La Guzla/Les pobratimi

Levrault (p. 225-231).


Les Pobratimi1.


1.

Jean Lubovich était né à Traù, et il vint une fois à la montagne de Vorgoraz, et il fut reçu dans la maison de Cyrille Zborr, qui le régala pendant huit jours.


2.

Et Cyrille Zborr vint à Traù, et il logea dans la maison de Jean Lubovich, et pendant huit jours ils burent du vin et de l’eau-de-vie dans la même coupe.


3.

Quand Cyrille Zborr voulut s’en retourner dans son pays, Jean Lubovich le retint par la manche et lui dit : « Allons devant un prêtre et soyons pobratimi. »


4.

Et ils allèrent devant un prêtre, qui lut les saintes prières ; ils communièrent ensemble et jurèrent d’être frères jusqu’à la mort de l’un ou de l’autre.


5.

Un jour Jean était assis, les jambes croisées2, devant sa maison à fumer sa pipe, quand un jeune homme, les pieds tout poudreux, parut devant lui et le salua.


6.

« Jean Lubovich, votre frère Cyrille Zborr m’envoie. Il y a près de la montagne un chien qui lui veut du mal, et il vous prie de l’aider à vaincre ce mécréant. »


7.

Jean Lubovich a pris son fusil dans sa maison ; il a mis un quartier d’agneau dans son sac, et ayant poussé sa porte3, il s’en vint dans la montagne de Vorgoraz.


8.

Et les balles que lançaient les pobratimi allaient toujours frapper le cœur des ennemis ; et nul homme, si fort, si leste qu’il fût, n’eût osé leur tenir tête.


9.

Aussi ils ont pris des chèvres et des chevreaux, des armes précieuses, de riches étoffes et de l’argent monnayé, et ils ont pris aussi une belle femme turque.


10.

Des chèvres et des chevreaux, des armes et des étoffes, Jean Lubovich a pris une moitié, et Cyrille Zborr l’autre moitié ; mais la femme, ils ne pouvaient la diviser.


11.

Et tous deux voulaient l’emmener dans leur pays, et ils aimaient tous deux cette femme ; de sorte qu’ils se querellèrent pour la première fois de leur vie.


12.

Mais Jean Lubovich dit : « Nous avons bu de l’eau-de-vie et nous ne savons ce que nous faisons ; demain matin nous parlerons de cette affaire avec tranquillité… » Alors ils se sont couchés sur la même natte, et ils ont dormi jusqu’au matin.


13.

Cyrille Zborr fut le premier qui s’éveilla, et il poussa Jean Lubovich pour qu’il se levât. « Maintenant que tu es sobre, veux-tu me donner cette femme ? » Mais Jean Lubovich n’a pas répondu, et il s’est assis, et des larmes coulaient de ses yeux noirs.


14.

Alors Cyrille s’est assis de son côté, et il regardait tantôt l’esclave turque et tantôt son ami, et il regardait quelquefois le hanzar qui était à sa ceinture.


15.

Or, les jeunes gens qui étaient venus à la guerre avec eux se disaient : « Qu’arrivera-t-il ? deux pobratimi rompront-ils l’amitié qu’ils se sont jurée à l’église ? »


16.

Quand ils furent restés assis pendant long-temps, ils se levèrent à la fois, et Jean Lubovich a pris la main droite de l’esclave et Cyrille Zborr sa main gauche.


17.

Et des larmes coulaient de leurs yeux, grosses comme des gouttes de pluie d’orage. Soudain ils ont tiré leurs hanzars et en même temps ils les ont plongés dans le sein de l’esclave.


18.

« Périsse l’infidèle, plutôt que notre amitié ! » Alors ils se sont serré la main et jamais ils ne cessèrent de s’aimer.

Cette belle chanson a été faite par Étienne Chipila, le jeune joueur de guzla4.


NOTES.

1. On a vu dans les notes de la Flamme de Perrussich l’explication de ce mot.

2. C’est la manière la plus générale de s’asseoir.

3. Ce peu de mots exprime assez bien les préparatifs de guerre d’un Morlaque.

4. Je suppose que cette chanson, dont on a donné un extrait dans une revue anglaise, a fourni à l’auteur du théâtre de Clara Gazul l’idée de l’amour africain.


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