La Guzla/Sur le vampirisme

Levrault (p. 135-156).


Sur le Vampirisme.


En Illyrie, en Pologne, en Hongrie, dans la Turquie et une grande partie de l’Allemagne, on s’exposerait aux reproches d’irréligion et d’immoralité, si l’on niait publiquement l’existence des vampires.

On appelle vampire (vudkodlak en illyrique), un mort qui sort de son tombeau, en général la nuit, et qui tourmente les vivans. Souvent il les suce au cou ; d’autres fois il leur serre la gorge, au point de les étouffer. Ceux qui meurent ainsi par le fait d’un vampire, deviennent vampires eux-mêmes après leur mort. Il paraît que tout sentiment d’affection est détruit dans les vampires ; car on a remarqué qu’ils tourmentaient leurs amis et leurs parens plutôt que les étrangers.

Les uns pensent qu’un homme devient vampire par une punition divine ; d’autres, qu’il y est poussé par une espèce de fatalité. L’opinion la plus accréditée est que les schismatiques et les excommuniés enterrés en terre sainte, ne pouvant y trouver aucun repos, se vengent sur les vivans des peines qu’ils endurent.

Les signes du vampirisme sont : la conservation d’un cadavre après le temps où les autres corps entrent en putréfaction ; la fluidité du sang ; la souplesse des membres, etc. On dit aussi que les vampires ont les yeux ouverts dans leurs fosses ; que leurs ongles et leurs cheveux croissent, comme ceux des vivans. Quelques-uns se reconnaissent au bruit qu’ils font dans leurs tombeaux en mâchant tout ce qui les entoure, souvent leur propre chair.

Les apparitions de ces fantômes cessent, quand, après les avoir exhumés, on leur coupe la tête et qu’on brûle leur corps.

Le remède le plus ordinaire contre une première attaque d’un vampire, est de se frotter tout le corps, et surtout la partie qu’il a sucée, avec le sang que contiennent ses veines, mêlé avec la terre de son tombeau. Les blessures que l’on trouve sur les malades se manifestent par une petite tache bleuâtre ou rouge, telle que la cicatrice que laisse une sangsue.

Voici quelques histoires de vampires rapportées par Dom Calmet, dans son Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires, etc.

« Au commencement de Septembre mourut dans le village de Kisilova, à trois lieues de Gradisch, un vieillard, âgé de soixante-deux ans, etc. Trois jours après avoir été enterré, il apparut la nuit à son fils, et lui demanda à manger ; celui-ci lui en ayant servi, il mangea et disparut. Le lendemain le fils raconta à ses voisins ce qui était arrivé. Cette nuit le père ne parut pas ; mais la nuit suivante il se fit voir et demanda à manger. On ne sait pas si son fils lui en donna ou non ; mais on trouva le lendemain celui-ci mort dans son lit. Le même jour, cinq ou six personnes tombèrent subitement malades dans le village, et moururent l’une après l’autre en peu de jours.

« L’officier ou bailli du lieu, informé de ce qui était arrivé, en envoya une relation au tribunal de Belgrade, qui fit venir dans le village deux de ses officiers avec un bourreau, pour examiner cette affaire. L’officier impérial, dont on tient cette relation, s’y rendit de Gradisch, pour être témoin d’un fait dont il avait si souvent ouï parler.

« On ouvrit tous les tombeaux de ceux qui étaient morts depuis six semaines : quand on vint à celui du vieillard, on le trouva les yeux ouverts, d’une couleur vermeille, ayant une respiration naturelle, cependant immobile comme mort ; d’où l’on conclut qu’il était un signalé vampire. Le bourreau lui enfonça un pieu dans le cœur. On fit un bûcher et l’on réduisit en cendres le cadavre. On ne trouva aucune marque de vampirisme ni dans le cadavre du fils, ni dans celui des autres. » —

« Il y a environ cinq ans qu’un certain Heyduque, habitant de Médreïga, nommé Arnold Paul, fut écrasé par la chute d’un chariot de foin. Trente jours après sa mort quatre personnes moururent subitement et de la manière que meurent, suivant la tradition du pays, ceux qui sont molestés des vampires. On se ressouvint alors que cet Arnold Paul avait souvent raconté : qu’aux environs de Cassova et sur les frontières de la Servie turque il avait été tourmenté par un vampire turc (car ils croient aussi que ceux qui ont été vampires passifs pendant leur vie, les deviennent actifs après leur mort ; c’est-à-dire, que ceux qui ont été sucés, sucent aussi à leur tour) ; mais qu’il avait trouvé moyen de se guérir, en mangeant de la terre du sépulcre du vampire et en se frottant de son sang ; précaution qui ne l’empêcha pas cependant de le devenir après sa mort, puisqu’il fut exhumé quarante jours après son enterrement et qu’on trouva sur son cadavre toutes les marques d’un archivampire. Son corps était vermeil, ses cheveux, ses ongles, sa barbe s’étaient renouvelés, et ses veines étaient toutes remplies d’un sang fluide et coulant de toutes les parties de son corps sur le linceul dont il était environné. Le hadnagi ou le bailli du lieu, en présence de qui se fit l’exhumation, et qui était un homme expert dans le vampirisme, fit enfoncer, selon la coutume, dans le cœur du défunt Arnold Paul un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part ; ce qui lui fit, dit-on, jeter un cri effroyable, comme s’il était en vie. Cette expédition faite, on lui coupa la tête et l’on brûla le tout. Après cela, on fit la même expédition sur les cadavres de ces quatre autres personnes mortes de vampirisme, crainte qu’elles n’en fissent mourir d’autres à leur tour.

« Toutes ces expéditions n’ont cependant pu empêcher que, vers la fin de l’année dernière, c’est-à-dire au bout de cinq ans, ces funestes prodiges n’aient recommencé, et que plusieurs habitans du même village ne soient péris malheureusement. Dans l’espace de trois mois, dix-sept personnes de différent sexe et de différent âge sont mortes de vampirisme ; quelques-unes sans être malades, et d’autres après deux ou trois jours de langueur. On rapporte entre autres qu’une nommée Stanoska, fille du Heyduque Jotuïtzo, qui s’était couchée en parfaite santé, se réveilla au milieu de la nuit toute tremblante, en faisant des cris affreux et disant que le fils du Heyduque Millo, mort depuis neuf semaines, avait manqué de l’étrangler pendant son sommeil. Dès ce moment elle ne fit plus que languir, et au bout de trois jours elle mourut. Ce que cette fille avait dit du fils de Millo, le fit d’abord reconnaître pour un vampire : on l’exhuma, et on le trouva tel. Les principaux du lieu, les médecins, les chirurgiens, examinèrent comment le vampirisme avait pu renaître, après les précautions qu’on avait prises quelques années auparavant.

« On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le défunt Arnold Paul avait tué non-seulement les quatre personnes dont nous avons parlé, mais aussi plusieurs bestiaux, dont les nouveaux vampires avaient mangé, et entre autres le fils de Millo. Sur ces indices, on prit la résolution de déterrer tous ceux qui étaient morts depuis un certain temps, etc. Parmi une quarantaine on en trouva dix-sept avec tous les signes les plus évidens de vampirisme : aussi leur a-t-on transpercé le cœur et coupé la tête, et ensuite on les a brûlés et jeté leurs cendres dans la rivière.

« Toutes les informations et exécutions dont nous venons de parler ont été faites juridiquement, en bonne forme et attestées par plusieurs officiers qui sont en garnison dans le pays, par les chirurgiens-majors des régimens et par les principaux habitans du lieu. Le procès-verbal en a été envoyé vers la fin de Janvier dernier au conseil de guerre impérial à Vienne, qui avait établi une commission militaire pour examiner la vérité de tous ces faits. (D. Calmet, tom. II.) »

Je terminerai en racontant un fait du même genre, dont j’ai été témoin, et que j’abandonne aux réflexions de mes lecteurs.

En 1816, j’avais entrepris un voyage à pied dans le Vorgoraz, et j’étais logé dans le petit village de Varboska. Mon hôte était un Morlaque riche, pour le pays, homme très-jovial, assez ivrogne et nommé Vuck Poglonovich. Sa femme était jeune et belle encore, et sa fille, âgée de seize ans, était charmante. Je voulais rester quelques jours dans sa maison, afin de dessiner des restes d’antiquités du voisinage ; mais il me fut impossible de louer une chambre pour de l’argent ; il me fallut la tenir de son hospitalité. Cela m’obligeait à une reconnaissance assez pénible, en ce que j’étais contraint de tenir tête à mon ami Poglonovich aussi long-temps qu’il lui plaisait de rester à table. Quiconque a dîné avec un Morlaque, sentira la difficulté de la chose.

Un soir les deux femmes nous avaient quittés depuis une heure environ, et pour éviter de boire, je chantais à mon hôte quelques chansons de son pays, quand nous fûmes interrompus par des cris affreux qui partaient de la chambre à coucher. Il n’y en a qu’une ordinairement dans une maison, et elle sert à tout le monde. Nous y courûmes armés, et nous y vîmes un spectacle affreux. La mère, pâle et échevelée, soutenait sa fille évanouie, encore plus pâle qu’elle-même et étendue sur de la paille qui lui servait de lit. Elle criait « Un vampire ! un vampire ! ma pauvre fille est morte ! »

Nos soins réunis firent revenir à elle la pauvre Khava : elle avait vu, disait-elle, sa fenêtre s’ouvrir, et un homme pâle et enveloppé dans un linceul s’était jeté sur elle et l’avait mordue en tâchant de l’étrangler. Aux cris qu’elle avait poussés, le spectre s’était enfui, et elle s’était évanouie. Cependant elle avait cru reconnaître dans le vampire un homme du pays mort depuis plus de quinze jours et nommé Wiecznany. Elle avait sur le cou une petite marque rouge ; mais je ne sais si ce n’était pas un signe naturel, ou si quelque insecte ne l’avait pas mordue pendant son cauchemar.

Quand je hasardai cette conjecture, le père me repoussa durement ; la fille pleurait et se tordait les bras, répétant sans cesse : « Hélas ! mourir si jeune, avant d’être mariée ! » et la mère me disait des injures, m’appelant mécréant, et certifiant qu’elle avait vu le vampire de ses deux yeux et qu’elle avait bien reconnu Wiecznany. Je pris le parti de me taire.

Toutes les amulettes de la maison et du village furent bientôt pendues au cou de Khava, et son père disait en jurant que le lendemain il irait déterrer Wiecznany et qu’il le brûlerait en présence de tous ses parens. La nuit se passa de la sorte sans qu’il fût possible de les calmer.

Au point du jour tout le village fut en mouvement ; les hommes étaient armés de fusils et de hanzars ; les femmes portaient des ferremens rougis ; les enfans avaient des pierres et des bâtons. On se rendit au cimetière au milieu des cris et des injures dont on accablait le défunt. J’eus beaucoup de peine à me faire jour au milieu de cette foule enragée et à me placer auprès de la fosse.

L’exhumation dura long-temps. Comme chacun voulait y avoir part, on se gênait mutuellement, et même plusieurs accidens seraient arrivés sans les vieillards, qui ordonnèrent que deux hommes seulement déterreraient le cadavre. Au moment où on enleva le drap qui couvrait le corps, un cri horriblement aigu me fit dresser les cheveux à la tête. Il était poussé par une femme à côté de moi : « C’est un vampire ! il n’est pas mangé des vers ! » s’écriait-elle, et cent bouches le répétèrent à la fois. En même temps vingt coups de fusil tirés à bout portant mirent en pièces la tête du cadavre, et le père et les parens de Khava le frappèrent encore à coups redoublés de leurs longs couteaux. Des femmes recueillaient sur du linge la liqueur rouge qui sortait de ce corps déchiqueté, afin d’en frotter le cou de la malade.

Cependant plusieurs jeunes gens tirèrent le mort hors de la fosse, et bien qu’il fût criblé de coups, ils prirent encore la précaution de le lier bien fortement sur un tronc de sapin ; puis ils le traînèrent, suivis de tous les enfans, jusqu’à un petit verger en face de la maison de Poglonovich. Là étaient préparés d’avance force fagots entremêlés de paille. Ils y mirent le feu, puis y jetèrent le cadavre et se mirent à danser autour et à crier à qui mieux mieux, en attisant continuellement le bûcher. L’odeur infecte qu’il répandait me força bientôt de les quitter et de rentrer chez mon hôte.

Sa maison était remplie de monde ; les hommes, la pipe à la bouche ; les femmes parlant toutes à la fois et accablant de questions la malade qui, toujours très-pâle, leur répondait à peine. Son cou était entortillé de ces lambeaux teints de la liqueur rouge et infecte qu’ils prenaient pour du sang, et qui faisait un contraste affreux avec la gorge et les épaules à moitié nues de la pauvre Khava.

Peu à peu toute cette foule s’écoula et je restai seul d’étranger dans la maison. La maladie fut longue. Khava redoutait beaucoup l’approche de la nuit, et elle voulait toujours avoir quelqu’un pour la veiller. Comme ses parens, fatigués par leurs travaux de la journée, avaient de la peine à rester éveillés, j’offris mes services comme garde-malade, et ils furent acceptés avec reconnaissance. Je savais que ma proposition n’avait rien d’inconvenant pour des Morlaques.

Je n’oublierai jamais les nuits que j’ai passées auprès de cette malheureuse fille. Les craquemens du plancher, le sifflement de la bise, le moindre bruit la faisait tressaillir. Lorsqu’elle s’assoupissait, elle avait des visions horribles, et souvent elle se réveillait en sursaut, en poussant des cris. Son imagination avait été frappée par un rêve, et toutes les commères du pays avaient achevé de la rendre folle, en lui racontant des histoires effrayantes. Souvent, sentant ses paupières se fermer, elle me disait : « Ne t’endors pas, je t’en prie. Tiens un chapelet d’une main et ton hanzar de l’autre ; garde-moi bien. » D’autres fois elle ne voulait s’endormir qu’en tenant mon bras dans ses deux mains, et elle le serrait si fortement, qu’on voyait dessus long-temps après l’empreinte de ses doigts.

Rien ne pouvait la distraire des idées lugubres qui la poursuivaient. Elle avait une grande peur de la mort et elle se regardait comme perdue sans ressource, malgré tous les motifs de consolation que nous pouvions lui présenter. En quelques jours elle était devenue d’une maigreur étonnante ; ses lèvres étaient totalement décolorées et ses grands yeux noirs paraissaient encore plus brillans ; elle était réellement effrayante à regarder.

Je voulus essayer de réagir sur son imagination, en feignant d’entrer dans ses idées. Malheureusement, comme je m’étais d’abord moqué de sa crédulité, je ne devais plus prétendre à sa confiance. Je lui dis que dans mon pays j’avais appris la magie blanche, que je savais une conjuration très-puissante contre les mauvais esprits, et que, si elle voulait, je la prononcerais à mes risques et périls pour l’amour d’elle.

D’abord sa bonté naturelle lui fit craindre de me brouiller avec le ciel ; mais bientôt, la peur de la mort l’emportant, elle me pria d’essayer ma conjuration. Je savais par cœur quelques vers français de Racine ; je les récitai à haute voix devant la pauvre fille, qui croyait cependant entendre le langage du diable. Puis frottant son cou à différentes reprises, je feignis d’en retirer une petite agathe rouge que j’avais cachée entre mes doigts. Alors je l’assurai gravement que je l’avais tirée de son cou et qu’elle était sauvée. Mais elle me regarda tristement et me dit : « Tu me trompes ; tu avais cette pierre dans une petite boîte, je te l’ai vue. Tu n’es pas un magicien. » Ainsi ma ruse lui fit plus de mal que de bien. Dès ce moment elle alla toujours de plus en plus mal.

La nuit avant sa mort elle me dit : « C’est ma faute si je meurs. Un tel (elle me nomma un garçon du village) voulait m’enlever. Je n’ai pas voulu, et je lui ai demandé pour le suivre une chaîne d’argent, il est allé à Marcaska en acheter une, et pendant ce temps-là le vampire est venu. Au reste, ajouta-t-elle, si je n’avais pas été à la maison, il aurait peut-être tué ma mère. Ainsi, cela vaut mieux. » Le lendemain elle fit venir son père et lui fit promettre de lui couper lui-même la gorge et les jarrets, afin qu’elle ne fût pas vampire elle-même, et elle ne voulait pas qu’un autre que son père commît sur son corps ces inutiles atrocités. Puis elle embrassa sa mère et la pria d’aller sanctifier un chapelet au tombeau d’un saint homme auprès de son village et de le lui rapporter ensuite. J’admirai la délicatesse de cette paysanne, qui trouvait ce prétexte pour empêcher sa mère d’assister à ses derniers momens. Elle me fit détacher une amulette de son cou. « Garde-la, me dit-elle, j’espère qu’elle te sera plus utile qu’à moi. » Puis elle reçut les sacremens avec dévotion. Deux ou trois heures après, sa respiration devint plus forte et ses yeux étaient fixes. Tout d’un coup elle saisit le bras de son père et fit un effort comme pour se jeter sur son sein ; elle venait de cesser de vivre. Sa maladie avait duré onze jours.

Je quittai quelques heures après le village, donnant au diable de bon cœur les vampires, les revenans et ceux qui en racontent des histoires.