La Guzla/La mort de Thomas II

Levrault (p. 27-32).


LA MORT
de Thomas II, Roi de Bosnie.1

FRAGMENT.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

..... Alors les mécréans leur coupèrent la tête, et ils mirent la tête d’Étienne au bout d’une lance, et un Tartare la porta près de la muraille en criant : « Thomas ! Thomas ! voici la tête de ton fils. Comme nous avons fait à ton fils, ainsi te ferons-nous ! » Et le Roi déchira sa robe et se coucha sur de la cendre, et il refusa de manger pendant trois jours…

Et les murailles de Kloutch étaient tellement criblées de boulets qu’elles ressemblaient à un rayon de miel, et nul n’osait lever la tête seulement pour regarder, tant ils lançaient de flèches et de boulets qui tuaient et blessaient les Chrétiens. Et les Grecs2 et ceux qui se faisaient appeler agréables à Dieu3 nous ont trahis et ils se sont rendus à Mahomet, et ils travaillaient à saper les murailles. Mais ces chiens n’osaient encore donner l’assaut, tant ils avaient peur de nos sabres affilés. Et la nuit, lorsque le Roi était dans son lit sans dormir, un fantôme a percé les planches de sa chambre et il a dit : « Étienne, me reconnais-tu ? » Et le Roi lui répondit tout tremblant : « Oui, tu es mon père Thomas. » — Alors le fantôme étendit la main et secoua sa robe sanglante sur la tête du Roi. — Et le Roi dit : « Quand cesseras-tu de me persécuter ? » Et le fantôme répondit : « Quand tu te seras remis à Mahomet… »

Et le Roi est entré dans la tente de ce démon4, qui fixa sur lui son mauvais œil, et il dit : « Fais-toi circoncire, ou tu périras. » Mais le Roi a répondu fièrement : « Par la grâce de Dieu, j’ai vécu en Chrétien ; je veux mourir en Chrétien. » Alors ce méchant infidèle l’a fait saisir par ses bourreaux, et ils l’ont écorché vif, et de sa peau ils ont fait une selle. Ensuite leurs archers l’ont pris pour but de leurs flèches, et il est mort malheureusement, à cause de la malédiction de son père.


NOTES.

1. Thomas Ier, roi de Bosnie, fut assassiné secrètement, en 1460, par ses deux fils. Étienne et Radivoï. Le premier fut couronné sous le nom de Étienne-Thomas II ; c’est le héros de cette ballade. Radivoï, furieux de se voir exclu du trône, révéla le crime d’Étienne et le sien, et alla ensuite chercher un asile auprès de Mahomet.

L’évêque de Modrussa, légat du pape en Bosnie, persuada à Thomas II que le meilleur moyen de se racheter de son parricide était de faire la guerre aux Turcs. Elle fut fatale aux Chrétiens : Mahomet ravagea le royaume et assiégea Thomas dans le château de Kloutch en Croatie, où il s’était réfugié. Trouvant que la force ouverte ne le menait pas assez promptement à son but, le sultan offrit à Thomas de lui accorder la paix, sous la condition qu’il lui paierait seulement l’ancien tribut. Thomas II, déjà réduit à l’extrémité, accepta ces conditions et se rendit au camp des infidèles. Il fut aussitôt arrêté, et sur son refus de se faire circoncire, son barbare vainqueur le fit écorcher vif et achever à coups de flèches.

Ce morceau est fort ancien et je n’ai pu en obtenir que ce fragment. Le commencement semble se rapporter à une bataille perdue par Étienne, fils de Thomas II, et qui précéda la prise de la citadelle de Kloutch.

2. Les Grecs et les catholiques romains se damnent à qui mieux mieux dans la Dalmatie et la Bosnie. Ils s’appellent réciproquement : Passa-Vjerro, c’est-à-dire, foi de chien.

3. En illyrique, Bogou-mili, c’est le nom que se donnaient les Paterniens. Leur hérésie consistait à regarder l’homme comme l’œuvre du diable, à rejeter presque tous les livres de la Bible, enfin à se passer de prêtres.

4. Mahomet II. Les Grecs disent encore que ce Prince n’était autre qu’un diable incarné.


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