La Guzla/La belle Sophie

Levrault (p. 157-167).


La belle Sophie1,

SCÈNE LYRIQUE.

Personnages.
Nicéphore. Sophie
Le Bey de Moïna.     Chœur de jeunes gens.
Un Hermite. Chœur des Svati.3
Le Kuum.2 Chœur de jeunes filles.

1.
Les jeunes gens.

Jeunes gens de Vrachina, sellez vos coursiers noirs, sellez vos coursiers noirs de leurs housses brodées : aujourd’hui parez-vous de vos habits neufs ; aujourd’hui chacun doit se parer, chacun doit avoir un ataghan à poignée d’argent et des pistolets garnis de filigrane. N’est-ce pas aujourd’hui que le riche bey de Moïna épouse la belle Sophie ?


2.
Nicéphore.

Ma mère, ma mère ! ma jument noire est-elle sellée ? Ma mère, ma mère ! ma jument noire a henni : donnez-moi les pistolets dorés que j’ai pris à un bim-bachi ; donnez-moi mon ataghan à poignée d’argent : écoutez, ma mère, il me reste dix sequins dans une bourse de soie ; je veux les jeter aux musiciens de la noce. N’est-ce pas aujourd’hui que le riche bey de Moïna épouse la belle Sophie ?


3.
Les Svati.

Oh, Sophie ! mets ton voile rouge, la cavalcade s’avance ; entends les coups de pistolet qu’ils tirent en ton honneur4 : musiciennes, chantez l’histoire de Jean Valathiano et de la belle Agathe ; vous vieillards, faites résonner vos guzlas. Toi Sophie, prends un crible, jette des noix5. Puisses-tu avoir autant de garçons ! Le riche bey de Moïna épouse la belle Sophie.


4.
Sophie.

Marchez à ma droite, ma mère ; marchez à ma gauche, ma sœur. Mon frère aîné, tenez la bride du cheval ; mon frère cadet, soutenez la croupière. — Quel est ce jeune homme pâle qui s’avance sur une jument noire ? pourquoi ne se mêle-t-il pas à la troupe des jeunes gens ? Ah, je reconnais Nicéphore : je crains qu’il n’arrive quelque malheur. Nicéphore m’aimait avant le riche bey de Moïna.


5.
Nicéphore.

Chantez, musiciennes, chantez comme des cigales ! Je n’ai que dix pièces d’or ; j’en donnerai cinq aux musiciennes, cinq aux joueurs de guzla. — Oh, bey de Moïna ! pourquoi me regardes-tu avec crainte ? N’es-tu pas le bien-aimé de la belle Sophie ? n’as-tu pas autant de sequins que de poils blancs à la barbe ? Mes pistolets ne te sont pas destinés. Hou ! hou ! ma jument noire, galope à la vallée des pleurs : ce soir je t’ôterai bride et selle ; ce soir tu seras libre et sans maître.


6.
Les jeunes filles.

Sophie ! Sophie ! que tous les saints te bénissent ! Bey de Moïna ! que tous les saints te bénissent ! Puissiez-vous avoir douze fils tous beaux, tous blonds, hardis et courageux. Le soleil baisse ; le bey attend seul sous son pavillon de feutre : Sophie, hâte-toi ! dis adieu à ta mère ; suis le kuum : ce soir tu reposeras sur des carreaux de soie : tu es l’épouse du riche bey de Moïna.


7.
L’Hermite.

Qui ose tirer un coup de feu près de ma cellule ; qui ose tuer les daims qui sont sous la protection de S. Chrysostome et de son hermite ? Mais ce n’est point un daim que ce coup de feu a frappé : cette balle a tué un homme, et voilà sa jument noire qui erre en liberté. Que Dieu ait pitié de ton ame, pauvre voyageur ! Je m’en vais te creuser un tombeau dans le sable, auprès du torrent.


8.
Sophie.

Oh, mon seigneur, que vos mains sont glacées ! ô, mon seigneur, que vos cheveux sont humides ! Je tremble dans votre lit, malgré vos couvertures de Perse. En vérité, mon seigneur, votre corps est glacé : j’ai bien froid ; je frissonne, je tremble ; une sueur glacée a couvert tous mes membres ! Ah ! sainte mère de Dieu, ayez pitié de moi ; mais je crois que je vais mourir.


9.
Le Bey de Moïna.

Où est-elle, où est-elle, ma bien-aimée, la belle Sophie ? Pourquoi ne vient-elle pas sous ma tente de feutre ? Esclaves, courez la chercher, et dites aux musiciennes de redoubler leurs chants ; je leur jetterai demain matin des noix et des pièces d’or : que ma mère remette la belle Sophie au kuum de la noce ; il y a bien long-temps que je suis seul dans ma tente.


10.
Le Kuum.

Nobles Svati, que chacun remplisse sa coupe ! que chacun vide sa coupe ! La mariée a pris nos sequins ; elle a volé nos chaînes d’argent6 : pour nous venger, ne laissons pas une cruche d’eau-de-vie dans leur maison. Les époux se sont retirés ; j’ai délié la ceinture de l’époux : livrons-nous à la joie. La belle Sophie épouse le riche bey de Moïna.


11.
Sophie.

Mon seigneur, que t’ai-je fait ? pourquoi me presser ainsi la poitrine : il me semble qu’un cadavre de plomb est sur mon sein. Sainte mère de Dieu ! ma gorge est tellement serrée, que je crois que je vais étouffer : ô, mes amies, venez à mon aide ! le bey de Moïna veut m’étouffer. Oh, ma mère, ô, ma mère ! venez à mon aide, car il m’a mordue à la veine du cou et il suce mon sang.


NOTES.

1. Ce morceau fort ancien et revêtu d’une forme dramatique que l’on rencontre rarement dans les poésies illyriques, passe pour un modèle de style parmi les joueurs de guzla Morlaques. On dit qu’une anecdote véritable a servi de thème à cette ballade, et l’on montre encore dans la vallée de Scign un vieux tombeau qui renferme la belle Sophie et le bey de Moïna.

2. Le kuum est le parrain de l’un des époux. Il les accompagne à l’église et les suit jusque dans leur chambre à coucher, où il délie la ceinture du marié, qui, ce jour-là, d’après une ancienne superstition, ne peut rien couper, lier, ni délier. Le kuum a même le droit de faire déshabiller, en sa présence, les deux époux. Lorsqu’il juge que le mariage est consommé, il tire en l’air un coup de pistolet, qui est aussitôt accompagné de cris de joie et de coups de feu par tous les svati.

3. Ce sont les membres des deux familles réunis pour le mariage. Le chef de l’une des deux familles est le président des svati et se nomme stari-svat. Deux jeunes gens, appelés diveri, accompagnent la mariée et ne la quittent qu’au moment ou le kuum la remet à son époux.

4. Pendant la marche de la mariée les svati tirent continuellement des coups de pistolet, accompagnement obligé de toutes les fêtes, et poussent des hurlemens épouvantables. Ajoutez à cela les joueurs de guzla et les musiciennes, qui chantent des épithalames souvent improvisés, et vous aurez l’idée de l’horrible charivari d’une noce morlaque.

5. La mariée, en arrivant à la maison de son mari, reçoit des mains de sa belle-mère ou d’une des parentes (du côté du mari) un crible rempli de noix ; elle le jette par-dessus sa tête, et baise ensuite le seuil de la porte.

6. La femme n’a pour dot que ses habits et quelquefois une vache : mais elle a le droit de demander un cadeau à chacun des svati ; de plus, tout ce qu’elle peut leur voler est de bonne prise. En 1812, je perdis de cette manière une fort belle montre ; heureusement que la mariée en ignorait la valeur, et je pus la racheter moyennant deux sequins.


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