La Guzla/L’aubépine de Veliko

Levrault (p. 13-26).


L’Aubépine de Veliko1.


1.

LAubépine de Veliko, par Hyacinthe Maglanovich, natif de Zuonigrad, le plus habile des joueurs de guzla. Prêtez l’oreille.


2.

Le bey Jean Veliko, fils d’Alexis, a quitté sa maison et son pays. Ses ennemis sont venus de l’est ; ils ont brûlé sa maison et usurpé son pays.


3.

Le bey Jean Veliko, fils d’Alexis, avait douze fils : cinq sont morts au gué d’Obravo ; cinq sont morts dans la plaine de Rebrovje.


4.

Le bey Jean Veliko, fils d’Alexis, avait un fils chéri : ils l’ont emmené à Kremen ; ils l’ont enfermé dans une prison, dont ils ont muré la porte.


5.

Or, le bey Jean Veliko, fils d’Alexis, n’est pas mort au gué d’Obravo ou dans la plaine de Rebrovje, parce qu’il était trop vieux pour la guerre et qu’il était aveugle.


6.

Et son douzième fils n’est pas mort au gué d’Obravo ou dans la plaine de Rebrovje, parce qu’il était trop jeune pour la guerre et qu’il était à peine sevré.


7.

Le bey Jean Veliko, fils d’Alexis, a passé avec son fils la Mresvizza, qui est si jaune, et il a dit à George Estivanich : « Étends ton manteau, que je sois à l’ombre2. »


8.

Et George Estivanich a étendu son manteau ; il a mangé du pain et du sel avec le bey Jean Veliko3, et il a nommé Jean le fils que sa femme lui a donné4.


9.

Mais Nicolas Jagnievo et Joseph Spalatin et Fédor Aslar se sont réunis à Kremen aux fêtes de Pâques, et ils ont bu et mangé ensemble.


10.

Et Nicolas Jagnievo a dit : « La famille de Veliko est détruite. » Et Joseph Spalatin a dit : « Notre ennemi Jean Veliko, fils d’Alexis, est encore vivant. »


11.

Et Fédor Aslar a dit : « George Estivanich a étendu son manteau sur lui, et il vit tranquille au-delà de la Mresvizza, avec son dernier fils Alexis. »


12.

Ils ont dit tous ensemble : « Que Jean Veliko meure avec son fils Alexis ! » Et ils se sont pris la main et ils ont bu dans le même cornet de l’eau-de-vie de prunes5.


13.

Et le lendemain de la Pentecôte, Nicolas Jagnievo est descendu dans la plaine de Rebrovje et vingt hommes le suivent armés de sabres et de mousquets.


14.

Joseph Spalatin descend le même jour avec quarante Heyduques6, et Fédor Aslar les a joints avec quarante cavaliers portant des bonnets d’agneaux noirs.


15.

Ils ont passé près de l’étang de Majavoda, dont l’eau est noire et où il n’y a pas de poissons, et ils n’ont pas osé y faire boire leurs chevaux ; mais ils les ont abreuvés à la Mresvizza.


16.

« Que venez-vous faire, beys de l’est ? que venez-vous faire dans le pays de George Estivanich ? Allez-vous à Segna complimenter le nouveau Podestat ? »


17.

« Nous n’allons pas à Segna, fils d’Étienne, a répondu Nicolas Jagnievo ; mais nous cherchons Jean Veliko et son fils. Vingt chevaux turcs, si tu nous les livres. »


18.

— « Je ne te livrerai pas Jean Veliko pour tous les chevaux turcs que tu possèdes. Il est mon hôte et mon ami. Mon fils unique porte son nom. »


19.

Alors a dit Joseph Spalatin : « Livre-nous Jean Veliko, ou tu feras couler du sang. Nous sommes venus de l’est sur des chevaux de bataille avec des armes chargées. »


20.

— « Je ne te livrerai pas Jean Veliko, et s’il te faut du sang, sur cette montagne là-bas j’ai cent vingt cavaliers qui descendront au premier coup de mon sifflet d’argent. »


21.

Alors Fédor Aslar, sans dire mot, lui a fendu la tête d’un coup de sabre ; et ils sont venus à la maison de George Estivanich, où était sa femme, qui avait vu cela.


22.

— « Sauve-toi, fils d’Alexis ! sauve-toi, fils de Jean ! les beys de l’est ont tué mon mari ; ils vous tueront aussi ! » Ainsi a parlé Thérèse Gelin.


23.

Mais le vieux bey a dit : « Je suis trop vieux pour courir. » Il lui a dit : « Sauve Alexis, c’est le dernier de son nom ! » Et Thérèse Gelin a dit : « Oui, je le sauverai. »


24.

Les beys de l’est ont vu Jean Veliko. « À mort ! » ont-ils crié : leurs balles ont volé toutes à la fois, et leurs sabres tranchans ont coupé ses cheveux gris.


25.

— Thérèse Gelin, ce garçon est-il le fils de Jean7 ? » Mais elle répondit : « Vous ne verserez pas le sang d’un innocent. » Alors ils ont tous crié : « C’est le fils de Jean Veliko ! »


26.

Joseph Spalatin voulait l’emmener avec lui ; mais Fédor Aslar lui perça le cœur de son ataghan8, et il tua le fils de George Estivanich, croyant tuer Alexis Veliko.


27.

Or, dix ans après, Alexis Veliko était devenu un chasseur robuste et adroit. Il dit à Thérèse Gelin : « Maman, pourquoi ces robes sanglantes suspendues à la muraille9 ? »


28.

« C’est la robe de ton père, Jean Veliko, qui n’est pas encore vengé ; c’est la robe de Jean Estivanich, qui n’est pas vengé, parce qu’il n’a pas laissé de fils. »


29.

Le chasseur est devenu triste ; il ne boit plus d’eau-de-vie de prunes ; mais il achète de la poudre à Segna : il rassemble des Heyduques et des cavaliers.


30.

Le lendemain de la Pentecôte, il a passé la Mresvizza, et il a vu le lac noir où il n’y a pas de poisson : il a surpris les trois beys de l’est, tandis qu’ils étaient à table.


31.

« Seigneurs ! Seigneurs ! voici venir des cavaliers et des Heyduques armés ; leurs chevaux sont luisans ; ils viennent de passer à gué la Mresvizza : c’est Alexis Veliko. »


32.

— « Tu mens, tu mens, vieux racleur de guzla. Alexis Veliko est mort ; je l’ai percé de mon poignard. » Mais Alexis est entré et a crié : « Je suis Alexis, fils de Jean ! »


33.

Une balle a tué Nicolas Jagnievo ; une balle a tué Joseph Spalatin ; mais il a coupé la main droite à Fédor Aslar, et il lui a coupé la tête ensuite.


34.

« Enlevez, enlevez ces robes sanglantes. Les beys de l’est sont morts. Jean et George sont vengés. L’aubépine de Veliko a refleuri ; sa tige ne périra pas10 ! »


NOTES.

1. Ce titre n’est motivé que par la dernière stance. Il paraît que l’aubépine était le signe distinctif de la famille de Veliko.

2. C’est-à-dire, accorde-moi ta protection.

3. On sait que dans le Levant deux personnes qui ont mangé du pain et du sel ensemble, deviennent amis par ce fait seul.

4. C’est la plus grande marque d’estime que l’on puisse donner à quelqu’un, que de le prendre pour le parrain d’un de ses enfans.

5. Slibovitce.

6. Les Heyduques sont des espèces de Morlaques sans asile et qui vivent de pillage. Le mot de Hayduk veut dire chef de parti.

7. Il faudrait, pour rendre cette stance plus intelligible, ajouter : dirent-ils en montrant le fils de George Estivanich.

8. Long poignard turc, formant une courbe légère et tranchant à l’intérieur.

9. Usage illyrien.

10. La vengeance passe pour un devoir sacré chez les Morlaques. Leur proverbe favori est celui-ci : qui ne se venge pas ne se sanctifie pas. En illyrique cela fait une espèce de calembourg : Ko ne se osveti onse ne posveti. Osveta en illyrique signifie vengeance et sanctification.

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