La Harpe d’Armorique/Texte entier

La Harpe d’Armorique
Œuvres de Auguste BrizeuxAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 176-210).

LA HARPE D’ARMORIQUE





La Harpe

Délaissée sur les rochers de la mer.
Elle se taisait, la harpe d’or,
 
Son pauvre corps entr’ouvert
Et ses petites cordes rompues.

À voir une misère si grande
Mon cœur lui-même se fendit ;

Je trouvai en lui une fibre,
Et je l’attachai à la harpe,

Une petite corde d’amour ;
Les autres aussi je les rattachai.

Pour tout âge et pour tout état
À présent chante la bonne chanteuse, —

Chante, ô harpe ! — Les Bretons.
Hélas ! ont bien peu de consolations.



Bardit

ou
chant des bretons
Sur l’air : La Vieille.
I

Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte.
 

II

Oh, oui ! à la guerre des hommes impétueux,
Des hommes bons et honnêtes au logis.
Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte.
 

III

Le Saxon[1] s’enfuit tout droit
Quand nous crions : « Casse-sa-tête ! »
Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte


IV

Pourtant écoutez dans les noces
Le chant sonore du biniou.
Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte.

V

O Bretagne ! ô très beau pays !
Bois au milieu, mer à l’entour !
Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte.

VI

Hélas ! s’il me faut quitter la Bretagne,
Je pleurerai plein mes deux yeux.
Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte.

VII

Conservez, chers frères, vos bâtons-à-tête,
Vos cheveux longs, vos grandes-braies.
Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte.


VIII

Luttez bien ! un lutteur
Gagne le cœur des belles filles.
Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte.

IX

Je couperai ma langue dans ma bouche
Avant d’oublier le Breton.
Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte.

X

Amour à toi, pays aimable !
Bretagne-Armorique, terre de chênes !
Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte.

XI

Cependant par-dessus tous les biens
Aimons le Christ, Dieu de nos pères.
Nous sommes toujours
Bretons,
Les Bretons race forte.


Au mois de juillet 1856.



Chanson du printemps


À Jéromic, de Ker-Veghen


un voyageur.

Voici la nouvelle saison.
Que chantes-tu, jeune pâtre ?
Cher petit pâtre, que chante aussi
Le petit oiseau sur la lande ?

le pâtre.

L’oiseau tout plein de joie
Chante et chante son ami ;
Sur la lande ainsi que chaque oiseau,
Chaque pâtre chante sa douce.

le voyageur.

Tant mieux ! Chantez toujours !
Il n’est pas long, le beau temps.
Aimez bien et chantez de tout cœur,
Oiseaux et jeunes gens.



La Fleur de lande



Sur l’air : Petit oiseau chaule au grand bois.


la jeune fille.

En quel temps, jeune homme,
Brûle pour moi votre cœur ?
Écoutez ! est-ce quand la fleur est sur la lande,
Ou quand la fleur jaune est sur le genêt ?

le jeune homme.

Lande et genêt, tous deux, en vérité,
Ont une fleur jaune, gentille Hélène ;
Mais sur la lande est, à mon gré,
La fleur aimée de la jeunesse.

la jeune fille.

Et pourquoi, mon jeune et doux ami,
La lande a-t-elle la fleur d’amour ?

le jeune homme.

Voici pourquoi, amie bien chère :
En tout temps la lande est en fleur.

Au mois de juin.


Prière des laboureurs

Sur l’air : Sainte Marie.
I

Saint Alan, saint du pays de Scaer, étoile de Bretagne,
Joie des beaux anges sous leurs deux ailes,
De votre siège d’or, élevé au-dessus de la lune,
Tournez un regard d’amour vers nous sur la terre.

II

 
Hélas ! nous sommes de pauvres gens, de pauvres gens de la campagne ;
Pourtant vers votre maison sainte nous venons bien souvent ;
Oui ! par les plus mauvais chemins, été, hiver, nous venons tous,
Glacés chaque dimanche par la pluie, brûlés par le soleil.

III

Nous cherchons un défenseur : dure est notre vie ;
Sur nous toujours le travail, toujours la pauvreté ;
Le cœur de la terre, chaque jour, nous le perçons avec le fer ;
D’autres mangent le froment semé de nos mains.

IV

Cependant, regardons plus haut ! Un autre monde sera ;
Chacun alors recevra selon son œuvre :
Mauvais laboureur celui qui trouve sa charge trop lourde,
Mauvais chrétien celui qui ne sait point porter sa croix.

V

Comme de petits enfants serrés autour de leur père.
Nous voici tous agenouillés autour de vous, bon saint :
Beaucoup d’entre nous en ce pays, beaucoup ont votre nom ;
En ce monde et dans l’autre monde soyez avec nous toujours.

VI

Saint Alan, saint du pays de Scaer, étoile de Bretagne,
Joie des beaux anges sous leurs deux ailes,
De votre siège doré, élevé au-dessus de la lune,
Tournez un regard d’amour vers nous sur la terre.

Pour réconforter les Bretons
Cette prière fut composée.


À Scaer, au mois de la moisson (août 1843).




Les Conscrits de Plo-Meur


Chant historique


I

Jeunes gens, cœurs désolés de quitter le pays,
Emmenez avec vous, emmenez toujours l’espérance :
Elle brillera sur votre chemin comme une belle étoile,
Et devant vos deux yeux quand vous reviendrez au logis.

II

Il fut un autre temps, un temps noir et cruel,
Où tous les jeunes gens disaient malédiction à leur jeunesse :
Par bandes en pays français ils s’en allaient chaque année ;
Hélas ! ils ne revenaient jamais en Bretagne !

III

Non ! alors en Bretagne on ne voyait personne,
Hormis des estropiés, des vieillards et des enfants ;
Il n’y avait plus d’hommes pour labourer et conduire la charrue ;
Les femmes enfin cessèrent d’enfanter.

IV

Napoléon était le chef, le vrai loup de guerre,
Qui sans pitié pour les pauvres mères enlevait leurs enfants.
On dit qu’en l’autre monde il est dans un étang,
Il est jusqu’à la bouche dans un marais plein de sang.


V

Lorsque ceux de Plô-Meûr furent appelés pour cette grande tuerie :
« Le loup est parmi les brebis ! dirent-ils alors.
Oui, le mal est sur nous ! Souffrons donc notre mal,
Et à la bête sauvage et féroce tendons notre cou. »

VI

Ils dirent au prêtre : « Voici le jour de l’angoisse.
Revêtez l’étole blanche et noire pour nous bénir ; »
À leurs parents : « Revêtez aussi vos habits noirs et de deuil ; »
Au charpentier : « Faites pour nous, faites tout de suite une bière. »

VII


Épouvante ! À travers les champs et la lande on vit
Ces jeunes soldats porter leur bière ;
Ils menaient à leur tombe et devant eux le deuil,
En chantant avec le prêtre la prière des morts.

VIII

Beaucoup de gens charitables de toutes les tribus
Étaient venus avec des flambeaux de cire, la cloche et les croix ;
Agenouillés au bord de la route, quelques-uns disaient :
« Allez, chrétiens ! pour vous nous prierons Dieu ! »

IX

Au milieu de la grande lande du Gôz-Ker, à la lisière de la paroisse,
S’arrêta le deuil ! Là fut la désolation :
Dans la bière furent jetés leurs cheveux et leurs ceintures,
Et tout le convoi chanta : De profundis.


X

Les pères se lamentaient, hélas ! et les mères
Lançaient en sanglotant leur âme vers le ciel ;
Tous entre leurs deux bras appelaient leurs fils ;
Eux, comme s’ils étaient morts, ne disaient plus rien.

XI

Dans un calme chrétien, et sans regarder en arrière,
Ils s’en allèrent laissant leur vie à Dieu :
Le long des sentiers, ils s’en allaient deux à deux.
Aussi tristes que des trépassés, plus tristes, sans mentir.
 

XII

Avec Dieu ils sont, hélas ! sous la terre,
Leurs os sont plus blancs que la cire.
Leurs parents affligés sont aussi descendus dans la tombe :
Les pères et les fils, tous sont morts.

XIII

— Jeunes gens, cœurs désolés de quitter le pays.
Maintenant la paix est dans le monde et le monde est beau,
Partez donc de bon cœur durant votre jeunesse !
Vous direz un jour : « J’ai vu Paris ! »


Au mois d’avril 1839.



Le Jardin


À M. Jean le Bec, instituteur

Sur l’air : Théophile.

Devant un riant jardin dont la porte était entr’ouverte,
Une vieille parlait ainsi, debout sur le seuil :
« C’est ici qu’il y a des fleurs, mon Dieu ! et des fruits !
Des choses bonnes à manger et aussi à sentir !

« Je connais un autre jardin, hélas ! un petit jardin noir :
Le maître, quand je viendrai, ouvrira aussitôt ;
Pour y dormir sans bruit j’aurai une place profonde ;
Un riche à mon côté peut-être s’étendra. »

Or, un sage se promenait alors dans le jardin :
« Pourquoi, ma vieille mère, restez-vous à la porte ?
Venez dans mon jardin, venez ! Je suis le maître.
Vieille mère, mangez des fruits et respirez des fleurs. »


Au mois noir (novembre) 1837.



La Chanson du cloutier


Depuis que je demeure au bourg
J’entends le marteau du cloutier.

Tout le jour, toute la nuit, il frappe !
Son marteau frappe toujours !

Regardez ses bras nus et noircis
Retourner le fer en tous sens.

Tout le jour, toute la nuit, il frappe !
Son marteau frappe toujours !

Le beau soleil, il ne le voit jamais ;
Toujours le charbon et le feu rouge de la forge !

Tout le jour, toute la nuit, il frappe !
Son marteau frappe toujours !

Pour élever ses pauvres enfants
Chaque jour il fait des clous par centaines.

Tout le jour, toute la nuit, il frappe !
Son marteau frappe toujours !

Les autres s’en vont aux Pardons ;
Lui, il reste à faire ses clous.


Tout le jour, toute la nuit, il frappe !
Son marteau frappe toujours !

Petits clous et clous à tête.
Oh ! combien de fer pour un sou !
 
Tout le jour, toute la nuit, il frappe !
Son marteau frappe toujours !

Seulement le dimanche il chôme
Afin d’assister à la messe.

Tout le jour, toute la nuit, il frappe !
Son marteau frappe toujours !

Rarement le cabaretier
Voit dans son cabaret le cloutier.

Tout le jour, toute la nuit, il frappe !
Son marteau frappe toujours !

Que saint Eloi et Dieu bénissent,
Oui, qu’ils bénissent cet ouvrier !

Tout le jour, toute la nuit, il frappe !
Son marteau frappe toujours !


Au mois très noir (décembre) 1842



Monsieur Flammik


Sur l’air : C’est la mère Michel.


Voici Monsieur Flammik, tout flambant, tout de neuf habillé :
Ce n’est plus un campagnard, ce n’est pas encore un gars de la ville

Regardez sa tête tondue par le tondeur aux moutons :
Il n’a plus les cheveux longs, il n’a pas les cheveux courts.

Il revient de l’école, écoutons tous son langage :
Ce n’est pas du breton, ce n’est pas encore du français.

Fanfaron et sans retenue, sur toute chose mord sa dent :
Il se moque du diable, il se moque des saints.

Demi-bon, demi-méchant, tel est Monsieur Flammik.
Hélas ! le petit agneau blanc est devenu un petit renard.

Voici Monsieur Flammik, tout flambant, tout de neuf habillé :
Ce n’est plus un campagnard, ce n’est pas encore un gars de la ville.


Au mois de mars 1843.



Marie


Sur l’air : Le comte Jaffré.


Quand je passe si triste par votre village,
Ne vous effrayez pas, gens du Moustoir :
Je cherche ma belle, je ne suis pas un voleur.

Bien souvent dans ma jeunesse
Je suivis ici une jeune fille aimée,
Comme l’oiseau suit sa compagne.

Où donc est-elle, la belle jeune fille ?
Ne vous effrayez pas, gens du Moustoir :
Je cherche ma douce, je ne suis pas un voleur.

Avec sa coiffe ouverte au vent.
Elle était comme une tourterelle
Lorsque se déploient ses deux ailes.

Elle est perdue, la tourterelle chérie !
Ne vous effrayez pas, gens du Moustoir :
Je cherche ma belle, je ne suis pas un voleur.


Au bourg, après les vêpres,
Chacun disait autour d’elle :
« Celle-ci est la fleur du pays ! »

Ô jeunesse fleurie et trop courte ! —
Ne vous effrayez pas, gens du Moustoir :
Je pleure ma douce, je ne suis pas un voleur.


Au mois de la Paille-Blanche (septembre)



  1. L’Anglais.