La Guzla/Maxime et Zoé

Levrault (p. 101-112).


Maxime et Zoé1.


Par Hyacinthe Maglanovich.


1.

Oh Maxime Duban ! Oh Zoé, fille de Jellavich ! que la sainte mère de Dieu récompense votre amour ! Puissiez-vous être heureux dans le ciel !


2.

Quand le soleil s’est couché dans la mer, quand le voivode s’est endormi, alors on entend une douce guzla sous la fenêtre de la belle Zoé, la fille aînée de Jellavich.


3.

Et vite la belle Zoé se lève sur la pointe du pied, et elle ouvre sa fenêtre, et un grand jeune homme est assis par terre qui soupire et qui chante son amour sur la guzla.


4.

Et les nuits les plus noires sont celles qu’il préfère ; et quand la lune est dans son plein, il se cache dans l’ombre et l’œil seul de Zoé peut le découvrir sous sa pelisse d’agneaux noirs.


5.

Et quel est ce jeune homme à la voix si douce ? qui peut le dire ? Il est venu de loin ; mais il parle notre langue : personne ne le connaît, et Zoé seule sait son nom.


6.

Mais ni Zoé ni personne n’a vu son visage ; car, quand vient l’aurore, il met son fusil sur son épaule et il s’enfonce dans les bois, à la poursuite des bêtes fauves.


7.

Et toujours il rapporte des cornes du petit bouc de montagne, et il dit à Zoé : « Porte ces cornes avec toi et puisse Marie te préserver du mauvais œil ! »


8.

Il s’enveloppe la tête d’un schall comme un Arnaute2, et le voyageur égaré qui le rencontre dans les bois n’a jamais pu connaître son visage sous les nombreux plis de la mousseline dorée.


9.

Mais une nuit Zoé dit : « Approche, que ma main te touche. » Et elle a touché son visage de sa main blanche ; et quand elle se touchait elle-même, elle ne sentait pas des traits plus beaux.


10.

Alors elle dit : « Les jeunes gens de ce pays m’ennuient ; ils me recherchent tous ; mais je n’aime que toi seul : viens demain à midi, pendant qu’ils seront tous à la messe. »


11.

« Je monterai en croupe sur ton cheval, et tu m’emmèneras dans ton pays, pour que je sois ta femme : il y a bien long-temps que je porte des opanke ; je veux avoir des pantoufles brodées.3 »


12.

Le jeune joueur de guzla a soupiré ; il a dit : « Que demandes-tu ? je ne puis te voir le jour ; mais descends cette nuit même, et je t’emmènerai avec moi dans la belle vallée de Knin : là nous serons époux. »


13.

Et elle dit : « Non, je veux que tu m’emmènes demain, car je veux emporter mes beaux habits, et mon père a la clef du coffre. Je la déroberai demain, et puis je viendrai avec toi. »


14.

Alors il a soupiré encore une fois, et il dit : « Ainsi que tu le désires, il sera fait. » Puis il l’a embrassée ; mais les coqs ont chanté et le ciel est devenu rose, et l’étranger s’en est allé.


15.

Et quand est venue l’heure de midi, il est arrivé à la porte du voivode, monté sur un coursier blanc comme lait, et sur la croupe était un coussin de velours, pour porter plus doucement la gentille Zoé.


16.

Mais l’étranger a le front couvert d’un voile épais ; à peine lui voit-on la bouche et la moustache. Et ses habits étincellent d’or, et sa ceinture est brodée de perles.4

17.

Et la belle Zoé a sauté lestement en croupe, et le coursier blanc comme lait a henni, orgueilleux de sa charge, et il galopait laissant derrière lui des tourbillons de poussière.


18.

« Zoé, dis-moi, as-tu emporté cette belle corne que je t’ai donnée ? » — « Non, dit-elle, qu’ai-je à faire de ces bagatelles ? J’emporte mes habits dorés et mes colliers et mes médailles. » —


19.

« Zoé, dis-moi, as-tu emporté cette belle relique que je t’ai donnée ? » — « Non, dit-elle, je l’ai pendue au cou de mon petit frère, qui est malade, afin qu’il guérisse de son mal. »


20.

Et l’étranger soupirait tristement. « Maintenant que nous sommes loin de ma maison, dit la belle Zoé, arrête ton beau cheval, ôte ce voile et laisse-moi t’embrasser, cher Maxime.5 »


21.

Mais il dit : « Cette nuit nous serons plus commodément dans ma maison : il y a des coussins de satin ; cette nuit nous reposerons ensemble sous des rideaux de damas. » —


22.

« Eh quoi, dit la belle Zoé, est-ce là l’amour que tu as pour moi ? Pourquoi ne pas tourner la tête de mon côté ; pourquoi me traites-tu avec tant de dédain ? Ne suis-je pas la plus belle fille de mon pays ? » —


23.

« Oh Zoé, dit-il, quelqu’un pourrait passer et nous voir, et tes frères courraient après nous et nous ramèneraient à ton père. » Et parlant ainsi, il pressait son coursier de son fouet.


24.

« Arrête, arrête, ô Maxime, dit-elle, je vois bien que tu ne m’aimes pas : si tu ne te retournes pour me regarder, je vais sauter du cheval, dussé-je me tuer en tombant. »


25.

Alors l’étranger d’une main arrêta son cheval, et de l’autre il jeta par terre son voile ; puis il se retourna pour embrasser la belle Zoé : Sainte Vierge, il avait deux prunelles dans chaque œil6 !


26.

Et mortel, mortel était son regard ! Avant que ses lèvres eussent touché celles de la belle Zoé, la jeune fille pencha la tête sur son épaule, et elle tomba de cheval pâle et sans vie.


27.

« Maudit soit mon père ! s’écria Maxime Duban, qui m’a donné cet œil funeste7. Je ne veux plus causer de maux ! » Et aussitôt il s’arracha les yeux avec son hanzar.


28.

Et il fit enterrer avec pompe la belle Zoé ; et pour lui, il entra dans un cloître ; mais il n’y vécut pas long-temps, car bientôt on rouvrit le tombeau de la belle Zoé, pour placer Maxime à côté d’elle.


NOTES.

1. Cette ballade peut donner une idée du goût moderne. On y voit un commencement de prétention qui se mêle déjà à la simplicité des anciennes poésies illyriques. Au reste, elle est fort admirée et passe pour une des meilleures de Maglanovich. Peut-être faut-il tenir compte du goût excessif des Morlaques pour tout ce qui sent le merveilleux.

2. En hiver les Arnautes s’enveloppent les oreilles, les joues et la plus grande partie du front avec un schall tourné autour de la tête et qui passe par-dessous le menton.

3. Allusion à la coutume qui oblige les filles à porter cette espèce de chaussure grossière avant leur mariage. Plus tard elles peuvent avoir des pantoufles (pachmak), comme celles des femmes turques.

4. C’est dans cette partie de l’habillement que les hommes mettent surtout un grand luxe.

5. On voit ici comment la fable d’Orphée et d’Eurydice a été travestie par le poëte illyrien qui, j’en suis sûr, n’a jamais lu Virgile.

6. C’est un signe assuré du mauvais œil.

7. Il faut se rappeler que cet œil funeste est souvent héréditaire dans une famille.


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