incidens qui ont une certaine grandeur ; mais, pour le sauver des ténèbres de la mort, des poètes modernes en ont refait en grande partie le style, et il faudrait en faire autant pour l’épopée de Friso, qui éveilla la muse de Voltaire. Ô Voltaire, quel mensonge de plus à mettre sur votre conscience !

J’aimerais à citer Poot comme un homme de talent, si les critiques hollandais, par les éloges outrés qu’ils lui ont donnés, ne m’ôtaient la possibilité de lui assigner la place qu’il mérite. N’ont-ils pas été, dans leur enthousiasme, jusqu’à le mettre en parallèle avec Robert Burns ? Comparer Pot à Burns, c’est comparer un de ces jolis arbrisseaux des jardins du XVIIIe siècle, façonnés à la main, tailladés et peignés, au chêne des montagnes qui grandit sans entraves, et dont les larges branches s’étendent sur l’eau des lacs. Burns et Poot ont été tous deux fermiers, voilà le point de ressemblance qui existe entre eux ; mais le premier a chanté d’une voix pure et fraîche comme le souffle des vents, dans son vallon d’Écosse, les plus touchantes, les plus naïves émotions de l’ame, et le second a souvent noyé dans une vaine phraséologie des idées qui, pour avoir quelque charme, devraient être exprimées très simplement.

Bellamy, enfant du peuple comme Poot, a plus de sentiment et d’animation ; il naquit à Flessingue, en 1757. Son père était boulanger, et voulait qu’il fût boulanger comme lui ; mais le jeune poète, sentant sa vocation, n’accomplissait qu’à regret la tâche qui lui était imposée, et, dès qu’il avait une heure de loisir, il lisait et s’essayait à faire des vers. Un chant qu’il composa pour une fête anniversaire de sa cité natale attira sur lui l’attention d’un homme généreux et éclairé qui l’enleva à son humble profession et lui fit faire ses études. Le talent dont la nature avait doué Bellamy acquit alors les qualités qui lui manquaient : la pureté d’expression, la grace, l’harmonie. Malheureusement le poète mourut au moment où il donnait le plus d’espérances, à l’âge de vingt-huit ans. Il a laissé quatre petits volumes de poésies lyriques, parmi lesquelles il y a plusieurs pièces touchantes, entre autres une qui a pour titre Rosette. C’est l’histoire d’une pauvre jeune fille qu’un pêcheur emporte en riant au milieu des flots de la grève, et qui meurt dans ce jeu cruel. On cite aussi, comme un morceau plein d’une noble et ardente indignation l’ode suivante, intitulée le Traître à la patrie :

« Ce fut pendant la nuit que ta mère t’enfanta, pendant la nuit la plus sinistre ! Les esprits infernaux assistaient à ta naissance, l’oiseau des ténèbres fit entendre par trois fois son cri de fatal augure, la mer trembla, les flots mugirent. Une sombre rumeur pénétra jusque dans le chœur des anges. Ta mère te regarda, et la vie s’enfuit de son cœur désolé. Ton père gémit, te regarda de plus près et fut terrassé par la douleur, car alors une voix résonnait dans sa demeure comme un coup de tonnerre, et cette voix disait : Que chacun s’éloigne de ce monstrueux enfant. Le ciel dans sa colère l’a mis au monde pour le malheur du peuple. Le plus cruel démon de l’abîme sera son guide sur la terre. Cet enfant trahira sa patrie, et frappera la liberté au cœur. L’or ne rassasiera pas son ame avide de richesses. Toute sa vie jouet de son ambition, il sera l’ardent esclave des princes. Son cœur ne sera que fausseté, sa bouche ne vomira que mensonges. Sans crainte et sans pudeur, il s’écriera avec orgueil : L’action est à-moi ! En vain vous essayerez de détruire son œuvre, en vain vous lui opposerez la force et les remparts. Il est né pour le malheur de sa patrie, pour la calamité du peuple. Traître, monstre maudit, honteuse création de la nature, que la colère de Dieu qui t’épargne dans ce monde, te précipite un jour dans les flammes éternelles ! Mais non, il vaut mieux que tu comprennes la noirceur de ton crime. Que la foudre vengeresse ne t’atteigne pas, tu ne peux craindre la foudre. Non, il faut que ton ame se contracte, se tourmente elle-même dans le sentiment de ton indignité, qu’elle éprouve dans sa torture le pouvoir de Dieu, et, quand viendra le dernier jour ; on lira sur ta tombe : Ci-gît celui qui fut la malédiction de ses amis et de ses proches, celui qui donna la mort à sa patrie ! »

Van Alphen, grand seigneur comme Cats, procureur-général à la cour d’Utrecht, puis pensionnaire de Leyde, publia plusieurs recueils de poésies religieuses et morales, et des fables naïves, des contes pour les enfans, qui sont très souvent réimprimés et très recherchés dans toute la Hollande ; mais on ne saurait, à vrai dire, les compter parmi les œuvres d’art.

Feith, qui jouit encore en Hollande d’une grande réputation, essaya d’aborder le théâtre et n’y réussit guère ; il fut plus heureux dans ses poésies lyriques, dans quelques odes inspirées par un ardent patriotisme, comme celles qui ont pour titre : Aux ennemis de la Néerlande, Hymne à la Liberté, la Victoire de Doggersbank, l’Amiral de Ruyter, et dans quelques élégies. C’est l’un des poètes les plus mélancoliques que la Hollande ait jamais eu. Il aimait les Nuits d’Young, la tristesse de l’Allemagne et de l’Angleterre. Il écrivit un roman sentimental, Ferdinand et Constancia, qui parut une véritable hérésie aux yeux des positifs Hollandais. L’idée de la mort revient souvent dans ses œuvres ; tantôt il la montre sous un voile funèbre, au milieu d’un chant d’amour, tantôt il l’exprime en quelques vers brefs et sentencieux, comme ceux-ci :

« La race humaine tombe comme les feuilles des arbres. Nous naissons et nous passons. Le berceau touche à la tombe. Entre ces deux limites, un rêve nous séduit, un drame se déroule dans le cœur. Notre existence va de l’affliction à la joie et de la joie à l’affliction ; le roi monte sur son trône, l’esclave se courbe devant lui, — la mort souffle sur le théâtre, et tous deux ont cessé d’être. »

Feith a écrit aussi un poème en quatre chants, intitulé les Tombeaux, plus imposant que les Méditations d’Hervey et d’une tendance d’idées plus générales que les Sepolcri d’Ugo Foscolo[8].

Helmers, né à Amsterdam en 1767, a consacré la plupart de ses chants à célébrer la gloire ou à déplorer les malheurs de son pays. En 1793, il peignit, dans un poème intitulé de Geest des Kwads (le Génie du Mal), la révolution qui allait éclater en Hollande. Plus tard, il raconta en vers enthousiastes la lutte que les Hollandais ont soutenue contre la France en 1672 et 1678. Son œuvre capitale, De Hollandsche Natie (la Nation hollandaise), est une sorte de panégyrique en six chants long et froid, dans lequel l’auteur retrace les vertus caractéristiques, les actions d’éclat de ses compatriotes, et les époques les plus brillantes de leur histoire. La pensée de patriotisme qui l’inspira en a fait le succès. Ce poème me rappelle une anecdote qui ajoute un trait assez curieux à tout ce que l’on a déjà raconté des susceptibilités de la police impériale. Dans le second chant, le poète gémit sur la décadence de sa nation ; mais il espère que cet état de douleur et d’affaissement ne sera que de courte durée. L’ombre de Vondel se montre à ses yeux et lui présage l’apparition prochaine d’un astre réparateur. La censure impériale exigea que l’auteur joignît une note à ce passage, une petite note fort douce, où il était dit que l’astre réparateur annoncé par Vondel venait de luire, et que c’était Napoléon.

Ajoutons aux divers ouvrages que nous venons de citer, une très grande quantité de traductions d’ouvrages français, allemands, anglais, une longue histoire des Pays-Bas par M. Wagenaar, qui est, comme l’a dit un spirituel écrivain anglais, une sorte de procès-verbal de l’histoire rédigé par un clerc de notaire : voilà, si je ne me trompe, tout ce qu’a produit à peu près le XVIIIe siècle et le commencement du XIXe siècle dans les silencieuses plaines de Hollande.

L’époque actuelle est plus hardie et plus vivace ; le souffle du romantisme a pénétré au sein de ces cités où siégeaient autrefois, sur leur chaire curule ornée d’emblèmes ingénieux, les chambres de rhétorique, et Bilderdyk a donné l’impulsion à plusieurs écrivains de talent ; Bilderdyk, l’un des hommes les plus prodigieux qui aient jamais voué leurs veilles aux muses et pris le bonnet de docteur dans une université : poète, jurisconsulte, médecin, historien, astronome, antiquaire, chimiste, dessinateur, philologue, ingénieur et critique, il semble qu’il ait été saisi par le démon de Faust, emporté de région en région dans les domaines de l’étude sans pouvoir jamais apaiser sa soif de science. Sa vie ne fut qu’une longue et infatigable exploration, une sorte de course au clocher à travers les broussailles les plus ardues de l’érudition et les précipices de l’erreur, pour arriver à découvrir tantôt les lois de l’organisme animal, tantôt les phénomènes de la végétation, aujourd’hui une nouvelle glose sur Homère, demain une interprétation ignorée d’une page de Cujas. Sa fortune fut comme son génie, incertaine, capricieuse, bizarre. À vingt ans, couronné avec éclat dans un concours, il abandonne soudain la poésie qui venait de lui faire si vite une si grande réputation : il se jette dans la politique ; il émigre avec le stadhouder et donne des leçons de langue, de dessin, de jurisprudence, pour vivre. L’Angleterre l’ennuie, il va en Allemagne. Le romantisme allemand l’irrite, il retourne en Hollande. Le roi Louis l’appelle à sa cour, le reçoit avec distinction, lui donne un traitement considérable, un titre honorifique. Le voilà riche et heureux ; mais Louis quitte la Hollande, et Bilderdyk, qui était un peu comme la cigale, aimant mieux chanter que de songer aux mauvais jours, tombe dans la misère. Il sollicite une chaire à l’université de Leyde, et on la lui refuse. Enfin, le gouvernement lui accorde une pension, et, à l’aide de ce modique secours, il continue ses études, ses recherches, il écrit des vers, de la prose, des tragédies, des idylles, et, à l’age de soixante-dix ans, peu de temps avant sa mort, il commençait un poème épique sur la destruction du monde primitif. Ses œuvres se composent de plus de trente volumes d’art, de science, de littérature : il a touché à toutes les questions, discuté toutes les théories et jeté au milieu des paradoxes parfois les plus étranges les éclairs les plus merveilleux. Pour oser apprécier dans l’ensemble tant de travaux si disparates, il faudrait des années d’étude, et les fragmens que nous pourrions en extraire n’en donneraient qu’une idée faible. Force nous est donc de passer à côté de ce singulier écrivain comme on passe à côté d’un chêne séculaire, sans en compter les rameaux et sans en mesurer la hauteur. Dans sa vieillesse, il était fort préoccupé de pensées religieuses, de pensées mystiques, et il les a semées dans l’ame de plusieurs jeunes gens qui venaient, comme des disciples dévoués, interroger son expérience et recueillir ses entretiens. Sur d’autres il a agi par ses principes d’esthétique ou ses tendances politiques ; et ce qu’il n’a pu faire par la parole, il le fait chaque jour encore par ses œuvres ; il est le premier guide d’une foule de jeunes esprits studieux et entreprenans, il est le chef d’une nouvelle littérature.

Dans tout ce qui s’écrit aujourd’hui en Hollande il y a bien plus de véritable sentiment de nationalité qu’il n’y en avait dans les œuvres élégantes du XVIIIe siècle. Les poètes, les érudits, comprennent enfin que l’on a assez fait parader sur la scène les Alexandre et les Artaxerce, et qu’ils peuvent, sans se compromettre, en venir à une époque un peu moins éloignée, nous montrer d’autres héros et d’autres traditions. Une société de Leyde s’occupe avec zèle des questions de philologie et de littérature hollandaise. Un écrivain habile et érudit, M. de Clercq, a publié un excellent travail sur l’influence des diverses littératures étrangères en Hollande. M. de Jonghe, l’archiviste du royaume, écrit, après vingt années de recherches patientes et éclairées, une histoire complète de la marine hollandaise. C’est sans aucun doute l’un des livres les plus consciencieux qu’on ait jamais faits. D’autres ouvrages, entrepris dans une même pensée de patriotisme, ont obtenu un légitime succès. Dans le nombre, je distingue l’Histoire de la Poésie néerlandaise, de M. J. de Vries, le Dictionnaire biographique et anthologique, de M. Geysbeck, une Histoire de la Littérature hollandaise, par M. Siegenbeck, et une autre en français, par M. s’Gravenwaert, qui joint à ses titres de critique et de philologue habile celui de poète élégant ; un très bon travail de M. Van der Berg sur les traditions néerlandaises du moyen-âge, et un recueil des anciens chants populaires, par M. Lejeune.

M. J. Van Lennep est l’un des écrivains actuels les plus féconds et les plus goûtés de la Hollande. Il n’a que quarante ans, et il a déjà publié quatre romans et neuf volumes de poésies. Né à Amsterdam d’une famille patricienne qui s’est acquis un honorable renom dans la magistrature et l’enseignement, M. Van Lennep se trouva, dès sa première enfance, placé dans les conditions les plus favorables pour acquérir promptement une brillante et sérieuse instruction. La société éclairée au milieu de laquelle il vivait, les leçons de son père, professeur à l’athénée d’Amsterdam, littérateur érudit et poète aimable, tout contribua à développer bien vite dans l’ame du futur romancier de la Hollande l’amour de l’étude et le sentiment de la poésie. Son premier ouvrage date de 1820 ; c’est un recueil plus remarquable par la netteté et la facilité du style que par la pensée. Mais le style a toujours été, pour les Hollandais, une question de la plus grande importance, et ce début du jeune écrivain fut accueilli avec faveur. Bientôt sa muse s’enhardit et s’élança vers un plus large espace ; il se mit à étudier l’histoire de son pays et trouva dans les annales du moyen-âge des pages héroïques, des faits mémorables qui souriaient tout à la fois à son patriotisme et à son imagination. Le sujet de chacune de ses œuvres est emprunté à cette source féconde ; ses poèmes sont des épopées en vers lyriques qui racontent les péripéties d’une guerre nationale, l’éclat d’une victoire et la renommée d’un héros. Ses romans peignent les sites illustrés par quelque évènement traditionnel, et retracent avec une rare vérité les croyances, les mœurs des anciens Hollandais, et les coutumes de certaines provinces[9]. On voit que, dans ces divers récits, il a essayé de faire pour la Hollande ce que Walter Scott a fait avec tant d’éclat pour l’Écosse, et, s’il est resté au-dessous de son modèle, il n’en a pas moins le mérite d’avoir frayé, dans la littérature de son pays, une nouvelle route et ravivé habilement des noms glorieux, des faits poétiques, des usages touchans, naguère encore méconnus ou ignorés.

M. Bogaers, né à Rotterdam à peu près à la même époque que M. Van Lennep, n’a écrit que deux petits poèmes et un ouvrage en prose ; mais ces trois ouvrages sont travaillés avec un soin extrême, et cités déjà comme des productions classiques. Dans le premier de ses poèmes, l’auteur raconte la dernière navigation et les dernières heures de Heemskerk, le noble amiral de Hollande, qui, après avoir exploré jusqu’à la Nouvelle-Zemble les mers polaires, s’en alla mourir à Gibraltar. Dans le second, il retrace avec grace et sentiment l’histoire de Moïse sauvé des eaux du Nil. Son volume en prose est un traité sur la déclamation. Ces trois ouvrages ont été couronnés par des sociétés littéraires.

Dans cette même ville de Rotterdam, où M. Bogaers écrit ses vers si châtiés et si corrects, habite Tollens, le poète le plus populaire de la Hollande. Tollens est né à Rotterdam en 1778. Il a publié des odes et des chansons, les unes tendres et gracieuses, les autres empreintes d’un profond sentiment de patriotisme, presque toutes remarquables par la simplicité de la forme, et presque toutes chéries du peuple. C’est lui qui a composé le chant national hollandais qui est pour son pays ce qu’est le God save the king pour l’Angleterre, et que j’ai souvent entendu entonner en chœur dans les rues par les ouvriers, dans les écoles par des centaines d’enfans. Qu’on me permette d’en citer au moins quelques strophes non-seulement comme œuvre poétique, mais comme expression d’une pensée populaire.

« Que celui dont les veines renferment un vrai sang hollandais pur de toute contagion étrangère, que celui dont le cœur palpite pour la patrie et pour le roi unisse sa voix à la nôtre. Qu’il vienne à nous avec une ame libre et chante le chant de fête qui plaît au ciel, le chant du prince et de la patrie !

« Frères, entonnez tous avec la même pensée ces accords entendus du maître suprême. Il a aux yeux de Dieu une vertu de moins, celui qui oublie le prince et la patrie. Il n’a dans sa froide poitrine nul amour pour ses frères, celui qui ne s’émeut pas à notre chant, à notre prière pour le prince et pour la patrie.

« Dieu, protége, garde le sol où nous vivons, le coin de terre où s’éleva notre berceau, où l’on creusera notre tombe. Nous t’adressons notre prière avec une ame émue, ô Dieu, conserve notre prince et notre patrie !

« Protége le roi sur son trône. Que sa puissance ait constamment pour base la justice. Qu’il se montre toujours à nos yeux moins brillant par l’or de sa couronne que par ses vertus ! Soutiens et dirige le sceptre entre ses mains. Anime et défends le prince et la patrie.

« Dans un même vœu nos cœurs se confondent. Dans la joie et dans la douleur, nous n’avons qu’une même pensée : le prince et la patrie. Écoute, ce n’est pas un cri qui souffre un désaccord, c’est une parole d’amour, c’est un même chant pour le prince et pour la patrie. »

Parmi les poètes dont la Hollande aime à prononcer le nom, je dois citer M. Da Costa, disciple de Bilderdyk, écrivain austère et religieux dont l’ame s’attendrit sur les douleurs de la vie humaine, puis s’élance avec enthousiasme vers les régions éternelles ; Beets, qui joint dans ses vers la mélancolie de la pensée allemande à la pureté du style classique ; Withuys, à qui l’on doit plusieurs chants lyriques d’un ton très ferme, entre autres un sur le pavillon de Hollande, qui est fort aimé de ses compatriotes.

Et maintenant, hélas ! il faut le dire : cette poésie dont je tâche d’énumérer avec la plus rigoureuse impartialité les titres, dont j’essaye d’établir, comme un généalogiste, les preuves de noblesse, cette poésie n’entrera qu’une des dernières dans le grand chapitre des muses. Les critiques de Hollande ont beau lui mettre la couronne sur la tête, et lui élever avec une naïve piété des arcs de triomphe dans leurs journaux, l’honnête fille ne croit pas elle-même à sa souveraineté, et n’ose passer la frontière de peur de se voir contester son sceptre, son manteau, et traitée comme une vassale présomptueuse de la France et de l’Allemagne. Mais de même que le voyageur, après avoir traversé de larges et riches contrées, se réjouit, lorsqu’il arrive sur une terre moins féconde, de trouver encore une gerbe d’épis, un bouquet de fleurs, de même, quand des hautes régions où nous emporte le génie des grands poètes anciens et modernes, nous redescendons dans les cités de Hollande, nous nous plaisons à découvrir çà et là, au milieu des entrepôts du commerce et des machines de l’industrie, une fleur de poésie, dût cette fleur ne pas avoir le même parfum ni le même éclat que celles de France ou d’Angleterre.

Ajoutons à ceci que la littérature hollandaise, à travers les différentes phases par lesquelles elle a passé, au milieu même de son penchant à l’imitation, a toujours conservé une physionomie distincte et des qualités sérieuses qu’on ne retrouve pas ailleurs si durables et si continues, l’élégance dans le style et la moralité dans la pensée. Là les œuvres de l’imagination sont dominées par la raison. La littérature se traite un peu comme les affaires, avec calme et prudence. C’est une distraction agréable pour quelques-uns, un besoin plus impérieux pour quelques autres, mais un besoin auquel on ne sacrifie qu’une partie de son temps et de ses rêves. Là, tous ceux qui écrivent ont une fortune indépendante ou une tâche régulière à remplir qui pourvoit aux besoins matériels de leur existence. L’étude des lettres est un titre honorifique, quelquefois un moyen d’avancement dans une carrière, jamais une profession. Vondel, comme nous l’avons dit, était bonnetier, Hooft était gouverneur de Muyden. De nos jours, les poètes, les romanciers hollandais, cherchent également à se faire une position administrative, commerciale, pour pouvoir suivre avec plus de sécurité leur penchant littéraire. M. Van Lennep est procureur fiscal à Amsterdam, M.   s’Gravenswaert conseiller d’état, M. Bogaers avocat, M. Beets pasteur dans un village, et M. Tollens est épicier à Rotterdam. Dans un tel état de choses et dans un pays où tout prend naturellement une attitude grave et contenue, la littérature ne peut pas avoir les capricieux élans, la fougue ardente et désordonnée qu’elle a souvent en Angleterre, en France et en Allemagne. Ces hommes qui vivent d’une vie si régulière, le jour assis à un bureau, le soir retirés dans leur famille, ne voudraient pas publier des œuvres qui seraient réprouvées par leurs sages parens, par leurs sages amis, et qui les compromettraient inutilement aux yeux de ceux dont ils attendent un appui. Ils s’appliquent donc à suivre les anciennes règles, et ils n’écrivent pas un livre dont la mère puisse défendre la lecture à sa fille. Il y a en Hollande quatre mille poètes inscrits dans les fastes littéraires, et des milliers de poèmes imprimés sur grand papier vélin, ornés de vignettes, cités avec éloge, avec enthousiasme même, par les critiques du pays, et l’on n’en noterait peut-être pas vingt dont la tendance ne soit essentiellement sérieuse, morale et pratique. Si cette austère physionomie d’une littérature est fort respectable, elle finit, il faut le dire, par devenir passablement monotone ; et, pour mon comte, j’avoue qu’en parcourant les œuvres en prose ou en vers que les Hollandais recommandaient le plus à mon admiration, j’ai souvent regretté de ne pas y trouver un de ces très graves, mais charmans péchés de raison, comme on en voit dans Schiller, dans Byron et dans quelques-uns de nos poètes modernes. Quoi qu’il en soit de ces lacunes, la littérature hollandaise, par cela même qu’elle n’a pas suivi le mouvement impétueux des autres, est importante à signaler, comme l’expression fidèle et constante de l’un des peuples les plus estimables qui existent.


X. Marmier
  1. Voyez la livraison du 1er  février.
  2. Kops, Schets eener Geschiedenisse der Rederijkeren, pag. 222.
  3. Bastaerd woorden vreemt,
    Uitlands niet neemt.

    (Kops, pag. 289.)

    Ypey, dans son Histoire de la langue néerlandaise, cite un passage curieux d’un poète du XVIe siècle qui avait le titre de facteur dans une chambre de rhétorique. Il parle de l’histoire de Pyrame et Thisbé, et compare la mort de Thisbé à la passion du Christ :

    Om te concludeeren van onze begrijpt,
    Dees historie moraliseerende
    Is in den verstand wel accordereende
    Bij der passie van Christus ghebenedijt.

    Dans ces quatre vers, il y a cinq mots français. Les suivans, cités par le même auteur, sont plus étranges encore. Je ne crois pas qu’on ait jamais poussé plus loin la bâtardise du langage.

    Nu ghepresupponeert dat jemant is eloquent,
    En dat hy in der rhetoriicke is xellent (pour excellent),
    Dat hy philosopheliick can argumenteren,
    Dat hy de harmonye der musiken kent,
    Mitsgaders den loop weet van’t firmament,
    En dat hi alle hantwercken can useren, etc.

    Dix mots hollandisés dans six vers ! les naïfs disciples des chambres de rhétorique appelaient cela travailler aux progrès de leur langue !

  4. On a publié récemment en Hollande une histoire très intéressante de ces poètes latins.
  5. Niebuhr dit dans son Histoire Romaine : « Après l’Italie et la Grèce, aucun lieu ne mérite plus la vénération de ceux qui aiment l’antiquité, que la salle de l’universé de Leyde, où les portraits des professeurs, depuis Scaliger jusqu’a Ruhnkenius, sont rangés autour de celui de Guillaume Ier.
  6. Le Lucifer de Vondel fut publié en 1654, le Paradis perdu en 1667.
  7. Vondels Leven, van Brandt.
  8. Ce poème a été traduit en vers français par un écrivain de Maëstricht, M. Clavareau.
  9. Un des plus récens et des meilleurs romans de M. Van Lennep, la Rose de Dékama, a été traduit en allemand et en français, et l’on en a rendu compte dans cette Revue.