LA HOLLANDE.

I. — Mœurs et Caractère du Pays.

Il est un pays qui, par sa situation géographique, par son peu de force et d’étendue, semble devoir être dans la dépendance continuelle des deux grandes nations qui l’avoisinent, un pays qui a passé par toutes les formes de gouvernement, qui a subi à différentes reprises l’invasion étrangère, qui a été le théâtre de toutes les guerres politiques et religieuses, le refuge des juifs de Portugal et des protestans de France, l’asile de Bayle et de Mirabeau, et qui, après toutes ces guerres, tout ce conflit de tant d’opinions et de tant de croyances diverses, a gardé un caractère tel qu’il n’en existe pas un plus ferme et plus marqué dans l’Europe entière. Ce royaume, on l’a déjà reconnu, c’est la Hollande.

Dès les temps les plus reculés, il semble que cette longue et profonde vallée qui s’étend entre la Meuse et le Rhin jusqu’aux rives de la mer du Nord ait été destinée à devenir la proie de toutes les ambitions. D’abord envahie par différentes tribus de la race germanique, subjuguée par les Romains, asservie par les Francs, soumise à Charlemagne, sous le règne des faibles successeurs du grand homme, la Hollande ne sort de son asservissement que pour se diviser et se mutiler elle-même. Elle est gouvernée par des princes, par des comtes, par des évêques, jaloux l’un de l’autre, avides d’argent et de pouvoir. Des discussions s’élèvent parmi le peuple, discussions violentes et opiniâtres qui arment le frère contre le frère et se prolongent pendant des siècles. Au commencement du XIVe siècle, il en surgit une en Frise qui a duré deux cents ans ; en 1340, une autre dans la Gueldre, moins longue, mais non moins envenimée, et neuf ans après, ou voit éclater la terrible, lutte des hoeksche et des kabeljausche (hameçons et morues), qui, pendant plus d’un siècle et demi, divise les villes et les villages, et dont le dernier germe n’est pas encore anéanti.

Au milieu de ces dissensions intestines qui affaiblissaient également la bourgeoisie et le peuple, le pouvoir des comtes de Flandre grandit ; leurs vastes domaines sont réunis à la maison de Bourgogne, et tantôt par la force, tantôt par des alliances, les ducs de Bourgogne finissent par se rendre peu à peu maîtres des Pays-Bas. Marie de Bourgogne, en épousant Maximilien, les apporte pour dot à l’Autriche. Charles-Quint les réunit, en 1548, à la monarchie espagnole. Trente ans après, la Hollande, soutenue par le génie de Guillaume-le-Taciturne, par un austère sentiment de liberté et une profonde croyance religieuse, brise violemment le joug de l’inquisition et de l’absolutisme. Puis la voilà organisée en république toute meurtrie encore de son rude combat, mais ferme et résolue, effaçant par sa sagesse les désastres qu’elle a soufferts, relevant les murailles de ses villes, agrandissant ses ports et remplissant les mers du bruit de son nom. L’Orient et le Nord lui sont ouverts. Le monde entier devient tributaire de cette petite confédération d’armateurs et de marchands. Louis XIV l’envahit, et quelques années plus tard c’est elle qui dicte des lois à Louis XIV. Bientôt cependant arrive le temps des révolutions orageuses et des grandes calamités ; les élémens eux-mêmes luttent contre la malheureuse république ; l’hiver fraie un chemin à l’armée de Pichegru, et la conduit au cœur du pays. La Hollande est vaincue, sa liberté est anéantie. Ces fières provinces, ces provinces qui avaient résisté à Philippe II et signé l’union d’Utrecht, perdent tout ce qui leur restait de leur ancienne constitution, tout, jusqu’à leur nom, jusqu’à leurs anciennes limites, et le lion batave, sans griffes et sans force, laissant tomber son faisceau de flèches, n’est plus qu’un vain ornement dans l’écusson d’un roi.

Mais à peine l’orage est-il passé, que ce pays se relève avec le même caractère, la même physionomie, pareil à ses prairies, qui, après avoir été submergées, reparaissent au printemps telles qu’elles étaient avant l’inondation. C’est qu’il y a là une race d’hommes calme et réfléchie, qui ne se laisse point fasciner par les rêves de gloire ou de fortune des autres peuples, qui résiste au malheur par la patience, et maintient avec fermeté les vertus peu brillantes, mais sérieuses, qu’elle a héritées de ses pères. La nature, qui souvent trompe ces hommes, leur apprend à être prudens, et la mer avec laquelle ils sont toujours en lutte leur fait un devoir d’être tenaces.

Je ne connais pas un pays plus durement, plus injustement traité dans les descriptions de voyage que la Hollande. Un grand nombre d’étrangers la visitent cependant chaque année et pourraient apprendre à la connaître telle qu’elle est réellement. Mais les uns arrivent là comme par acquit de conscience, pour traverser La Haye, jeter un coup d’œil sur Amsterdam, inscrire leur nom dans la cabane de Pierre-le-Grand et repartir. D’autres y viennent avec des idées toutes faites, un point de vue arrêté d’avance, et se croiraient déshonorés si à leur retour ils s’avisaient de juger la Hollande plus sérieusement que ceux qui les ont précédés dans cette facile exploration. Que d’épigrammes en vers et en prose n’a-t-on pas faites sur l’avarice et la sécheresse de cœur des Hollandais ! combien de charmantes facéties sur leur habitude de fumer et sur le lavage quotidien des rues et des maisons ! Il y a des gens qui croient encore sincèrement que le pavé de Broek est frotté chaque matin comme un parquet de la Chaussée-d’Antin, qu’il est défendu d’éternuer et à plus forte raison de cracher dans les rues, que les poules et les chats sont bannis de cet Eldorado de la propreté, et qu’en arrivant là on est tenu d’ôter ses bottes et de chausser des babouches. Il y a des gens qui se figurent que le Hollandais, la pipe et le verre de genièvre, ne forment qu’un seul et même individu. Je comprends que le duc d’Albe, dans sa ferveur de catholique et sa haine d’Espagnol contre un peuple de protestans révoltés, se soit écrié en regardant les plaines affaissées de la Hollande, que c’était le pays le plus voisin de l’enfer. Je comprends que Voltaire, irrité de ses relations avec les libraires d’Amsterdam, ait prononcé en quittant la Hollande sa méchante boutade : « Adieu, canaux, canards, canaille. » Mais que les Anglais et les Allemands, dont les habitudes ont tant de rapport avec celles des Hollandais, se soient avisés aussi de railler cette honnête nation, en vérité, c’est à quoi l’on ne devait pas s’attendre. Or, voici un échantillon des jolies phrases écrites sur la Hollande par les Anglais. C’est le poète Butler qui parle : « Une contrée qui tire cinquante pieds d’eau, et où l’on est comme à fond de cale de la nature. Là, quand les flots de la mer s’élèvent et engloutissent une province, à l’instant une voie d’eau s’ouvre au flanc du pays. Là les hommes sont sans cesse à la pompe et ne se croient en sûreté que quand ils sentent la puanteur. Ils vivent comme s’ils avaient échoué, et lorsqu’ils meurent, ils sont jetés par-dessus le bord et noyés. Entassés dans leurs navires comme des troupeaux de rats, ils se repaissent de toutes les productions étrangères. Quand leurs marchands font banqueroute, leurs villes font naufrage et périssent. Poissons cannibales, ils mangent d’autres poissons et servent sur leurs tables leurs cousins-germains. Toute cette terre enfin est comme un navire qui a jeté l’ancre et qui s’est amarré. Tant qu’on y vit, on est à bord. »

Voilà ce qu’écrivent dans leur humour les Anglais. Quant aux Allemands, ils ont, au dire des Hollandais, plus mal jugé ce pays que qui que ce soit au monde. Cette opinion injuste que les étrangers emportent de la Hollande tient en grande partie, je le répète, à la rapidité avec laquelle on la visite ordinairement ; car cette contrée n’est point de celles qui, au premier abord, séduisent l’esprit du voyageur. Pour la connaître et l’apprécier, il faut y mettre de l’attention, il faut l’observer sous ses différens aspects, comme ces fleurs modestes dont on ne découvre les nuances délicates et un peu voilée qu’en écartant l’une après l’autre leurs feuilles à peine entr’ouvertes. Pour moi, j’avoue qu’en posant le pied sur le sol hollandais, au retour d’un voyage dans le Nord, et l’esprit encore tout préoccupé de ses grands paysages, j’éprouvai je ne sais quelle espèce de surprise pénible qui ressemblait à un désenchantement. — Adieu donc, me disais-je, les hautes montagnes de Norvége avec leur couronne de sapins et leur ceinture de nuages. Adieu les lacs limpides de Suède où l’azur du ciel se reflète comme dans un miroir, les vallées mystérieuses protégées par Hulda, divinité de la solitude, et les cascades où le Strœmkarl fait résonner les cordes harmonieuses de sa harpe d’argent. — Debout sur le pont du bateau, je contemple le paysage nouveau qui se déroule à mes regards, et je ne vois qu’une longue plaine d’une teinte uniforme, le fleuve jaune qui fuit dans le lointain, et le ciel chargé de brumes. Çà et là quelques moulins à vent tournent péniblement leurs longs bras au souffle léger qui les fait mouvoir. Une petite maison en briques, lavée et nettoyée comme pour un jour de fête, s’élève au bord d’un étang, entre une charmille taillée en éventail et un if qui a la forme d’un pain de sucre. Une barque glisse sur un canal, un pêcheur s’en revient à pas lents vers sa cabane, portant ses filets sur son épaule. À l’horizon, on aperçoit une pointe de clocher qui surgit au milieu d’un massif d’arbres, et point de colline, point de sentier escarpé, partout la même plaine verte et humide, partout l’eau, l’eau qui divise les propriétés, l’eau qui croupit au pied des habitations, l’eau qui s’écoule d’un sol marécageux dans les canaux. Vous poursuivez votre route au milieu de ce pays si riche et si peuplé, vous vous attendez peut-être à être bientôt étourdi par les rumeurs d’une foule marchande et industrieuse et vous ne trouvez qu’un grand silence. Ici les affaires ne se font point avec bruit comme dans les autres pays. L’ouvrier s’en va à pas comptés à son travail ; le négociant prend gravement le chemin de la Bourse. Les oisifs s’asseient dans les cabarets sans chanter et sans crier. Le Hollandais, pour qui l’économie est une des vertus essentielles de ce monde, est économe de ses gestes, de ses paroles, comme de son argent. Tout est ici prévu, mesuré et soumis à une impulsion régulière. Tout se meut comme par les rouages d’une machine en bon état. Il y a du silence jusque dans l’activité et dans le mouvement. Les bateaux chargés de marchandises suivent mollement les sinuosités du canal ; les bateliers, assis au gouvernail, se laissent ainsi porter vers les vastes entrepôts de Rotterdam ou d’Amsterdam, en fumant leur pipe. Les enfans, qui reviennent de l’école, leur bible sous le bras, ont déjà un petit air grave et doctoral qui doit donner beaucoup de satisfaction à leurs parens, et les animaux même, les chevaux au large poitrail, et les vaches aux lourdes mamelles, posent nonchalamment leur tête sur un tronc de saule, et semblent réfléchir.

Vous entrez dans une ville, et vous ne voyez point de curieux dans les rues, point de gens affairés qui courent çà et là et se heurtent sur les trottoirs, point de fenêtres qui s’ouvrent à l’arrivée de la diligence. La plupart des maisons sont gardées par une chaîne en fer qui s’étend tout le long de la façade et arrête les passans à trois pieds de distance. Les portes, vernies et ornées d’un magnifique marteau en cuivre, sont hermétiquement fermées, et les fenêtres voilées à l’intérieur par une pièce de toile blanche qui en occupe toute la largeur. On dirait des demeures désertes ou habitées par des hommes plongés dans un sommeil fabuleux, comme les personnages de certains contes de fée. Seulement, de temps à autre, une main légère soulève le mystérieux rouleau de toile, une tête blonde se montre derrière les vitres transparentes, une femme jette un regard furtif sur le petit miroir (l’espion, comme on l’appelle) placé en dehors de la fenêtre pour refléter ce qui se passe dans la rue, puis le rideau s’abaisse de nouveau, et la jolie curieuse disparaît.

Certes tout cela n’est pas très récréatif, et quand on pense que le nord et le sud de la Hollande présentent le même aspect, que partout on retrouve la même plaine, les mêmes villes en briques, coupées par les mêmes canaux, on comprend que les voyageurs conduits dans ce pays par une pure curiosité de touriste se hâtent de visiter quelques points importans, et s’en aillent bien vite chercher par-delà le Rhin des sites plus pittoresques et une vie plus animée. Mais vienne un étranger qui ne voudra pas s’en tenir à l’aspect extérieur du pays, qui essaiera de pénétrer dans les habitudes domestiques, dans le génie commercial des Hollandais, de briser cette enveloppe parfois un peu sèche et un peu rude qui cache tant de qualités excellentes, et il aimera la Hollande, et il sera heureux et fier de lui rendre la justice qui lui est accordée si rarement.

Rien de plus admirable comme œuvre d’industrie et de patience que le sol même de la Hollande, tel qu’il est devenu sous la main de l’homme. Quand les vieilles tribus germaniques errant le long de la Meuse et du Rhin vinrent s’établir dans cette contrée, elles n’y trouvèrent qu’une terre si mouvante et si humide, qu’on ne savait, dit Tacite, s’il fallait l’appeler de la terre ou de l’eau. Chaque chef de famille s’en allait alors de distance en distance, cherchant une ondulation de terrain, un tertre de gazon pour y bâtir sa frêle cabane, prêt à fuir avec sa femme et ses enfans, dès que l’eau du fleuve commençait à déborder. Asservis ainsi à tous les accidens du sol et de l’atmosphère, un jour vint où ces hommes voulurent essayer de les prévenir et de les combattre. Ils desséchèrent les marais en creusant des canaux ; ils ouvrirent un débouché à l’eau stagnante, et commencèrent à cultiver le terrain. Mais de temps à autre le fleuve enflé bondissait hors de son lit, la mer en courroux envahissait leurs domaines et détruisait le fruit de leurs travaux. Il fallut élever une palissade contre le fleuve et une autre plus forte contre la mer. « La nature, dit un poète hollandais, n’a rien fait pour nous ; elle nous a refusé ses dons, et tout ce que l’on voit dans notre pays est l’œuvre du travail, du zèle, de l’industrie[1]. »

Une fois qu’on eut ainsi mis la main à l’œuvre, il s’établit une lutte incessante entre l’homme et la nature, entre la population des plaines de la Hollande et les fleuves et la mer qui les dominent. Tout ce pays, placé au-dessous du niveau de l’Océan, est comme une grande cité assiégée par une armée ennemie. Les remparts sont bâtis, les sentinelles sont à leur poste ; à la moindre apparence de danger, le tocsin sonne, le cri d’alarme retentit dans les villes et les villages ; tout le monde accourt sur le point menacé avec des pelles et des pioches, avec des fascines et des lambeaux de toile, et l’on suit avec anxiété le mouvement de la mer, qui gronde, écume et frappe à coups redoublés contre la digue. Si ce rempart affaibli court risque de s’entr’ouvrir, on le calfate comme un navire, avec de la paille, du linge et des mottes de terre. Si ce moyen est insuffisant, on trace derrière l’endroit périlleux un demi-cercle, comme dans une forteresse où l’ennemi vient d’ouvrir une brèche, on construit une nouvelle digue, et lorsque l’eau a rompu la première, elle s’arrête devant celle-ci. Mais, malgré l’activité et les travaux de défense des Hollandais, que de fois leur implacable ennemi, l’eau de la mer et des fleuves, a franchi les barrières qui lui étaient imposées, et englouti dans sa fureur des milliers d’habitations ! Les annales de ce pays sont pleines de désastres pareils à ceux qui viennent de désoler nos malheureuses provinces du midi. Dès le VIe siècle, les traditions signalent déjà une inondation en Frise ; il y en eut une autre en 792, 806, 839, 1164, 1170, 1210, 1221, 1230, 1237. À la suite de cette dernière, on vit surgir au nord de la Hollande, l’île de Vlieland. Trois inondations successives en 1248, 1249, 1250, produisirent une maladie épidémique qui fit périr beaucoup de monde. Au XIIIe siècle, le Zuyderzée (mer du Sud) n’existait pas encore ou n’était tout au plus qu’un lac très étroit. En 1287, une inondation, qui engloutit quatre-vingt mille hommes, lui donna l’étendue et la profondeur qu’il a aujourd’hui. Près de l’ancienne ville de Dordrecht, on aperçoit une espèce de lac parsemé d’un grand nombre de petites îles ; c’était autrefois une riche et florissante prairie. En 1421, dans la nuit du 18 novembre les flots de la mer s’élancèrent de ce côté, engloutirent soixante et douze villages, et noyèrent cent mille hommes. Les inondations continuèrent au XVe et XVIe siècle ; il y en eut une en 1570, qui gagna les pointes du sol les plus élevées, et à la suite de laquelle on compta plus de cent mille victimes. À partir de cette époque, l’habileté que les Hollandais avaient acquise dans la construction des digues, les ordonnances qui en réglèrent l’entretien, rendirent les inondations moins fréquentes. Cependant il y en eut encore plusieurs au XVIIIe siècle et dans l’hiver de 1825 la Hollande fut dans le plus grand danger ; Amsterdam même voyait sa haute et forte digue envahie peu à peu par les flots. Le 1er  février fut un jour d’angoisses dont les habitans de cette ville ne parlent encore qu’avec un sentiment d’effroi. L’eau montait, montait de toutes parts, et tout le monde était là, tremblant et incertain, ne sachant où se réfugier, où fuir. Si la progression des vagues eût continué encore pendant un quart d’heure, pas une rue n’échappait au déluge ; mais, au dernier moment de la crise, l’onde s’abaissa graduellement, et la ville fut sauvée.

La construction et l’entretien des digues coûtent chaque année des sommes énormes à la Hollande. Les ingénieurs les plus habiles sont employés à ces constructions ; une administration particulière ordonne et règle leurs travaux. Une partie des dépenses est comprise dans le budget de l’état ; le reste est à la charge des provinces. Chaque propriétaire riverain paie en sus de la contribution générale, un impôt spécial pour les digues, proportionné à l’étendue de ses propriétés et à leur voisinage de l’eau. De larges digues en fascines ou en terre s’étendent tout le long des rivières et des fleuves ; quelques-unes servent de route, comme la chaussée de Blois. D’autres digues plus fortes et plus élevées sont bâties au bord de la mer. Au Helder, c’est une haute muraille construite en talus, et soutenue à sa base par d’énormes blocs de pierre comme la jetée de Cherbourg. À Harlingue, le travail de la digue est encore plus curieux. C’est une palissade de poutres carrées serrées l’une contre l’autre, liées ensemble par des poutres transversales, et protégées du côté de la mer par un amas de grosses pierres. Derrière cette muraille en bois, qui s’élève à douze pieds environ au-dessus du sol, il y en a une seconde formée comme la première de poutres épaisses, mais moins hautes, puis une rangée de pierres de deux pieds de large, puis enfin une troisième palissade en bois, qui s’élève comme la rangée de pierres à trois ou quatre pieds au-dessus du sol. Cette digue s’étend sur toute la côte de la Frise. Qu’on se figure, s’il est possible, ce qu’il a dû en coûter pour amasser toutes ces pièces de bois, pour construire les digues en pierre du Helder dans un pays où il n’y a ni pierres ni bois, où il faut faire venir ces matériaux de la Norvége.

Sur les autres rives de la mer du Nord, il y a en certains endroits des dunes qui sont la meilleure de toutes les digues ; mais les Hollandais sont encore obligés de se défendre contre ces barrières naturelles qui les protégent, car le vent mine le flanc de ces dunes, en renverse les sommités, et répand des flots de sable sur les champs et sur les pâturages. Pour prévenir ce danger, on plante de distance en distance des haies de roseaux qui croissent dans le sable et le retiennent, et l’on fait une guerre acharnée aux lapins qui, en allant établir là leur terrier, détruiraient les plantations. Mais les efforts des Hollandais vont plus loin. Dans quelques parties de la contrée, les dunes ont deux à trois lieues de large ; là on ne se contente pas d’arrêter le sable mouvant, on travaille à défricher ces collines arides qui semblent se refuser à toute espèce de culture, et ce travail si difficile, si ingrat en apparence, est assez productif. On jette d’abord dans le sable d’épaisses couches de fumier, puis on y plante des pommes de terre, et la première récolte est d’ordinaire assez abondante pour payer les frais de défrichement. Quand le sol a été ainsi labouré, engraissé, affermi, on y plante de petits chênes que l’on coupe en broussailles au bout de huit ans, puis on les laisse repousser, et de dix ans en dix ans on fait une coupe d’arbustes qui rapporte environ 2 francs par toise. Avec le temps, les collines stériles peuvent être ainsi couvertes de magnifiques forêts, ou converties en pâturages. Il n’y a pas un siècle qu’une partie des environs de Harlem était encore revêtue d’une couche de sable ; aujourd’hui c’est l’une des prairies les plus riantes et les plus fécondes de la Hollande. Il n’y a pas trente ans que Woestdunn, la demeure de la noble et illustre famille des Van Lennep, était bornée par des landes sauvages ; aujourd’hui le zèle et l’industrie de ses propriétaires en a reculé les limites. Les vieux bancs de sable sont chargés d’arbustes, traversés par de magnifiques allées parsemées de jardins et d’élégantes habitations. Chaque année la charrue trace de nouveaux sillons, chaque année la main de l’homme conquiert un nouveau terrain.

Si des bords de la mer nous redescendons dans l’intérieur du pays, voici d’autres travaux plus difficiles encore et plus persévérans. Là l’homme retranché derrière ses digues, comme l’habitant d’une ville de guerre derrière ses remparts, est sans cesse occupé d’embellir ou de faire fructifier son domaine. Il creuse son sol, il le dessèche, il le façonne comme une matière inachevée que Dieu lui a remise pour lui donner une autre forme. Il perce des canaux, il trace des grandes routes, il bâtit des écluses. Partout enfin, il va, il vient, il agit, il ressemble à la fourmi industrieuse qui, chaque jour, traîne un nouveau fardeau, et amasse dans son grenier le grain de blé avec le brin de paille.

De tous côtés, quand on voyage à travers cette contrée, on trouve les traces du labeur le plus opiniâtre et de l’industrie la plus éclairée. De tous côtés, des édifices imposans s’élèvent sur une terre mouvante qu’il a fallu affermir, des barques sillonnent les canaux, des moulins à vent se meuvent sur leur haute tour, ceux-ci pour moudre le grain, ceux-là pour scier les planches, d’autres pour pomper l’eau d’une plaine marécageuse et la jeter dans un réservoir. L’air, la terre et l’eau sont tributaires de ce peuple ingénieux et infatigable ; il a vaincu les élémens, il leur fait payer son budget. Il y a deux cents ans que les Hollandais ont exécuté une entreprise que l’on pourrait croire impossible sans le secours des machines actuelles. Ils ont desséché tout le Beemster, et livré à la culture un terrain de plusieurs lieues d’étendue, jusque-là englouti sous les eaux. Maintenant, ils travaillent à dessécher le lac de Harlem. Ce lac a six lieues de longueur, trois de largeur et à peu près quatorze pieds de profondeur. Il en coûtera 20 millions pour faire cette opération ; mais, à la place de cette nappe d’eau qui ronge sans cesse ses bords et menace de s’étendre bientôt jusqu’à Amsterdam, on a calculé qu’on aurait dix-huit cents hectares de bonnes terres qui pourraient bien se vendre 800 francs l’hectare, et qu’on épargnerait chaque année les 60,000 francs employés à l’entretien des digues du lac. Dans l’île de Texel, il y avait un vaste espace de terrain sans cesse envahi par les flots de la mer. Une société l’a acheté, l’a fait entourer de digues, et va le revendre avec un bénéfice considérable. On ne comptait là, il y a sept ans, que vingt-cinq habitans. La construction des digues en a déjà amené plus de six cents.

Le chemin de fer qui va d’Amsterdam à Harlem est un travail étonnant de hardiesse. Il passe entre le lac et les vagues profondes de l’Y, sur un sol fangeux que l’eau mine de chaque côté. Il a fallu jeter là des millions de fascines, les couvrir de couches de terre, puis remettre des fascines, puis du sable et de la pierre ; bref, il a fallu créer, en quelque sorte, tout l’espace que ce chemin devait parcourir, car à la place où s’étend aujourd’hui le rail-way, il n’y avait qu’un marais.

Mais tous ces travaux ne sont rien comparés à ceux qui ont été faits à Amsterdam. Qu’on se figure une ville de deux cent mille ames, avec de larges rues, de magnifiques quais et une foule de grands et beaux édifices, toute bâtie sur pilotis. Pour la construction du palais, plus de vingt mille poutres ont été enfoncées dans le sol à trente ou quarante pieds de profondeur. Ce fait-là peut donner la mesure du reste. Un jour cette ville si riche, si fière de sa banque et de son pouvoir, fut menacée de périr, devinez par quoi ? Par un petit ver rapporté des Indes sur les bâtimens de commerce, et qui se mettait tout simplement à ronger les piliers en bois qui servent de base aux habitations. Il semblait que la Providence eût choisi tout exprès l’instrument le plus obscur pour humilier dans son orgueil une des reines du commerce. On ne peut se faire une idée des ravages produits par le terrible insecte. J’ai vu des blocs de bois d’un pied de circonférence qui ressemblaient à des éponges, tant ils étaient criblés de trous de toutes parts. Un cri d’épouvante s’éleva dans la ville, quand tout à coup on découvrit quel effroyable passe-temps le vermisseau des Indes avait choisi, et comme il pullulait, et comme il s’en allait transpercer chaque poutre et chaque pilier. L’air, l’eau, le climat d’Amsterdam, firent enfin périr cette race funeste, les bons bourgeois se remirent de leur frayeur, et les banquiers comptèrent en sécurité leurs capitaux.

Quelques années après, la capitale du commerce hollandais s’aperçut qu’elle était exposée à un autre péril presque aussi redoutable que le premier. L’Y charriait sans cesse dans son port des masses de sable. Le Zuyderzée, qui rejoint Amsterdam à la mer du Nord devenait de plus en plus difficile à traverser. Ses bancs de sable semblaient chaque année s’agrandir ; en certains endroits, on ne pouvait les franchir qu’à l’aide d’énormes et dispendieuses machines appelées chameaux. Après avoir long-temps délibéré sur les moyens de remédier à un état de choses qui devenait de plus en plus alarmant, on s’est mis à l’œuvre, et quand les Hollandais se mettent à l’œuvre, soyez sûr qu’ils achèveront leur entreprise. On a d’abord préservé les bassins de l’encombrement des sables par une grande digue qui défend en même temps la ville contre les inondations de l’Y ; puis on a creusé un canal qui va jusqu’à la mer du Nord. Ce canal, qui s’étend sur un espace d’environ vingt-cinq lieues, a trente-six pieds de largeur et vingt-deux pieds de profondeur. Il n’y en a pas un aussi large dans toute l’Europe, pas un dans le monde entier qui ait des écluses si fortes et qui soit creusé si bas. À certains endroits, à Buiksloot, par exemple, la surface de l’eau qu’il renferme est à dix pieds au-dessous du niveau de la mer. Maintenant les navires de commerce, et même les bâtimens de guerre qui vont dans la mer du Nord ou qui en viennent, ne passent plus par le Zuyderzée. Quinze ou dix-huit chevaux les remorquent le long du canal ; l’armateur paie 1 fr. 60 c. par cheval et par lieue, plus les droits d’écluse, et l’on calcule que le trajet d’un navire de la mer du Nord dans le bassin d’Amsterdam revient à 1,000 ou 1,200 fr. Mais le trajet peut se faire avec le bon ou le mauvais vent, et en dix-huit heures tandis qu’autrefois un bâtiment devait attendre pour partir un vent favorable, et pouvait être encore retenu deux ou trois semaines sur le Zuyderzée. Qu’on dise ensuite que le peuple hollandais n’est pas poétique. J’avoue qu’il ne rêve pas comme les Allemands, qu’il ne chante pas comme les Italiens, qu’il n’enfante pas chaque année quelque charmant poème comme les Anglais ; mais cette persévérance à vaincre tous les obstacles, cette force de volonté qui maîtrise la nature, ne pourraient-elles pas être considérées comme une vraie et grande poésie ?

Je conseillerais à ceux qui viennent en Hollande pour la première fois de faire un détour et d’y arriver par le Rhin, non pas que le Rhin ait ici un aspect aussi riant qu’aux rives de Bingen, ou aussi pittoresque qu’au pied du Drachenfels. Hélas ! tant s’en faut. Ce fleuve, si souvent chanté par les poètes et dessiné par les peintres, ce noble et majestueux enfant des montagnes de la Suisse, qui baigne tant de ruines romantiques, et semble porter sur ses flots l’esprit des vieilles légendes, tombe du haut de ses rocs escarpés, de ses coteaux chargés de vignes, dans une plaine monotone, puis s’écoule en silence et s’en va mourir tristement dans les sables de Katwik. Mais, en arrivant par là, on entre immédiatement dans le domaine de l’histoire hollandaise. C’est d’abord Nimègue, que nul Français ne verra sans se rappeler les conquêtes de Louis XIV et le glorieux traité de 1679 ; puis le château de Loevestein, d’où Grotius s’échappa, caché dans une caisse de livres ; puis Gorcum, la première ville prise sur les Espagnols par les gueux de mer ; Dordrecht, célèbre par son synode, et tout à coup l’on arrive devant la magnifique rade de Rotterdam.

La plupart des villes de Hollande semblent bâties sur un même modèle, dont Amsterdam et Rotterdam sont les types les plus éclatans ; mais chacune d’elles a quelque particularité remarquable ou quelque souvenir historique curieux à étudier. Delft renferme les tombeaux des vieux stathouders et ceux de plusieurs autres hommes célèbres. La Haye est depuis plus de deux cents ans le théâtre principal de la politique hollandaise. C’était jadis la résidence des stathouders, c’est aujourd’hui celle de la famille royale, des hauts fonctionnaires, du corps diplomatique, et le séjour de prédilection de la plupart des étrangers qui visitent la Hollande. C’est de toutes les villes du pays celle qui a le plus subi l’influence française. Il y a là un théâtre français, des salons français, un journal français, et quand on entre dans les magasins, ou quand on passe sur les places publiques, on n’entend parler que français. Ses rues sont larges et élégantes, ses environs charmans. C’est le Bois (de Boosch), l’une des plus magnifiques promenades qui existent. C’est une longue ligne de maisons de campagne toutes plus riantes et plus coquettes les unes que les autres. Ce sont de larges enceintes de verdure entourées d’arbres majestueux, des parcs où les cerfs bondissent, des allées de tilleuls où la foule accourt en été puis, à un quart de lieue de là, les collines de sable arides et solitaires, les dunes qui protégent les cabanes des pêcheurs de Scheveningen, et la mer sillonnée par quelques bateaux, la grande mer du Nord mélancolique et sombre.

Leyde est, comme on sait, une des villes classiques de la philosophie et de l’érudition. Ici les glorieux souvenirs de l’histoire s’allient à ceux de la science. Ici vécurent Grotius, Descartes, Scaliger, Boërhaave, et c’est ici que, pendant le siége de 1574, l’inflexible bourguemestre Van der Werf, cerné dans sa demeure par une foule de citoyens irrités qui lui demandaient du pain, s’avança au-devant d’eux, et leur dit : « Je n’ai point de pain à vous donner, mais prenez mon corps, et partagez-le entre vous. » Ces paroles énergiques ranimèrent le courage du peuple ; il se défendit avec une nouvelle vigueur, et les Espagnols furent forcés de lever le siége. L’université de Leyde n’a plus autant de splendeur qu’au temps où on aimait à l’interroger sur les Grecs et sur les Romains, et le nombre des élèves n’est plus aussi considérable. Cependant l’esprit de l’école n’a pas changé. Les professeurs maintiennent autour d’eux les anciennes traditions avec un zèle et une sincérité vraiment exemplaires. J’ose affirmer que nulle part les muses d’Athènes et de Rome ne sont aussi pieusement honorées qu’à Leyde, et que nulle part les étudians ne mettent tant de ferveur à parler latin. J’ai vu un jeune licencié ès-lettres qui avait fait une thèse sur un ancien poème hollandais, et qui devait la soutenir en latin. À chaque instant, le pauvre candidat au grade de docteur était arrêté dans son argumentation par quelque vieille expression néerlandaise qu’il ne pouvait rendre dans la langue des Romains que d’une manière imparfaite, et en faisant de longues périphrases. C’était pitié que de le voir se débattre sous la loi qui lui était imposée, et traduire confusément dans un autre idiome ce qui eût été très clair et très net dans le sien. N’importe pourtant, il allait, il allait, les règlemens académiques l’ordonnant ainsi, et le latin devant être le moyen d’appréciation de toutes les capacités.

Les tulipes de Harlem ne se cotent plus comme des bons sur le trésor à la bourse d’Amsterdam. Le temps n’est plus où un amateur donnait pour une seule de ces fleurs adorées des Hollandais deux voitures de froment, quatre voitures d’orge, quatre bœufs gras, douze brebis, deux mesures de vin, quatre tonnes de bière, deux tonnes de beurre, mille livres de fromage, un vêtement d’homme complet et une coupe d’argent. Hélas ! toutes les gloires de ce monde sont de courte durée, même la gloire des fleurs, ces charmantes filles de la rosée du ciel et des baisers du jour. Le superbe oignon qu’un jardinier enthousiaste avait nommé l’amiral Enkhuyzen, est descendu du palais des princes dans le modeste salon du bourgeois ; le Liefkenshoek ne tente plus que de vulgaires ambitions, et l’on peut avoir aujourd’hui, le dirai-je ? pour 50 florins, le Semper Augustus, dont le prix s’est élevé une fois jusqu’à 13,000 florins. Malgré cette effroyable dépréciation des fleurs, les habitans de Harlem n’ont pas renoncé à une culture qui leur rapporte encore régulièrement un assez joli bénéfice. En allant du côté du pavillon, ancienne résidence d’été du roi Louis, on passe entre une double rangée de maisons, dont les petites portes soigneusement fermées, et les fenêtres gardées par des jalousies ont un air mystérieux et recueilli. C’est là le domaine de Flore. C’est là que le jardinier habile donne des leçons à la nature, développe les graces de l’œillet, embellit le dahlia et perfectionne la tulipe. Harlem a une autre curiosité dont les bourgeois sont assez fiers et à juste titre. C’est un orgue de huit mille tuyaux, le plus grand orgue qui existe au monde. Que si jamais vous allez dans cette ville, n’oubliez pas qu’un jour naquit en ce lieu un homme auquel on donna le nom de Laurent, et qui se fit un surnom de son titre de sacristain (koster) ; que cet homme inventa en l’an de grace 1423 l’art d’imprimer en caractères mobiles : tâchez de ne pas détourner la tête quand vous rencontrerez le lourd monument qu’on lui a élevé sur la place de la cathédrale, et dans le parc, le tableau du pavillon qui le représente au moment où il vient de faire sa découverte, la médaille frappée en son honneur ; tâchez enfin, si vous voulez passer aux yeux des habitans de Harlem pour un voyageur un peu lettré, de ne pas trop parler de Guttemberg.

Il n’y a qu’une petite distance de Harlem à Saardam, où chaque touriste se croit obligé d’aller voir la prétendue cabane de Pierre-le-Grand. Le fait est que Pierre-le-Grand n’a jamais passé plus de trois jours dans cette ville, et que, fatigué de la curiosité dont il était l’objet, il se retira à Amsterdam, où il pouvait plus facilement garder l’incognito.

De Saardam, un bateau porte le voyageur au milieu des cités mélancoliques et des riches pâturages de la Nordholland, puis il faut passer le Zuyderzée, et nous voilà dans la province la plus curieuse de tout le royaume, dans la Frise. Là il y a une langue à part, une poésie naïve et originale, des traditions anciennes et des mœurs qui ont un caractère primitif. Ce peuple raconte qu’il vient de l’Inde. Il sait que ses ancêtres ont occupé jadis de vastes domaines, et, quoique privé de leur pouvoir, il a pourtant conservé leur esprit d’indépendance et leur fierté. Les hommes sont généralement grands et forts. Les femmes ont la taille élancée, les cheveux blonds et abondans, les yeux d’un bleu limpide. Dans toute la Hollande, elles sont renommées pour leur beauté. Elles portent une courte mantille qui dessine élégamment leur taille ; un léger bonnet couvre le sommet de leur tête, retombe sur leur col, et deux larges lames d’or leur ceignent les tempes. Les plus riches y ajoutent un diadème en perles ou en diamans. Il y a de simples paysannes qui le dimanche portent ainsi à l’église une parure de 1,800 ou 2,000 fr. Les plus pauvres tiennent beaucoup à porter aussi cette parure. On m’a raconté que des servantes faisaient pendant plusieurs années des économies sur leurs gages dans le but d’acheter d’abord un bandeau en argent, puis de l’échanger plus tard contre un bandeau en or. À voir toute cette belle race de la Frise, ces hommes avec leur mâle figure et leurs formes robustes, ces femmes avec leur démarche à la fois noble et gracieuse, et leur diadème au front, on comprend qu’il y ait en eux un profond sentiment d’orgueil national, et on lit avec plus d’intérêt la légende qui raconte leur origine.

Environ trois cents ans avant Jésus-Christ, il y avait, dit cette légende, dans l’Inde, sur les rives du Gange, un royaume florissant, dont la richesse, la prospérité, étaient célébrées au loin, et qu’on appelait le royaume de Fresia. Il était gouverné par Adel, descendant de Sem, fils de Noé. Un homme nommé Agrammos, d’une extraction obscure, mais ambitieux et hardi, excita parmi le peuple une révolte contre son souverain légitime, le tua et s’empara de son trône. Adel avait trois fils, Friso, Saxo et Bruno, qui furent bannis du royaume et se retirèrent en Grèce. Les uns disent que, dépouillés de leur héritage, ils s’en allèrent philosophiquement chercher celui de la science, et qu’on les vit suivre avec assiduité les leçons de Platon. D’autres rapportent qu’ils se rendirent auprès d’Alexandre, et l’accompagnèrent dans ses expéditions. Friso gagna par sa bravoure la faveur du jeune conquérant, et s’en alla avec lui guerroyer dans l’Inde. Après la mort d’Alexandre, les trois frères firent la paix avec l’usurpateur du trône de leur père, et rentrèrent dans leur patrie ; mais ils s’aperçurent bientôt qu’ils avaient perdu la faveur dont ils avaient joui autrefois, et que le peuple ne pouvait leur pardonner d’avoir porté les armes contre la race indienne. Ils résolurent alors d’émigrer de nouveau. Ils avaient entendu parler d’une certaine contrée du Nord qu’on appelait la Germanie. Ce fut de ce côté qu’ils se dirigèrent. Ils partirent avec une flotte de vingt-quatre bâtimens, et après sept années de navigation, de haltes, de détours, ils arrivèrent sur le sol néerlandais en l’année 312 avant Jésus-Christ. (Les chroniques frisonnes sont très précises et donnent scrupuleusement les chiffres.) La terre sur laquelle Friso venait d’aborder était en grande partie couverte d’eau et déjà occupée par une tribu des Suèves. L’intrépide navigateur, à peine débarqué, leur livra une bataille, et les soumit à son pouvoir ; puis, après s’être ainsi emparé du pays, il lui donna son nom, éleva des digues, bâtit des villes, entre autres celle de Stavoren, qui subsiste encore, et qui était consacrée au dieu Stavo. Peu à peu, il porta ses armes victorieuses plus loin, il subjugua d’autres tribus, et soumit à sa domination tout le nord et une partie du sud de la Hollande. Cependant l’accroissement de la population le força d’éloigner de lui ses deux frères et une partie de ses sujets. Saxo se retira en Saxe, et Bruno dans le pays de Brunswick. Quant à Friso, il régna encore plus de soixante ans, et lorsqu’il mourut, on célébra ses funérailles à la manière des Perses.

Des sept grands districts qui formaient autrefois le pays des Frisons, il ne reste que la province de Frise, dont Leeuwarden est la capitale. C’est une ville de dix-huit mille ames, régulière, élégante, bien bâtie. Sa prison a plus d’une fois excité l’attention des hommes qui s’occupent de systèmes pénitentiaires[2]. Il n’est personne, je crois, qui n’admire la sagesse de ses règlemens, les heureux résultats obtenus par l’habileté des directeurs, la classification des détenus, et personne sans doute qui ne soit sorti de là avec un profond sentiment de pitié pour ces malheureux entassés dans des dortoirs trop étroits, comme des nègres dans les flancs du négrier. Que le gouvernement hollandais restreigne autant que possible les dépenses de cette prison ; qu’il en soit venu, je ne sais comment, à nourrir pour 12 florins par an, dans un pays où toutes les denrées sont fort chères, des hommes qui travaillent tout le jour, cela peut bien être admis ; mais qu’au moins il élargisse l’édifice dans lequel sept cents prisonniers sont enfermés, qu’il ne leur refuse pas un peu d’espace pour respirer l’air qui ne coûte rien, l’air qui est la vie ! Tant que la prison de Leeuwarden restera telle qu’elle est, les détenus les plus heureux seront certainement les plus coupables, ceux que l’on garde avec des chaînes dans une cellule, car ceux-là ont du moins trois à quatre pieds autour d’eux pour se mouvoir.

À dix lieues de Leeuwarden est Groningue, fondée, dit-on, cent cinquante ans avant Jésus-Christ, conquise par les Romains, ravagée à différentes reprises par les Danois, puis soumise à la domination des évêques d’Utrecht, et maintenant chef-lieu d’une province. C’est la ville la plus considérable du nord de la Hollande. Elle a une université, un bon port et fait un commerce considérable avec l’Allemagne.

Presque au sortir de Groningue, on entre dans la province de Drenthe, la plus triste, la plus aride de toutes les provinces de la Hollande. À droite, à gauche de la route, on n’aperçoit que des bruyères incultes ou des marais, une terre bourbeuse coupée par un canal où coule une eau noire, où l’on voit de temps à autre passer un bateau chargé de tourbe, qu’un homme, ou une femme, et quelquefois un enfant, attelé à cette cargaison comme un cheval, traîne lentement et péniblement. La tourbe et le produit de quelques bestiaux, voilà les seules ressources de cette malheureuse province, qui, du reste, est à peine peuplée. Assen, qui en est la capitale, ressemble à un village, et de loin en loin on ne rencontre que de pauvres cabanes où l’on ne distingue même plus aucune trace de la propreté hollandaise. Ce sol si ingrat, si humide, a cependant été mis en culture. Une société de bienfaisance, fondée en 1816, par le général Van der Bosch, a établi dans ce sombre district des colonies de pauvres, qui ont déjà produit les résultats les plus satisfaisans. Chaque pauvre en état de travailler peut entrer dans ces colonies. La société lui confie la culture de trois journaux de terre, une vache, un petit porc et quelques brebis. On lui donne en outre chaque jour une livre de pain, chaque semaine un boisseau de pommes de terre et une dizaine de sous, non pas en monnaie ordinaire, mais en petites cartes qui sont acceptées pour une valeur déterminée dans les magasins de la colonie, en sorte qu’il ne peut les dépenser ailleurs, et les employer à un mauvais usage. Le colon doit payer peu à peu, soit par son travail, soit par une partie de sa récolte, ou du produit de ses bestiaux, les avances faites par la société. Il faut qu’il lui remette en outre 10 pour 100 de ce qu’il gagne pour l’administration de la colonie, plus l’intérêt annuel du capital employé à l’achat de la petite propriété qu’il cultive. S’il parvient à se libérer ainsi des engagemens qu’il a contractés, sa situation change complètement, il fait un bail avec la société, et traite avec elle, non plus comme colon, mais comme fermier. Les femmes qui ne peuvent travailler dans les champs filent de la laine. Les enfans vont à l’école, et filent aussi de la laine dans leurs momens de loisir. Les colons occupent de petites maisons en briques bâties l’une en face de l’autre, de chaque côté de la route, et presque toutes entourées d’arbres fruitiers. Ils sont groupés en familles. Cent familles forment une sous-direction, qui est divisée en sections et subdivisée encore en demi-sections. Il doit y avoir dans chaque sous-direction un médecin, un apothicaire, deux charpentiers, deux maçons, un forgeron, un chapelier ; et dans chaque section, un cordonnier, un tailleur, un tisserand et cinq à six femmes occupées à coudre et à tricoter.

Tous les colons travaillent sous la surveillance de leurs chefs de section. Ceux qui se laissent aller à la paresse sont envoyés dans un autre établissement, où on les traite avec beaucoup plus de rigueur. Il y a maintenant dans les quatre colonies fondées par la Société de Bienfaisance près de neuf mille personnes. Quelle admirable institution que celle qui arrache tant de familles à la misère, au vagabondage, pour leur donner un refuge, une existence, qui emploie à des travaux utiles tant de bras oisifs, et élève une foule de pauvres enfans !

De cet asile des malheureux on passe dans la contrée la plus riante, la plus peuplée, la plus riche. D’Arnheim à Utrecht, et d’Utrecht à Amsterdam, la route est bordée de chaque côté par des carrés de fleurs, des allées de tilleuls, des enclos chargés de fruits, des maisons de campagne élégantes et somptueuses. On dirait un immense jardin de banquiers millionnaires. Il y a même çà et là, dans cette splendide province de la Gueldre, quelques collines, et sur chaque colline une villa qui semble regarder avec une profonde pitié les habitations construites dans la plaine.

Les villes de Hollande sont très rapprochées l’une de l’autre, et les moyens de communication très multipliés. Plusieurs fois par jour de larges diligences, où les voyageurs s’entassent comme dans nos omnibus, et des barques traînées par un cheval circulent dans toutes les directions. Le voyage en barque est lent et monotone ; mais il est peu coûteux, sans secousse, et plaît beaucoup au peuple hollandais. La diligence va plus vite ; les chevaux sont bons, les routes unies et fermes, et l’on ne s’arrête qu’à tous les deux relais pour prendre un petit verre d’eau-de-vie et manger des œufs durs ou une tranche de veau. L’administration des messageries hollandaises, l’unique de son espèce, traite vraiment avec une sorte d’affection les voyageurs qu’elle transporte d’un lieu à un autre, et a pour eux toutes sortes de petites attentions délicates ; seulement elle ne peut faire pour eux un contrat avec l’atmosphère, comme avec les relayeurs et les aubergistes, et j’avoue que, depuis le jour où j’ai posé le pied sur le sol néerlandais jusqu’à celui où je suis rentré en France, j’ai vu souvent la brume pluvieuse et très peu le soleil.

Dans les diverses provinces que j’ai parcourues, on ne trouve plus qu’en bien peu d’endroits ces avenues de charmilles, avec leur forme symétrique et leurs branches tordues, taillées, contournées de manière à représenter une bergère de Théocrite, un dieu de la fable, ou un grave bourgmestre. Les Hollandais s’en moquaient eux-mêmes dès le siècle dernier, comme on peut le voir par un roman de mœurs, l’Histoire de Willem Leevend, qui eut un grand succès. Depuis une trentaine d’années, les jardins de Hollande ont subi une grande transformation. Les petits abbés en terre cuite, les belles dames à falbalas et à paniers qui ornaient les avenues, et qui, du bout de leurs doigts mignards, présentaient des fleurs aux passans, ont été arrachés de leurs siéges de pierre et relégués dans la basse-cour ou dans le grenier. Pendant que nos grands mots de liberté et d’égalité retentissaient dans le monde entier, que les peuples et les rois s’ébranlaient au mouvement de notre révolution, les arbres du potager hollandais ont profité de l’émancipation du genre humain. Long-temps comprimés dans de rudes entraves, élagués et taillés à chaque instant par l’active serpette du jardinier, un beau jour ils ont été délivrés de la surveillance du maître, occupé alors de soins plus graves, et ont pris la liberté de grandir et de se développer selon les simples lois de la nature. Puis est venue la guerre, l’impitoyable guerre, qui s’est emparée des naïades en bronze assises au bord des jets d’eau et des tritons boursouflés pour en faire des balles et des baguettes de fusils, puis l’industrie, qui a transformé en un champ de navets les larges avenues et les allées inutiles.

L’intérieur des maisons de campagne a été aussi modifié selon notre goût actuel. Les festons de fleurs ont fait place à la légère ciselure. Les meubles sont devenus à la fois plus simples et plus confortables. Cependant la Hollande conserve toujours un genre de luxe qu’on ne retrouve nulle part au même degré ; ce sont les riches tapis, les laques et les vases de la Chine, les fines tasses en porcelaine que la maîtresse de maison lave et essuie elle-même dès qu’on s’en est servi, de peur que la main maladroite d’une servante ne vienne à les briser. La maison de campagne est la joie, l’orgueil du négociant hollandais. Il aime à la placer au bord des routes fréquentées, à la montrer coquette et reluisante de propreté au milieu d’une belle pelouse verte. Il ne l’entoure pas d’une barrière jalouse qui en déroberait l’aspect aux voyageurs. Il trace seulement un fossé autour de son domaine et met sur la porte, en grosses lettres, une inscription qui caractérise l’amour qu’il porte à son habitation ; c’est mon repos, ma satisfaction, plaisir de la campagne, vue de la mer et toutes sortes d’autres attributs non moins tendres et non moins poétiques. C’est là que sa famille se retire en été, et c’est là qu’il va chaque dimanche se reposer des travaux et des calculs de la semaine. Sa journée se passe là comme à la ville au milieu des siens et quelquefois dans un très petit cercle d’amis. On ne connaît pas en Hollande le besoin d’avoir sans cesse du monde autour de soi, de faire ou de recevoir des visites et de s’entendre annoncer le soir dans deux ou trois salons. À part La Haye, où les habitudes françaises ont un certain empire, je ne crois pas qu’il y ait dans tout le royaume une ville où un honnête dandy puisse s’en aller, quand bon lui semble, faire parade de l’éclat de son gilet, et de l’irréprochable netteté de ses gants jaunes. La maison hollandaise n’est ouverte qu’aux pareils, aux amis intimes, aux gens d’affaires. Deux ou trois fois dans l’hiver, le riche propriétaire, le banquier donnent un grand bal, ou un dîner. Ce jour-là on ouvre les grands appartemens, on étale toutes les magnificences amassées depuis des siècles dans la maison, on prodigue aux convives les productions de l’Orient et les vins de toute sorte. Puis, le lendemain, la housse retombe sur les meubles en soie et en damas, les porcelaines et les cristaux sont remis dans l’armoire, le grand salon est fermé, la famille redescend dans ses petits appartemens et rentre dans son repos. Tout le jour les femmes sont occupées du soin de leur ménage, le soir elles restent avec leurs enfans, et les hommes vont au club se délasser des calculs de la journée. L’art, la science, l’industrie, l’opinion sont représentés par des clubs. À Amsterdam, par exemple, il y en a un où l’on amasse des livres, des tableaux, des sculptures, où l’on donne des concerts ; un autre où l’on reçoit les journaux politiques et étrangers ; un troisième où l’on trouve une ménagerie et un cabinet d’histoire naturelle ; un quatrième qui s’est formé pour avoir seulement trois ou quatre bals et quatre soupers par hiver ; un cinquième, qui est le club des patriciens, où l’on trouve peu de journaux mais plusieurs tables de jeu. Quelques-uns de ces clubs sont très anciens et fort riches. Presque tous ont une maison à eux et un mobilier considérable. Chaque membre a le droit d’amener là au bal ou au concert sa femme ou sa fille, et d’y introduire pour deux ou trois semaines un étranger. Quant aux habitans de la ville qui ne font pas partie du club, l’entrée leur en est absolument interdite. On n’est admis dans ces sociétés que par voie d’élection, à la pluralité des suffrages. Chaque membre peut même déballotter un candidat, sans en dire le motif et sans se nommer, en déposant tout simplement dans l’urne une pièce de 10 florins. Cette grossière coutume révolte, je dois le dire, beaucoup de Hollandais et sera probablement abolie.

Les bourgeois qui n’ont pas le moyen d’entrer dans ces clubs où la cotisation annuelle est toujours assez élevée, s’en vont le soir avec leur femme et leurs enfans dans des établissemens publics, où un orchestre presque aussi bruyant que celui de Musard exécute avec une rare naïveté les nouveaux opéras, et où une troupe d’acteurs joue en hollandais les vaudevilles de Scribe. Toute la salle est pleine de chaises et de petites tables rangées symétriquement. D’un côté est le théâtre, et de l’autre on voit, ô bénédiction ! le buffet du restaurateur, et du limonadier, la théière fumante, les larges tranches de veau ou de jambon, dont l’aspect seul amène sur les lèvres des Hollandais un indicible sourire de bonheur. On paie pour entrer dans ce paradis des joies humaines 1 fr. ou 1 fr. 50 c. ; et voyez quel comble de félicité ! pour cette même rétribution qui donne droit à tant de jouissances intellectuelles, on peut avoir en outre à son choix une grande tassé de thé, du punch ou du genièvre. L’honnête père de famille s’asseoit avec les siens à une table, prend comme un nabab, des mains du garçon, la longue pipe en terre qui se donne partout gratis dans les plus beaux cafés comme dans les dernières tavernes ; puis il commence son souper, il regarde, il écoute, il boit, il fume, et dans ce moment de repos ineffable sans doute il remercie au fond du cœur le bon Dieu qui a donné à l’homme l’arôme du genièvre et de l’eau-de-vie, la musique de M. Auber, et les couplets de M. Scribe. Le lazzaroni couché au soleil sur un des quais de Naples, l’ouvrier de Paris enchanté un dimanche par le marchand de vins de la barrière, ne sont certainement pas plus heureux que ce digne bourgeois d’Amsterdam entouré d’un nuage de fumée et savourant goutte à goutte la liqueur qu’il s’est fait servir.

L’habitude que les Hollandais ont toujours eue de tenir leur porte close, de ne recevoir les personnes de leur connaissance qu’à certains jours de l’année, et de se retrancher à leurs heures de loisir dans l’enceinte d’un club, peut bien passer pour de l’insociabilité. Eux-mêmes le reconnaissent, et ne cherchent pas à s’en corriger. Ils pourraient cependant alléguer comme cause de cette insociabilité plusieurs raisons qui, tout en ne l’excusant pas entièrement, tempèrent du moins ce qu’elle aurait de choquant si on la regardait comme un vice de caractère ou une boutade. D’abord, le Hollandais est de sa nature réservé et taciturne. Son éducation, son esprit ne le portent pas à rechercher les dehors brillans, à s’exercer à cette joûte vive et capricieuse qu’on appelle le langage du monde, et à convoiter le suffrage des salons. Il aime son travail, ses affaires, l’intérieur de la maison, la vie de famille. La visite d’un étranger dérange nécessairement la régularité systématique de ses habitudes, et apporte de la surprise, du trouble. Avant de l’introduire dans un cercle domestique, le Hollandais veut voir son hôte en particulier ; il est froid et contenu avec lui ; puis, une fois qu’il le connaît et l’apprécie, il l’accueille avec abandon et cordialité ; car il traite les relations du monde avec la même prudence et les mêmes qualités honnêtes que les affaires. Qu’on aille proposer une spéculation à un négociant hollandais, il ne se laissera pas surprendre de prime-abord par tout ce qu’elle pourrait offrir de séduisant ; il voudra l’étudier à l’écart, la retourner sous toutes ses faces, l’approfondir ; mais quand il aura promis de s’y hasarder, dût toute sa fortune s’y engloutir, il tiendra sa parole. C’est une remarque que j’ai entendu souvent faire à des négocians de notre pays. Nous entrons difficilement en rapport, me disaient-ils, avec les Hollandais ; mais, une fois que nos relations sont établies, nous en sommes sûrs.

Une autre cause de l’extrême réserve avec laquelle les Hollandais ouvrent leur maison tient à leur économie. Comme on ne se réunit pas seulement dans ce pays pour se grouper autour d’une cheminée, pour causer et échanger les nouvelles du jour ; que, dès qu’une demi-douzaine de personnes se trouvent ensemble, il faut que les dieux de l’abondance y soient aussi, il en résulte que toute réunion est assez coûteuse, et que le Hollandais sacrifie volontiers cette distraction d’un moment à la vertu de ses pères, à l’économie.

Dès leur bas age, les enfans apprennent à respecter et à pratiquer l’économie. Chaque année, au lieu de leur donner le 1er  janvier de fragiles étrennes, leur père leur remet une petite somme d’argent qu’on leur reprend quelques jours après pour la mettre dans une caisse d’épargne. Bientôt ils ont la joie d’administrer eux-mêmes leur capital, d’en toucher les intérêts, de les replacer, et de voir ainsi de mois en mois leur trésor s’accroître. Lorsque, après avoir goûté pendant dix ou quinze ans ces joies du calcul, ils entrent dans les affaires, on peut croire qu’ils connaissent la valeur d’un florin et qu’ils ne feront pas de folie. Certes on peut bien écrire d’excellentes plaisanteries sur cette façon d’inoculer l’amour de l’or dans le cœur d’un enfant et sur la vie parcimonieuse des plus riches banquiers ; mais voici un autre côté de la question. La Hollande est une contrée improductive, une contrée toute maritime, où l’on ne trouve pas même la matière première d’un navire : le bois, le fer, le chanvre[3]. Elle ne subsiste que par son commerce, et la prospérité de son commerce repose en partie sur son économie ; c’est par l’économie que ce petit pays a fait tant de grandes choses ; c’est par-là qu’il peut soutenir les charges énormes qui lui sont imposées aujourd’hui. Ajoutons à ceci que tous les calculs d’économie si chers aux Hollandais sont mis de côté dès qu’il s’agit d’une question d’utilité publique ou de charité. Je ne crois pas qu’il y ait dans aucun pays autant de beaux et vastes établissemens de bienfaisance, de maisons de refuge pour les pauvres et les orphelins, et d’écoles gratuites, qu’il y en a en Hollande ; et tous ces établissemens ont été fondés et sont entretenus par les particuliers. La religion exerce à cet égard sur eux une grande influence. Le peuple hollandais est très attaché à ses croyances, et il ne se contente pas de vénérer les maximes de la Bible et de l’Évangile, il les met en pratique. Chaque hiver, de nouvelles listes de souscriptions pour les pauvres sont répandues de toutes parts, et il n’est pas un bourgeois, pas un ouvrier même, qui ne se cotise largement et de bon cœur pour secourir ceux qui souffrent. Chaque fois qu’une digue se rompt, qu’un malheur afflige une partie du pays, on fait un appel à la charité des Hollandais, et toujours ils répondent à cet appel par des dons considérables. Il y a quelques années qu’une des provinces du sud ayant été dévastée par une inondation, on demanda de tout côté des secours pour les victimes de ce désastre. Un jour la souscription fut envoyée chez un négociant de Rotterdam, riche mais parcimonieux, qui habitait une petite maison obscure et se montrait toujours mal vêtu : ce négociant fit remettre aux commissaires 50,000 francs.

Ces mêmes hommes qui oublient si facilement leurs principes d’économie pour secourir les pauvres, ne craindront pas non plus d’outrepasser leur budget ordinaire s’il s’agit d’acheter une œuvre d’art ou un livre précieux. La Hollande est le pays des collections. Il y a peu de familles aisées chez lesquelles on ne trouve des meubles, des tableaux, des bijoux d’un autre temps amassés avec soin et conservés avec un respect religieux. Quelques riches particuliers ont des collections qui feraient honneur à des princes. Une partie leur a été léguée par leurs aïeux ; le reste, ils l’ont recueilli eux-mêmes à force de recherches et d’argent. Telle est, par exemple, à Amsterdam, la collection de tableaux de MM. Six, Van Brienen et Van der Hoop ; à La Haye, la collection d’elzevirs et d’impressions du XVe siècle de M. le baron Westreenen ; à Leyde, la collection de M. Siebold, à laquelle on a donné le nom de Musée japonais, et qui est un véritable musée de toutes sortes d’objets d’arts, d’ustensiles et de productions de l’Inde. Les collections des villes ont même été en grande partie formées par des particuliers. C’est à un seul homme, par exemple, au savant naturaliste Temminck, que l’université de Leyde doit la prodigieuse quantité d’oiseaux qui est une des principales richesses de son célèbre cabinet d’histoire naturelle. C’est par des négocians, des fonctionnaires, que les cabinets de raretés d’Utrecht, de Groningue et des autres villes se sont successivement agrandis. Il est à regretter que toutes ces collections, formées ainsi de dons gratuits, ne soient pas gratuitement ouvertes au public. Nul musée, nul édifice curieux ne s’ouvre sans une rétribution. Passé l’heure de l’office, les églises même sont fermées, et s’il y a là une colonne, un tombeau qui vous intéresse, vous n’y arriverez qu’en payant un tribut au sacristain. La question d’argent se mêle ici à toutes les relations de la vie et se représente à chaque instant sous toutes les formes. Tantôt elle vous apparaît dans les rues sous la figure d’une vieille femme juive qui vous prend par le collet pour vous forcer à voir son étalage de fruits ou de vaisselle, tantôt sous celle d’un colporteur de loterie qui vous poursuit pour vous faire prendre un billet, quelquefois sous la physionomie timide et respectueusement obséquieuse d’un officieux qui s’offre à vous montrer la digue ou à vous indiquer la rue que vous cherchez, et quand vous sortez le soir d’une maison où l’on vous a honnêtement prié à dîner, vous la voyez couverte d’une livrée, portant une bougie pour vous éclairer et attendant un florin. En vérité, la France peut, à bon droit, s’appeler une nation libérale ; tous ses trésors d’art et de science sont livrés sans réserve à la curiosité de l’étranger ; il peut passer des années entières dans la plus riche bibliothèque du monde sans qu’on lui demande seulement qui il est, et pour entrer au Louvre il n’a qu’à montrer son passeport.

Les paysans de la Hollande sont, comme les habitans des villes, remarquables par leur esprit d’ordre, de travail, et leurs habitudes d’économie. Ils ont de plus un fonds de moralité que l’on chercherait vainement dans plus d’une maison de La Haye ou d’Amsterdam. Le luxe et la paresse n’ont pas encore corrompu le cœur de leurs filles ; c’est dans l’intérieur des villes que le vice recrute ses victimes, et sous ce rapport la statistique d’Amsterdam n’est pas moins triste que celle de Paris. Ce qui sert surtout de sauvegarde aux paysans contre les tentations de la cité, c’est un sentiment religieux si intime, si ferme, que nulle part peut-être, dans ces temps de doute et d’incrédulité, on n’en trouverait un semblable. Tous savent lire, et de préférence ils lisent la Bible, les Psaumes et d’autres livres de piété. Beaucoup d’entre eux ne se contentent pas de graver dans leur mémoire le texte de l’Écriture sainte, l’enseignement des apôtres : ils discutent ce texte comme des théologiens, ils se posent des questions de controverse comme au temps des conciles. Souvent le dimanche, au retour de l’église, on peut les voir assis devant une table, la pipe à la main, analysant le sermon du prêtre, pesant ses paroles, indiquant son côté faible. Il y a en Hollande un traité de théologie en quatre énormes volumes in-quarto qui épouvanterait le plus intrépide cénobite. On vient de le réimprimer pour la vingt-deuxième fois. Tous les paysans veulent avoir cet ouvrage chez eux ; presque tous l’ont lu, relu et commenté. De cet esprit d’examen et de discussion résultent nécessairement de vives dissidences entre les habitans d’une même communauté, et dans un pays où tout prend un caractère sérieux et une forme durable, ces dissidences enfantent des sectes. La Hollande est l’une des contrées où il y a le plus de sectes religieuses, mais elles vivent l’une à côté de l’autre dans un accord parfait. Personne ne craint d’avouer sa croyance, car toutes les croyances sont admises par le gouvernement et respectées par les individus. Le sentiment de l’art, l’amour du chant et de la mélodie n’enchante point les villages de la Hollande comme ceux de l’Allemagne. Que de fois, sur les bords de l’Elbe ou de la Sprée, au pied du Thuringerwald, aux rives charmantes du Danube, je me suis arrêté surpris et charmé tout à coup par la voix harmonieuse de quelques compagnons ouvriers qui se reposaient le long de leur route et chantaient en chœur un de leurs refrains chéris. Le paysan hollandais ne chante pas. À ces foires annuelles, qui sont les vraies fêtes du peuple, à ces kermisse tant aimées, on le voit se promener gravement de boutique en boutique avec sa femme ou sa fiancée, puis il entre dans une taverne, il allume sa pipe, se fait servir son verre de bière ou de genièvre ; s’il est riche, sa bouteille de vin ; et alors, pour peu que le lieu lui plaise, que sa femme ne cherche pas trop à l’entraîner dehors ou que de bons voisins le retiennent, il court grand risque d’oublier le proverbe que son père lui a appris et qu’il apprendra lui-même un autre jour à ses enfans :

Als de vièn is in der man,
Dan is de wièsheid in de kan
.

« Quand le vin est dans l’homme, la sagesse est dans le flacon. »

C’est, du reste, une chose curieuse que ces kermisse avec leurs petites boutiques en plein air, leurs voitures de charlatans, et tout ce monde endimanché qui accourt des environs ; chaque ville a la sienne, et même chaque village un peu important. Les fourneaux des marchandes de gauffres, les petites échoppes ambulantes où l’on vend des liqueurs, en sont un des élémens essentiels. À Amsterdam, la kermisse dure un mois, et, du matin au soir, sur les places publiques, la graisse fondue pétille dans la chaudière, les crêpes s’amoncèlent sur le plateau d’étain, et le violon crie dans les tavernes. Heureuse, oh ! bienheureuse alors la jeune servante qui a, de par la ville, un cousin ou un fiancé pour lui donner le bras, la promener en grande toilette à travers les magnificences du Kalverstraat, les délices culinaires du Botermarkt, et lui faire savourer le soir le rosbeef du nachthuys[4]. Quant à celles que la providence n’a pas encore gratifiées d’un cousin ou d’un fiancé, hélas ! dans ces jours de joie universelle, elles sont bien délaissées, et l’on en a vu plus d’une réduite alors à payer un homme pour la conduire de rue en rue, tant par jour et tant par heure, comme un cabriolet. Si cet homme a un peu bonne mine, s’il est habillé à neuf, s’il porte une épingle en or à sa chemise, des gants de castor et un chapeau de feutre, si de plus il est propriétaire d’un parapluie, il ne loue son bras et son savoir-vivre qu’à un prix énorme, et la pauvre fille dépense parfois, en quelques promenades de kermisse, toutes ses économies de l’année.

Mais revenons au paysan. C’est une charmante chose que sa petite maison en briques, avec son enclos, sa plantation d’arbres, son canal au bord duquel est amarrée une barque, et ses nids de chaume et de rameaux, où chaque année la cigogne revient, hôte chéri, annoncer le printemps. Tout, dans cette demeure, est rangé avec soin, et entretenu avec une minutieuse propreté ; les fenêtres sont lavées chaque semaine, les meubles essuyés et frottés chaque jour. Pour plus de propreté, on ne fait pas la cuisine dans le corps de logis habité par la famille, mais dans un petit bâtiment à part. La principale pièce de la métairie est celle qui renferme les richesses du paysan, c’est-à-dire la crème, le beurre, le fromage. Les femmes traient les vaches dans des vases en cuivre étincelans comme l’or ; le beurre se fait dans une tonne, au moyen d’une mécanique mise en mouvement par un cheval. Le fromage se vend par milliers de pièces dans les villes voisines, et par centaines de milliers dans les pays étrangers.

Dans ces habitations de paysans, la forme des vêtemens, les habitudes ont peu changé. Là toutes les occupations de la vie sont indiquées et pour ainsi dire fixées d’avance par l’usage et par la tradition ; chaque jour a son emploi, chaque saison ses fêtes et ses travaux. En été, le paysan se récrée le dimanche à faire trotter ses chevaux, ou à exercer son adresse au jeu de quilles près de l’auberge. En hiver, il patine sur les étangs et les rivières. Les fêtes de famille se célèbrent toujours avec une grande pompe ; on voit encore, dans beaucoup de maisons, une porte d’entrée qui ne s’ouvre que pour les trois grandes solennités de la vie : pour l’enfant que l’on va baptiser à l’église, le jeune homme qui mène sa fiancée à l’autel, et le mort que l’on porte dans sa dernière demeure. Si la fermière devient veuve, ordinairement elle épouse son premier valet de ferme. La proposition de mariage se fait ainsi : le jour où les gages des domestiques doivent être payés, la fermière appelle le valet à l’écart, et lui donne ce qui lui est dû ; le valet refuse, la femme insiste ; si enfin elle le force d’accepter ses gages, c’est un signe qu’elle ne veut pas de lui, et alors il abandonne la maison ; sinon il reste et prend la direction des affaires. Mais plus d’une famille de paysans a, comme en Norvége, une longue généalogie dont elle est toute fière, et ne voudrait pas s’allier à une famille moins ancienne. Dans quelques provinces, les jeunes gens qui font la cour aux jeunes filles vont encore, comme dans le nord de la Suède, passer la nuit avec elles sans qu’il en résulte aucune cause de scandale.

Dans certaines villes, on trouve aussi plusieurs usages anciens qui ont résisté à toutes les révolutions. À Harlem par exemple, lorsqu’une femme accouche, on place sur la porte de sa demeure une rosace en dentelles, toute rose si elle a mis au monde un garçon, rose et blanche si elle est mère d’une fille. Autrefois, cette rosace arrêtait la loi elle-même ; le juge et l’archer ne pouvaient pénétrer dans une maison, tant qu’ils voyaient sur la porte ce symbole des joies et des souffrances maternelles. Aujourd’hui, la rosace n’a pas tant de pouvoir, mais elle révèle encore au passant l’évènement qui occupe toute une famille, et l’invite à ne pas troubler, par un vain bruit, la demeure d’une femme qui a besoin de repos. Dans cette même ville, à un certain jour de l’année, les habitans ont coutume de manger un lapin et des pois, en mémoire d’une journée consacrée par les priviléges du moyen-âge, où les bourgeois avaient le droit de chasser, vingt-quatre heures durant, sur les terres de leurs seigneurs. À Leyde, au temps où cette ville s’enrichissait chaque jour par le produit de ses manufactures, il y avait un marché aux cuirs, célèbre dans toute la Hollande et dans plusieurs autres contrées ; chaque matin, à quatre heures, la cloche de l’église appelait les bourgeois à ce marché. Maintenant, les manufactures de Leyde ont été écrasées par celles d’Angleterre et de Belgique, la ville se dépeuple, le marché aux cuirs n’existe plus ; mais chaque jour, la cloche qui l’annonçait sonne comme autrefois, à quatre heures du matin, et chaque année, dans la même ville, on célèbre l’anniversaire de cette journée mémorable où les Espagnols, qui assiégeaient les remparts, s’enfuirent en désordre. Il en est de même dans les autres provinces pour tout évènement heureux ; partout les Hollandais veulent conserver le souvenir de ce qui a jadis occupé ou ému leurs pères, et de ce qui a fait la joie, la gloire, la prospérité de leur pays.

Qu’importe donc la singularité de certaines habitudes, et la raideur peut-être trop apparente de certaines formes dans un pays où l’on trouve tant de vertus essentielles : le sentiment religieux, l’amour de la famille, la probité dans les relations, l’ordre et la persévérance ? Les Hollandais n’ont jamais eu, que je sache, la prétention de passer pour un peuple brillant et chevaleresque. Ils ont été puissans sans forfanterie, et quand nous en viendrons à raconter leurs premières expéditions maritimes, nous verrons qu’ils ont eu quelquefois, avec la plus parfaite simplicité du monde, un héroïque courage. Ne nous obstinons donc pas à chercher en eux les qualités qui ne sont pas dans leur nature, et sachons apprécier celles qu’ils ont de temps immémorial. C’est un peuple pratique et raisonnable, deux qualités qui ont bien quelque valeur au temps où nous vivons. C’est, si l’on veut, une grande maison de commerce, intelligente, laborieuse, loyale, qui maîtrise la fortune par son travail ; l’assujétit par sa ténacité, et peut inscrire en tête de ses monumens cette devise du passé :

Concordia res parvae crescunt.


X. Marmier.
  1. Helmers, De Hollandsche Natie.
  2. M. Ramon de la Sagra, dans un livre sur la Hollande, en a donné une description exacte et détaillée.
  3. À Amsterdam, cette capitale du commerce, cette grande ville où tant de bâtimens viennent chaque jour prendre leur cargaison et faire leurs approvisionnemens, il n’y a pas même de l’eau potable. On la fait venir de dix lieues de là dans des bateaux, et l’hiver, quand les sources et les canaux sont gelés, elle coûte fort cher. L’eau de Seltz est à meilleur marché.
  4. Nachthuys (maisons de nuit), cabarets qui ne s’ouvrent qu’à dix heures du soir, et se ferment à cinq heures du matin.