La Guzla/Le Morlaque à Venise

Levrault (p. 43-47).


Le Morlaque à Venise1.


1.

Quand Prascovie m’eut abandonné, quand j’étais triste et sans argent, un rusé Dalmate vint dans ma montagne et me dit : Va à cette grande ville des eaux, les sequins y sont plus communs que les pierres dans ton pays.


2.

Les soldats sont couverts d’or et de soie : et ils passent leur temps dans toutes sortes de plaisirs : quand tu auras gagné de l’argent à Venise, tu reviendras dans ton pays avec une veste galonnée d’or et des chaînes d’argent à ton hanzar2.


3.

Et alors, ô Dmitri ! quelle jeune fille ne s’empressera pas de t’appeler de sa fenêtre et de te jeter son bouquet quand tu auras accordé. ta guzla ? Monte sur mer, crois-moi, et viens à la grande ville, tu y deviendras riche assurément.


4.

Je l’ai cru, insensé que j’étais, et je suis venu dans ce grand navire de pierres ; mais l’air m’étouffe et leur pain est un poison pour moi. Je ne puis aller où je veux ; je ne puis faire ce que je veux : je suis comme un chien à l’attache.


5.

Les femmes se rient de moi quand je parle la langue de mon pays, et ici les gens de nos montagnes ont oublié la leur, aussi bien que nos vieilles coutumes : je suis un arbre transplanté en été, je sèche et je meurs.


6.

Dans ma montagne, lorsque je rencontrais un homme, il me saluait en souriant et me disait : Dieu soit avec toi, fils d’Alexis ; mais ici je ne rencontre pas une figure amie, je suis comme une fourmi jetée par le vent au milieu d’un vaste étang.


NOTES.

1. La république de Venise entretenait à sa solde un corps de soldats nommés esclavons. Un ramassis de Morlaques, Dalmates, Albanais, composait cette troupe très-méprisée à Venise, ainsi que tout ce qui était militaire. Le sujet de cette ballade semble être un jeune Morlaque malheureux en amour et qui s’est laissé enrôler dans un moment de dépit.

Ce chant est fort ancien, à en juger par quelques expressions, maintenant hors d’usage et dont peu de vieillards peuvent encore donner le sens. Au reste, rien n’est plus commun que d’entendre chanter à un joueur de guzla des paroles dont il lui serait impossible de donner une explication quelconque. Ils apprennent par cœur fort jeunes ce qu’ils ont entendu chanter à leur père, et le répètent comme un perroquet redit sa leçon. Il est malheureusement bien rare aujourd’hui de trouver des poètes illyriens qui ne copient personne et qui s’efforcent de conserver une belle langue, dont l’usage diminue tous les jours.

2. Grand couteau qui sert de poignard au besoin.


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