Levrault (p. 233-244).


Hadagny1.


PREMIÈRE PARTIE.


1.

Serral est en guerre contre Ostrowicz : les épées ont été tirées ; six fois la terre a bu le sang des braves. Mainte veuve a déjà séché ses larmes ; plus d’une mère pleure encore.


2.

Sur la montagne, dans la plaine, Serral a lutté contre Ostrowicz, ainsi que deux cerfs animés par le rut. Les deux tribus ont versé le sang de leur cœur, et leur haine n’est point apaisée.


3.

Un vieux chef renommé de Serral appelle sa fille : « Hélène, monte vers Ostrowicz, entre dans le village et observe ce que font nos ennemis ; je veux terminer la guerre qui dure depuis six lunes. »


4.

Hélène a mis son bonnet garni de tresses d’argent et son beau manteau rouge brodé2. Elle a chaussé de forts souliers de buffle3, et elle est partie pour la montagne au moment où le soleil se couchait.


5.

Les beys d’Ostrowicz sont assis autour d’un feu. Les uns polissent leurs armes ; d’autres font des cartouches. Sur une botte de paille est un joueur de guzla qui charme leur veille.


6.

Hadagny, le plus jeune d’entre eux, tourne les yeux vers la plaine. Il voit monter quelqu’un qui vient observer leur camp : soudain il se lève et saisit un long fusil garni d’argent.


7.

« Compagnons, voyez-vous cet ennemi qui se glisse dans l’ombre ; si la lumière de ce feu ne se réfléchissait pas sur son bonnet4, nous serions surpris ; mais, si mon fusil ne rate, il périra. »


8.

Quand il eut baissé son long fusil, il lâcha la détente et les échos répétèrent le bruit du coup. Voilà qu’un bruit plus aigu se fait entendre. Bietko, son vieux père, s’est écrié : « C’est la voix d’une femme ! »


9.

« Oh, malheur, malheur ! Honte à notre tribu. C’est une femme qu’il a tuée au lieu d’un homme armé d’un fusil et d’un ataghan. » Alors ils ont pris chacun un brandon allumé pour mieux voir.


10.

Ils ont vu le corps inanimé de la belle Hélène, et le rouge a coloré leurs visages. Hadagny s’est écrié : « Honte à moi, j’ai tué une femme ! Malheur à moi, j’ai tué celle que j’aimais ! »


11.

Bietko lui a lancé un regard sinistre. « Fuis ce pays, Hadagny, tu as déshonoré la tribu. Que dira Serral, quand il saura que nous tuons des femmes, comme les voleurs heyduques5 ? »


12.

Hadagny poussa un soupir ; il regarda une dernière fois la maison de son père ; puis il mit son long fusil sur son épaule, et il descendit de la montagne pour aller vivre dans des pays éloignés.


13.

Cette chanson a été faite par Jean Wieski, le plus habile des joueurs de guzla. Que ceux qui voudront savoir quelle fut la fin des aventures d’Hadagny, paient le joueur de guzla de son grand travail.


DEUXIÈME PARTIE6.


1.

Je gardais mes chèvres appuyé sur mon long fusil7 : mon chien était couché à l’ombre, et les cigales chantaient gaiement sous chaque brin d’herbe ; car la chaleur était grande.


2.

Du défilé je vis sortir un beau jeune homme. Ses vêtemens étaient déchirés ; mais on voyait encore briller les broderies sous ses haillons : il portait un long fusil garni d’argent, et à sa ceinture un ataghan.


3.

Quand il fut près de moi, il me salua et me dit : « Frère, ce pays n’est-il pas celui d’Ostrowicz ? » Alors je ne pus retenir mes larmes et je poussai un profond soupir. « Oui, lui répondis-je. »


4.

Alors il dit : « Ostrowicz était riche autrefois ; ses troupeaux couvraient la montagne ; ses guerriers faisaient briller quatre cents fusils au soleil ; mais aujourd’hui je ne vois que toi et quelques chèvres galeuses. »


5.

Alors je dis : « Ostrowicz était puissant ; mais une grande honte est tombée sur lui et lui a porté malheur. Serral l’a vaincu à la guerre depuis que le jeune Hadagny a tué la belle Hélène. » —


6.

« Raconte-moi, frère, comment cela est arrivé. » — « Serral est venu comme un torrent ; il a tué nos guerriers, dévasté nos moissons et vendu nos enfans aux Heyduques. Notre gloire est passée ! » —


7.

« Et le vieux Bietko, ne peux-tu me dire quel fut son sort ? » — « Quand il a vu la ruine de sa tribu, il est monté sur cette roche et il appelait son fils Hadagny, qui était parti pour des pays lointains. »


8.

« Un bey de Serral, puissent tous les saints le maudire ! lui tira un coup de fusil et de son ataghan il lui coupa la gorge ; puis il le poussa du pied et il le fit rouler dans le précipice. »


9.

Alors l’étranger tomba, la face contre terre, et, tel qu’un chamois blessé, il roula dans le précipice où son père était tombé ; car c’était Hadagny, le fils de Bietko, qui avait causé nos malheurs.


NOTES.

1. Cette chanson est, dit-on, populaire dans le Monténègre ; c’est à Narenta que je l’ai entendue la première fois.

2. Dans le Monténègre les femmes servent toujours d’espions. Elles sont cependant respectées par ceux dont elles viennent observer les forces, et qui ont connaissance de leur mission. Faire la moindre insulte à une femme d’une tribu ennemie, serait se déshonorer à jamais. (Voir les lettres sur la Grèce du colonel Voutier.)

3. En illyrique opanke : c’est une semelle de cuir cru, attachée à la jambe par des bandelettes ; le pied est recouvert d’une espèce de tricot bigarré. C’est la chaussure des femmes et des filles. Quelque riches qu’elles soient, elles portent les opanke jusqu’à leur mariage ; alors, si elles veulent, elles peuvent prendre les pachmaks ou chaussons en maroquin des femmes turques.

4. Les bonnets sont garnis de médailles et de galons brillans.

5. Le nom de Heyduque est presque une injure pour les habitans des villages riches.

6. On croit que cette seconde partie n’est pas du même auteur que la première.

7. Les hommes ne sortent jamais sans être armés.


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